J’avais terminé la campagne de la Coquille, dont j’avais formé le projet et présenté le plan conjointement avec M. Dupérey, mon collègue. Notre navigation ayant eu lieu presque constamment hors de la vue des côtes, avait offert peu de dangers ; aussi avait-elle été très heureuse. Les sciences naturelles et la physique en avaient retiré des résultats intéressants, la géographie lui avait dû aussi quelques découvertes et particulièrement des rectifications de points mal déterminés jusqu’alors, mais on n’avait fait aucune reconnaissance suivie de côtes, aucune exploration complète d’archipel, si ce n’est celle des îles Gilbert et Mulgrave : la géographie réclamait donc encore une fois l’attention des navigateurs dans ces mers. Quoique j’eusse été en apparence durant tout le cours du voyage occupé particulièrement à mes travaux de botanique et d’entomologie, en ma qualité d’officier chargé du détail, je n’en avais pas moins attentivement étudié la direction des vents et des courants, la marche et l’influence des saisons ; je m’étais aussi appliqué à connaître exactement les progrès que la géographie avait faits dans les divers archipels de la mer du Sud ; en un mot, je méditai le plan d’une campagne propre à rendre les plus grands services à cette science, sans nuire toutefois aux fruits que tous les autres genres de connaissances pourraient retirer de nos travaux. De mon retour en France, ce plan se trouva tout arrêté, et j’attendis seulement une occasion favorable pour le mettre à exécution…
Dans ce projet, tel que je l’avais primitivement conçu, je devais me borner aux côtes de la Louisiane, de la Nouvelle-Guinée et de la Nouvelle-Bretagne, en opérant mon retour au travers des Carolines par les archipels des Moluques et de la Sonde. MM. de Rosily et de Rossel, chefs du dépôt de la marine, que le ministère m’avait adjoints pour tracer le plan de ma campagne, adoptèrent toutes mes vues, en se contentant d’y ajouter la partie nord-est de la Nouvelle-Zélande, les îles Tonga et Fidji, les îles Loyalty. Je me félicitai intérieurement de cet arrangement, car la crainte seule de paraître embrasser un plan trop vaste m’avait empêché de proposer toutes mes vues et mes projets.
Vers cette époque, tous les journaux d’Europe retentissaient des nouvelles répandues par le contre-amiral Manby, au sujet des traces de La Pérouse, découvertes tout récemment par un capitaine baleinier sur des îles placées près de la Nouvelle-Calédonie. Il s’agissait d’une croix de Saint-Louis et de médailles recueillies dans ces parages… Le ministère me recommanda, surtout de ne rien épargner pour m’assurer jusqu’à quel point les nouvelles de M. Manby pouvaient être fondées, et je me promis de suivre ces indications.
D’après mes désirs, on me confia la corvette la Coquille, à qui je donnai le nom d’Astrolabe en mémoire de M. de La Pérouse. L’équipage effectif du bâtiment fut porté à quatre-vingts hommes. Je demandai aussi un détachement de six hommes d’infanterie de marine pour faire à bord le service de factionnaires lorsque le cas l’exigerait.
L’Astrolabe fut conduit en rade le 28 mars 1826 ; les médailles de l’expédition et mes instructions me furent remises le 13 avril. L’équipage ne se trouva au complet que le 17, et le 22, au point du jour, je me préparai à partir de Toulon.
L’ancre fut levée et la corvette était déjà sous voiles, quand la brise d’est-sud-est, jusqu’alors maniable, fraîchit et souleva bientôt une mer assez dure qui nous empêcha de virer vent devant… Dans la crainte de tomber à la côte, je fis mouiller rapidement l’ancre du bossoir en carguant toutes les voiles. Bientôt le coup de vent se déclara et souffla durant trente heures avec une grande violence.
