DÉDICACE
À MONSIEUR LAURENT JAN,
Son ami,
DE BALZAC.
29 mars 1840.
Il est difficile à Fauteur d’une pièce de théâtre de se replacer, à cinquante jours de distance, dans la situation où il était le lendemain de la première représentation de son ouvrage ; mais il est maintenant d’autant plus difficile d’écrire la préface de Vautrin, que tout le monde a fait la sienne ; celle de l’auteur serait infailliblement inférieure à tant de pensées divergentes. Un coup de canon ne vaudra jamais un feu d’artifice.
L’auteur expliquerait-il son œuvre ? Mais elle ne pouvait avoir que M. Frédérick-Lemaître pour commentateur.
Se plaindrait-il de la défense qui arrête la représentation de son drame ? Mais il ne connaîtrait donc ni son temps ni son pays. L’arbitraire est le péché mignon des gouvernements constitutionnels ; c’est leur infidélité à eux ; et d’ailleurs, ne sait-il pas qu’il n’y a rien de plus cruel que les faibles ? À ce gouvernement-ci, comme aux enfants, il est permis de tout faire, excepté le bien et une majorité.
Irait-il prouver que Vautrin est un drame innocent autant qu’une pièce de Berquin ? Mais traiter la question de la moralité ou de l’immoralité du théâtre, ne serait-ce pas se mettre au-dessous des Prudhomme qui en font une question ?
S’en prendrait-il au journalisme ? Mais il ne peut que le féliciter d’avoir justifié par sa conduite, en cette circonstance, tout ce qu’il en a dit ailleurs.
Cependant, au milieu de ce désastre que l’énergie du gouvernement a causé, mais que, dit-on, le fer d’un coiffeur aurait pu réparer, l’auteur a trouvé quelques compensations dans les preuves d’intérêt qui lui ont été données. Entre tous, M. Victor Hugo s’est montré aussi serviable qu’il est grand poète ; et l’auteur est d’autant plus heureux de publier combien il fut obligeant, que les ennemis de M. Hugo ne se font pas faute de calomnier son caractère.
Enfin, Vautrin a presque deux mois, et dans la serre parisienne, une nouveauté de deux mois prend deux siècles. La véritable et meilleure préface de Vautrin sera donc le drame de Richard-cœur-d’Éponge, que l’administration permet de représenter, afin de ne pas laisser les rats occuper exclusivement les planches si fécondes du théâtre de la Porte-Saint-Martin.
Paris, 1er mai 1840.
JACQUES COLLIN : dit VAUTRIN.
LE DUC DE MONTSOREL.
LE MARQUIS ALBERT : son fils.
RAOUL DE FRESCAS.
CHARLES BLONDET : dit LE CHEVALIER DE SAINT-CHARLES.
FRANÇOIS CADET : dit PHILOSOPHE, cocher.
FIL-DE-SOIE : cuisinier.
BUTEUX : portier.
PHILIPPE BOULARD : dit LAFOURAILLE.
UN COMMISSAIRE.
JOSEPH BONNET : valet de chambre de la duchesse de Montsorel.
LA DUCHESSE DE MONTSOREL : (LOUISE DE VAUDREY).
MADEMOISELLE DE VAUDREY : sa tante.
LA DUCHESSE DE CHRISTOVAL.
INÈS DE CHRISTOVAL : princesse d’Arjos.
FÉLICITÉ : femme de chambre de la duchesse de Montsorel.
DOMESTIQUES, GENDARMES, AGENTS, etc.
La scène se passe à Paris, en 1816, après le second retour des Bourbons.
Un salon à l’hôtel de Montsorel.
La duchesse de Montsorel, mademoiselle de Vaudrey.
Ah ! vous m’avez attendue, combien vous êtes bonne !
Qu’avez-vous, Louise ? Depuis douze ans que nous pleurons ensemble, voici le premier moment où je vous vois joyeuse ; et pour qui vous connaît, il y a de quoi trembler.
Il faut que cette joie s’épanche, et vous, qui avez épousé mes angoisses, pouvez seule comprendre le délire que me cause une lueur d’espérance.
Seriez-vous sur les traces de votre fils ?
Retrouvé !
Impossible ! Et s’il n’existe plus, à quelle horrible torture vous êtes-vous condamnée ?
Un enfant mort à une tombe dans le cœur de sa mère ; mais l’enfant qu’on nous a dérobé, il y existe, ma tante.
Si l’on vous entendait ?
Eh ! que m’importe ! Je commence une nouvelle vie, et me sens pleine de force pour résister à la tyrannie de M. de Montsorel.
Après vingt-deux années de larmes, sur quel évènement peut se fonder cette espérance ?
