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À nos femmes, et à ceux qui les montent.

À Olivier Humbel, notre premier lecteur.

I

– Diantre ! Ma gorge ressemble à une botte de foin chauffée aux enfers… Mon vieux Braquemart, j’ai Dieu besoin d’une chopine ! s’exclama Gobert Luret.

Ledit Braquemart frappa du poing la table qui s’enfonça de quelques pouces dans le sol fangeux de la taverne.

– Foutredieu ! Alors pose ton cul bien à plat et buvons ! J’ai moi-même grand-soif, ayant parcouru ce jour quatre lieues pour les beaux yeux d’une accorte garce peu avare de ses appas. Tavernier !

Le tenancier des lieux, maître Morrachou, homme trapu et peu affable, quitta à regret son comptoir et s’avança vers les deux compères. Il cachait ses mains aux ongles en deuil sous son tablier de cuir râpé mais cela ne trompait personne : la taverne du Sanglier Noir n’était pas réputée pour sa propreté, mais bien pour les beuveries et agapes qui y étaient perpétrées.

– Si vous voulez boire, faudra d’abord me montrer la couleur de votre argent.

– Tu ferais mieux de nous servir incontinent, aussi vrai que mon ami Gobert, ici présent, est le plus grand forgeron de tout le duché. Sa meule fait des étincelles et les lames qui sortent de son atelier se marient à merveille à ma dextre, ma dextre qui pourrait bien sauter au fourreau si tu ne nous offrais chopine…

– Je passe ma vie à vous offrir chopine… À toi, afin que tu reprennes salive, et à ton imbibé compagnon qui ferait mieux de s’occuper des cornes qui lui poussent au front plutôt que de s’employer à vider mes fûts…

Le forgeron s’arracha de son siège et saisit le tavernier au col.

– Quoi ? ! Les cornes qui me poussent au front ? ! Oserais-tu douter de la vertu de ma mie ? Bougremissel ! Qu’on me retienne ! Qu’on me retienne, ou cet infâme assoiffeur bouillira dans mon courroux !

Le tavernier, dominé d’une bonne tête par le sieur Luret, soutenait son regard sans sourciller. Après tant d’années à la barre de son auberge, il en avait vu passer des tempêtes. Surtout venant de ces deux compères. Il fallait laisser passer le grain, pliant mais ne rompant point.

D’une main sur l’épaule, Braquemart, baptisé Alphagor Bourbier sous le sage clocher du bourg, força son compagnon à relâcher prise.

– Mais calme-toi, foutredieu ! Morrachou ne parle que pour dire de dire. Il n’est pas de tout le duché femme plus vertueuse que la tienne, puisque même à moi elle se refuse. Mais les rumeurs s’échinent à ternir sa réputation. Il est vrai que les apparences se jouent des sots. Blond de poils et blanc de peau tel que je te vois, ta dernière-née brune et tes jumeaux plus noirs que Maures ont de quoi attiser les gorges chaudes. Heureusement, sur ton aîné, aucun doute ne peut subsister puisque aussi bien a-t-il ton nez en trompette qu’il semble avoir ton génie : à treize ans toujours aux langes, parlant aux anges et aux souris…

– Tu parles de mon sang comme on parle d’une bourrique ? ! Fieffé coquin ! Si mon aîné pisse à la couche, c’est parce que tu lui brames paillardises qui lui font frémir l’âme. Il n’est tant point bête qu’un jour il reprendra boutique ; je t’en fais serment avant de te fracasser ce tabouret sur le chef !

Gobert Luret, plus volontiers nommé Ventrapinte, saisit ledit mobilier et le fit tournoyer au-dessus de sa tête, les joues menaçantes, le front offusqué. Malgré ses yeux teintés de houblon, il ne fendit nul crâne avec l’arme qu’il tenait jusqu’alors à l’abri sous son cul, et surtout pas celui de son fier et preste compère qui se dandinait, la jambe frivole, à deux mètres de là, tout en interpellant l’aubergiste :

– Alberguier ! Profite de ce que sa colère me soit maintenant destinée pour nous emplir chopines.

Puis s’adressant à la cantonade et un ton plus haut : « Et que celui de vous qui n’a jamais touché la femme de mon ami lui paie la première bière. »

Le silence retomba dans la taverne. Tous les convives contemplaient le fond de leur godet. Braquemart, les mains sur les hanches, toisa l’assemblée d’un air dédaigneux, une ombre de malice au fond des yeux.

– Comment ? Pas un seul gentilhomme pour offrir à boire au sieur Luret ? Par ma barbe, mon pauvre Gobert, il faut en croire que tu es encore plus cocu qu’il n’appert !

Gobert Luret se rassit dignement après avoir laissé traîner un regard lourd de suspicion sur la salle. Le tavernier apporta discrètement deux grandes chopes emplies à ras bord de bonne bière tiède et mousseuse. Les posant sur la table, il ajouta d’un ton de conspirateur : « Ça, c’est offert. Ma femme écoutait de la cuisine. Alors, vous comprenez… »

Les deux compagnons se retrouvèrent front contre front, humant la mousse houblonneuse comme des affamés s’apprêtant à faire gras. Leur voix n’était plus que murmure…

– Bougremissel ! Un cri de plus et l’on nous offrait pitance !

