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Avant-propos

Ce qu’on est convenu d’appeler les Pensées de Pascal, ce sont des notes hâtives traitant de sujets divers, et aussi des morceaux composés, les uns amenés progressivement, comme par étapes, à une rédaction qui semble avoir dû être définitive, les autres achevés d’emblée, la plupart courts, mais quelques-uns pouvant fournir plusieurs pages.

Le présent essai d’une ordonnance logique des Pensées ne concerne que celles dont l’objet est religieux. Le lecteur ne s’attendra donc pas à y trouver une édition nouvelle du fameux recueil. Il n’y trouvera même pas tous les fragments relatifs à la religion, car il en est qui, visant le même objet, ne diffèrent que par la rédaction et font, à notre point de vue, double emploi. Il n’y trouvera pas non plus les rares Pensées dont le sens est demeuré obscur ou seulement douteux pour les interprètes les plus sagaces. Enfin les Pensées utilisées ne sont pas toutes entièrement citées, car, pour constituer nos chapitres dans l’ordre voulu, nous avons dû parfois suivre à la piste une même idée de l’auteur parmi plusieurs documents distincts ne traitant pas tous expressément de la même matière, et composer ainsi avec des emprunts partiels faits à des sources différentes une sorte de marqueterie. Nous croyons impossible à un éditeur des Pensées de les disposer dans un ordre rigoureusement logique où elles offrissent une suite homogène, un développement continu et régulier, sans en élaguer certaines, sans associer des portions détachées de plusieurs, sans abandonner celles qui ne sont que les ébauches des plus achevées, les essais préparatoires de celles dont la teneur et la forme apparaissent comme fixées. Ces dernières seules importent à un pareil travail ; seules elles contiennent et expriment dans son intégrité le résultat définitif de la méditation. Nous n’avons donc nullement prétendu rivaliser avec les critiques érudits dont nous avons consulté les savantes éditions. Nous n’avons rien entrepris qui tendît à les supplanter ; au contraire, nous leur devons tout. Quand nous avons commencé ce travail (continué après une interruption d’une dizaine d’années) l’édition d’Ernest Havet était la plus complète et la plus accréditée ; nous lui avons emprunté toutes nos citations (sauf quelques-unes fournies par celle d’Auguste Molinier). Les autres n’ont apporté aucun changement essentiel aux Pensées dont nous nous sommes servi. Nous avons tiré le plus grand profit des commentaires qui accompagnent ces diverses éditions. Notre étude était avancée lorsque nous avons pris connaissance du Texte critique des Pensées de Pascal disposées suivant l’ordre du cahier autographe par M. G. Michaud, professeur à l’Université de Fribourg ; cet ouvrage, précédé d’une lumineuse introduction, nous a fourni un précieux contrôle. C’est en 1902 seulement que nous a été communiquée l’édition de l’abbé A. Guthlin, ancien vicaire général et chanoine d’Orléans ; il y a joint un essai sur l’Apologétique de Pascal d’autant plus intéressant pour nous que nous n’avions lu jusque-là aucune critique des Pensées par un théologien catholique. Au point de vue de l’orthodoxie rien ne pouvait nous être plus utile à consulter que son livre (publié en 1896, après sa mort), dans lequel sont d’ailleurs cités et visés nos articles de la Revue des Deux Mondes sur Pascal.

Le démembrement que nous avons fait parfois des Pensées pour rapprocher des phrases tirées de plusieurs d’entre elles est une opération délicate. Nous ne nous en sommes pas dissimulé le péril ; Pascal lui-même nous l’avait signalé : Les mots diversement rangés font un divers sens, et les sens diversement rangés font différents effets (II, 177). Aussi, quand nous nous sommes permis de rapprocher deux phrases empruntées à deux Pensées distinctes, avons-nous toujours veillé à ce que ces phrases ne fussent pas altérées dans leurs sens respectifs par leur séparation du contexte, non plus que par leur mutuelle influence l’une sur l’autre ; nous nous sommes appliqué à mettre en évidence leur légitime rapport et leur lien logique.

