À la mémoire de Martial Montergnole
Un jour, un immense incendie ravagea la forêt.
Les animaux, affolés, s’enfuyaient tous devant le feu.
Seul un colibri était resté et allait de la rivière au brasier, en jetant à chaque fois une goutte d’eau avec son bec sur les flammes.
Un lion le regarda et lui dit : « Tu es fou, ça ne sert à rien, tu n’arriveras jamais à éteindre l’incendie. »
« Peut-être, répondit le colibri. Mais moi, au moins, je fais ma part. »
Légende amérindienne
« Monstre, que nous avons nuit et jour abreuvé, Ô gouffre, que nous veut ta soif que rien n’étanche ? »
Les Danaïdes (extrait), SULLY PRUDHOMME
Ce roman est une œuvre de fiction.
Toute ressemblance avec des personnes ou des faits réels serait une simple coïncidence. Si quelques libertés ont été prises par rapport à la réalité, les techniques d’enquêtes de la Brigade criminelle relatées dans ce livre sont bien celles utilisées par les policiers.
Avec une profonde satisfaction, Romuald Valmorel contempla son image dans l’immense miroir vénitien fin XVIIIe siècle fixé dans l’entrée de son vaste appartement. À presque soixante-dix ans, l’ancien banquier conservait toujours une heureuse silhouette de jeune homme. Sa chevelure blanche, soigneusement coiffée en vagues à reflets gris-bleu, avait été miraculeusement épargnée par les ravages de la calvitie. Son sourire avenant, dont il n’était d’ailleurs pas avare, montrait une dentition éclatante en parfait état. La fortune qu’il avait dépensée en soins dentaires, ces dernières années, n’avait pas été vaine. Lorsqu’il regardait ses interlocuteurs, en fronçant les sourcils et en adoptant un air vaguement ironique très étudié, la tête légèrement penchée sur le côté, il estimait qu’avec ses yeux clairs il ressemblait à Paul Newman ou bien encore à Stewart Granger, selon son humeur du jour.
Bref, Romuald Valmorel, après avoir été un bellâtre toute sa vie, était devenu, avec l’âge, ce que l’on appelle « un vieux beau ».
Il se rendit dans le salon et déposa soigneusement une pièce de deux euros sur le coin droit d’un buffet ancien en chêne massif ramené d’Italie voici des années et fleurant bon l’encaustique.
Cela faisait partie du « rituel ».
Puis il consulta sa montre-bracelet, une superbe Audemars Piguet « Royal Oak » à cadran bleu, et se frotta lentement le menton, songeur. Plus qu’une demi-heure.
Valmorel resserra le nœud de sa cravate club et vérifia que tous les boutons de son gilet en soie étaient bien fermés. Puis il revêtit lentement une veste d’intérieur pourpre, du dernier chic pour peu que l’on apprécie le style gentleman anglais classique, s’assit dans un immense et confortable fauteuil de vieux cuir marron et s’empara d’un magazine littéraire plutôt hermétique auquel il était abonné. Il commença à le feuilleter distraitement, sans vraiment s’intéresser aux articles, histoire surtout de se donner une contenance. Il fallait tout à l’heure qu’il ait l’air surpris.
Cela aussi faisait partie du « rituel ».
Il n’avait plus maintenant qu’à attendre. À son âge, cela n’avait pas vraiment d’importance.
Romuald Valmorel ignorait, à ce moment-là, qu’il lui restait moins de deux heures à vivre.
Le commandant de police Jean Capelli arracha en maugréant la dernière photo de jeune femme en tenue légère qui restait encore scotchée au-dessus de son ordinateur.
Ce lundi matin-là, le policier, en arrivant dans son bureau au 4e étage du 36 quai des Orfèvres, avait trouvé les murs littéralement recouverts de clichés coquins couleur sépia des années quarante.
Une plaisanterie typique, à n’en pas douter, du capitaine Hervé Gallimard, l’adjoint au chef du groupe d’en face. Celui-ci, potache attardé, était spécialisé dans les pitreries et blagues de ce genre. Lorsqu’on ouvrait un parapluie laissé sans surveillance et que l’on se retrouvait couvert de confettis, ou que l’on se promenait une oreille tachée de noir car l’écouteur de son téléphone avait été frotté sur un tampon encreur, Gallimard était forcément derrière… Sa plus récente facétie avait consisté à venir en catimini, un soir, repeindre en rose bonbon les armoires et le coffre d’un de ses collègues parti en congés.
Le commandant de police Jean Capelli se promit de réfléchir à une prochaine réplique.
