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Les Exilés

À MA CHÈRE FEMME MARIE ÉLISABETH DE BANVILLE

CE LIVRE DE FOI ET D’ESPÉRANCE EST DÉDIÉ

Préface

Ce livre est celui peut-être où j’ai pu mettre le plus de moi-même et de mon âme, et s’il devait rester un livre de moi, je voudrais que ce fût celui-ci ; mais je ne me permets pas de telles ambitions, car nous aurons vécu dans un temps qui s’est médiocrement soucié de l’invincible puissance du Rythme, et dans lequel ceux qui ont eu la noble passion de vouloir enfermer leurs idées dans une forme parfaite et précise ont été des exilés.

Les Exilés ! quel sujet de poèmes, si j’avais eu plus de force ! En prononçant ces deux mots d’une tristesse sans bornes, il semble qu’on entende gémir le grand cri de désolation de l’Humanité à travers les âges et son sanglot infini que jamais rien n’apaise. Ceux-ci, chassés par la jalouse colère des Rois ou par la haine des Républiques, ceux-là, victimes de la tyrannie des Dieux nouveaux, ils écoutent pleurer effroyablement la mer sonore, ou dans le morne d’un sombre azur ils regardent briller des étoiles inconnues

Ovide boit le lait des juments sous la tente de cuir du Sarmate, et sur son pâle visage doré par le soleil de Florence, Dante reçoit la pluie noire du vieux Paris. Ceux-là sont-ils les vrais exilés et les plus misérables ? Non, car un jour vient qu’on n’attendait pas, qu’on n’osait pas espérer, où la patrie fermée se rouvre, où les oppresseurs ont été balayés par le souffle furieux de l’Histoire, et l’absent retrouve sa maison encore vivante et rallume son foyer éteint.

Mais ceux pour qui j’ai toujours versé des larmes qui brûlent mes yeux, ce sont les êtres dont l’exil n’aura ni fin ni terme. Est-ce ceux qui sont exilés dans la pauvreté, dans le vice, dans l’absence, dans la douleur, ceux que la mort a séparés des êtres qui leur sont chers ? Non, car ceux-là aussi peuvent être plaints et consolés par des êtres pareils à eux, et l’abîme où ils se lamentent peut être comblé par le repentir et par le désir effréné du ciel.

Ceux pour qui nulle espérance n’existe ici-bas, ce sont les passants épris du beau et du juste, qui au milieu d’hommes gouvernés par les vils appétits se sentent brûlés par la flamme divine, et où qu’ils soient, sont loin de leur patrie, adorateurs des Dieux morts, champions obstinés des causes vaincues, chercheurs de paradis qu’ont dévorés la ronce et les cailloux, et sur le seuil desquels s’est même éteinte comme inutile l’épée flamboyante de l’Archange. Ceux-là parfois rencontrent leurs frères si rares, comme eux exilés, et échangeant avec eux un signe de main et un triste sourire, ils plaignent la pierre même, qui, transportée loin de son soleil, pâlit et s’en va en poussière, et le grand lion mordu par le froid qui, dans la cage où l’homme l’a fait prisonnier, étire ses membres souverains, bâille avec dédain en montrant sa langue rose, et parfois regarde avec étonnement, captif comme lui, l’aigle qui fixait les astres sans baisser les yeux, et qui dans la nuée en feu, déchirée par l’ouragan, suivait d’une aile jamais lassée le vol vertigineux de la foudre.

T.B.

Mardi, 24 novembre 1874.