Dès la première heure, le 25, on releva l’ancre et comme il faisait calme plat, les canots du port, joints à nos petites embarcations, nous traînèrent lentement vers l’entrée de la rade. À neuf heures, une petite brise d’ouest-sud-ouest qui se déclara nous permit de faire voile, et elle ne tarda pas à devenir très forte. À six heures du soir, il venta grand frais, la mer était très grosse ; il nous fallut alors mettre à la cape et carguer le grand hunier. Dans la nuit le coup de vent fut furieux ; les rafales devenues très violentes se succédèrent presque sans relâche, et la houle devint très fatigante. Avec un navire dont l’armement s’était fait à la hâte et qui était surchargé d’un si grand nombre d’objets étrangers aux navigations vulgaires, un assaut aussi brusque pouvait nous surprendre désagréablement et nous causer quelque avarie majeure ; mais tout avait été prévu ; les manœuvres nécessaires furent faites avec calme et à propos ; on eût dit que nous étions depuis six mois à la mer. L’équipage même déploya une activité digne déloges, qui me donna d’heureuses espérances pour l’avenir. Aussi, quand le surlendemain, le vent étant devenu plus modéré, nous eûmes la possibilité d’augmenter le nombre de voiles, nous n’eûmes aucun dommage à réparer et l’on n’aurait jamais pu croire que nous venions d’être secoués par une bourrasque aussi terrible que celle qui avait bouleversé l’Océan pendant quarante-huit heures.
Le 28 mai,… accompagné de la plupart des officiers, je traversai la rade et me rendis à Gibraltar, où M. Sylvestre de Sacy, notre consul, fils du savant membre de l’Académie, nous fit l’accueil le plus honnête en nous offrant tous ses services. Nous obtînmes sur-le-champ du major de la place la permission de visiter en détail les fortifications de ce rocher fameux, travail digne des Romains, ou mieux encore des Cyclopes de la Fable ; on dirait qu’en cette occasion l’orgueil anglais s’est complu à faire parade de tout son pouvoir, à prouver aux nations de l’Europe qu’aucune force humaine ne pourrait jamais le chasser d’un point aussi important. En effet, ce serait une entreprise chimérique que celle de vouloir réduire par la force ce rocher inaccessible, percé dans toute son étendue de casemates, de magasins, de batteries, et défendu par plus de six cents canons de gros calibre. La famine, la trahison, ou la nécessité de nouveaux traités pourront seules un certain jour remettre Gibraltar aux mains de ses maîtres légitimes et naturels.
Une race de singes, la même que celle qui habite la côte d’Afrique, vit sur les flancs de ce rocher escarpé, et les autorités locales protègent sa conservation. La végétation de Gibraltar a beaucoup de rapport avec celle du Levant, et surtout avec celle de Malte. On nous fit visiter la grotte de Saint-Michel, remarquable par ses énormes stalactites et ses beaux effets de cristallisation variée sous toutes les formes. De larges crevasses sillonnent les flancs de la grotte et doivent s’enfoncer à de grandes profondeurs, comme l’atteste le bruit prolongé des cailloux quand on en lance dans leurs cavités.
Nous rentrâmes dans la ville en traversant les jardins qui l’enveloppent du côté du sud ; ces jardins parfaitement cultivés et entretenus, comme tout ce qui appartient aux Anglais, sont au contraire des plus gracieux pour la vue fatiguée de l’aspect sauvage et dénudé du mont qui les domine.
Le vent d’ouest nous retint pendant trente-quatre jours à l’entrée du détroit de Gibraltar, quelle que fut la constance opiniâtre que je déployai et les efforts journaliers que je ne cessai de tenter pour surmonter cet obstacle. On comprendra tout ce qu’une contrariété si prolongée dut m’offrir de dégoûts et d’ennuis au début d’une campagne comme celle que j’entreprenais, avec le désir que j’avais de ne point perdre des moments précieux.
Nous naviguâmes enfin dans l’Océan poussés par des vents variables en force et dans les diverses aires du compas. À midi trente minutes, le 12 juin, nous aperçûmes à une grande distance devant nous l’île la plus au nord des stériles Salvages. De quatre à six heures nous prolongeâmes de très près toute la partie orientale de ce petit groupe. Celle du nord est la plus grande, bien qu’elle ait à peine trois ou quatre milles de circuit ; elle peut mesurer deux à trois cents métrés d’élévation. De toutes parts sa côte n’est qu’une falaise escarpée et en apparence inaccessible ; la mer brise avec fureur sur ses côtes ardues, et à la distance où nous la longions – environ deux milles – nous ne pûmes discerner aucune plage, aucune crique praticable. Sa surface n’offrait que quelques broussailles rampantes sur les hauteurs, des espaces d’une couleur jaunâtre assez prononcée semblaient être des terrains argileux tout à fait dénudés. Des légions innombrables d’oiseaux voltigeaient aux alentours, et tout porte à croire que, dans un temps donné, ces volatiles seront ses uniques habitants.