C’est plus qu’une espérance ! Après la réception du roi, je suis allée chez l’ambassadeur d’Espagne, qui devait nous présenter l’une à l’autre, madame de Christoval et moi : j’ai vu là un jeune homme qui me ressemble, qui a ma voix ! Comprenez-vous ? Si je suis rentrée si tard, c’est que j’étais clouée dans ce salon, je n’en ai pu sortir que quand il est parti.
Et sur ce faible indice, vous vous exaltez ainsi !
Pour une mère, une révélation n’est-elle pas le plus grand des témoignages ? À son aspect, il m’a passé comme une flamme devant les yeux, ses regards ont ranimé ma vie, et je me suis sentie heureuse. Enfin, s’il n’était pas mon fils, ce serait une passion insensée !
Vous vous serez perdue !
Oui, peut-être ! On a dû nous observer : une force irrésistible m’entraînait ; je ne voyais que lui, je voulais qu’il me parlât, et il m’a parlé, et j’ai su son âge : il a vingt-trois ans, l’âge de Fernand !
Mais le duc était là ?
Ai-je pu songer à mon mari ? J’écoutais ce jeune homme, qui parlait à Inès. Je crois qu’ils s’aiment.
Inès, la prétendue de votre fils le marquis ? Et pensez-vous que le duc n’ait pas été frappé de cet accueil fait à un rival de son fils ?
Vous avez raison, et j’aperçois maintenant à quels dangers Fernand est exposé. Mais je ne veux pas vous retenir davantage, je vous parlerais de lui jusqu’au jour. Vous le verrez. Je lui ai dit de venir à l’heure où M. de Montsorel va chez le roi, et nous le questionnerons sur son enfance.
Vous ne pourrez dormir, calmez-vous, de grâce. Et d’abord renvoyons Félicité, qui n’est pas accoutumée à veiller. Elle sonne.
M. le duc rentre avec M. le marquis.
Je vous ai déjà dit, Félicité, de ne jamais m’instruire de ce qui se passe chez Monsieur. Allez. Félicité sort.
Je n’ose vous enlever une illusion qui vous donne tant de bonheur ; mais quand je mesure la hauteur à laquelle vous vous élevez, je crains une chute horrible : en tombant de trop haut, l’âme se brise aussi bien que le corps, et laissez-moi vous le dire, je tremble pour vous.
Vous craignez mon désespoir, et moi, je crains ma joie.
Si elle se trompe, elle peut devenir folle.
Ma tante, Fernand se nomme Raoul de Frescas.
Elle ne voit pas qu’il faudrait un miracle pour qu’elle retrouvât son fils. Les mères croient toutes à des miracles. Veillons sur elle ! Un regard, un mot la perdraient ; car si elle avait raison, si Dieu lui rendait son fils, elle marcherait vers une catastrophe plus affreuse encore que la déception qu’elle s’est préparée. Pensera-t-elle à se contenir devant ses femmes ?…
Mademoiselle de Vaudrey, Félicité.
Déjà ?
Madame la duchesse avait bien hâte de me renvoyer.
Ma nièce ne vous a pas donné d’ordres pour ce matin ?
Non, Mademoiselle.
Il viendra pour moi, vers midi, un jeune homme nommé M. Raoul de Frescas : il demandera peut-être la duchesse ; prévenez-en Joseph, il le conduira chez moi. Elle sort.
Un jeune homme pour elle ? Non, non. Je me disais bien que la retraite de Madame devait avoir un motif : elle est riche, elle est belle, le duc ne l’aime pas ; voici la première fois qu’elle va dans le monde, un jeune homme vient le lendemain demander Madame, et Mademoiselle veut le recevoir ! On se cache de moi : ni confidences, ni profits. Si c’est là l’avenir des femmes de chambre sous ce gouvernement-ci, ma foi, je ne vois pas ce que nous pourrons faire. Une porte latérale s’ouvre, on voit deux hommes, la porte se referme aussitôt. Au reste, nous verrons le jeune homme. Elle sort.
Joseph, Vautrin.
Vautrin paraît avec un surtout couleur de tan, garni de fourrures, dessous noir ; il a la tenue d’un ministre diplomatique étranger en soirée.
Maudite fille ! nous étions perdus.
Tu étais perdu. Ah çà ! mais tu tiens donc beaucoup à ne pas te reperdre, toi ? Tu jouis donc de la paix du cœur ici ?
Ma foi, je trouve mon compte à être honnête.
Et entends-tu bien l’honnêteté ?
Mais, çà et mes gages, je suis content.
Je te vois venir, mon gaillard. Tu prends peu et souvent, tu amasses, et tu auras encore l’honnêteté de prêter à la petite semaine. Eh bien ! tu ne saurais croire quel plaisir j’éprouve à voir une de mes vieilles connaissances arriver à une position honorable. Tu le peux, tu n’as que des défauts, et c’est la moitié de la vertu. Moi, j’ai eu des vices, et je les regrette… comme ça passe ! Et maintenant plus rien ! il ne me reste que les dangers et la lutte. Après tout, c’est la vie d’un Indien entouré d’ennemis, et je défends mes cheveux.
