Avant d’entreprendre le récit de ces glorieuses campagnes d’Italie dont les résultats furent si importants pour les destinées des peuples et des rois, il nous paraît indispensable de remonter jusqu’aux évènements qui secouèrent avec tant de violence le monde civilisé et qui ouvrirent la route à la France conquérante. Pour suivre plus facilement le plan que nous nous sommes tracé, nous nous proposons de faire succéder dans cette Introduction, au tableau général de nos luttes intestines et étrangères, un précis rapide des premières opérations militaires des armées des Alpes et d’Italie, jusqu’au moment où toutes deux, réunies sous un chef, cessèrent d’être inaperçues au milieu des autres armées, leurs rivales de gloire, et commencèrent enfin cette carrière de succès étonnants qui devaient faire pousser à l’Europe entière un long cri de terreur et d’admiration.
Ami sincère d’une liberté légale, mais étranger à tout esprit d’intrigue et de parti, à défaut des talents et de cet instinct sublime du grand historien qui embrasse d’un coup d’œil de nombreux évènements pour en saisir les causes et les conséquences, nous apportons ici notre bonne foi. Si quelques assertions, si quelques faits méritent d’être démentis, nous aurons été abusé, sans chercher nous-même à abuser. Trop jeune pour avoir pu figurer comme acteur, ou même comme témoin, dans ces grandes querelles, nous n’y sommes intéressé que par notre titre de Français et par l’amour que nous portons à notre pays. Si les forces nous manquent pour accomplir la tâche que nous avons entreprise, nous sommes fier du moins d’offrir comme garantie de notre impartialité, au milieu de cette époque de calcul et de corruption, une conscience qui ne s’est jamais vendue et qui n’est point à vendre.
Mirabeau venait de mourir, et sa mort, qui, selon l’expression d’un de nos jeunes écrivains, fut le dernier malheur du trône ébranlé par lui, sembla tout à coup enlever cette digue puissante qui séparait encore les deux factions opposées, leur permettre de s’envisager enfin de près et d’en venir aux mains. Il faut entendre ici par factions le parti de la cour aussi bien que le parti populaire, puisque tous deux voulaient l’anéantissement de la constitution.
Quoi qu’on ait dit de ce grand orateur et des vices qui dégradaient son caractère, Mirabeau était l’âme de la monarchie constitutionnelle, dont La Fayette était le bras droit. On n’a point une telle puissance de talents sans idées fixes, et, malgré ses fluctuations apparentes, son génie et sa raison ne tardaient jamais à rectifier les écarts où l’entraînait la passion. Cet Automédon du char révolutionnaire en pouvait seul retenir les coursiers fougueux ; il tomba, et malheureusement ce fut dans le moment où l’Assemblée constituante, qui donna de si grandes preuves de sagesse et de modération, était près de se dissoudre.
Cependant, à l’intérieur, le parti royaliste s’appauvrissait par l’émigration ; il semblait que la France, dans sa fermentation démocratique, cherchât à rejeter de son sein tout ce qui paraissait contraire à ses nouveaux principes. Bientôt le Roi lui-même, redoutant également pour son pouvoir les factions qui s’agitaient dans Paris et l’asile qu’on lui offrait chez l’étranger, résolut de se rendre à Montmédy, où le général de Bouillé, qui commandait les départements de la Meurthe, de la Meuse, de la Moselle et de la Marne, lui promettait l’appui de son armée pour s’affranchir tout à la fois de la tutelle de l’Assemblée et de celle de la coalition. Si ce projet se fût effectué, peut-être la France était-elle perdue à jamais pour les Bourbons. Le code de nos lois nouvelles n’eût point été entaché d’un sang royal, et ce fut ce sang versé qui mit dans le berceau de la république le germe de sa destruction. Les Tarquins chassés de Rome n’y revinrent jamais ; César assassiné eut un héritier dans son fils adoptif, Octave. En Angleterre, Charles II succéda à Charles Ier mort sur l’échafaud. Jacques II, en traversant le détroit, y engloutit la royauté des Stuarts.
À la nouvelle du départ de Louis XVI, le peuple sembla d’abord frappé de stupeur ? la contenance ferme de l’Assemblée le rassura. Les républicains se montrèrent ouvertement pour la première fois, et se plurent à répéter cette phrase de la proclamation aux Français : L’ordre peut exister partout où il existe un centre d’unité.