L’îlot du Piton n’est qu’un pic peu élevé, déchiré, noirâtre, et entouré de plusieurs autres petits rochers qui en semblent séparés, mais qui doivent s’y réunir par des ramifications peu profondes.
À sept heures quarante minutes du soir, l’exploration de ce groupe étant terminée, nous fîmes route vers l’île de Ténériffe.
Dès le point du jour, à cinq heures trente minutes du matin, nous entrevîmes la masse entière de l’île au travers de nuages assez épais qui nous dérobaient le plus souvent la vue du pic. À quatre heures après midi, le lendemain, nous mouillâmes à peu près devant le fort du nord, par vingt-cinq brasses, dans un sable mêlé de vase.
J’avais conçu depuis longtemps le projet de gravir jusqu’au sommet du célèbre pic de Ténériffe ; afin de mettre ce désir à exécution, je chargeai M. Bretillard de nous procurer sans retard tous les moyens de transport nécessaires pour cette excursion.
De grand matin, nous nous rendîmes chez M. Bretillard où les montures nous attendaient ; bientôt nous commençâmes à avancer jusqu’à Laguna. Sans être pourtant très difficile, le chemin était assez mauvais, mal entretenu, et souvent hérissé d’énormes blocs volcaniques ; les campagnes environnantes sont couvertes de scories au travers desquelles les céréales poussent péniblement ; la végétation naturelle se réduit à quelques cactus et une espèce d’euphorbe. L’aspect de la contrée devient plus agréable à mesure qu’on approche de Laguna, ville assez grande et bien bâtie, mais peu peuplée. L’herbe pousse dans la plupart des rues ; tout annonce qu’une grande misère a dû succéder dans cette ville à l’opulence qui y régnait aux jours brillants de la monarchie espagnole.
À la hauteur de Laguna, qui est de quatre cents toises environ, la température complètement changée me rappelle le climat de la France méridionale. Aussi les plaines voisines de cette ville offraient-elles l’aspect le plus riche et le plus varié ; c’étaient des champs de la plus belle verdure, plantés en blé, pommes de terre, lupin, maïs, etc. L’aspect de la côte occidentale de l’île, couverte de vignes avec leurs pampres verdoyants achevait de rendre l’illusion plus frappante. Ce revers de l’île offrait à la vue un amphithéâtre continu de verdure, parsemé de petites habitations semblables aux « bastides » des Provençaux.
En arrivant dans la petite ville de l’Orotava, nous mîmes pied à terre pour visiter le Jardin botanique, assez bien tenu, et renfermant une belle collection de plantes rares et curieuses. Par une rencontre heureuse, le jardin du collège, dont le directeur nous avait donné l’hospitalité, contenait cet énorme pied de sang-dragon, (Dracœna draco), rendu célèbre par la description de divers voyageurs ; à mon réveil, ce fut le premier objet qui vint frapper mes regards. Nous mesurâmes son tronc à sa base et trouvâmes qu’il était de quarante-huit pieds ; M. Berthelot nous assura que sa hauteur était de soixante-quinze pieds, bien qu’elle paraisse beaucoup moindre, eu égard à sa prodigieuse grosseur ; cependant, en juin 1819, un coup de vent avait abattu près de la moitié de ce monstrueux végétal. À peu de distance, un superbe dattier mâle balançait sa cime élégante à plus de cent pieds dans l’air. Du balcon du collège, on jouit d’une vue admirable. Après avoir erré sur les sites les plus pittoresques, sur les habitations les plus riantes, l’œil va enfin se reposer sur l’immensité de l’Océan, qui, pareil à un cadre d’azur, entoure le tableau le plus gracieux et le plus animé qui soit au monde.
Un sommeil paisible avait réparé nos forces affaiblies ; nous primes un utile déjeuner, et vers huit heures et demie, nous nous remîmes en route. La petite ville de l’Orotava est bien bâtie, bien pavée, mais la plupart de ses rues sont bâties sur une pente si raide que la circulation y est très pénible.