Ils vidèrent leur chope le coude léger et s’essuyèrent le mufle non sans éructer. Comme l’aubergiste ne semblait plus les voir, ils mugirent une ire nouvelle… Et sur l’instant, deux grosses chopes vinrent prendre la place de leurs ascendantes.

II

Prétendre que le duc de Minnetoy-Corbières était un seigneur loué par ses sujets serait un tantinet exagéré, mais affirmer que son âme damnée, son conseiller, son persifleur en chef, Eustèbe Martingale, était exécré pis que la peste, le choléra et les invasions sarrasines mitonnés dans la même soupière, ne l’était point du tout.

Eustèbe Martingale usait de ces essences dont on se recouvre la peau à la cour du roi, paraît-il pour agréer au nez de ses semblables, alors que le duc lui-même ne craignait pas de sentir l’homme à cent pieds. Que pourrait-on humer d’autre pour se tenir chaud au creux de l’hiver ? On vivait à la dure, que diantre ! On n’était pas du genre à se tremper la figure dans le baquet pour matines et confesses. Et l’on ne savait pas trop toutes les mauvaises maladies qui traînaient dans l’eau…

Eustèbe Martingale récoltait la taille et la gabelle au nom du duc. Il se chargeait en sus de protéger les terres de chasse de Sa Seigneurie des chapardeurs et braconniers qui les infestaient et de châtier les langues inciviques qui brocardaient ceux du château sans une once de respect pour le rang, le sang et la naissance. Il était malingre, baveux. « Comme né de rat et de chèvre », disait Gobert Luret, qui ne s’acquittait des taxes qu’après moult palabres et en gardait, à chaque mois du Seigneur, une rancune éternelle au collecteur trop zélé.

Eustèbe Martingale trottinait dans les rues du village, la tête en avant, les épaules trop étroites. Deux gardes l’escortaient pour qu’on ne l’égorgeât point et peinaient à suivre ce petit être pétri d’édits et de principes, prodigue en semaines de cachot, en bastonnades et autres sentences propres à le faire détester du bon peuple.

Aussi, lorsque la silhouette d’Eustèbe Martingale parut à la porte de la taverne du Sanglier Noir, tous les habitués retinrent leur souffle, posèrent leur chope et remirent gausseries et empoignades à plus tard.

Tous sauf deux.

– Bougremissel ! Tu vides chopine comme vache à l’abreuvoir ! s’exclama Gobert Luret avec le ton de celui qui pourrait bien partir en tirade.

Martingale toussota dans sa main.

– Parbleu ! L’immonde piquette que les infidèles osent appeler vin m’a tanné langue et gosier pis que cul de Huns. Depuis, j’ai soif, répondit Alphagor, le front haut.

Martingale se racla la gorge, vexé que les drôles n’eussent point encore remarqué sa présence.

– Il est vrai que le foie est un muscle, concéda Luret d’un ton docte.

– Ventrapinte, mon ami, une telle sentence mérite forte accolade, tonna Bourbier en faisant mine de se lever.

– Silence ! Ou gare à la bastonnade ! couina Martingale, excédé.

Les deux compères se figèrent dans leur élan. Martingale, enfin maître des lieux, s’avança lentement entre les tables, les gardes à ses côtés.

– Maître Morrachou, j’ai le pénible devoir de te rappeler que tu n’as pas versé gabelle pour ce trimestre. Si tu ne t’exécutes pas séance tenante, tu seras châtié comme il convient.

Martingale sortit de sa manche un petit mouchoir qu’il agita dédaigneusement devant son nez et toisa l’assistance en fronçant les narines.

Alphagor se pencha à l’oreille de Gobert pour lui susurrer : « Je te parie un bout de lard que la duchesse fait la même chose quand le duc y va du fondement ! »

Le forgeron manqua s’étrangler avec sa bière pendant que Braquemart se mordait les lèvres en regardant ailleurs, secoué de hoquets.

– Silence, manants ! Ou vous vous souviendrez des oubliettes !

La gorge d’Eustèbe Martingale se teintait d’une ire cramoisie annonciatrice des pires châtiments, mais Braquemart ne cilla pas. Il se leva au contraire, cérémonieux. Il ôta de sa dextre des gants imaginaires qu’il fit mine de jeter au visage du malotru.

– Nul ne peut traiter impunément de manant un brave qui fut de la croisade.

Il but une gorgée de bière, éructa avec distinction et s’essuya de sa manche avant de reprendre, fier et postillonnant : « Pour un tel outrage, je pourrais demander réparation. »

Eustèbe vérifia que ses deux imposants cerbères étaient prêts à dégainer, avant de répondre d’une voix de pou étouffé par une trop fertile chevelure : « Il sera jour où je démontrerai par le menu à toute cette populace que vos faits d’armes ne sont que mascarades. Vous évoquez des prouesses qui n’existent que dans votre pauvre et vicieux esprit, Alphagor Bourbier, fils de Jeanne. Vous avez la langue plus agile encore que la cuisse de votre mère ! »

Braquemart avança d’un pas. Eustèbe Martingale recula de deux. Et les gardes se serrèrent l’un contre l’autre formant comme une muraille, interdisant l’assaut.