Arrêté à Varennes, l’infortuné monarque, de retour dans sa capitale, y trouva un nouveau parti, moins fort encore, mais plus violent que les autres : citait celui qui voulait se passer de lui. L’Assemblée constituante usa de ménagements, supposa aux agitateurs qui demandaient la déchéance du Roi, et pour quelque temps Louis sembla rentrer dans ses droits.
Mais l’émigration, qui croissait de plus en plus, le laissait dans un fatal isolement. Les officiers désertaient les armées et couraient hâter les préparatifs de guerre qui s’organisaient sur les frontières. Nul d’entre eux ne sut comprendre qu’ils aidaient aux projets des novateurs en se condamnant eux-mêmes à une proscription volontaire. C’était à Paris et non à Coblentz qu’il fallait se rassembler ; ils voulaient servir le Roi, et ils l’abandonnaient ; ils voulaient combattre, et ils s’éloignaient du champ de bataille. La présence des princes français était suffisante pour intéresser à leur cause les cours étrangères. Était-ce de Bruxelles qu’ils espéraient contenir les émeutes populaires dirigées contre les Tuileries ? S’ils tenaient plus à la conservation de la monarchie qu’à celle du monarque, leur conduite a été conséquente.
Pour la seconde fois, l’Autriche et la Prusse, excitées par la Russie, se liguèrent contre la France. Le roi de Sardaigne, Victor-Amédée, troisième du nom, prince d’une humeur chevaleresque et dont l’ardeur belliqueuse n’avait pu éclater encore qu’en projets et en préparatifs, était jaloux d’essayer sa magnifique armée, jusqu’alors objet de luxe et de vanité pour lui, mais qu’il ne pouvait entretenir qu’aux dépens des trésors amassés par la prudente économie de ses pères. Il était temps qu’elle lui rapportât en puissance et en gloire le prix, des richesses et des soins qu’il lui avait prodigués. Il pensait qu’à son exemple, l’Italie entière allait se lever ; mais alarmée de l’attitude guerrière de l’Autriche, de l’ambition naissante d’Amédée, la sage Venise, craignant d’appauvrir sa marine et ses trésors pour favoriser les desseins d’ennemis futurs, restait immobile dans sa neutralité. Gênes l’imitait pour ne point perdre les avantages qu’elle retirait de son commerce avec la France. Les mêmes raisons et l’amour qu’il portait à son peuple, enchaînaient le grand-duc de Toscane. Le roi de Naples, malgré les liens sacrés qui l’unissaient à la famille royale de France, craignant qu’une escadre, sortie du port de Toulon, ne vînt le foudroyer dans sa capitale, attendait un signal de l’Angleterre pour se déclarer. Le Pape lui-même, séduit par les caresses et les protestations des fiers législateurs de la France, qui l’assuraient de leur fidélité aux doctrines de l’Église, et désirant mettre le trône de saint Pierre à l’abri des révolutions politiques, songeait à cimenter un pacte entre la religion et les idées nouvelles, pour en paralyser d’avance les effets, par rapport aux dogmes et au culte. Cette même année 1791, Spedalieri publia, dans la ville d’Assises, un traité des droits de l’homme. Il partait de ce principe que les sociétés ne s’étaient formées que par des conventions libres et purement humaines ; Dieu n’était intervenu dans l’organisation sociale que comme premier moteur de toutes choses, comme principe général, et non comme agent immédiat ; il n’y reconnaissait la royauté que comme une magistrature créée par le peuple, et dont le peuple peut priver celui qui n’en remplit point les devoirs. Il concluait, enfin, en déclarant que la religion chrétienne, protectrice des nations, terreur des tyrans, était la sauvegarde des droits de l’homme et la source de toute liberté. Bien que la publication de cet ouvrage, à une telle époque et dans de telles circonstances, ne fût sans doute point due à une inspiration généreuse, la cour de Rome l’accueillit avec une grande faveur, et son auteur fut nommé par Pie VI bénéficier de Saint-Pierre.