L’exil des dieux
C’est dans un bois sinistre et formidable, au nord
De la Gaule. Roidis par un suprême effort,
Les chênes monstrueux supportent avec rage
Les grands nuages noirs d’où va tomber l’orage ;
Le matin frissonnant s’éveille, et la clarté
De l’aube mord déjà le ciel ensanglanté.
Tout est lugubre et pâle, et les feuilles froissées
Gémissent, et, géants que de tristes pensées
Tourmentent, les rochers jusqu’à l’horizon noir
Se lèvent, méditant dans leur long désespoir ;
Et, blanche dans le jour douteux et dans la brume,
La cascade sanglote en sa prison d’écume.
Léchant les verts sapins avec un rire amer,
La mer aux vastes flots baigne leurs pieds, la mer
Douloureuse, où, groupés de distance en distance,
Accourent les vaisseaux de l’empereur Constance.
Tout à coup, ô terreur ! ô deuil ! au bord des eaux
La terre s’épouvante, et jusque dans ses os
Tremble, et sur sa poitrine âpre, d’effroi saisie,
Se répand un parfum céleste d’ambroisie.
Un grand souffle éperdu murmure dans les airs ;
Une lueur vermeille au fond de ces déserts
Grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière,
Ô vastes cieux ! et là, marchant dans la clairière,
Luttant de clarté sombre avec le jour douteux,
Meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux,
Eux, les grands exilés, les Dieux, Ô misérables !
Les chênes accablés par l’âge, et les érables
Les plaignent. Les voici. Voici Zeus, Apollon,
Aphrodite, marchant pieds nus (et son talon
À la blancheur d’un astre et l’éclat d’une rose !)
Athéné, dont jadis, dans l’éther grandiose,
Le clair regard, luttant de douceur et de feu,
Était l’intensité sereine du ciel bleu.
Héré, Dionysos, Héphaistos triste et grave
Et tous les autres Dieux foulant la terre esclave
S’avancent. Tous ces rois marchent, marchent sans bruit.
Ils marchent vers l’exil, vers l’oubli, vers la nuit,
Résignés, effrayants, plus pâles que des marbres,
Parfois heurtant leurs fronts dans les branches des arbres,
Et, tandis qu’ils s’en vont, troupeau silencieux,
La fatigue d’errer sans repos sous les cieux
Arrache des sanglots à leurs bouches divines,
Et des soupirs affreux sortent de leurs poitrines.
Car, depuis qu’en riant les empereurs, jaloux
De leur gloire, les ont chassés comme des loups,
Et que leurs palais d’or sont brisés sur les cimes
De l’Olympe à jamais désert, les Dieux sublimes
Errent, ayant connu les pleurs, soumis enfin
À la vieillesse horrible, aux douleurs, à la faim,
Aux innombrables maux que tous les hommes craignent,
Et leurs pieds, déchirés par les épines, saignent.
Zeus, à présent vieillard, a froid, et sur ses flancs
Serre un haillon de pourpre, et ses cheveux sont blancs.
Sa barbe est blanche : au fond du lointain qui s’allume
Ses épouses en deuil le suivent dans la brume.
Héré, Léto, Métis, Eurynomè, Thémis
Sont là, blanches d’effroi, pâles comme des lys,
Et pleurent. Sur leurs fronts mouillés par la rosée
L’aigle vole au hasard de son aile brisée.
Et celui qui tua la serpente Pytho,
Le brillant Lycien, cache sous son manteau
Son arc d’argent, rompu. Triste en sa frénésie,
Le beau Dionysos pleure la molle Asie ;
Et ce hardi troupeau, les femmes au sein nu
Qui le suivaient naguère au pays inconnu,
Folles, aspirant l’air avec ses doux arômes,
Ne sont plus à présent que spectres et fantômes.
Hermès, qui n’ouvre plus ses ailes, en chemin
Songe, et le rameau d’or s’est flétri dans sa main.
Athéné, l’invincible Arès, mangent les mûres
De la haie, et n’ont plus que des lambeaux d’armures ;
Déméter, pâle encore de tous les maux soufferts,
Tient sa fille livide, arrachée aux Enfers,
Et la blonde Artémis, terrible, échevelée,
Bondit encore, fixant sa prunelle étoilée
Sur la nuit redoutable et morne des forêts,
Cherchant des ennemis à percer de ses traits,
Et sur sa jambe flotte et vole avec délire
Sa tunique d’azur que l’ouragan déchire.
Cependant, les regards baissés vers le sol noir,
Les Muses lentement chantent le désespoir
De l’exil, dont leur père a dû subir l’outrage,
Et leur hymne farouche éclate avec l’orage.
Toute l’horreur des cieux perdus est dans leur voix ;
Les arbres, les rochers, les profondeurs des bois,
Les antres noirs ouverts sous la rude broussaille
S’émeuvent, et la mer, la mer aussi tressaille,
La mer tumultueuse, et sur son flot grondant,
Vieux, tenant un morceau brisé de son trident,
Poséidon apparaît, s’élevant sur la cime
Des ondes. Près de lui, fugitifs dans l’abîme,
Pontos, Céto, Nèreus, Phorcys, Thétis, couverts
D’écume, gémissant au milieu des flots verts,
Sur les pointes des rocs heurtent leurs fronts livides
En signe de détresse, et les Océanides,
Frappant leur sein de neige et pleurant les tourments
Des grands Dieux, vers le ciel tordent leurs bras charmants.
Leur douleur, en un chant d’une fierté sauvage,
S’exhale avec des cris de haine, et du rivage
Écoutant cette plainte affreuse, à leurs sanglots
Aphrodite répond, fille auguste des flots !
Ô douleur ! son beau corps fait d’une neige pure
Rougit, et sous le vent jaloux subit l’injure
De l’orage ; son sein aigu, déjà meurtri
Par leur souffle glacé, frissonne à ce grand cri.
Le visage divin et fier de Cythérée,
Dont rien ne peut flétrir la majesté sacrée,
A toujours sa splendeur d’astre et de fruit vermeil,
Mais, dénoués, épars, ses cheveux de soleil
Tombent sur son épaule, et leur masse profonde
Comme d’un fleuve d’or en fusion l’inonde.
Leur vivante lumière embrase la forêt.
Mêlés et tourmentés par la bise, on dirait
Que leur flot pleure, et quand la reine auguste penche
Son front, dans ce bel or brille une tresse blanche.
Les larmes de Cypris ont brûlé ses longs cils.
Frémissante, elle aussi déplore les exils
Des grands Dieux, et, tandis que les Océanides
Gémissent dans la mer stérile aux flots rapides,
Elle parle en ces mots, et son rire moqueur,
Tout plein du désespoir qui gonfle son grand cœur,
Dans l’ombre où le matin lutte avec les ténèbres
Donne un accent de haine à ses plaintes funèbres :
« Ô nos victimes ! rois monstrueux, Dieux titans
Que nous avons chassés vers les gouffres du Temps
Fils aînés du Chaos aux chevelures d’astres,
Dont le souffle et les yeux contenaient les désastres
Des ouragans ! Japet ! Hypérion, l’aîné
De nos aïeux ! ô toi, ma mère Dioné !
Et toi qui t’élanças, brillant, vers tes victoires,
Du sein de l’Érèbe, où dormaient tes ailes noires,
Toi le premier, le plus ancien des Dieux, Amour !
Voyez, l’homme nous chasse et nous hait à son tour,
Votre sang reparaît sur nos mains meurtrières,
Et nous errons, vaincus, parmi les fondrières.
Eh bien ! oui, nous fuyons ! Nos regards, ciel changeant,
Ne refléteront plus les longs fleuves d’argent.
Elle-même, la vie amoureuse et bénie
Nous pousse hors du sein de l’Être, et nous renie.
Homme, vil meurtrier des Dieux, es-tu content ?
Les bois profonds, les monts et le ciel éclatant
Sont vides, et les flots sont vides : c’est ton règne !
Cherche qui te console et cherche qui te plaigne !
Les sources des vallons boisés n’ont plus de voix,
L’antre n’a plus de voix, les arbres dans les bois
N’ont plus de voix, ni l’onde où tu buvais, poète !
Et la mer est muette, et la terre est muette,
Et rien ne te connaît dans le grand désert bleu
Des cieux, et le soleil de feu n’est plus un Dieu !
Il ne te voit plus. Rien de ce qui vit, frissonne,
Respire ou resplendit, ne te connaît. Personne
À présent, vagabond, ne sait d’où tu venais
Et ne peut dire : C’est l’homme. Je le connais.
La Nature n’est plus qu’un grand spectre farouche
Son cœur brisé n’a plus de battements. Sa bouche
Est clouée, et les yeux des astres sont crevés.
Tu ne finiras pas les chants inachevés,
Et tes fils, ignorant l’adorable martyre,
Demanderont bientôt ce que tu nommais Lyre !
Oh ! lorsque tu chantais et que tu combattais,
Nous venions te parler à mi-voix ! Tu sentais
Près de ta joue, avec nos suaves murmures,
Délicieusement le vent des chevelures
Divines. Maintenant, savoure ton ennui.
Te voilà nu sous l’œil effrayant de Celui
Qui voit tant de milliers de mondes et d’étoiles
Naître, vivre et mourir dans l’infini sans voiles,
Et devant qui les grains de poudre sont pareils
À ces gouttes de nuit que tu nommes soleils.
Tout est dit. Ne va plus boire la poésie
Dans l’eau vive ! Les Dieux enivrés d’ambroisie
S’en vont et meurent, mais tu vas agoniser.
Ce doux enivrement des êtres, ce baiser
Des choses, qui toujours voltigeait sur tes lèvres,
Ce grand courant de joie et d’amour, tu t’en sèvres !
Ils ne fleuriront plus tes pensées, enchantés
Par l’éblouissement des blanches nudités.
Donc subis la laideur et la douleur. Expie.
Nous, cependant, chassés par ta fureur impie,
Nous fuyons, nous tombons dans l’abîme béant,
Et nous sommes la proie horrible du néant.
Hélas, adieu ! forêts, vallons, monts grandioses,
Rocs de marbre, ruisseaux d’eau vive, lauriers-roses !
Mais, homme, quand la Nuit reprend nos cheveux d’or
Et nos fronts lumineux, tu sentiras encore
Nos soupirs s’envoler vers ta demeure vide,
Et sur tes mains couler nos pleurs, ô parricide ! »
C’est ainsi que parla dans son divin courroux
La grande Aphrodite. Sur les feuillages roux,
Tout sanglant et vainqueur de l’ombre qui recule,
Le Jour dans un sinistre et sombre crépuscule
S’était levé. Baissant leurs regards éblouis,
Les grands Dieux en pleurs dans la brume évanouis,
Formes sous le soleil de feu diminuées,
S’effaçaient tristement dans les vagues nuées
Où leurs fronts désolés apparaissaient encore.
Aphrodite, la reine adorable au front d’or,
Avec son sein de rose et ses blancheurs d’étoile
Sembla s’évanouir comme eux sous le long voile
De la brume indécise, en laissant dans ces lieux
Qu’avaient illuminés de leurs feux radieux
Son sein de lys sans tache et sa toison hardie,
Un reflet pâlissant de neige et d’incendie.