– Ma mère avait certes des envies, mais surtout du goût ; elle t’eût rendu à la figure si tu avais osé l’approcher à moins de trente pas.

La voix d’Eustèbe se fit entendre derrière les gardes qui dissimulaient sa chétive silhouette à l’assistance.

– Il suffit, Bourbier ! Ou je vous fais engeôler sur-le-champ.

– Tu n’oseras pas. Le duc sait qui je suis.

Eustèbe Martingale fulminait. La colère lui sifflait entre les dents en aigus déplaisants.

– Oui. Le respect dû à votre prétendue croisade. Elle vous sert, cette croisade : elle vous dispense de taxes et vous autorise même l’outrecuidance. Mais lorsqu’on saura au château que votre glorieux passé n’existe que par votre bouche, nul ne s’opposera plus à ce que je vous châtie comme il se doit. Craignez ce jour-là, Bourbier, craignez-le, d’autant plus qu’il se lèvera bientôt !

Braquemart finit sa chope d’un trait, la posa durement sur la table et s’assit. Gobert, inquiet, regarda son ami à la dérobée, se demandant laquelle, de la colère ou de la crainte, était la cause de ce tremblement imperceptible, de cette légère crispation, qui altérait les traits du chevalier.

Il était de notoriété publique qu’Alphagor Bourbier de Montcon avait connu destinée de héros. En Italie, il avait marché sur Naples pour le bon droit du roi. Plus tard, il avait suivi le preux Tristan de Prosac en terres infidèles. Constantinople aux mains des Ottomans, Prosac n’avait pu le tolérer. Vêtu de la chrétienne bannière, il s’en était allé avec trois poignées d’hommes hisser bien haut l’honneur de Jésus-Christ. Il n’en était point revenu. L’histoire, ingrate, ne crut bon de retenir la débâcle héroïque du grand homme, les chœurs du royaume chantaient fort peu ses louanges, excepté dans le duché de Minnetoy-Corbières où vivait le seul rescapé du carnage : Alphagor Bourbier de Montcon, dit Braquemart d’airain.

Excellent conteur, maîtrisant l’art de la rhétorique et le sens du récit, Alphagor peignit des fresques, des tableaux de contrées lointaines et les mœurs des Maures avec tant de verve colorée, qu’il s’attira la sympathie du couple ducal et, de ce fait, la jalousie de toute la cour. On décida même de lui verser une petite rente pour services rendus au pays. Un bout de terre lui fut concédé à l’autre extrémité du duché et on lui fit grâce de tout impôt. Par la suite, on le vit écumant toutes les auberges et tavernes, racontant ses aventures aux badauds en échange d’un plat ou d’un pichet. Peu se souvenaient encore du Bourbier, fils de Jeanne, et personne n’avait jamais tenté de savoir où pouvait bien se trouver Montcon. Le bourg avait son héros et c’est tout ce qui lui importait.

Ce soir-là, Eustèbe Martingale n’était pas venu en taverne que pour rappeler les taxes en souffrance à Morrachou ou pour en finir avec Braquemart ; il avait des préoccupations plus insidieuses. Sa voix se fit sifflante, car l’affaire qui le préoccupait tracassait le duc depuis trop longtemps et travaillait l’appétit de tout le château.

Les terres de chasse de Sa Seigneurie n’étaient point vierges de manants. On y rapinait le lièvre et le faisan sans droit ; on offensait Dieu en ôtant la noble chair de la bouche du suzerain. On braconnait. On chassait Corneauduc, comme disaient les plus ardentes canailles du duché.

Martingale évoqua la recrudescence de cette pratique honnie puis promit un garde derrière chaque arbre, des poursuites, des bastonnades, et le gibet dans la cour d’honneur si cela ne devait pas suffire. Le duc ne serait plus cocufié d’une patte de cerf ou d’un groin de marcassin – les yeux de Martingale étincelèrent de flammèches maladives et inquiétantes. Avis aux intrépides qui oseraient encore prendre forêt dans les terres du duc.

Drapé dans une dignité absente, Eustèbe Martingale se retira à petits pas, sûr d’avoir semé une terreur sans égale.

À la taverne du Sanglier Noir, le silence des aurores saintes succéda aux joyeuses fanfaronnades. Tous les braconniers du village se regardaient les mains. Et ceux qui ne chassaient pas Corneauduc, mais ne se privaient pas de troquer qui une selle qui un jarret contre un petit service, craignaient que leurs coupables amitiés ne les associassent à la bastonnade promise.

Gobert Luret se pencha vers Braquemart :

– Faudrait voir à relever nos collets !