Privé de ses alliés naturels, ne se sentant plus d’appuis autour de lui, ému des plaintes de ses sujets, qui redoutaient les suites de la guerre, et appréhendant à son tour de n’agir que dans les intérêts de l’Autriche, Victor-Amédée, sans songer à rompre ses engagements envers les souverains du Nord, sentit sa fougue se ralentir. Il augmenta encore ses troupes, fit de nouvelles promotions dans son armée, passa des revues, invoqua le souvenir du grand Frédéric, de la gloire duquel il était idolâtre, et que tous les rois alors prenaient pour modèle ; mais ses forces restèrent stationnaires, et ses menaces seules franchirent les Alpes.
Les mouvements hostiles de l’Autriche et de la Prusse, les préparatifs d’autres puissances durent fixer alors plus fortement l’attention de la France ; mais ils l’irritèrent sans l’intimider ; et cent mille hommes, tirés de la garde nationale, se disposèrent à marcher au-devant de l’ennemi.
Alors aussi l’Assemblée constituante touchait au terme de ses travaux, et nul de ses membres ne pouvait être réélu aux nouvelles élections ; elle-même en avait ordonné ainsi. L’Assemblée législative, qui lui succéda, ne tarda pas à mettre, dans ses rapports avec le Roi, plus d’aigreur et de méfiance et tout présagea encore un nouvel ordre de choses.
Déjà les princes français avaient fait répandre avec profusion dans le royaume une protestation violente contre l’acceptation de la constitution par Louis XVI. Les émigrés s’organisaient militairement à Bruxelles, à Worms, à Coblentz ; la Russie, l’Espagne, la Hollande, la Sardaigne, s’engageaient à seconder la coalition, que devait commander le roi de Suède, Gustave III ; mais la mort de Gustave, et des changements de ministres ou d’intérêts, en détachèrent bientôt la Russie, la Suède et l’Espagne. L’Angleterre, renfermée dans sa neutralité hostile, observait de loin tous ces mouvements de l’Europe, souriait à l’espérance de voir notre révolution devenir honteuse et sanglante, et entretenait elle-même nos passions et nos excès pour se venger du rôle actif que nous avions joué lors de l’affranchissement des États-Unis.
Dans ces circonstances impérieuses, l’Assemblée sentit la nécessité de prendre des mesures promptes et décisives ; elle envoya vers le Roi une Réputation pour qu’il engageât les émigrés à renoncer à leurs entreprises criminelles contre la patrie, et les princes allemands à se rappeler les traités qui existaient entre eux et la France. M. de Vaublanc, orateur de la députation, termina ainsi son discours : « Dites-leur, enfin, que si les princes d’Allemagne continuent de favoriser des préparatifs dirigés contre les Français, les Français porteront chez eux, non pas le fer et la flamme, mais la liberté ! »
Le Roi fit auprès des puissances étrangères les démarches exigées ; bien plus, il proposa lui-même de commencer les hostilités, si ses justes demandes n’amenaient point les résultats qu’il en attendait. Narbonne, nouveau ministre de la guerre, auquel devait avant peu succéder Dumouriez, se rendit aux frontières pour les inspecter. Trois armées se formèrent sur-le-champ et furent confiées à la valeur et au patriotisme de Rochambeau, de Luckner et de La Fayette.
Un ultimatum présenté par l’Autriche étant repoussé avec indignation, la France prit l’initiative. Le maréchal de Rochambeau, placé à la tête des troupes rassemblées en Flandre, intima l’ordre au général Biron, qui commandait sous lui, de s’emparer de Quiévrain. Le 28 avril, Biron s’en rendit maître. Ce fut-là, en Belgique, le premier fait d’armes de cette guerre qui devait se terminer à Waterloo…
Le lendemain, nouveaux succès aux approches de Mons ; mais, lorsque tout était tranquille dans l’armée, au milieu d’une nuit profonde, le camp retentit soudain de ces cris : Nous sommes trahis ! sauve qui peut ! Deux régiments de cavalerie se mutinent et veulent entraîner leur général avec eux. Le désordre gagne de rang en rang ; les Autrichiens paraissent, et la déroute devient complète. À Marquain, même terreur panique de la part des soldats, qui fuient jusqu’à Lille, et ne s’arrêtent tout à coup que pour massacrer leurs généraux. Les aristocrates furent accusés d’avoir, dans l’intérêt de l’émigration, excité les troupes contre leurs chefs patriciens. Quoi qu’il en soit, le maréchal Luckner, qui, dans le même temps, commandait un corps d’armée dans la Basse-Alsace, ranima quelque peu, par la prise facile de Porentrui, l’esprit public qu’avait découragé la malheureuse expédition en Belgique.