À peine avions-nous quitté Orotava, que nous commençâmes à monter, par un chemin très raide et pavé, composé de laves si glissantes que nul d’entre nous n’eût osé s’y hasarder avec d’autres chevaux que ceux de l’île. Durant trois quarts d’heure, nous traversâmes des campagnes bien cultivées et nous arrivâmes enfin à la région des châtaigniers, qui offre encore quelques plantations. Cette région occupe une zone d’une demi-lieue de largeur sur deux cents toises environ de puissance en hauteur. Vers sa limite commence la région des nuages, dans laquelle le voyageur se trouve enveloppé d’une brume épaisse, dont l’humidité est très pénétrante ; on dit que cette vapeur moite est presque perpétuelle au printemps. On entre ensuite dans la région des bruyères, qui doit avoir au moins trois cents toises de largeur sur deux mille d’étendue ; c’est là que les nuages sont les plus concentrés et que la brume devient une véritable rosée.
Cependant l’atmosphère s’éclaircit peu à peu, la verdure disparaît, les bruyères aussi, le cytise nain (cytisus foliosus) se montre d’abord rare et rabougri, et bientôt plus vigoureux, plus touffu, à mesure que le terrain devient lui-même plus maigre et plus stérile. La région du cytise me parut occuper une bonne lieue de pente sur trois cents toises au moins de hauteur. Le millepertuis, le thym, de petits cistes et quelques graminées se trouvaient près des cytises jusqu’au milieu de leur empire, et disparaissent enfin peu à peu. Vers le milieu de cette région dont le sol était partout jonché de laves décomposées, de scories et de pierres ponces en petite quantité, la brume disparaissait entièrement, et les nuages se présentaient sous nos pieds sous la forme d’une mer immense composée de flocons épais et blanchâtres, telles que doivent apparaître les mers toujours glacées des pôles, ou mieux encore les tourbillons écumants d’un torrent qui se précipite en cascades, et qu’une gelée intense a durci à mesure qu’ils tombaient par cascades. C’était là un spectacle vraiment admirable, peut-être le phénomène le plus curieux que nous eûmes à observer pendant cette longue course !…
Dans ces parages tous les animaux avaient disparu ; il n’y avait plus d’oiseaux ; quelques diptères seulement, débris chétifs de ce règne, voltigeaient encore sur les fleurs du cytise, et une lourde pimélie circulait lentement entre les cailloux.
Jusqu’alors caché par les nuages ou masqué par les montagnes de sa base, le sommet du Pic, qui de la mer ne semblait qu’un piton peu considérable, commença à se détacher comme un mont conique d’une masse imposante. La pente devient moins raide, et nous nous trouvâmes sur les bords d’une plaine immense légèrement ondulée, d’abord parsemée d’énormes blocs de lave, ensuite tapissée en grande partie d’une couche épaisse de fragments très divisés de pierres ponces et d’obsidiennes.
Onze heures sonnaient en ce moment : nous nous arrêtâmes dans une grotte située à l’entrée même de ces plaines, et nous y déjeunâmes, afin de nous reposer à l’ombre, car la température y était très agréable et l’air très facile à respirer, bien que la hauteur de cette grotte au-dessus du niveau de la mer doive être évaluée à douze cents toises au moins. Vers l’entrée, je remarquai avec surprise quelques plantes de nos pays, telles que l’ortie, la pariétaire, le géranium, etc., dont les graines auront sans doute été introduites en ces lieux par les Européens dans leurs fréquentes visites. Après une longue halte, nous remontâmes à cheval, vers deux heures après-midi en traversant les énormes blocs de basalte qui, disposés circulairement et d’une manière assez régulière tout autour du piton, représentent l’enceinte primitive du cratère, à l’époque où ce volcan se trouvait en éruption, et rejetait au loin ces longues coulées de lave qui ont formé successivement toute l’île.
Nous gravîmes le cône par un monticule latéral formé par un amas de pierres ponces sur la gauche, et nous ne nous arrêtâmes qu’à peu près au tiers du mont. Le vent qui soufflait avec force était assez gênant, mais de petits murs de pierre, adossés à de gros blocs de basalte, nous servaient d’abri, et nous nous établîmes là pour passer la nuit.
Dès deux heures après minuit, nous étions debout ; mais comme le ciel était encore très sombre, ce ne fut qu’à quatre heures du matin, que nous pûmes nous mettre en route. Précédés par notre guide, nous marchâmes environ une demi-heure sur les pierres ponces écrasées, entre deux coulées de lave, avant d’arriver à une petite esplanade. Immédiatement après, nous nous trouvâmes obligés de faire route sur les laves nues, ce qui rendait la marche fort pénible, bien que nous retrouvassions souvent les traces légères du sentier formé par les visites des voyageurs.