III

D’aussi loin que remontaient les chroniques du duché, la forêt de Minnetoy-Corbières avait eu mauvaise réputation. Bien que les loups en eussent été chassés depuis plusieurs années par les bons soins du duc, des histoires couraient toujours chez les petites gens du village à propos de bêtes étranges, démoniaques, et d’esprits malins plus anciens que les murs du bourg. Ces histoires en faisaient sourire plus d’un en public sous le réconfortant soleil. Mais qui fanfaronnait devant ses pairs se signait discrètement dès que ses pas l’emmenaient aux abords de la forêt.

Seuls quelques bandits de grand chemin, coupe-jarrets et autres filous sans foi ni loi osaient s’y aventurer la nuit venue, et peut-être était-ce là le seul véritable danger que pouvait receler la forêt de Minnetoy-Corbières. Il n’en demeurait pas moins que personne ne se sentait rassuré sous ses hauts fûts où l’on entendait encore quelquefois, quand le vent venait du bon côté, les derniers râles des pendus depuis longtemps retournés à la terre.

Les braconniers se riaient bien de tout cela et chassaient Corneauduc avec une belle gaieté. Il était même une clairière qu’aucune piste n’indiquait, nichée au plus profond des bois, où, par nuit douce, les chasseurs se donnaient secrètement rendez-vous pour festoyer à la santé du duc, sacrifiant pour l’occasion une des plus belles prises et buvant dru. Là, loin du curé et de l’infâme Martingale, on pouvait s’ouvrir le cœur et refaire la contrée librement. C’est lors de ces rares soirées, ces perles de nuit, que beaucoup de problèmes purent se régler à l’amiable, que des mystères furent élucidés et que le cocu serra la main de l’encorneur.

Gobert Luret et Alphagor Bourbier étaient toujours les derniers à quitter la clairière, effaçant soigneusement les traces de leurs libations, gardiens du temple.

***

Ce soir-là, la lune timide se cachait sous un lourd voile de nuages. Sa faible lumière se faufilait entre les hautes branches de la forêt pour disparaître aux bas taillis. L’automne pesait sur la forêt et dans les combes en d’épaisses chapes de brouillard qui ne se dissiperaient qu’avec le matin naissant. Cette humidité froide pénétrait jusqu’au cœur et grippait le courage de ceux qui osaient braver la nuit. Les bottes se détrempaient vite sur l’humus et la mort cherchait à s’insinuer dans la chair par tous les pores. Une chouette hululait une plainte à glacer le sang.

– Pardieu ! Qu’était-ce, Alphagor ? Un loup ?

– Plutôt un spectre, ma foi… ou une goule, que sais-je ?

– Braquemart, il suffit !

– Le Berthoux raconte qu’il s’est déjà retrouvé face à un borgne pendu qui brillait comme luciole et crachait des vers par le nez. C’était un soir de lune noire…

Gobert se figea soudain, le sang bien froid. Alphagor demanda en un souffle :

– Ho ! As-tu entendu ?

– Oui, un grondement… juste derrière toi…

Braquemart se retint de pouffer.

– Ce n’est rien et ne crains plus. J’ai fait fuir un esprit malin qui était tapi dans mes boyaux !

Sa grivoiserie lui tira une sonore rigolade et une nouvelle salve. Gobert, plus las qu’offusqué, haussa les épaules, retroussa les narines et alla plus avant dans les taillis que la nuit recouvrait de mystère. Alphagor lui emboîta le pas, la démarche encore leste.

Mais les chemins avaient tendance à s’allonger et les jambes se firent peu à peu pesantes. Quand le cul n’a plus vu de tabouret et les lèvres de chopines depuis trop longtemps, la lassitude fait son œuvre.

Dans la forêt du duc, deux silhouettes débattaient maintenant plus qu’elles n’avançaient.

– Je m’assèche la glotte à te répéter que c’est plus avant, Gobert. Cesse d’ainsi traîner la patte, nous allons nous faire prendre.

– C’est certain, si tu continues de couiner comme goret. Je connais cette forêt mieux que ma propre bourse et j’y ai posé cent fois plus de collets que le fier Braquemart de Montcon n’a tranché de gorges ennemies. Même par nuit noire, je m’y retrouve comme sous la jupe de ma femme.

– Avec tous les gaillards que tu y croises pour t’indiquer chemin…

– Ferme ça, Alphagor ! D’ailleurs, voici le grand frêne. Travaillons prestement.

Et les yeux de Gobert s’illuminèrent dans la nuit.

– Regarde ces lièvres, Braquemart, nous avons fait moisson !

– Chut !

– Comment ça, chut ?

– Chut ! Tas de cochonnailles sans cervelle ! Je t’ai dit chut !

La main de Braquemart se crispa sur le fourreau. Gobert comprit alors qu’il n’était plus temps de chercher noise ; ce que Braquemart avait entendu n’était sans doute point un de ces fantômes qui naissaient en forêt lorsqu’on avait trop bu ou lorsqu’on laissait ses peurs d’enfant remonter dans les chairs.

Gobert fit silence. Et il perçut des pas. Un souffle et des pas.