À la première nouvelle de nos échecs, l’Assemblée nationale se déclara en permanence ; et, craignant que les prêtres réfractaires, qui s’agitaient déjà dans plusieurs départements, ne favorisassent les succès de la coalition par des révoltes à l’intérieur, elle les foudroya par un décret d’exil. D’autres mesures restaient à prendre pour supposer à une invasion, qui cependant n’était pas encore à redouter, grâce au tâtonnement et à la lenteur inconcevables de l’Autriche. La formation d’une armée de réserve tirée des départements fut votée ; vingt mille hommes de ces nouvelles levées devaient camper sous Paris.
Les constitutionnels élevèrent la voix contre la proscription des prêtres et contre la formation d’un camp qui menaçait l’indépendance de l’Assemblée et la sûreté du trône. On ne tint pas compte de leurs justes réclamations, et bientôt des compagnies d’artisans, armées de piques, prenant rang dans la garde nationale, tout fit présager que, les démocrates triomphant, le bon droit allait faire place à la force.
Dumouriez intriguait ; le ministère fut dissous de nouveau ; la révolution devenait de plus en plus menaçante ; La Fayette, Lameth et Barnave essayaient en vain de calmer l’exaltation des clubs et de raffermir l’autorité du Roi. Ce prince comprit sa position, et, par son ordre, Mallet-Dupan, chargé d’un message secret, se rendit auprès des coalisés.
Si l’on en croit de nombreux rapports, qui presque tous sont empreints d’un caractère de franchise et de conviction, une faction désorganisatrice, étrangère à toutes les autres, avait alors son centre et ses moyens d’action à Paris. Son but était d’ensanglanter la régénération politique de la France, et de flétrir les patriotes en écrasant les royalistes. Cette faction… Marat la servait de sa plume et l’Angleterre de son or.
Enfin le 20 juin arrive : une foule effrénée, descendue des faubourgs, envahit la salle où siègent les législateurs de la nation, et, après les avoir contraints de répondre à son insolente pétition, se dirige en tumulte vers le château des Tuileries. Louis XVI ordonna que les portes lui fussent ouvertes, et, par sa tranquille fermeté, imposa aux factieux, qui se retirèrent satisfaits d’avoir vu le Roi, coiffé du bonnet rouge, boire avec eux et leur verser à boire. Le but des meneurs était atteint : la populace avait fraternisé avec la royauté ; le trône était avili.
Cependant cette journée excita une indignation universelle dans tous les cœurs honnêtes. La garde nationale voulut se réunir autour du Roi pour le défendre ; le duc de la Rochefoucault-Liancourt lui proposa de l’emmener à Rouen, où il commandait, et répondit du dévouement de ses soldats. Outré de fureur contre le parti tout-puissant alors, et l’âme trop haute pour calculer le danger, La Fayette quitte son armée après avoir vu fuir devant lui les Autrichiens à Glisuelle, se présente seul à la barre de l’Assemblée, et, au nom de ses troupes et de la France constitutionnelle, demande le châtiment des fauteurs du 20 juin et l’anéantissement de la faction des jacobins. Il s’adresse ensuite à la garde nationale, qui jure de le seconder. Les clubs s’épouvantèrent devant son audace et sa popularité. Peut-être en était-ce fait d’eux ; mais la cour elle-même refusa un appui qui devait l’entraîner dans une nouvelle alliance avec les partisans de la liberté. La même raison, de fausses idées de dignité et le ressentiment que gardait la cour contre les grands qui accueillirent avec faveur les idées de réforme, avaient déjà fait dédaigner les offres du duc de Liancourt. Le Roi, dominé par ses alentours, ne voyait plus de salut pour lui que dans les secours qu’il attendait de l’Autriche et de la Prusse. La Fayette rejoignit son armée après s’être déconsidéré auprès du parti populaire par des démarches infructueuses.