Août 1865.

Les loups
Partout la neige. Au bout du sinistre chemin
Que troublait seul le bruit de ce pas surhumain,
C’était un bois sauvage éclairé par la lune.
Pas une seule place où la terre fût brune,
Et, pareil à ce voile effrayant qui descend
Aux pieds des morts, le blanc linceul éblouissant
Faisait tomber ses plis sur les chênes énormes,
Et le vent furieux, engouffré dans les ormes,
Entrechoquait avec un rire convulsif
Leurs rameaux. L’Exilé farouche, au front pensif,
Entra dans la forêt que l’âpre bise assiège ;
Son camail écarlate incendiait la neige
D’un long reflet sanglant, rose, aux lueurs d’éclair,
Comme si, revenu des cieux et de l’enfer,
Ce voyageur, portant l’infini dans son âme,
Au lieu d’ombre traînait à ses pieds une flamme.
De ce côté des bois, les chasseurs vont s’asseoir
Dans un grand carrefour où, du matin au soir,
Chantent pendant l’été de sonores fontaines.
Un sentier surplombé par des roches hautaines
Y conduit. L’Exilé soucieux le suivit
Jusqu’à cette clairière, et voici ce qu’il vit :
Un fier cheval de race à la noble encolure,
Dans son sang répandu souillant sa chevelure,
Expirait, dévoré tout vivant par des loups.
Ses meurtriers parmi la ronce et les cailloux
Le traînaient. Il n’était déjà plus que morsures.
Ses entrailles à flots sortaient de ses blessures
Et ses pieds éperdus trébuchaient dans la mort.
En vain, de temps en temps, par un horrible effort,
Il secouait par terre un peu des bêtes fauves ;
D’autres monstres, sortis des antres, leurs alcôves,
Se ruaient sur son cou, s’attachaient à ses flancs,
Dans sa chair déchirée enfonçaient leurs crocs blancs
Et se mêlaient à lui dans d’effroyables poses,
Et tout son corps teignait de sang leurs gueules roses.
Enfin, morne, donnant sa vie à ses bourreaux,
Il tomba, les genoux ployés, comme un héros
Qui défie, à l’instant suprême où tout s’efface,
Les spectres de la mort, et les voit face à face.
Sa prunelle effarée et vague interrogea
La nuit ; puis le coursier vaincu, sentant déjà
Que dans ses doux regards entrait l’infini sombre
Et qu’il roulait au fond dans les gouffres de l’Ombre,
Se leva sur ses pieds avant de s’endormir
Pour toujours, et frappant la terre, et, pour gémir,
Dans sa voix qui n’est plus trouvant un cri suprême,
Sublime, épouvantant l’agonie elle-même
Et perçant une fois encore son voile obscur,
Leva vers les grands cieux et roula dans l’azur
Ses yeux, d’où s’enfuyait lentement l’espérance,
Et Dante s’écria, l’âme en pleurs : Ô Florence !

Novembre 1862.

Le sanglier
C’était auprès d’un lac sinistre, à l’eau dormante,
Enfermé dans un pli du grand mont Érymanthe,
Et l’antre paraissait gémir, et, tout béant,
S’ouvrait, comme une gueule affreuse du néant.
Des vapeurs en sortaient, ainsi que d’un Averne.
Immobile, et penché pour voir dans la caverne,
Hercule regarda le sanglier hideux.
Les loups fuyaient de peur quand il s’approchait d’eux,
Tant le monstre effaré, s’il grognait dans sa joie,
Semblait effrayant, même à des bêtes de proie.
Il vivait là, pensif. Lorsque venait la nuit,
Terrible, emplissant l’air d’épouvante et de bruit
Et cassant les lauriers au pied des monts sublimes,
Il allait dans le bois déchirer ses victimes ;
Puis il rentrait dans l’antre, auprès des flots dormants
Couché sur la chair morte et sur les ossements,
Il mangeait, la narine ouverte et dilatée,
Et s’étendait parmi la boue ensanglantée.
Noir, sa tanière au front obscur lui ressemblait.
Les ténèbres et lui se parlaient. Il semblait,
Enfoui dans l’horreur de cette prison sombre,
Qu’il mangeait de la nuit et qu’il mâchait de l’ombre.
Hercule, que sa vue importune lassait,
Se dit : « Je vais serrer son cou dans un lacet ;
Ma main étouffera ses grognements obscènes,
Et je l’amènerai tout vivant dans Mycènes. »
Et le héros disait aussi : « Qui sait pourtant,
S’il voyait dans les cieux le soleil éclatant,
Ce que redeviendrait cet animal farouche ?
Peut-être que les dents cruelles de sa bouche
Baiseraient l’herbe verte et frémiraient d’amour,
S’il regardait l’azur éblouissant du jour ! »
Alors, entrant ses doigts d’acier parmi les soies
Du sanglier courbé sur des restes de proies,
Il le traîna tout près du lac dormant. En vain,
Blessé par le soleil qui dorait le ravin,
Le monstre déchirait le roc de ses défenses.
Il fuyait Souriant de ces faibles offenses,
Hercule, soulevant ses flancs hideux et lourds,
Le ramenait au jour lumineux. Mais toujours,
Attiré dans sa nuit par un amour étrange,
Le sanglier têtu retournait vers la fange,
Et toujours, l’effrayant d’un sourire vermeil,
Le héros le traînait de force au grand soleil.