Nous vîmes alors le soleil percer la voûte de nuages suspendue à nos pieds, et les rayons de cet astre réfléchis par leur surface, vinrent frapper nos yeux d’un éclat incandescent. Quoique l’air fût très piquant, nous n’éprouvions aucune sensation de froid ; mais nous étions fréquemment obligés de faire halte pour reprendre haleine, essoufflés par l’extrême rapidité de la pente.
En approchant du pain de sucre, nous apercevions de temps en temps dans les crevasses des rochers de petits amas de neige, que leur position protégeait contre l’action liquéfiante du soleil.
Le pain de sucre mesure environ soixante toises de hauteur verticale, tandis que le piton tout entier en a près de six cents : le pain de sucre couronne le piton, de même que celui-ci domine la masse entière de la montagne. Seulement, la plaine qui domine le pic, bien moins vaste à proportion, n’a que deux à trois cents pas d’étendue depuis ses bords jusqu’à la base du pain de sucre.
Le pain de sucre ou piton offre une pente très escarpée ; les pierres ponces mobiles qui la recouvrent en grande partie rendent son accès très difficile, par cette raison que ces mêmes cailloux, cédant trop facilement sous les pieds, vous permettent à peine de faire la valeur d’un pas en avant quand vous voulez avancer de deux et même de trois. Aussi nous fallut-il près de trois quarts d’heure avant de parvenir au sommet de ce petit cône. Vers le milieu de sa hauteur, j’observai un soupirail elliptique de quatre pouces de longueur sur deux de largeur, par où s’exhalait une fumée sulfureuse très chaude. Le thermomètre plongé dans ce trou s’éleva promptement de 13° à 70r.
À six heures trente minutes nous parvînmes enfin à la cime du pain de sucre, qui est évidemment un cratère à moitié détruit, dont les parois sont peu épaisses et échancrées. Sa profondeur est de soixante à quatre-vingts pieds au plus ; elle est semée sur sa surface de fragments d’obsidiennes, de pierres ponces et de blocs de lave. Des vapeurs sulfureuses s’exhalent de tous les côtés et forment pour ainsi dire une couronne de fumée, tandis que le fond est tout à fait refroidi.
Nous déjeunâmes au fond du cratère avec autant de gaieté que de frugalité, d’un morceau de pain, de fraises, et de quelques gouttes d’eau-de-vie, en nous félicitant d’avoir mené à bonne fin une entreprise dont beaucoup de voyageurs ont singulièrement exagéré les difficultés et les dangers. Nous faisions alors des projets pour l’avenir ; laissant de côté la France, nos parents et nos amis ; sans penser même, aux contrées lointaines que nous allions visiter, aux observations que nous devions y faire, aux trésors en tout genre que nous allions conquérir pour la science !… Brillantes illusions, douces chimères, nécessaires à l’esprit dans ces sortes de voyages, car elles viennent en adoucir les ennuis et en varier la triste monotonie !…
Nous atteignîmes la Trinité, une semaine après notre départ de Madère. La partie occidentale de l’île offre à l’examen du touriste les accidents du sol les plus remarquables : à partir du sud, cette masse singulière, à arêtes très droites, qui de loin semble un énorme édifice, et dont la base est une ouverture à demi elliptique qui traverse sa charpente entière et permet d’apercevoir le jour de l’autre bord. Sur sa gauche se dresse ce gros rocher incliné, isolé, dépouillé, de onze cents pieds de hauteur, que les Anglais ont nommé le Pain de sucre. C’est aux pieds de ce mont que s’ouvrent les deux seuls mouillages de l’île, si toutefois on peut donner ce nom aux anses peu profondes qui se trouvent à cet endroit. C’était sur les bords de la première, près de la petite plage qui l’entoure, qu’était établie la colonie portugaise où fut accueilli M. de La Pérouse en 1785. Au nord-ouest, on admire un rocher non moins surprenant que les précédents ; il a une forme presque cylindrique et sa hauteur est de plus de huit cents pieds sur quatre-vingts ou cent au plus de diamètre. Ses pans, presque entièrement détachés de la masse de l’île, sont verticaux et quelquefois un peu rentrants vers sa base. On dirait de loin une tour immense élevée par la main des hommes.