Bientôt, au sein de l’Assemblée nationale, Vergniaud et Brissot accusent Louis XVI de s’opposer de tous ses efforts à l’élan du peuple contre la coalition ; de favoriser cette dernière par sa conduite artificieuse et par sa résistance calculée aux volontés générales. Brissot ajoute :
« On vous dit de craindre les rois de Hongrie et de Prusse, et moi je dis que la force principale de ces rois est à la cour, et que c’est là qu’il faut les vaincre d’abord. On vous dit de frapper sur des prêtres réfractaires partout le royaume ; et moi je dis que frapper sur la cour des Tuileries, c’est frapper ces prêtres d’un seul coup. On vous dit de poursuivre tous les intrigants, tous les factieux, tous les conspirateurs ; et moi je dis que tous disparaissent si vous frappez sur le cabinet des Tuileries ; car ce cabinet est le point où tous les fils aboutissent, où se trament toutes les manœuvres, d’où partent toutes les impulsions ! la nation est le jouet de ce cabinet. Voilà le secret de notre position, voilà la source du mal, voilà où il faut porter le remède. »
Ces terribles questions de culpabilité et de déchéance sont commentées par la multitude, et la poussent au dernier degré d’exaltation. Dans le même temps, un autre mouvement se manifeste parmi le peuple. Le roi de Prusse est à Coblentz ; des compagnies de volontaires s’organisent de tous côtés, vont grossir le camp de Soissons ; le canon d’alarme se fait entendre, et le président de l’Assemblée législative a solennellement prononcé ces mots : Citoyens, la patrie est en danger.
Si l’agitation croissait à Paris, où venaient d’affluer les fédérés de la Bretagne et de la Provence, les départements du Midi étaient loin de l’état de calme et de tranquillité. À Pertuis et à Marseille, des projets de réaction avaient eu lieu, et le peuple s’en était vengé par des massacres. Le roi de Sardaigne garnissait de troupes les frontières du Piémont ; les nombreux émigrés qui résidaient dans le comté de Nice se rendaient secrètement à Lyon pour aider au mouvement contre-révolutionnaire. Les patriotes exigèrent que l’on prît des mesures pour protéger la liberté menacée ; mais une partie des autorités départementales était gagnée ; ils n’obtinrent que des réponses évasives, et de nouveaux excès eurent lieu. Enfin, une ligue entre les départements méridionaux se forma ; elle établit son centre à Toulon, se promit des secours mutuels et jura de ne se dissoudre que lorsque la patrie serait triomphante de ses ennemis de l’intérieur et de l’extérieur.
C’est ainsi que les factions s’arrogeaient peu à peu le pouvoir, et se partageaient d’avance les débris du sceptre qui allait échapper à la main de Louis XVI. La cour, toujours dans l’indécision, toujours dans les demi-mesures, ne savait ni protéger ses partisans, ni désarmer ses ennemis, et plaçait toutes ses espérances dans l’intervention étrangère, qui devait mettre le comble à ses malheurs.
Vers la fin de juillet, la coalition s’ébranla pour envahir la France. Le prince de Hohenlohe, à la tête des Hessois et d’un corps nombreux d’émigrés, menaça Metz et Thionville, tandis que le général Clairfait, s’avançant sur Sedan et Mézières, espérait écraser l’armée de La Fayette, qui protégeait ces deux places, et marcher sur Paris en traversant Reims et Soissons. Chef des confédérés, ayant à soutenir la réputation de premier général de l’Europe, le duc régnant de Brunswick, à la tête de soixante-dix mille Prussiens, appuyé sur ses flancs par Hohenlohe et Clairfait, s’approchait de Longwy, après avoir franchi le Rhin à Coblentz, et longé la rive gauche de la Moselle. Il s’était fait précéder par cet impolitique manifeste qui menaçait du fer et de la flamme quiconque oserait se défendre. L’indignation générale en fit justice ; mais cependant la municipalité provisoire, composée des plus fougueux jacobins, et qui voulait usurper tous les pouvoirs du corps législatif, résolut de combattre la terreur que ce manifeste pouvait faire naître, par une terreur encore plus grande. Le lion fut démuselé, la multitude s’empara violemment de la puissance, la catastrophe du 10 août arriva, et le Roi, déclaré déchu du trône, eut le Temple pour prison.