Décembre 1862.

Hésiode
Quand la Terre encore jeune était à son aurore,
Par-delà ces amas de siècles que dévore
Dans l’espace infini le Temps, ce noir vautour,
À l’époque où j’étais rapsode en Grèce, un jour
Je quittais, plein de joie, un bourg de Thessalie.
Là, jeune homme frivole en proie à ma folie,
Ayant cherché l’abri verdoyant d’un laurier,
J’avais célébré Cypre et l’Amour meurtrier
Que Zeus devant son trône un jour vit apparaître
Triomphant. Mais au lieu de montrer que ce maître
Des hommes exista dès le commencement,
Après le noir Chaos, le Tartare fumant
Et la Terre profonde à la large poitrine,
Même avant l’éther vaste et la vague marine,
J’avais feint, pour mieux plaire aux laboureurs grossiers,
Que, doux enfant, exempt d’appétits carnassiers,
ignoré d’Échidna sanglante et des Furies,
Il fût né de Cypris en des îles fleuries.
Les vierges, les vieillards devant leur porte assis
Étaient vite accourus en foule à mes récits,
Et le pain et le vin ne m’avaient pas fait faute.
Or je partais chargé des présents de mon hôte,
Et sous les oliviers, parmi les chemins verts,
J’allais d’un pas rapide, orgueilleux de mes vers.
Comme j’étais entré dans la forêt qui grimpe
Mystérieusement au pied du mont Olympe,
Je vis auprès de moi, debout sur un talus,
Un homme fier, pareil aux Géants chevelus
Que la Terre enfanta dans sa force première.
Son visage était pâle et baigné de lumière.
Il touchait de la tête aux chênes murmurants ;
À l’entour, dans les rocs penchés sur les torrents,
Les noirs rameaux touffus, en écoutant son ode,
Frissonnaient, et c’était le chanteur Hésiode.
Les âges à venir, pour nos regards voilés,
Pensifs, se reflétaient dans ses yeux étoilés ;
Les tigres lui léchaient les pieds dans leur délire,
Et les aigles volaient près de sa grande lyre.
Le devin se dressa dans les feuillages roux.
Il abaissa vers moi ses yeux pleins de courroux
Où la nuit formidable avec l’aube naissante
Se mêlait, et cria d’une voix menaçante
Qui remplissait les bois devenus radieux :
« Ne fais pas un jouet de l’histoire des Dieux ! »
Je m’inclinai, tremblant et pâle de mon crime.
Il ajouta : « Vois-tu la Nature sublime
Tressaillir ? La forêt fume comme un encens.
Les Immortels sont là sur les monts blanchissants.
Tais-toi. Laisse l’azur célébrer leur louange,
Passant, que ces vainqueurs ont pétri dans la fange,
Et qui, faible et tremblant, sans te souvenir d’eux,
Vas devant toi, soumis à des besoins hideux,
Sorti de la douleur, né pour les funérailles,
Et tout chargé du poids affreux de tes entrailles. »

Janvier 1863.

L’antre
Au milieu d’un monceau de roches accroupies
Sur le chemin qui va de Leuctres à Thespies,
Un antre affreux s’ouvrait, sinistre, horrible à voir.
Des buissons monstrueux tombaient de son flanc noir
Hérissés et touffus comme une chevelure,
Et dans la pierre en feu, qu’une rouge brûlure
Dévore, étaient gravés sur son front ruiné
Ces mots : « Ici gémit l’éternel condamné. »
Rien n’obstruait le seuil de la sombre caverne.
Hercule entra. Dans l’ombre, auprès d’une citerne
Dont le flot n’a jamais regardé le ciel bleu,
Sur des ossements d’homme était assis un Dieu.
Or il avait vécu plus d’ans que la mémoire
N’en rêve ; son vieux crâne était comme l’ivoire ;
Lui-même d’une flèche il déchirait son flanc ;
À force de pleurer ses yeux n’étaient que sang,
Il semblait un oiseau farouche, pris au piège,
Et le vent frissonnait dans sa barbe de neige.
Près de lui, devant lui, partout, des ossements
Blanchissaient sur le sol ténébreux. Par moments,
Un grand fleuve de pleurs débordait son œil terne,
Et le beau vieillard-dieu pleurait dans la citerne.
Le fils d’Amphitryon fut saisi de pitié.
« Oh ! dit-il, sombre aïeul durement châtié,
Que fais-tu loin du ciel dont notre œil est avide ?
Qui te retient ainsi dans ce cachot livide ?
Ton désespoir est-il si vaste et si profond
Que tes larmes aient pu remplir ce puits sans fond ?
Viens dans la plaine, où sont les ruisseaux et les chênes !
Sur tes bras affaiblis je ne vois pas de chaînes.
D’ailleurs, je suis celui qui les brise ; je puis,
Si tu le veux, jeter ce rocher dans ce puits ;
Quelque Dieu qu’ait maudit ta bouche révoltée,
Je te délivrerai, fusses-tu Prométhée ! »
Le vieillard exhalait des sanglots étouffants.
Hercule dit : « Suis-moi, laisse aux petits enfants
Cette lâche terreur et cette angoisse folle.
Il n’est pas de douleur qu’un ami ne console ;
Viens avec moi, remonte à la clarté du jour !
– Non, répondit le grand vaincu, je suis l’Amour. »

Janvier 1863.