… Pendant la nuit du 12 septembre, le vent se mit à souffler au nord, avec quelques rafales par intervalles ; le temps était couvert et la mer houleuse. À une heure trente minutes, j’avais fait carguer la grande voile et je dormis profondément, mais à six heures quinze minutes je fus réveillé en sursaut par des cris lugubres et le bruit d’une manœuvre précipitée. Je sautai sur le pont, enveloppé de mon seul manteau, et j’appris alors qu’un homme était tombé à la mer. Déjà l’officier de quart avait exécuté toutes les manœuvres, usitées en pareille circonstance, en jetant deux cages à poules dans l’eau, il avait mis l’Astrolabe en travers, et travaillait à placer le petit canot à flot, ce qui fut fait à l’instant. Comme je distinguais encore, à sa chemise rouge, le malheureux qui surnageait au-dessus des flots, et qui n’était qu’à deux encablures du navire et à une demi-encablure des cages, je ne doutai pas qu’il pût être sauvé, et craignis seulement pour l’embarcation, dont la chaleur avait fait ouvrir les coutures. Afin de ne pas m’éloigner, je virai pour lof, et revins m’établir en panne, sous le vent tribord armures, à une encablure environ du lieu où l’homme nous semblait surnager. Pendant ce temps-là le canot s’approchait en toute hâte, mais durant cet intervalle, qui dura à peine six à huit minutes, le malheureux avait disparu. Il ne savait pas nager, à ce que me dirent ses camarades, et, après avoir pu se soutenir quelques moments sur l’eau à l’aide de ses vêtements, une lame avait fini sans doute par le faire couler. Après une demi-heure d’efforts et de recherches inutiles, quand nous fûmes convaincus qu’il ne restait plus aucun espoir, je rappelai le canot à bord et nous continuâmes notre route, consternés par ce funeste accident.
Ceux qui, en dépit des vents, ont le dessein de mouiller au port du Roi-Georges à la partie de l’ouest, doivent avoir soin de rallier la côte à douze ou quinze lieues au moins dans l’ouest, afin de reconnaître l’île de l’Éclipse, qui est un excellent point de repère, parce que c’est la seule au large, et qu’elle forme en même temps la terre la plus au sud de toute cette partie de l’Australie.
Nous profitâmes du vent du nord pour courir une bordée à l’ouest et nous replacer devant l’entrée de la baie. De dix heures à une heure, le calme se fit ; la petite drague, ramenée plusieurs fois à bord, procura une foule d’objets intéressants pour les naturalistes. Nous nous avancions paisiblement vers le beau port du Roi-Georges, et mon intention était d’aller mouiller dans le havre de la Princesse-Royale ; mais le vent mollit tellement qu’après avoir rangé l’île Seal et l’île de l’Observatoire, je m’estimai heureux de laisser tomber l’ancre, à six heures, devant l’entrée du goulot, par sept brasses fond de sable.
Nous avions passé cent huit jours consécutifs à la mer, dont la moitié par des temps affreux et des mers terribles, aussi concevra-t-on facilement le bien-être que nous éprouvâmes en jouissant enfin d’un repos presque parfait. Nos membres, notre corps entier, accablés par des secousses si violentes et si prolongées reprenaient avec délices leur assiette nouvelle.
Un matin, deux jours après notre arrivée, après avoir déjeuné et tué quelques oiseaux de mer, nous nous embarquâmes dans le canot et je dirigeai cette embarcation vers un endroit, sur la rive du havre, où les matelots m’avaient assuré avoir aperçu une femme, un indice certain de la présence des naturels, avec lesquels je désirais entrer en communication. Effectivement, nous ne tardâmes pas à distinguer un feu sur le bord du rivage, et peu après une forme humaine couverte d’une simple peau se montra à nos yeux. Bientôt ce sauvage (car c’en était un) s’avança vers nous d’un air assez résolu ; mais, à mesure qu’il avançait à notre rencontre, son hardiesse semblait l’abandonner, et malgré mes signes bien faits pour le persuader, il allait hésiter encore près du canot, quand je m’avisai de lui présenter un morceau de pain. Il mordit aussitôt à belles dents, dans ce mets qui lui était inconnu et cet argument produisit sans doute un grand effet sur son imagination, car ayant perdu en un instant toute sa défiance, il se mit à rire, à danser, à chanter et appeler ses camarades.