En vain l’Assemblée, après avoir donné au monarque un asile dans son sein, chercha à calmer la fureur de ces hordes d’assassins ; envahie, menacée, elle courait elle-même les plus grands dangers. La terrible commune ordonnait, il fallut se soumettre. Le ministère fut destitué, une nouvelle Assemblée nationale, sous le nom de Convention, fut projetée, et des commissaires, munis de pleins pouvoirs, députés vers les armées, s’assurèrent de leur fidélité. La Fayette seul refusa de les reconnaître : oubliant peut-être trop alors la situation critique où se trouvait la France, et ne se souvenant que de ses serments au Roi et à la constitution, il s’insurgea, jura de rétablir la puissance du trône et de l’Assemblée, sans songer qu’il allait sans doute, par la guerre civile, livrer la France aux fureurs de l’étranger. Éclairé bientôt sur sa véritable position, et se séparant de son armée, il résolut d’aller retrouver la liberté dans les champs américains, où il avait combattu près de Washington. Contre le droit des gens et de la guerre, les Autrichiens le firent prisonnier et le jetèrent dans un cachot. Dumouriez le remplaça.
Pendant ce temps, Custine, envoyé par Biron pour défendre l’approche de Landau, malgré le désordre inévitable qui régnait dans son armée et le mauvais état de la place, tint vigoureusement tête au prince de Hohenlohe, tandis que Luckner mit en déroute vingt-deux mille Autrichiens à Fontoy. Hohenlohe rejoignit par les frontières de la Lorraine le duc de Brunswick, qui, débordant en Champagne, venait de forcer Longwy de capituler après trois jours de siège.
À l’audition de ces nouvelles, la commune redouble ses fureurs pour redoubler ses forces. On désarme, on arrête les habitants suspects ; les barrières de Paris sont fermées, les prisons se remplissent de personnes soupçonnées de dévouement à la cour ou à la constitution. L’Assemblée législative n’existait plus que pour sentir son impuissance. Dans ses faibles efforts pour ressaisir l’autorité, on voyait qu’incapable elle-même de donner à la France ce grand mouvement d’exaltation populaire qui seul pouvait la préserver des suites de l’invasion étrangère, elle craignait de compromettre le salut de la patrie en arrêtant l’impulsion formidable donnée au peuple par les démagogues.
Verdun venait d’ouvrir ses portes aux Prussiens. La consternation était dans Paris ; mais Danton avait déclaré que le seul moyen de ranimer l’esprit public était de faire peur aux royalistes, et les massacres de septembre commencèrent. Il n’y avait plus de grâce à espérer de l’ennemi ; il fallut vaincre ou mourir. Tous les vrais patriotes, fuyant l’anarchie et l’échafaud, coururent sous l’étendard national chercher du moins un trépas honorable. Dumouriez organisa à la hâte ces légions inexpérimentées, mais brûlantes d’enthousiasme, et Kellermann sauva la France à Valmy.
L’ennemi, qui s’attendait à n’éprouver aucune résistance, manquant de vivres et de munitions, se découragea tout à coup : des négociations s’entamèrent ; la coalition n’exigeait plus que le rétablissement de ce trône constitutionnel dont ses menaces imprudentes avaient causé ou du moins hâté la chute. Mais la république venait d’être décrétée, le succès de Valmy avait centuplé les forces de nos armées, un cri général de vive la nation ! retentissait dans toute la France. Les Prussiens opérèrent leur retraite à travers les Ardennes et le pays de Luxembourg ; et, vers la fin d’octobre, ils étaient de retour à Coblentz.
Tandis que Kellermann s’illustrait par le combat de Valmy, important surtout par ses conséquences, la ville de Lille, après avoir soutenu pendant sept jours, avec une constance héroïque, un bombardement d’extermination, contraignait le duc de Saxe-Teschen à lever le siège. Custine avait repris l’offensive sur le Rhin, s’emparait de Trêves, de Spire, de Worms, de Mayence, et menaçait Francfort, coupable seulement d’avoir offert un asile hospitalier à l’émigration française. À Thionville, le brave commandant Wimpfen, n’opposant que l’ironie aux séductions du général autrichien, qui voulait le gagner par l’offre d’un million, répondait : « J’accepte, pourvu que l’acte de donation soit passé par-devant notaire. »
Alors aussi débutait dans la carrière de la gloire cette armée du Midi, qui bientôt portera le nom d’armée d’Italie. Ses premières opérations semblaient présager ses destins futurs. Le roi de Sardaigne faisait toujours partie de la coalition ; mais, par sa position centrale entre les possessions de la France et celles de l’Autriche, il redoutait également l’influence de l’une et de l’autre. Pressé entre ces deux colosses, chacun de leurs mouvements le faisait trembler pour son existence ; c’est pourquoi, malgré des intérêts de famille, ses promesses, son ardeur belliqueuse, la chance apparente du succès et l’extension territoriale qui, dit-on, lui était garantie aux dépens de la Provence, pour ses frais de guerre, il agissait avec lenteur, croyant agir avec mesure, se contentait d’armer ses frontières, et sans doute attendait l’évènement pour se déclarer.