– Un espion de Martingale, sans doute…

Braquemart cherchait à déchirer la nuit de ses yeux.

– Il y a quelqu’un tout près d’ici.

Gobert avisa une grosse bûche, l’arracha de terre et la maintint avec peine au-dessus de son crâne. Il s’adossa au grand frêne, vacillant sous l’effort.

– Je ne sais qui nous espionne ! Mais un bon coup de cette massue que je viens astucieusement d’inventer et je te jure qu’il entendra sonner le tocsin jusqu’à la Toussaint.

– Chut ! T’ai-je dit, malheureux !

Les pas se rapprochaient. Et la lune traîtresse se glissa soudain à travers les feuillages, faisant miroiter l’épée de Braquemart. La silhouette avança de deux pas dans la lumière comme si elle ne craignait pas la lame ni la présence du chevalier.

Adossé au tronc, Gobert suait sang et eau pour ne point lâcher la lourde bûche. Et puis le temps s’arrêta. Plus personne ne bougeait.

– Montrez-vous, mon galant, siffla une voix frêle, une voix de femme.

Interloqué, Braquemart cherchait le visage de Gobert qui n’entendait rien, qui fermait les yeux et tremblait sous son fardeau.

Un pas encore…

– Seigneur Dieu ! Monsieur de Montcon.

Le visage de la femme se dessina dans la nuit.

– Duchesse ! ?

– Han !

Plonk ! Boum ! Et replonk !

Gobert n’avait pas raté son but. La bûche était tombée tout droit sur la tête de la duchesse qui, sans même un cri, s’en était allée rejoindre la contrée des songes.

– Foutredieu ! Museau d’âne ! Tu as trucidé notre suzeraine !

– Notre suzeraine ? Où ça, notre suzeraine ?

– Là, sous ta bûche !

– Mais comment ça ? Où est passé, l’espion, le renégat, l’homme de Martingale ? Éclaire-moi, Braquemart, ma pauvre tête n’y comprend plus rien.

– Il n’y a pas d’espion, imbécile ! Mais, je te rassure, malgré ton peu de cervelle et mon parfait entendement, je n’y comprends Dieu rien moi non plus ! Que fait-elle donc en forêt à pareille heure ?

Il s’agenouilla auprès de la duchesse, prit sa main.

– Elle est vivante ! Je lui sens le cœur sous la peau.

– Je préfère ça. Rends-toi compte, nous aurions été pendus.

– Nous allons être pendus, bougre d’ahuri ! Elle m’a vu.

– Elle ne va point s’en souvenir. Un coup de bûche pareil, c’est à tout oublier depuis naissance…

– Je l’espère, mon brave Gobert, je l’espère…

Mais voilà que la forêt s’emplit d’aboiements et de cris. Les torches flamboyaient dans une clairière voisine, formant un arc de feu qui progressait en direction du frêne et des braconniers. La voix de Martingale résonnait comme une petite pluie de novembre.

– Encerclez-moi ces gredins, ces pillards, ces gibiers de potence !

Gobert et Braquemart se firent face un instant, se comprirent.

– Ils nous tombent dessus.

– Il nous faut couper par la rivière.

– Et passer par les champs du gros Louis. Droit sur le moulin.

Ils allaient se fondre dans la nuit, la semelle légère et le dos rond, lorsqu’une voix retint leurs pas.

– Pitié, chevaliers ! Ne me laissez point !

La duchesse tendit la main et sombra de nouveau.

– Viens donc !

– Tu n’as pas entendu, Gobert ? Elle suppliait. On ne peut point faire morte oreille.

– Que voudrais-tu qui l’effraye ? Elle est suzeraine. Tous ici mettront genou à terre quand ils la verront.

– Et si elle fautait ? Y as-tu donc songé ? Si elle cornait le front du duc comme nous cornons son terrain de chasse ?

Gobert regarda le corps inanimé, haussa les épaules.

– Une duchesse, ça ne se frotte le lard qu’en draps de soie. Je ne la vois point baisser culotte dans la forêt, ne serait-ce que pour se vider la soif. Non, Braquemart, c’est le délire, c’est ma bûche qui lui fait dire n’importe quoi !

– On l’emmène ! déclara, péremptoire, Braquemart.

– Tu es fou ! Si l’on nous surprenait…

– Prends ses pieds ! On l’emmène.

Un craquement de branchages à quelques mètres de là, puis une lumière de torche qui vint lécher leur visage, mirent fin aux palabres.

– Halte là, marauds !

***

Depuis des lustres, depuis les nuits de leur enfance, Alphagor Bourbier et Gobert Luret parcouraient les bois de Minnetoy-Corbières, et s’ils s’y égaraient parfois encore, c’est que les abus de chopine leur trompaient les idées. Maintenant qu’il fallait fuir, nul ne saurait les prendre ni les encercler. Une forêt a toujours issue pour les malicieux, dussent-ils porter une duchesse comme un vulgaire ballot de foin.

Et puis, plus que la vivacité ou la malice, Alphagor et Gobert possédaient en lisière de forêt, derrière la colline, une retraite de choix, la paisible chaumière d’Alcyde Petitpont, le meunier.