Il monta sans crainte dans le canot, où il se comporta très convenablement tout le long de la route. C’était un homme de quarante ans environ, assez bien fait, quoiqu’ayant des bras et des jambes grêles, comme tous les habitants de la Nouvelle-Galles. Il avait absolument le même teint, les mêmes traits et les mêmes manières que ces insulaires. Sa taille était de cinq pieds deux pouces, son nez écrasé, la cloison des narines percée, ses dents très belles et larges ; il portait des moustaches et une longue barbe au menton ; ses cheveux n’étaient point crépus. Mieux encore, il pouvait passer pour être propre dans son genre. Une fois à bord, il ne perdit pas un seul instant sa gaieté et sa confiance ; tout le monde le combla d’amitiés, et il reçut bientôt de nombreux présents qui le transportèrent d’abord de joie, mais ne tardèrent guère à lui causer un grand embarras pour les conserver.
Nous avions parcouru le coteau qui domine la presqu’île, recueillant à chaque pas de ces belles plantes si communes en ces contrées. Le sol, quoique sablonneux, me sembla propre à la culture, à la condition d’être remué et fertilisé ; on rencontre assez fréquemment sur son chemin des lieux marécageux, qui décèlent des sources dont il serait facile de réunir les eaux en un canal. À mesure que nous avancions vers le sommet de la colline, nous entendions des cris qui trahissaient l’approche des indigènes. En effet, dès que nous eûmes répondu à leurs voix, huit d’entre eux, tous vêtus de peaux de kangourous, se présentèrent devant nous et parurent enchantés de nous voir. Leur âge semblait varier depuis seize jusqu’à quarante ans ; aucun n’avait les cheveux vraiment crépus ; tous au contraire offraient le type réel australien, tel que je l’avais déjà observé à Port-Jackson et au-delà des Montagnes-Bleues. Je leur fis signe de nous suivre vers l’Observatoire ; ils y coururent en sautant et en gambadant. Arrivés à la tente, nous vîmes trois autres sauvages qui s’y trouvaient déjà, et qui, depuis le matin, avaient tenu fidèle compagnie à nos gens.
Sans doute le premier qui était venu nous voir à bord de l’Astrolabe avait instruit ses camarades des mauvais effets de l’eau-de-vie, dont il avait beaucoup souffert, car non seulement ils ne demandèrent point à goûter cette liqueur, mais ils s’enfuirent même quand on leur en offrit. Leur conduite fut très paisible ; aucun d’eux ne tenta de commettre le moindre vol, quoique nos ouvriers prissent très peu soin de surveiller leurs effets.
… Tous ces sauvages nous témoignèrent le désir de nous suivre à bord, mais je n’accordai cette faveur qu’à un seul d’entre eux, me contentant d’avoir en sa personne un garant de la conduite qu’allaient tenir ses camarades envers les hommes que nous laissions à terre. Ce nouvel hôte, qui pouvait avoir trente-cinq à trente-six ans, était un des mieux tournés de sa tribu. J’eus beaucoup de peine à obtenir qu’il abandonnât un cône de banksia enflammé qui lui servait à conserver longtemps du feu et particulièrement à se chauffer le ventre et tout le devant du corps. Pour les sauvages, ce cône enflammé est un objet d’une haute importance, et je ne me rappelle pas qu’avant nous aucun voyageur en ait fait mention. Les insulaires portent partout avec eux ces chaufferettes ; grâce à cette précaution, ils n’ont pas besoin de rallumer à chaque instant leur feu par le frottement ; ce procédé paraît même leur être peu familier. Ils se servent en outre de leurs cônes pour mettre partout sur leur passage le feu aux broussailles et aux herbes sèches ; c’est ce qui fait qu’en général les forêts de la Nouvelle-Hollande sont si dégagées et d’un accès si facile.
À un demi-mille du rivage, dans un lieu abrité des vents d’ouest, je rencontrai plusieurs huttes de sauvages. L’une d’elles, bien conservée, offrait tout à fait l’apparence d’une ruche de trois ou quatre pieds de circonférence, coupée en deux par un plan vertical. De menues branches formaient sa charpente, et des feuilles de xanthorrhœa la recouvraient en guise de chaume. Devant la première se trouvait une pierre qui avait servi à broyer l’ocre dont se servent les sauvages pour leur toilette.