Tout à coup, le 16 du mois de septembre, le général Montesquiou, envoyé dans le Midi à la tête d’une faible armée, simple corps d’observation pour les Alpes et les Pyrénées, entre en Savoie, se porte vers l’Isère sur le fort Barraux, ordonne au général Anselme, alors commandant une division dans le département du Var, d’envahir le comté de Nice, tandis que l’amiral Truguet, avec une flotte de neuf vaisseaux de guerre, croisait dans les parages d’Antibes et de Monaco.
Les Piémontais exécutèrent d’abord de grands préparatifs de défense ; mais ces corps brillants, si savamment exercés à la manœuvre par Amédée, n’avaient encore nulle expérience de la guerre ; à la vue de nos soldats, ils prirent honteusement la fuite. Délivrées de leurs défenseurs, de toutes parts les députations des villes, parées de la cocarde aux trois couleurs, vinrent réclamer l’assistance protectrice du général, à qui quelques semaines suffirent pour se rendre maître de Chambéry et de toute la Savoie. La marche des Français fut un triomphe ; le peuple, déjà séduit par des idées d’indépendance, y reçut Montesquiou comme un libérateur.
Ce fut ainsi que commença à s’effectuer cette terrible menace faite aux souverains de les vaincre, non par le fer et la flamme, mais par la liberté. La Savoie fut alors réunie à la France, sous la dénomination de département du Mont-Blanc.
Le général Anselme avait rivalisé d’audace et de célérité avec Montesquiou. Sans vivres et presque sans munitions, n’ayant sous ses ordres que huit mille hommes, presque tous volontaires ou gardes nationaux, deux escadrons de dragons pour toute cavalerie, il osa s’enfoncer dans le comté de Nice, défendu par vingt mille soldats, dont la moitié était de troupes réglées. Appelant la ruse au secours de sa faiblesse numérique, partout sur son passage il donna des ordres pour la nourriture et le logement de quarante mille hommes. De son côté, l’amiral Truguet, manœuvrant avec son escadre dans le golfe de Gênes, inquiétait l’ennemi sur ses derrières et portait l’épouvante dans la ville de Nice. Troublée, surprise à son tour d’une invasion qu’elle eût dû prévenir, la cour de Turin résolut de changer sa ligne de défense et de transporter son armée sur le revers des Alpes maritimes. Anselme, averti de ce mouvement de retraite, passe le Var à la tête d’une partie de ses troupes et s’empare sans peine de Nice, où quelques émigrés français osèrent seuls tenter une honorable résistance.
Bientôt les forts de Montalban et de Villefranche tombent en son pouvoir avec la même facilité, et le comté de Nice devient le département français des Alpes maritimes.
Les Piémontais, toujours poursuivis par leurs vainqueurs, s’étaient enfin retranchés à Saorgio, village situé à quelques lieues de Monaco ; là ils résistèrent aux attaques d’Anselme, qui, craignant de compromettre ses succès antérieurs pour la conquête d’une position sans importance, donna ordre au général Brunet d’occuper Sospello avec deux mille hommes. Brunet y fit son entrée le 3 novembre et résolut d’y prendre ses quartiers d’hiver ; mais Anselme, ne laissant pas se refroidir l’ardeur de ses troupes, conçut le projet de s’emparer d’Oneille, petite ville située sur les bords de la Méditerranée, à treize lieues de Nice, et qui vit naître André Doria. Jugeant que, par sa situation à la hauteur de Saorgio, elle n’était facilement attaquable que par mer, il fit embarquer ses troupes sur les vaisseaux de Truguet, et chargea cet amiral d’y opérer un débarquement. Le 23 novembre, l’escadre se présenta devant la ville ; un canot parlementaire s’en détacha pour sommer les habitants de faire leur soumission et d’éviter les horreurs d’un bombardement. Rassemblés sur le rivage, ceux-ci laissèrent paisiblement s’approcher la députation ; mais, lorsqu’elle allait mettre pied à terre, soudain accueillie par une décharge de mousqueterie à bout portant, elle s’enfuit à force de rames vers l’escadre en criant vengeance, et déplorant la perte de trois officiers et de quatre matelots.