Dans le choix de nos citations nous nous sommes imposé la règle suivante : examiner toutes les Pensées touchant le même objet, et retenir de préférence celles qui le réfléchissent avec le plus de force et de clarté, celles qui nous ont paru nécessaires et suffisantes pour le mettre pleinement en lumière et en valeur. Nous supposons d’ailleurs que le lecteur connaît déjà le recueil des Pensées, ce qui nous a permis quelquefois (très rarement) de résumer en traits généraux des Pensées développées qu’il ne nous semblait pas indispensable de citer intégralement. La mémoire du lecteur et un renvoi à la page citée de l’édition Havet nous ont paru, dans ce cas, contrôler suffisamment la fidélité de notre interprétation. Ce livre, en effet, n’a pas pour but de l’initier à l’œuvre de Pascal ; il est une tentative pour en instaurer la structure purement logique. Ajoutons que les mêmes Pensées y sont citées parfois en divers chapitres, quand cette répétition a paru nécessaire. Le lecteur voudra bien nous pardonner d’autres redites que nous aurions évitées si l’ouvrage eût été écrit tout d’un trait ; les supprimer après coup nous a semblé moins profitable à la forme de l’ensemble que nuisible à la clarté des chapitres à retoucher.

Il nous reste du grand penseur, sur des sujets très divers, outre les Provinciales, plusieurs écrits différents : traités, lettres, opuscules, morceaux, notes, dont une partie constitue ce qu’est aujourd’hui le recueil d’Ernest Havet intitulé Pensées de Pascal. Quand on ne retient de tous ces écrits que les matériaux exploitables à titre d’arguments dans une démonstration logique de la vérité du christianisme, quand, par suite, on élimine du groupe des Pensées, même exclusivement religieuses, celles qui sont seulement édifiantes sans être probantes, et enfin de ce reliquat celles qui, pour le sens, ne font qu’en reproduire d’autres, le demeurant, ce sur quoi nous avons travaillé, représente un nombre de fragments moindre qu’on ne serait tenté de le croire, mais suffisant pour construire un édifice de preuves cohérent et imposant.

Bien que l’auteur de cet essai n’ait pas persévéré dans ses premières croyances, dans ses premiers actes de foi irréfléchis, son ouvrage pourra être lu sans aucune prévention par les chrétiens demeurés fidèles à leurs églises respectives. Notre unique mobile, en effet, a été le plaisir intellectuel de faire concorder le plus et le mieux possible toutes les idées, tous les sentiments de Pascal propres à démontrer la vérité de la religion chrétienne. La sincérité de ce mobile est amplement garantie par le pénible effort d’une pareille entreprise, qui serait même très profitable à ces chrétiens, si nous y avions entièrement réussi, mais nous ne nous en flattons pas. Nous n’avons pu dissimuler certains paralogismes, qui nous ont paru inhérents au dogme même, et que Pascal était obligé d’admettre à moins de renoncer à sa foi. En recherchant le lien logique de ses Pensées religieuses nous devions fatalement rencontrer la question controversée du conflit entre le dogme catholique et la raison. Nous ne l’avons pas éludée, car si ce conflit existe, il ne saurait être en aucune âme plus poignant, plus aigu qu’en la sienne.

Nous sentons tout ce qui nous a manqué pour satisfaire aux exigences d’une étude aussi ambitieuse. Elle était difficile et Pascal semble l’avoir condamnée d’avance en considérant les mathématiques comme seules susceptibles d’être logiquement exposées :

J’aurais bien pris ce discours d’ordre comme celui-ci : Pour montrer la vanité de toutes sortes de conditions, montrer la vanité des vies communes, et puis la vanité des vies philosophiques (pyrrhoniennes, stoïques) ; mais l’ordre ne serait pas gardé. Je sais un peu ce que c’est, et combien peu de gens l’entendent. Nulle science humaine ne le peut garder. Saint Thomas ne l’a pas gardé. La mathématique le garde, mais elle est inutile en sa profondeur (II, 174).

Nous osons ne pas souscrire à cette condamnation. De ce qu’une doctrine morale répugne à être exposée sous la forme déductive affectée aux démonstrations mathématiques il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait aucun lien logique possible à dégager entre les notions qui en sont la matière. Pascal, en écrivant cette Pensée, était dominé sans doute par sa manière la plus naturelle, la plus habituelle de raisonner. Au surplus il fait lui-même très large, on peut dire léonine, la part de la raison dans l’enseignement de la religion, comme en témoigne la Pensée suivante : Les hommes ont mépris pour la religion, ils en ont haine, et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela, il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison ; vénérable, en donner respect ; la rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie ; et puis, montrer qu’elle est vraie.

Vénérable, parce qu’elle a bien connu l’homme ; aimable, parce qu’elle promet le vrai bien (II, 100 et 101).

Plus encore que nous ne craindrions le désaveu de Pascal, s’il pouvait nous lire, nous redoutons le dédain des théologiens ; ils ont le droit de nous demander de quoi nous nous mêlons. Nous serions heureux que notre téméraire tentative suggérât à l’un d’eux ou à quelque écrivain mieux informé et plus compétent que nous l’idée de la reprendre et de la mener à meilleure fin.