La rose
Égaré sur l’Othrys après un jour de jeûne,
Le plus ancien des Dieux, l’éternellement jeune
Amour, le dur chasseur que l’épouvante suit,
Né de l’œuf redoutable enfanté par la Nuit
Aux noires ailes, vit la grande Cythérée
Dormant dans son chemin, sur la mousse altérée
Par le matin brûlant, et, pâle d’un tel jeu,
Contempla son visage et ses lèvres de feu.
La Déesse, couchée entre des rocs de marbre,
Reposait, les cheveux épars, au pied d’un arbre
Dont l’abri préservait son front de la chaleur.
Ses beaux yeux étaient clos, mais sur sa joue en fleur,
Dont leur voile exaltait l’impérieuse gloire,
Des franges de longs cils montraient leur splendeur noire.
Comme un prince jaloux qui marque son trésor,
Le soleil éperdu lançait des flèches d’or
Sur son sein éclatant d’une candeur insigne,
Et sa poitrine était de neige comme un cygne,
Et pareille aux brebis errantes d’un troupeau.
Sur sa crinière fauve et sur sa blanche peau
De tremblantes lueurs couraient, surnaturelles.
Entre ses pieds ouverts dormaient deux tourterelles.
Le radieux sourire en pleurs du jour naissant
Folâtrait sur son corps de vierge éblouissant,
Et la nuit du feuillage et l’ombre des érables
Y caressaient, depuis les masses adorables
De la blonde toison jusqu’aux divins orteils,
Les touffes d’or, les lys vivants, les feux vermeils.
Éros la vit. Il vit ces bras que tout adore,
Et ces rougeurs de braise et ces clartés d’aurore ;
Il contempla Cypris endormie, à loisir.
Alors de son désir, faite de son désir,
Toute pareille à son désir, naquit dans l’herbe
Une fleur tendre, émue, ineffable, superbe,
Rougissante, splendide, et sous son fier dessin
Flamboyante, et gardant la fraîcheur d’un beau sein.
Et c’est la Rose ! c’est la fleur tendre et farouche
Qui présente à Cypris l’image de sa bouche,
Et semble avoir un sang de pourpre sous sa chair.
Fleur-femme, elle contient tout ce qui nous est cher,
Jour, triomphe, caresse, embrassement, sourire :
Voir la Rose, c’est comme écouter une lyre !
Notre regard ému suit le frémissement
De son délicieux épanouissement ;
Sa chevelure verte avec orgueil la couvre.
Quand nous la respirons, elle est pâmée, et s’ouvre :
Son parfum d’ambroisie est un souffle. On dirait.
Que, par je ne sais quel ravissement secret,
Elle prend en pitié notre amour et nos fièvres,
Et son calice ouvert nous baise avec des lèvres.

Mars 1863.

Némée
Dans la vallée où passe une haleine embaumée,
Hercule combattait le lion de Némée.
Rampant, agile et nu, parmi les gazons ras,
Parfois il étreignait le monstre dans ses bras,
Puis le fuyait ; et, plein de fureur et de joie,
Par un bond effrayant revenait sur sa proie.
Au loin sur les coteaux et dans les bois dormants
On entendit leurs cris et leurs rugissements ;
Ils étaient à la fois deux héros et deux bêtes
Mêlant leurs durs cheveux, entrechoquant leurs têtes,
Hurlant vers la clarté des cieux qui nous sont chers,
Avec la griffe et l’ongle ensanglantant leurs chairs ;
Haletants, ils ouvraient leurs deux bouches pensives,
Montrant dans la clarté leurs dents et leurs gencives ;
Puis, vautrés l’un sur l’autre, ils tombaient en roulant
Sur les pentes en fleur, dans le sable sanglant.
Enfin, d’un cri sauvage effrayant les ravines,
Hercule prit le monstre entre ses mains divines ;
Alors il lui serra si durement le cou,
Que le lion sentit la mort dans son œil fou
Et vit passer sur lui le flot noir de l’Averne.
Le héros le traîna jusque dans sa caverne ;
Sombre et morne, elle avait une entrée au levant,
Et l’autre au couchant sombre, où s’engouffrait le vent.
Hercule, contenant d’une main rade et forte
Le lion qui voulait bondir vers cette porte,
Prit un quartier de roche avec son autre main,
Et la boucha ; puis, d’un long effort surhumain,
Qui fit craquer les os de l’horrible mâchoire
Et jaillir un sang rouge entre ses dents d’ivoire,
Il étouffa le monstre, et, penché vers les cieux,
Il écouta monter dans l’air silencieux
Son long râle et sa plainte amère aux vents jetée,
Si triste que la terre en fut épouvantée.
Puis le héros ouvrit ses bras ; poussant un cri
Suprême, le lion mourant tomba meurtri,
Et, se heurtant au mur de la caverne close,
Il expira, laissant traîner sa langue rose.

Lundi 6 juillet 1874.

Tueur de monstres
Le beau monstre, à demi couché dans l’ombre noire,
Laissait voir seulement sa poitrine d’ivoire
Et son riant visage et ses cheveux ardents,
Et Thésée, admirant la blancheur de ses dents,
Regardait ses bras luire avec de molles poses,
Et de ses seins aigus fleurir les boutons roses.
Au loin ils entendaient les aboiements des chiens,
Et la charmante voix du monstre disait : « Viens,
Car cet antre nous offre une retraite sûre.
Ami, je dénouerai moi-même ta chaussure,
l’étendrai ton manteau sur l’herbe, si tu veux,
Et tu t’endormiras, le front dans mes cheveux,
Sans craindre la clarté d’une étoile importune. »
Mais, comme elle parlait, un doux rayon de lune
Parut, et le héros, dans le soir triste et pur,
Vit resplendir avec ses écailles d’azur
Le corps mystérieux du monstre, dont la queue
De dragon vil, pareille à la mer verte et bleue,
Déroulait ses anneaux, et de blancs ossements
Brillèrent à ses pieds, sous les clairs diamants
De la lune. Alors, sourd à la voix charmeresse
Du monstre, et saisissant fortement une tresse
De la crinière d’or qui tombait sur ses yeux,
Il tira son épée avec un cri joyeux,
Et deux fois en frappa le monstre à la poitrine.
Et, hurlant comme un loup dans la forêt divine,
Crispant ses bras, tordant sa queue, horrible à voir,
L’Hydre au visage humain tomba dans son sang noir
Tandis que le héros sous l’ombrage superbe,
Essuyant son épée humide aux touffes d’herbe,
S’en allait, calme ; et, sans que ce cri l’eût troublé,
Il regardait blanchir le grand ciel étoilé.

16 novembre 1873.