IV

Alcyde Petitpont n’était point natif du duché… Il arrivait de terre normande et son visage jeune alors fleurait bon la pomme, la rose fraîche et l’amour tendre. Sa dulcinée sautillait à ses côtés, lui embrassait bruyamment la joue, chatouillait la bourrique qui n’en brayait guère ou encore chantonnait sur la charrette, le cœur au ciel et les pieds nus dans une robe bleu pâle. Elle était un oiseau diaphane qui attirait tous les yeux du village et précisait les pensées des clients du Sanglier Noir à l’heure du pisson de deuxième bière.

Le Nord frappé d’une mauvaise épidémie, Alcyde venait offrir ses bras solides aux paysans du soleil. Et tandis qu’il suait pour faire sa place, soumis à de rudes tâches et à la médisance, les godelureaux et les fines langues de la région frappaient à la porte de sa douce épouse baptisée du nom peu chrétien de Mandoline.

Braquemart n’avait alors point encore été de la croisade. Quant à Gobert, il avait pris acte des gausseries des demoiselles à son endroit et il se contentait de soupirer devant sa chopine lorsque les jolis cœurs s’en allaient quérir leur chance et tâter du jupon.

Mais Mandoline était fière, farouche et fidèle. Les œillades enflammées, les prouesses physiques ou les jolis mots fondaient sur elle comme neige d’avril. À quoi bon faire le paon devant femelle si peu tentée par la galipette interdite ?

Les charmeurs haussèrent les épaules et s’en retournèrent donc à leur verre, vers un Gobert moins mélancolique qu’à l’ordinaire, et en conçurent une terrible jalousie envers le pourtant aimable Alcyde.

Alcyde Petitpont ne rendait pas les coups mais ne gémissait pas sous le poing. On avait beau le rosser de sévère façon, user de la bêche ou même de la fourche pour lui faire passer la gaieté et le punir d’avoir une si belle épouse sous son toit, aucune supplique ne sortait de sa bouche. C’était désespérant. On perdit tout plaisir à le battre, jusqu’à cesser de le faire.

À défaut d’être aimé, Alcyde fut alors accepté tant au champ qu’à la taverne, qu’il ne fréquentait à vrai parler qu’avec une étrange modération. On se disait qu’il avait sans doute mieux à faire en sa couche. Alors on soupirait, le nez dans le houblon et le cœur bien bas sous la table.

Et puis la mort noire, la peste, s’en vint visiter la contrée. Elle décima plus qu’il n’est permis de le conter aux oreilles pieuses, même si le duc de Minnetoy-Corbières, mieux entendu de Dieu que ses voisins, n’y perdit que trente-six sujets. Mais l’horreur était là.

La peste passait d’un corps à l’autre trop vite pour qu’on pût lui opposer plus que des larmes et des prières. Porter secours, donner soins aux malades, était une folie. Le démon même n’aurait osé s’approcher de la maladie. Aussi, pire que la mort, les pestiférés subissaient la vindicte des corps sains. On les chassait du village à coups de pierres, on brûlait leur maison pour se prémunir du mal.

La plupart du temps, les liens de fiançailles, voire de filiation, s’évanouissaient là où la maladie se déclarait. Soit la famille disparaissait, touchée en son entier, soit le malade s’isolait derrière une lourde porte et ne recevait comme oraison que les prières des siens, qui demandaient à Dieu sans grand espoir de ne pas être entraînés dans la tombe.

Mandoline fut touchée en pleine jeunesse. Elle cracha le sang, sa peau se marqua de noir.

Alcyde ne s’en écarta pas, passait du tissu mouillé sur son front et lui parlait avec douceur à toute heure du jour et de la nuit.

Bannir Mandoline n’était pas une mesure d’exception. Et lorsque les villageois en armes s’en vinrent trouver Alcyde pour lui dire qu’elle ne pouvait rester, il les toisa sans haine, hocha la tête avec, encore, un vague sourire au coin des lèvres. Puis, il prit Mandoline dans ses bras et traversa lentement le village avant de s’enfoncer dans la forêt, où il lui construisit une hutte pour qu’elle pût finir ses jours, protégée de la pluie et du vent qui la faisaient frissonner.

Il est dit qu’en ce temps-là, Gobert et Braquemart chassaient déjà Corneauduc et qu’il leur arrivait de déposer viandes ou laitages en lisière, source de l’étrange amitié qui toujours les lia à Alcyde. Il est dit encore qu’à la lueur des lanternes, une triste nuit d’avril, il était trois silhouettes à creuser une tombe décente dans un champ de fleurs nouvelles.

L’épidémie passée, Alcyde s’en alla respirer l’horizon pour oublier. On ne le retint pas. Il avait vécu trop proche de la peste pour qu’on pût l’approcher sans crainte. Deux lustres plus tard, suivant vaguement cet infatigable bavard qu’était devenu Braquemart, Alcyde revint au village. Certains pensaient que les deux hommes s’étaient croisés quelque part sur les chemins de l’Orient et qu’Alcyde en connaissait plus long que d’autres sur les bravoures que s’attribuait Braquemart. Mais on savait bien, au village, que le questionner ne servirait à rien, qu’Alcyde ne disait que ce qu’il voulait bien dire.