Assis derrière son bureau, le capitaine Jean-Claude Giordano, qui partageait la pièce avec son chef de groupe, était hilare :
– Moi, je trouvais ta nouvelle décoration plutôt originale. Cette collection de gaines, de porte-jarretelles et de bas résille, ça compensait le style un peu austère du bureau. Et puis, quelque part, ça te donnait un côté vieux ringard sympathique.
– Ouais… Heureusement que je ne suis pas rentré avec un témoin ou la famille éplorée d’une victime. J’aurais eu l’air fin.
Le commissaire Philippe Lebbel apparut dans l’encadrement de la porte. Chapeautant trois des neuf groupes « de droit commun » de la Brigade criminelle (c’està-dire traitant principalement d’affaires d’homicides volontaires), Lebbel était le nouveau chef de section de Capelli. Il remplaçait depuis peu le commissaire Durant, récemment muté dans un district de police judiciaire, à la grande satisfaction de Capelli, qui ne l’appréciait guère, sentiment d’ailleurs largement partagé par l’intéressé1.
– Bonjour Jean, dit Philippe Lebbel en pénétrant dans la petite pièce et en serrant la main de son collaborateur. C’est bien ton groupe qui est de « doublure » aujourd’hui ?
– Oui, pourquoi ?
– J’espère que tu as eu le temps de prendre ton café.
– Hum… Merci pour ta sollicitude, mais voilà une entrée en matière qui ne présage rien de bon.
Les deux hommes se tutoyaient. Philippe Lebbel et Jean Capelli s’étaient connus une quinzaine d’années plus tôt, à la Crim’, alors qu’ils étaient tous deux inspecteurs de police comme on disait à l’époque. Ils avaient travaillé trois ans dans le même groupe, ensuite Lebbel avait tenté et réussi le concours de commissaire. À sa sortie de l’école de Saint-Cyr au Mont d’or, Lebbel avait été nommé chef d’un commissariat en banlieue, puis, après un passage au 2e DPJ, il venait, voici un mois, de retrouver le 36 quai des Orfèvres et la Brigade criminelle.
Affable et expérimenté, le quadragénaire blond était un chef de section apprécié de l’ensemble des policiers placés sous sa responsabilité, qui lui reconnaissaient tous le talent de savoir commander intelligemment. Son passé d’ancien inspecteur n’y était sans doute pas pour rien.
– J’ai deux nouvelles, annonça Lebbel. Une bonne et une mauvaise. Par laquelle veux-tu que je commence ?
– Allons-y pour la mauvaise, soupira Capelli.
– La mauvaise est que nous « dérouillons ».
– Je m’y attendais un peu…
Dans le curieux jargon en usage à la Brigade criminelle, une dérouille était l’appellation d’une nouvelle saisine du groupe de permanence par le parquet. Ladite permanence était d’ailleurs bizarrement nommée « la doublure » sans que personne ne sache plus pour quelle raison…
– La bonne nouvelle, continua le commissaire Lebbel, est qu’il ne s’agit pas d’un règlement de comptes entre voyous. Je sais que tu n’aimes pas ce genre d’enquêtes…
Capelli acquiesça. Depuis plusieurs mois, la Crim’ ne cessait de travailler sur des « flingages » entre dealers de cités en banlieues et, malgré un travail considérable, peu d’entre elles avaient au final des chances d’aboutir à des arrestations. La loi du silence régnait aussi bien parmi l’entourage des victimes que parmi les rares témoins que l’on pouvait retrouver. Lorsque les investigations permettaient d’interpeller un suspect, mis à part « donner l’heure », et encore, il ne fallait pas compter sur lui pour obtenir un renseignement susceptible de faire progresser l’enquête. Quant à espérer des aveux, autant aller à Lourdes et attendre d’apercevoir un manchot ressortir de la grotte avec le bras d’Arnold Schwarzenegger… Les dealers vivaient et mourraient en marge de la société, dans leur propre monde, avec ses codes et ses règles. La première étant, évidemment, de ne jamais parler aux flics. S’il devait y avoir du linge sale à laver, comme cela était d’ailleurs très souvent le cas, cela se ferait en famille et à la kalachnikov.
– Nous prenons quoi ? demanda Capelli tout en ouvrant un tiroir afin d’y récupérer son arme de service, un Sig-Sauer 9 mm, qu’il garnit d’un chargeur de quinze cartouches.
– Un septuagénaire qui vient d’être retrouvé abattu à son domicile, dans le XVIe arrondissement, avenue Rodin.