La mort de l’amour
Une nuit, j’ai rêvé que l’Amour était mort.
Au penchant de l’Œta, que l’âpre bise mord,
Les Vierges dont le vent meurtrit de ses caresses
Les seins nus et les pieds de lys, les chasseresses
Que la lune voit fuir dans l’antre souterrain,
L’avaient toutes percé de leurs flèches d’airain.
Le jeune Dieu tomba, meurtri de cent blessures,
Et le sang jaillissait sur ses belles chaussures.
Il expira. Parmi les bois qu’ils parcouraient
Les loups criaient de peur. Les grands lions pleuraient.
La terre frissonnait et se sentait perdue.
Folle, expirante aussi, la Nature éperdue
De voir le divin sang couler en flot vermeil,
Enveloppa de nuit et d’ombre le soleil,
comme pour étouffer sous l’horreur de ces voiles
L’épouvantable cri qui tombait des étoiles.
Laissant pendre sa main qui dompte le vautour,
Il gisait, l’adorable archer, l’enfant Amour,
Comme un pin abattu vivant par la cognée.
Alors Psyché vint, blanche et de ses pleurs baignés :
Elle s’agenouilla près du bel enfant-dieu,
Et sans repos baisa ses blessures en feu,
Béantes, comme elle eût baisé de belles bouches,
Puis se roula dans l’herbe, et dit : « Ô Dieux farouches !
C’est votre œuvre, de vous je n’attendais pas moins.
Je connais là vos coups. Mais vous êtes témoins,
Tous, que je donne ici mon souffle à ce cadavre,
Pour qu’Éros, délivré de la mort qui le navre,
Renaisse, et dans le vol des astres, d’un pied sûr
Remonte en bondissant les escaliers d’azur ! »
Puis, comprimant son cœur que brûlaient mille fièvres
Dans un baiser immense elle colla ses lèvres
Sur la lèvre glacée, hélas ! de son époux,
Et, tandis que la voix gémissante des loups
Montait vers le ciel noir sans lumière et sans flamme,
Elle baisa le mort, et lui souffla son âme.
Tout à coup le soleil reparut, et le Dieu
Se releva, charmé, vivant, riant. L’air bleu
Baisait ses cheveux d’or, d’où le zéphyr emporte
L’extase des parfums, et Psyché tomba morte.
Éros emplit le bois de chansons, fier, divin,
Superbe, et d’une haleine aspirant, comme un vin
Doux et délicieux, la vie universelle,
Mais sans s’inquiéter un seul moment de celle
Qui gisait à ses pieds sur le coteau penchant,
Et dont le front traînait dans la fange. Et, touchant
Les flèches dont Zeus même adore la brûlure,
Il marchait dans son sang et dans sa chevelure.

Décembre 1862.

Roland
Roncevaux ! Roncevaux ! que te faut-il encore ?
Il s’est éteint l’appel désespéré du cor.
Hauts sont les puys et longs et ténébreux, mais Charles,
Frémissant dans sa chair, entend que tu lui parles,
Et, couchés à jamais pour l’éternel repos,
Les païens gisent morts par milliers, par troupeaux,
Sur le sable, à côté des Français intrépides.
Ah ! les vaux sont profonds, et les gaves rapides,
Et la rafale fait tournoyer sur les monts
Ces âmes de corbeaux qu’emportent les démons.
Tandis que l’Empereur à la barbe fleurie
Accourt, hélas ! trop tard vers l’affreuse tuerie,
Ô douleur ! dans le fond des défilés étroits,
Au pied des rocs de marbre, ils ne sont plus que trois :
L’archevêque Turpin, qui, la mort sur la joue,
Navre encore les païens, qu’on l’en blâme ou l’en loue,
Et le brave Gautier de Luz, et puis Roland.
Olivier est tombé, qui, déjà chancelant,
Et l’œil au Paradis qui devant lui flamboie,
Hauteclaire à la main, criait encore : Montjoie !
Il dort, le fier marquis, auprès de Veillantif.
Cependant, à venger notre France attentif,
Sous son armure d’or, pâle, souillé de fange,
Roland, sanglant, blessé, poudreux, fier comme un Ange,
Combat en vaillant preux qui sait bien son métier.
Turpin de son épieu fait merveille ; Gautier
Est plus rouge partout qu’une grenade mûre ;
Le sang de tous côtés tombe de son armure,
Et Roland frappe, ayant une blessure au flanc.
Durandal avait tant travaillé que le sang
Ruisselait sur sa lame, et l’enveloppait toute
D’un humide fourreau vermeil, et goutte à goutte
Pleuvait en même temps de tous les points du fer.
On eût dit que Roland, revenu de l’Enfer,
Tînt un glaive de feu levé sur les infâmes,
D’où sa main secouait de la braise et des flammes.
Tout ce sang tombait dru sur lui, sur son coursier,
Débordant, émoussait le tranchant de l’acier,
Et, lorsque le héros s’élançait comme en rêve,
Bouillonnait en flot clair à la pointe du glaive.
Son odeur enivrante attirait les vautours.
« Ah ! s’écriait le bon Roland frappant toujours
Devant lui, si, ma main étant moins occupée,
Je pouvais seulement essuyer mon épée ! »
Il dit, et sur le front du Sarrasin maudit
Frappe ; alors monseigneur saint Michel descendit
Du ciel, et vers Roland, occupé de combattre,
Accourut, enjambant dans l’éther quatre à quatre
Les clairs escaliers bleus du Paradis. Il vint
Au comte qui luttait, souriant, contre vingt
Mécréants, et son fer n’était qu’une souillure.
Mais l’Archange éclatant, dont l’ample chevelure
De rayons d’or frissonne autour de son front pur,
Essuya Durandal à sa robe d’azur.
Ensuite il regagna les cieux. Dans la mêlée
Roland continuait sa course échevelée.
Comme le bûcheron s’abat sur la forêt,
Sa grande épée, heureuse et rajeunie, ouvrait
Les fronts casqués ; à chaque estocade nouvelle,
On en voyait jaillir le sang et la cervelle ;
Et les noirs bataillons qu’il touchait en marchant
Disparaissaient, ainsi que les épis d’un champ
Se renversent, courbés sous le vent qui les bouge.
Une minute après, Durandal était rouge.

Février 1863.