Le meunier de Minnetoy-Corbières venait de mourir. Alcyde prit donc tout naturellement sa place derrière la colline, à l’écart du village. Cette distance convenait à tous, surtout que la douleur ou les lointaines contrées avaient malmené la raison d’Alcyde. Il souriait plus encore qu’avant et parlait comme nul au bourg ne se serait avisé de le faire. « Il s’exprime peu chrétiennement, mais avec plus de raison que les fous », résumait-on. On ne laissait guère les femmes et les enfants se rendre au moulin.

Seul Gamin, le fils auquel Gobert et Isabelle Luret furent trop paresseux pour donner un prénom – et qui d’ailleurs n’aurait répondu à aucun –, passait des heures à écouter le meunier avec le consentement de son père qui préférait ne pas trop l’avoir dans les pattes.

Et de fait, cette nuit-là, Gamin, qui ne disait mot à l’école ou à la table de ses parents, répétait, les yeux ébahis, les noms d’étoiles que lui désignait Alcyde Petitpont.

Ils étaient tous deux à demi allongés dans l’herbe grasse et contemplaient la voûte céleste. Alcyde, du tuyau de sa pipe, pointait les étoiles à un Gamin émerveillé.

– Dites-moi, Monsieur Alcyde, est-ce le dromadaire ou le chameau qui est pourvu de deux bosses ?

– Le chameau, mon Gamin, pardi ! Mais que vient faire ton chameau parmi les constellations ?

Gamin se redressa sur un coude et désigna le chemin au haut de la butte : « N’est-ce pas là chameau qui nous fonce sus ? »

La lune découpait une silhouette biscornue qui progressait, misérablement mais sûrement, vers le moulin.

– Ce serait bien la première fois que nous verrions un chameau dans le pays, n’est-ce pas Monsieur Alcyde ?

Un sourire au coin des lèvres, Alcyde se redressa, et se dirigea vers le moulin.

– Tu as de très bons yeux, mon Gamin, qui te font même voir les choses qui ne sont pas. Ainsi, ce n’est pas un mais bien deux chameaux qui nous arrivent, et je vais de ce pas quérir de quoi les abreuver. À entendre les grognements de ces bêtes, je crois bien que l’eau n’y suffira point !

***

Les reins cassés et le souffle à ras les lèvres, Gobert et Alphagor posèrent sans ménagement leur fardeau avant de s’écrouler pêle-mêle dans l’herbe humide devant le moulin.

– Bougremissel ! Nous y voilà. Cette commère a la peau collée aux os mais m’a paru plus lourde que vache en gésine.

– Garde ta langue, outre pleine, c’est d’une duchesse que tu parles !

– Duchesse, mes fesses ! Elle a bien failli nous faire prendre. Nous aurions dû la laisser sous ma bûche et nous charger de nos lièvres. Maintenant, les hommes de Martingale se régalent pendant que nous risquons la corde.

– Que tu crois ! Le Martingale fait carême à chaque jour que Dieu fait et ambitionne beaucoup trop de mettre la main au col des chapardeurs que nous sommes. Nous avons pu le semer mais les nuages se lèvent, et lui et ses hommes trouveront bien vite nos traces.

La dame ouvrit soudain les yeux le temps d’un gémissement pour resombrer aussitôt dans l’inconscience. Du sang sourdait de sa tempe, collant ses mèches blondes à son front enfiévré.

– Ne crois-tu pas qu’on ferait mieux de s’occuper d’elle ? Va vite quérir Alcyde avant qu’elle ne trépasse.

Sur ce, la lourde porte du moulin s’ouvrit en grand. La silhouette massive du meunier se découpa dans le rectangle de lumière.

– Gamin vous a vu arriver… Mais quel est donc ce drôle de lièvre que vous m’amenez là ?

Gobert Luret se releva péniblement et saisit le flacon que lui tendait le meunier avant de déclarer : « Nous t’expliquerons. Ouvre-nous ta porte, les hommes de Martingale sont à nos trousses ». Puis, jetant un œil par l’embrasure :

– Mais où se cache donc mon fils, Alcyde ?

– Il a eu peur d’un chameau et s’est caché derrière le moulin. D’ailleurs le voici. Viens là, Gamin ! Ce n’est qu’Alphagor et ton père.

Le jeune garçon s’avança à pas craintifs. Le forgeron l’attrapa par le coude et le poussa à l’intérieur. Rudesse de geste et de propos démentie par la tendresse de la voix : « Entre donc, imbécile de mes entrailles ! Est-ce une heure à courir les champs ? Alcyde, aide-nous à porter notre gibier à l’intérieur. Les pisse-mort qui nous courent après couperaient gorge de biche tant ils sont enragés. »

Et tous entrèrent en cuisine où les deux compères s’assirent d’autorité, chauffant leurs mains à la flambée.