– Connu de nos services ?
– Non, il n’est pas inscrit au STIC, sauf une fois, mais en qualité de victime, pour s’être fait piquer son autoradio voici cinq ans.
– Il y a eu vol ?
– D’après les éléments dont je dispose, non. Pas de trace de fouille ou d’effraction non plus, fit Lebbel. Rameute tes troupes, le substitut du procureur et nos collègues du commissariat local nous attendent sur place. Le patron se déplace également.
– En route pour de nouvelles aventures, grommela Capelli en se levant.
– J’ai prévenu l’Identité judiciaire pour qu’une équipe de techniciens de scène de crime nous rejoigne là-bas. Je sors ma voiture du parking et je vous attends devant le 36.
*
Jean Capelli, à cinquante ans passés, était resté encore plutôt svelte, mais les petites rides insidieuses de son visage fatigué et ses cheveux grisonnants qui commençaient à s’éclaircir trahissaient son âge. Le policier avait cessé de boire plus que de raison depuis quelques mois, mais il n’arrivait toujours pas à se défaire d’un indéfinissable malaise, lié à un pessimisme incorrigible et surtout à ce qu’il nommait ses « visiteurs nocturnes ». Depuis plusieurs années, les fantômes des victimes de ses enquêtes venaient en effet souvent frapper à la porte de son sommeil, pour y habiter sans autorisation ses cauchemars et le supplier de retrouver leurs meurtriers. Capelli passait parfois d’étranges nuits blanches à essayer, à demi endormi, de les convaincre qu’il faisait de son mieux, tout en étant par la suite conscient, un peu honteux, de l’irréalité de ses visiteurs oniriques. Le policier se réveillait alors en sursaut, couvert de sueur, le cœur battant la chamade et se demandant, complètement perdu durant quelques secondes, où il pouvait bien se trouver.
Capelli n’en avait parlé à personne, craignant qu’on le prenne pour un flic arrivé au bout du rouleau ou pire, pour quelqu’un développant une atypique maladie mentale. La seule personne au courant était, bien sûr, Leila Médina, une collègue capitaine de police travaillant au commissariat du quartier du « combat » dans le XIXe arrondissement. Leur récente et providentielle liaison2 avait empêché, quelques mois auparavant, le vieux divorcé solitaire de sombrer dans un gouffre empli d’idées plus que noires, à éviter à tout prix, surtout lorsque l’on porte une arme à la ceinture…
Avant de quitter le 36, Capelli décrocha son téléphone sur le bureau et appela Leila Médina pour lui annoncer, ennuyé, qu’il venait de « dérouiller » et qu’il y avait de fortes probabilités qu’ils ne puissent pas passer, comme prévu, la soirée ensemble. Leur aventure avait commencé de manière plutôt curieuse, lors d’une étrange enquête, autour du cadavre d’un nain étranglé et repêché dans le lac des Buttes Chaumont. Le destin, ce jour-là, avait eu la bonne idée d’offrir une deuxième chance aux deux flics abîmés par les coups de griffe de la vie.
La jeune femme décrocha à la troisième sonnerie. Capelli lui résuma rapidement les premiers éléments de l’affaire.
– Ne t’inquiète pas, le rassura la jeune femme. Je sais ce que c’est, je te rappelle que je suis flic aussi…
– Et toi, ton secteur est calme ?
– Non. La BAC vient de ramener quatre types à moitié ivres qui dépouillaient un adolescent à la sortie du métro Pyrénées, j’ai une enquête décès en cours et un voleur de scooters en prolongation de garde à vue. C’est un Polonais qui ne parle pas français, ou qui fait semblant de ne pas comprendre notre langue, et la traductrice d’hier vient de me faire faux bond, elle a un gamin malade. Et bien sûr, l’état-major n’en a pas d’autre de disponible pour l’instant…
– On fait un drôle de métier, hein Leila ?
– Tu peux le dire, Jean.
– Nous devons être un peu marteaux…
– Allez, vieux soldat, file dans le XVIe arrondissement au lieu de te plaindre, et que la force soit avec toi !
1. Voir Pour le repos des morts, Éditions Glyphe.
2. Voir Pour le repos des morts, Éditions Glyphe.
L’appartement de la victime, un coquet deux cents mètres carrés, occupait le premier et unique étage d’un bâtiment en pierre de taille construit à l’époque haussmannienne. C’était un ancien hôtel particulier, transformé par la suite, sans doute à l’issue d’une succession difficile, en deux logements distincts. L’immeuble se dressait dans une toute petite rue résidentielle, bourgeoise et tranquille, dépourvue de tout commerce.