Penthésilée
Quand son âme se fut tristement exhalée
Par la blessure ouverte, et quand Penthésilée,
Une dernière fois se tournant vers les cieux,
Eut fermé pour jamais ses yeux audacieux,
Des guerriers, soutenant son front pâle et tranquille,
L’apportèrent alors sous les tentes d’Achille.
On détacha son casque au panache mouvant
Qui tout à l’heure encore frissonnait sous le vent,
Et puis on dénoua la cuirasse et l’armure ;
Et, comme on voit le cœur d’une grenade mûre,
La blessure apparut, dans la blanche pâleur
De son sein délicat et fier comme une fleur.
La haine et la fureur crispaient encore sa bouche,
Et sur ses bras hardis, comme un fleuve farouche
Se précipite avec d’indomptables élans,
Tombaient ses noirs cheveux, hérissés et sanglants.
Le divin meurtrier regarda sa victime.
Et, tout à coup sentant dans son cœur magnanime
Une douleur amère, il admira longtemps
Cette guerrière morte aux beaux cheveux flottants
Dont nul époux n’avait mérité les caresses,
Et sa beauté pareille à celle des Déesses.
Puis il pleura. Longtemps, au bruit de ses sanglots,
Ses larmes de ses yeux brûlants en larges flots
Ruisselèrent, et, comme un lys pur qui frissonne,
Il baignait de ses pleurs le front de l’amazone.
Tous ceux qui sur leurs nefs, jeunes et pleins de jours,
Pour abattre Ilios environné de tours
L’avaient accompagné, fendant la mer stérile,
Frémissaient dans leurs cœurs, à voir pleurer Achille.
Mais seul Thersite, louche boiteux et tortu
Et chauve, et n’ayant plus sur son crâne pointu
Que des cheveux épars comme des herbes folles,
Outragea le héros par ces dures paroles :
« Cette femme a tué les meilleurs de nos chefs,
Dit-il, puis les ayant chassés jusqu’à leurs nefs,
Envoya chez Aidès, les perçant de ses flèches,
Des Achéens nombreux comme des feuilles sèches
Que le vent enveloppe en son tourbillon fou ;
Toi cependant, chacun le voit, cœur lâche et mou,
Qui te plains et gémis comme le cerf qui brame,
Tu pleures cette femme avec des pleurs de femme ! »
À ces mots, regardant le railleur insensé,
Achille s’éveilla, comme un lion blessé
Sur le sable sanglant qu’un vent brûlant balaie,
Dont un insecte affreux vient tourmenter la plaie,
Et, voyant près de lui ce bouffon sans vertu,
Il le frappa du poing sur son crâne pointu.
Thersite expira. Car le poing fermé d’Achille
Avait fait cent morceaux de son crâne débile,
De même que l’argile informe cuite au four
Est fracassée avec un grand bruit à l’entour,
Alors que le potier, justement pris de rage
Et fâché d’avoir mal réussi son ouvrage,
En se ruant dessus brise un vase tout neuf.
Il tomba lourdement, assommé comme un bœuf,
Et, regardant encore la guerrière sans armes,
Achille aux pieds légers versait toujours des larmes.

12 octobre 1872.