À neuf heures, une embarcation qui nous parut montée par des Anglais accosta le long du bord ; l’un d’eux répondit à mes questions qu’il avait appartenu, ainsi que ses compagnons, au schooner Governor Brisbam, pratiquant la pêche des phoques le long de ces côtes ; leur capitaine, après avoir abandonné six hommes de son équipage dans Coffin’s-Bay, les avait eux-mêmes laissés à Middle-Island au nombre de huit, et était ensuite parti, lui quatrième, pour Timor, à ce qu’ils supposaient. Ces malheureux vivaient du produit de leur pêche et avaient établi leur domicile sur l’îlot de Break-Sea. Depuis sept mois, ils menaient l’existence la plus misérable ; ils se plaignirent beaucoup des fatigues et des privations qu’ils avaient essuyées en attendant la venue d’un navire qui pût les emmener. Je leur proposai de les recevoir à bord comme passagers jusqu’à Port-Jackson ; mais cette offre fut froidement accueillie, d’où je conclus que la plupart d’entre eux devaient être des convicts en rupture de ban, peu empressés d’aller se remettre aux mains des geôliers ou des gardes-chiourmes. Cependant, après quelques moments de réflexion, trois d’entre eux se déterminèrent à embarquer sur l’Astrolabe.
Singulière destinée, que celle de huit Européens ainsi délaissés avec un frêle esquif sur ces plages stériles, et livrés entièrement aux seules ressources de leur industrie !…
Le 13 octobre je fis appeler dès le matin ces Anglais devant moi, et leur demandai quelle était leur dernière résolution. L’un d’eux s’embarqua comme matelot, deux autres comme passagers jusqu’à Port-Jackson ; les cinq autres se refusèrent à quitter cette plage. Dans ce nombre, je remarquai un jeune homme au teint fortement basané, avec une figure large et le nez aplati, qui avait un type tout différent de celui des Anglais ; j’appris bientôt, en le questionnant, que c’était un Nouveau-Zélandais, natif de Kidi-Kidi, attaché dès son bas-âge, depuis près de huit ans, au misérable sort de ces aventuriers. Il parlait anglais et semblait avoir presque complètement oublié sa patrie.
Les Anglais avaient avec eux, sur Break-Sea, deux femmes indigènes qu’ils s’étaient procurées de gré ou de force. Ils assuraient, du reste, qu’ils avaient toujours trouvé les naturels très doux et bien disposés pour les Européens.
Deux baleinières anglaises arrivèrent avec du poisson, des pétrels, des huîtres, un phoque femelle, un petit « phalanger » et quelques manchots bleus. Tout cela fut acheté pour servir à la nourriture de l’équipage, et pour être gardé parmi nos documents d’histoire naturelle, moyennant un peu de poudre et du fil de caret. Les Anglais avaient à leur suite cinq Australiens : d’abord deux jeunes femmes de la terre de Van-Diémen, près du port Dalrymple, toutes deux courtes, trapues, assez bien faites, mais avec des traits fort grossiers, le levant de leur figure était très proéminent, et elles avaient un teint noirâtre comme celles de Sydney. On ne pouvait se prononcer sur la nature de leurs cheveux, car ils étaient coupés au ras de la tête. Une de ces femmes, assez intelligente, donna à M. Gaimard un grand nombre de mots de son langage. Deux autres individus, l’un mâle, l’autre femelle, âgés de dix-huit à vingt ans, provenaient du continent vis-à-vis l’île des Kangourous. Ceux-ci, passablement proportionnés, avaient un teint plus foncé, des traits réguliers, d’assez beaux yeux et des cheveux noirs très lisses et étaient loin d’être repoussants comme la plupart des indigènes de l’Australie : ils semblaient appartenir à une race moins dégradée. Enfin une petite fille de huit ou neuf ans, venant du continent vis-à-vis l’île Middle, semblait, par les traits et la constitution, tenir le milieu entre ceux de l’île aux Kangourous et ceux du port du Roi-Georges. Tous ces individus vivaient depuis plusieurs années avec les Anglais, excepté la petite fille, laquelle n’était que depuis sept mois au milieu d’eux.
Je ne me lassais point d’admirer la bizarre réunion de ces misérables créatures, si différentes d’origine et d’éducation, que le hasard s’était néanmoins plu à rassembler pour les soumettre à une existence aussi malheureuse que précaire !… Leurs deux barques composaient toute leur fortune, c’était sur elles que reposait toute leur puissance ; la perte de ces chétifs canots eût rendu la condition de ces malheureux cent fois pire que celle des sauvages eux-mêmes de ces contrées.