Truguet, indigné, jura le châtiment des coupables ; mais les habitants, prévoyant les suites de la lâche trahison de quelques-uns d’entre eux, se hâtèrent d’abandonner la ville et de se disperser dans les campagnes. Les soldats se vengèrent par le pillage et l’incendie, forçant ainsi les fugitifs d’assister à l’embrasement de leur cité. Effet désastreux de la justice militaire ! Pour châtier quelques misérables, peut-être sans pain et sans asile, toute une population fut condamnée au désespoir et à la misère. Les troupes se rembarquèrent, et ce fut là leur dernier exploit dans cette campagne.
À Paris, depuis le 20 septembre, l’Assemblée législative était dissoute et remplacée par la Convention nationale. Le 21, la république avait été proclamée. Alors que tout semblait conspirer contre ce nouveau mode de gouvernement, quand les troupes étrangères occupaient encore la France, quand les partisans de la royauté constitutionnelle, sans grossir les rangs des amis de la cour et du clergé, s’irritaient comme eux à la vue des factions anarchiques qui ensanglantaient la patrie dans un moment où le volcan de la Vendée, qui ne devait s’éteindre que sous des torrents de sang français, menaçait d’une éruption générale le Poitou, l’Anjou, le Maine et la Bretagne, où la déchéance et le sort futur du Roi devaient faire prévoir une levée en masse de tous les souverains de l’Europe, la Convention se divisait en deux partis acharnés qui, sous la dénomination de la Gironde et de la Montagne, s’étaient juré une guerre d’extermination. La dislocation de la France semblait inévitable ; tout raisonnement humain devait pronostiquer l’anéantissement prochain du nouvel ordre de choses. Il triompha cependant ; le peuple soutint sa souveraineté récente par son énergie et par ses victoires. Il fut despote et tyran, car toute démocratie est despotique ; mais il fut invincible, parce qu’il existe cette différence entre les États démocratiques et les rois absolus, c’est que le pouvoir de ceux-ci réside dans leurs agents ; la force du peuple est en lui. Il s’irrite par les obstacles, grandit dans le péril, et ne se soumet que lorsqu’il n’a plus rien à vaincre. Le repos le tue, comme à une irritation violente succède un état de langueur et de faiblesse. C’est pourquoi l’on trouve toujours un dictateur à la queue de toutes les révolutions. Voyez César, Cromwel et Bonaparte.
La Convention s’occupait de voter des récompenses nationales pour les vainqueurs de Valmy, de Mayence, de Nice et de la Savoie, lançait des décrets de mort contre les émigrés pris les armes à la main, abolissait l’ordre militaire de Saint-Louis, et avait enfin trouvé dans son sein des voix généreuses qui s’étaient élevées contre les horribles provocations de Marat et les projets antirépublicains de Robespierre (Louvet accusait celui-ci d’aspirer à la dictature), lorsque le lendemain même de cette accusation, arriva la nouvelle de la fameuse bataille de Jemmapes, remportée par Dumouriez, et qui assurait à la France la conquête de la Belgique. Enorgueillie de ses victoires, la Convention marche alors d’un pas plus rapide et plus hardi à l’accomplissement de ses funestes desseins. Robespierre s’opposait à ce que Louis XVI fût jugé ; il en appelait contre lui à un acte de providence nationale, exigeant que les représentants le condamnassent à mort sans procès, en vertu de l’insurrection. D’autres membres, bravant courageusement les cris furieux des montagnards, invoquèrent en faveur du malheureux prince son inviolabilité. La majorité se décida entre ces deux partis, et l’appela à la barre de la Convention nationale pour y entendre son acte d’accusation.