La reine Omphale
La reine Omphale était assise, comme un Dieu,
Sur un trône ; ses lourds cheveux d’or et de feu
Étincelaient ; Hermès, pareil au crépuscule,
Posant sa forte main sur l’épaule d’Hercule,
Se tourna vers la reine avec un air subtil,
Et lui dit : « Le marché des Dieux te convient-il ?
– Messager, répondit alors d’une voix grave
La Lydienne, pars, laisse-moi pour esclave
Ce tueur de lions, de sa forêt venu,
Et je l’achèterai pour le prix convenu. »
Hermès, gardant toujours sa pose triomphale,
Reçut les trois talents que lui donnait Omphale,
Et, montrant le héros aux muscles de Titan,
« Cet homme, lui dit-il, t’appartient pour un an. »
Parlant ainsi, le Dieu souriant de Cyllène,
Comme un aigle qui va partir, prit son haleine
Et bondit ; il vola de son pied diligent
Plus haut que l’éther vaste et les astres d’argent ;
Puis au ciel, qu’une pourpre éblouissante arrose,
S’enfuit dans la vapeur en feu du couchant rose.
La Lydienne au front orné de cheveux roux
Abaissa sur Hercule un œil plein de courroux,
Et lui cria, superbe et de rage enflammée,
En touchant la dépouille auguste de Némée :
« Esclave, donne-moi cette peau de lion. »
Hercule, sans colère et sans rébellion,
Obéit. La princesse arrangea comme un casque,
Sur sa tête aux cheveux brillants, l’horrible masque
Du lion, puis mêla, plus irritée encore,
La crinière farouche avec ses cheveux d’or,
Et, levant par orgueil sa tête étincelante,
Se fit de la dépouille une robe sanglante.
« Esclave, que le sort a courbé sous ma loi,
Reprit-elle en mordant sa lèvre, donne-moi
Tes flèches, ton épée et ton arc, et déchire
Ce carquois. » Le héros obéit. Un sourire
Ineffable éclairait, comme un rayon vermeil,
Son front pensif, hâlé par le fauve soleil.
« Pourquoi vas-tu, couvert de meurtres et de crimes,
Par les chemins, sous l’œil jaloux des Dieux sublimes ?
Dit Omphale. Tu fuis dans l’univers sacré,
Toujours ivre de sang et de sang altéré ;
Tu fais des orphelins désolés et des veuves
Dont le sanglot amer se mêle au bruit des fleuves ;
Ton pied impétueux ne marche qu’en heurtant
Des cadavres ; l’horreur te cherche, et l’on entend
Crier derrière toi les bouches des blessures.
Comme un chien dont les dents sont rouges de morsures,
Et qui, repu déjà, pour se désaltérer
Cherche encore un lambeau de chair à déchirer,
Tu peuples d’ossements la terre et les rivages,
Et tu n’épargnes même, en tes meurtres sauvages,
Ni les rois au front ceint de laurier, ni les Dieux ;
Mais s’ils ont fui devant ce carnage odieux,
Comme rougir la terre est ton unique joie,
Tu cherches les serpents et les bêtes de proie.
C’est par de tels exploits que tu te signalas ;
Mais la terre en est lasse et le ciel en est las ;
Les fleuves rugissants, dans leurs grottes profondes,
Ne veulent plus rouler du sang avec leurs ondes ;
Tes pas lourds font horreur aux grands bois chevelus,
Et, lasse de te voir, la terre ne veut plus
Cacher au fond du lac pâle ou de la caverne
Ta moisson de corps morts promis au sombre Averne.
Et c’est pourquoi les Dieux, qui seront tes bourreaux,
M’ont fait des bras d’athlète et le cœur d’un héros
Pour vaincre l’oiseleur affreux du lac Stymphale,
Car ils réserveront à la gloire d’Omphale
De dompter un brigand, pourvoyeur des tombeaux
Ouverts, dût-elle avoir comme toi des lambeaux
De chair après ses dents et du sang à la bouche,
Et déchirer le cœur d’un assassin farouche. »
« – Ô reine, répondit Hercule doucement,
Amazone invincible au cœur de diamant !
Quand tu parais, on croit voir, à ta noble taille,
Un jeune Dieu cruel armé pour la bataille.
Ton regard, que la Grèce a tant de fois vanté,
S’embrase comme un astre au ciel épouvanté,
Et sur ton sein aigu, que la blancheur décore,
Tes cheveux rougissants ont des éclats d’aurore.
Encore tout jeune enfant par le jour ébloui,
J’eus pour maître Eumolpos, et je puis, comme lui,
Célébrer la fierté charmante et le sourire
D’une Déesse blonde, ayant tenu la lyre.
Mais lorsque je parus sous le regard serein
Des cieux, portant cet arc et ce glaive d’airain,
La terre gémissait, nourrice des colosses,
Sous la dent des brigands et des bêtes féroces.
Des bandits, embusqués près de chaque buisson,
Arrêtaient le passant pour en tirer rançon ;
Dans leur démence avide, ils bravaient les tonnerres
De Zeus ; tout leur cédait, et les plus sanguinaires,
Ayant jeté l’effroi dans les murs belliqueux
Des villes, emmenaient les vierges avec eux.
Les Dieux même oubliaient la justice. La peste
Soufflait sinistrement son haleine funeste
Dans les marais par l’eau dormante empoisonnés ;
Mordant les arbres noirs déjà déracinés,
Des monstres surgissaient, hideux, couverts d’écailles
Renaissant du sang vil versé dans leurs batailles.
De lourds dragons ailés se traînaient sur les eaux
Dans leur bave, jetant le feu par leurs naseaux,
Et flétrissaient les fleurs de leurs souffles infâmes.
Ô guerrière fidèle, est-ce toi qui me blâmes ?
Quand j’avais nettoyé les sourds marais dormants
En détournant le cours d’un fleuve aux diamants
Glacés ; quand les dragons, le long des feuilles sèches,
Se traînaient sur le sol, déchirés par mes flèches,
J’allais porter secours à des vierges, tes sœurs ;
Je tuais les brigands furtifs, les ravisseurs,
Et, près des lacs noyés dans les vapeurs confuses,
J’écrasais de mes mains les artisans de ruses,
Afin de ne plus voir leurs vols insidieux,
Et sans m’inquiéter s’ils étaient rois ni Dieux !
Reine, tu te trompais, tout ce qui souffre m’aime.
Ah ! si j’ai quelquefois combattu pour moi-même
Et pour sacrifier à mon orgueil, du moins
Ce fut contre les Dieux indolents, qui, témoins
De mes travaux, craignaient la terre rajeunie,
Et mettaient pour une heure obstacle à mon génie.
Oui, parfois, las d’errer seul dans leurs durs exils,
Je les ai défiés ; mais comment pouvaient-ils,
Sans craindre avec raison que tout s’anéantisse,
Entraver le héros qui s’appelle Justice ?
Et ne savaient-ils pas que, sur cet astre noir,
Si tout les nomme Loi, je me nomme Devoir ?
Quand, cherchant, pour ma tâche incessamment subie,
Les bœufs de Géryon, j’entrai dans la Libye,
Le dieu Soleil lança sur moi ses traits de feu,
Et moi, de même aussi, je lançai sur le Dieu
Mes flèches, et je vis vaciller à la voûte
Céleste sa lumière, et je repris ma route
Sur l’orageuse mer, dans une barque d’or.
Quand donc ai-je offensé la vertu, mon trésor !
J’ai combattu la Mort qui voulait prendre Alceste ;
J’ai violé la nuit de l’Hadès, où l’inceste
Gémit, et j’ai marché dans le nid du vautour,
Mais pour rendre Thésée à la clarté du jour !
La femme, dont le front abrite un saint mystère,
Est la divinité visible de la terre.
Elle est comme un parfum dans de riches coffrets ;
Ses cheveux embaumés ressemblent aux forêts ;
Son corps harmonieux a la blancheur insigne
De la neige des monts et de l’aile du cygne ;
Habile comme nous à dompter les chevaux,
Elle affronte la guerre auguste, les travaux
Du glaive, et comme nous, depuis qu’elle respire,
Sait éveiller les chants qui dorment dans la lyre.
C’est pour elle, qui prend notre âme sur le seuil
De la vie, et pour voir ses yeux briller d’orgueil,
Que j’allais écrasant les hydres dans la plaine,
Sachant, esprit mêlé d’azur, quelle est sa haine
Contre l’impureté des animaux rampants.
Partout, guidant ses pas sur le front des serpents,
J’ai détesté le meurtre et protégé la vie ;
Quand je ne trouvais plus, entrant dans les déserts
J’y tuais des lions et j’y laissais des villes !
J’ai répandu le sang humain, c’est que mon cœur
Et que je ne puis voir souffrir les créatures. »
Palpitante, le front tout blêmi des pâleurs
S’éclaire, elle sentait les dédains et la rage
Vers le mystérieux enfer, et sur le sol
Elle s’agenouilla, baisant les pieds d’Hercule.
Et ses lourds cheveux roux couvraient son sein aigu.
Dit-elle, j’ai rêvé. Qui donc parlait de haine ?
Tes flèches, cette peau sanglante de lion,
Vois, je lave à présent tes pieds avec mes larmes.
Cette ceinture d’or brillant, où les rubis
Sont mes armes aussi, que l’univers adore
Tu peux me les ôter, ami, quand tu voudras.
Par les chanteurs épars sous la voûte azurée,
La blanche laine en mon asile inviolé,
Le foudre ailé du roi Zeus et la lance noire
Daigne, oh ! daigne toucher avec ta noble main
Où je filais d’un doigt pensif la blanche laine,
D’ivoire, en m’endormant dans mon petit berceau ! »
D’Omphale frissonnait près de sa gorge pure.
Languissante, et levant vers les yeux du héros
Lui posa dans les mains sa quenouille d’ivoire.