– Va-t-elle trépasser ?

Le regard de Braquemart passa du visage exsangue de la duchesse à la bonne grosse bouille rougeoyante d’Alcyde qui, sûr de son art, entrouvrit les lèvres de la femme pour y laisser couler un liquide trouble et verdâtre.

– N’est-ce point sorcellerie que cela ?

– Que nenni, Alphagor mon ami, c’est de la science.

– Je préfère de loin tremper moustache dans ta gnôle que dans ce bouillon de onze heures.

– Tais-toi et contemple.

Sous l’effet de la potion aux multiples plantes assaisonnée de vase des marais et de champignons rouge et blanc, la duchesse reprit conscience et ouvrit les yeux, gémissante. Sitôt consciente, ses yeux jouaient du luth et du flûtiau pour attendrir Braquemart qui, à son premier mouvement, s’était posé droit devant elle en chevalier vigoureux.

– Ils me cherchent… Ils me cherchent. Il ne faut pas qu’ils me trouvent. Protégez-moi, Monsieur Bourbier. Sauvez mon honneur et ma vertu…

Sa voix était faible, à peine un murmure.

– N’y songez pas, Votre Seigneurie, dit Gobert. L’honneur et la vertu, c’est justement point trop les affaires de mon ami Braquemart… Et sauf son respect…

La main de Braquemart vint mettre fin à l’explication en se collant au museau de Gobert.

– Va-t’en fâcheux, cuistre, ivrogne… Je t’offre dix chopines pour que tu te taises.

Gobert ne se fit pas prier et Braquemart s’agenouilla auprès de la duchesse qui murmurait encore…

– Ils me cherchent, ils me cherchent…

– Ce n’est point vous qu’ils cherchent, ô Lumière de ce duché, exquise Excellence pour qui je verserais mon sang ici, s’il le fallait, tout de suite. Je m’arracherais bien quelques boyaux point trop utiles qui me courent par le corps pour vous montrer que loyauté et allégeance sont mes deux mamelles…

– Bougremissel ! Je ne savais point que tu portais corsage…

– Tais-toi, malheureux, ou je vais de ce pas chez ta femme pour te renouveler descendance.

Gobert haussa les épaules et s’en retourna à sa bouteille. Braquemart plongea alors les yeux dans ceux de la duchesse qui n’étaient plus que paupières.

– Non, votre Chasteté, je crains fort pour Gobert et moi-même que ce ne soit point vous qu’ils cherchent. Mais peur serait vaine. Nous sommes ici mieux cachés qu’en enfer !

La duchesse n’entendait plus. La torpeur l’avait reprise et Alcyde posa sa main sur l’épaule de Braquemart. Il ne serait point sage de parler à l’oreille de celle qui dort. Ses songes lui appartiennent et sont le meilleur remède pour lui soigner les idées tant chamboulées par le forgeron et sa bûche.

Ils se rassirent tous autour de la flambée que Gamin entretenait paresseusement, jetant de temps à autre un fagot dans les flammes. Gobert s’en extasia soudain.

– As-tu vu, Braquemart, comme mon petit sait se rendre utile ?

– Jeteur de bûche, jeteur de fagot, jarnicoton ! C’est une dynastie ! Pardieu, celui-ci est bien de toi, mon vieux Gobert !

Et il ponctua la saillie d’une bonne lampée de vieille gnôle qui lui illumina la hure tel un lampion de la Saint-Jean.

Le silence retomba. Gamin tremblait un peu dans son coin, mais seul Alcyde le remarqua. Il se leva, regarda par la fenêtre puis ferma les volets d’un vigoureux mouvement.

– Ils arrivent.

***

Les soldats du duc et les miliciens que Martingale avait engagés pour la battue fouillaient la forêt et reniflaient la terre comme un troupeau de sangliers. On les voyait en lisière qui s’approchaient déjà du moulin. Leurs torches brillaient dans le lointain, flottaient comme des feux follets sur l’étang.

– Vous êtes certains que c’est après vous qu’ils en ont ? demanda le meunier.

Alphagor et Gobert se questionnèrent du regard, haussèrent les épaules et tendirent leur verre que Petitpont remplit d’un geste serein.

Braquemart regarda le plancher en se grattant furieusement la nuque avant de répondre : « C’est après nous. Martingale a déclaré la guerre aux braconniers… Et ce porc boueux tient toujours ces promesses ! »

– Et la duchesse ? demanda encore Petitpont.

– Je ne sais Dieu pourquoi elle traînait ainsi en forêt ! avoua Gobert. C’est du reste curieux… Et elle ne souhaitait point être vue des hommes du château…

– Elle avait sûrement de bonnes raisons… Une duchesse, ça a toujours des raisons.

– C’est toi qui perds la tienne dès que tu vois un bout de jupon, bouc en rut !

Alcyde remplit les verres d’autorité pour mettre fin à ce début d’algarade. Il jeta un œil à son huis et se rassit, placide.

– Je crois que vos amis ne vont pas tarder. Vous feriez mieux d’aller vous installer au grenier avec notre invitée.

***