Et les miens ?
Les tiens ?… Ah ! c’est vrai. Quoi qu’il arrive ici, tu as la parole de Jacques Collin de n’être jamais compromis ; mais tu m’obéiras en tout !
En tout ?… cependant…
On connaît son Code. S’il y a quelque méchante besogne, j’aurai mes fidèles, mes vieux. Es-tu depuis longtemps ici ?
Madame la duchesse m’a pris pour valet de chambre en allant à Gaud, et j’ai la confiance de ces dames.
Ça me va ! J’ai besoin de quelques notes sur les Montsorel. Que sais-tu ?
Rien.
La confiance des grands ne va jamais plus loin. Qu’as-tu découvert ?
Rien.
Il devient aussi par trop honnête homme. Peut-être croit-il ne rien savoir ? Quand on cause pendant cinq minutes avec un homme, on en tire toujours quelque chose. Haut. Où sommes-nous ici ?
Chez madame la duchesse, et voici ses appartements ; ceux de M. le duc sont ici au-dessous ; la chambre de leur fils unique le marquis est au-dessus, et donne sur la cour.
Je t’ai demandé les empreintes de toutes les serrures du cabinet de M. le duc, où sont-elles ?
Les voici.
Toutes les fois que je voudrai venir ici, tu trouveras une croix faite à la craie sur la porte du jardin ; tu iras l’examiner tous les soirs. On est vertueux ici, les gonds de cette porte sont bien rouillés ; mais Louis XVIII ne peut pas être Louis XV ! Adieu, mon garçon ; je viendrai la nuit prochaine. À part. Il faut aller rejoindre mes gens à l’hôtel de Christoval.
Depuis que ce diable d’homme m’a retrouvé, je suis dans des transes…
Le duc ne vit donc pas avec sa femme ?
Brouillés depuis vingt ans.
Et pourquoi ?
Leur fils lui-même ne le sait pas.
Et ton prédécesseur, pourquoi fut-il renvoyé ?
Je ne sais, je ne l’ai pas connu. Ils n’ont monté leur maison que depuis le second retour du roi.
Voici les avantages de la société nouvelle : il n’y a plus de liens entre les maîtres et les domestiques ; plus d’attachement, par conséquent, plus de trahisons possibles. À Joseph. Se dit-on des mots piquants à table ?
Jamais rien devant les gens.
Que pensez-vous d’eux, à l’office, entre vous ?
La duchesse est une sainte.
Pauvre femme ! et le duc ?
Un égoïste.
Oui, un homme d’État À part. Il doit avoir des secrets, nous verrons dans son jeu. Tout grand seigneur a de petites passions par lesquelles on le mène ; et si je le tiens une fois, il faudra bien que son fils… À Joseph. Que dit-on du mariage du marquis de Monsorel avec Inès de Christoval ?
Pas un mot. La duchesse semble s’y intéresser fort peu.
Elle n’a qu’un fils ! Ceci n’est pas naturel.
Entre nous, je crois qu’elle n’aime pas son fils.
Il a fallu t’arracher cette parole du gosier comme on tire le bouchon d’une bouteille de vin de Bordeaux ! Il y a donc un secret dans cette maison ? Une mère, une duchesse de Montsorel qui n’aime pas son fils, un fils unique ! Quel est son confesseur.
Elle fait toutes ses dévotions en secret.
Bien ! je saurai tout : les secrets sont comme les jeunes filles, plus on les garde, mieux on les trouve. Je mettrai deux de mes drôles de planton à Saint-Thomas d’Aquin : ils ne feront pas leur salut, mais… ils feront autre chose. Adieu.
Voilà un vieil ami, c’est bien ce qu’il y a de pis au monde… il me fera perdre ma place. Ah ! si je n’avais pas peur d’être empoisonné comme un chien par Jacques Collin, qui le ferait, je dirais tout au duc ; mais, dans ce bas monde, chacun son écot ! je ne veux payer pour personne. Que le duc s’arrange avec Jacques, je vais me coucher. Du bruit ? la duchesse se lève. Que veut-elle ? Tâchons d’écouter.
Où cacher l’acte de naissance de mon fils ?… Elle lit. « Valence… juillet 1793… » Ville de malheur pour moi ! Fernand est bien né sept mois après mon mariage, par une de ces fatalités qui justifient d’infâmes accusations ! Je vais prier ma tante de garder cet acte sur elle jusqu’à ce que je le dépose en lieu de sûreté. Chez moi, le duc ferait tout fouiller en mon absence, il dispose de la police à son gré. On n’a rien à refuser à un homme en faveur. Si Joseph me voyait à cette heure allant chez mademoiselle de Vaudrey, tout l’hôtel en causerait. Ah ! seule au monde, seule contre tous, toujours prisonnière chez moi !