Deux véhicules sérigraphiés se tenaient garés devant l’entrée. Le break de l’IJ se trouvait un peu plus loin, devant les voitures des policiers en tenue. Une petite Citroën, sans doute celle du substitut du procureur de la république, complétait le lot.
La Renault Clio noire de Capelli stationna derrière les autos de la DSPAP. Jean-Claude Giordano en sortit, suivi de Capelli, qui grimaçait ; depuis quelque temps, il souffrait d’un début de sciatique qui le gênait pour sortir de voiture et lui faisait prendre conscience avec tristesse qu’il n’avait plus vingt ans.
Le commissaire Lebbel se gara à sa suite. Les deux Peugeot 307 occupées par le reste du groupe, les lieutenants Olivier Perrin et Nathalie Toulouse et le brigadier Clément Carmelle, firent de même. Par chance, l’avenue, courte mais peu passante, offrait de nombreuses places de stationnement. Le commissaire divisionnaire Frédéric Gaillard, le patron de la Brigade criminelle, n’était pas encore arrivé.
Capelli fixa son brassard fluo marqué « Police » sur la manche gauche de sa veste en cuir et salua le fonctionnaire en uniforme resté à l’extérieur, un gaillard à la mâchoire carrée, qui visiblement passait son temps libre dans les salles de musculation. Depuis peu, un numéro individuel s’était rajouté au brassard, afin que les policiers soient identifiables par ceux qui souhaiteraient se plaindre des forces de l’ordre. Bon nombre de policiers s’en offusquaient, criant à l’incitation à la délation anti-flics. Capelli, lui, s’en fichait complètement.
– C’est par là, commandant, dit l’athlétique gardien de la paix en montrant du doigt l’entrée du bâtiment.
Les policiers de la Crim’ traversèrent un vaste hall orné de plantes vertes en pots de cuivre et accédèrent au premier étage par un escalier aux marches en marbre gris. La porte à doubles battants de l’appartement du défunt était ouverte. Un autre planton, qui les salua martialement, se tenait devant, arborant un air sévère particulièrement étudié, sans doute pour essayer de compenser son aspect juvénile.
Sur le palier, Lebbel reconnut la parquetière qui les avait saisis, une jolie brunette vêtue d’un élégant tailleur crème, et le commissaire de police du quartier. Celui-ci, beaucoup moins élégant, semblait avoir dormi avec son costume depuis plusieurs jours, tant il était froissé.
Trois fonctionnaires de l’Identité judiciaire, en tenue de scène de crime1, attendaient les instructions tout en préparant placidement leur matériel. Plusieurs lourdes sacoches leur appartenant, en cuir noir usé, étaient posées sur le sol, devant l’entrée de l’appartement. Le photographe de l’équipe changeait en sifflotant les piles de son appareil numérique.
Capelli se présenta à son tour auprès du commissaire et de la substitut.
– Merci d’être venu rapidement. Cette affaire est typiquement pour la Criminelle. Je vous résume la situation ? proposa cette dernière.
– Nous vous écoutons, Madame.
– Ce matin, vers huit heures, la femme de ménage de Monsieur Romuald Vamorel, qui vient tous les lundis, a ouvert la porte avec les clés en sa possession et à découvert son employeur décédé. Elle a immédiatement fait appel aux secours. Les pompiers sont arrivés en même temps que vos collègues du commissariat de l’arrondissement, mais il était trop tard.
– De quoi est mort ce monsieur ? demanda Capelli.
– On lui a visiblement tiré une balle en plein front. Il se trouvait dans le salon, assis sur un fauteuil. Il n’y a pas de traces de lutte ni de fouille. Mais une statuette est posée, ou plutôt jetée par terre, dans l’entrée du salon.
– Une statuette ?
– Oui. C’est plutôt curieux…
– La porte de l’appartement était fermée lors de l’arrivée de la femme de ménage ?
– Claquée seulement, pas verrouillée.
– La victime vivait seule ? demanda Lebbel en prenant des notes.
– D’après la femme de ménage, oui. Il s’agit d’un veuf.
– Elle est en état de choc et attend dans un des véhicules, précisa le commissaire du quartier. Pour l’instant nous n’avons découvert aucun témoin. On a frappé au rez-de-chaussée, mais il semble qu’il n’y ait personne en ce moment.
Lebbel se tourna vers Capelli.
– On enfile des surchaussures et des gants et on jette un œil avant de laisser la place au procédurier et à l’IJ ?
– Ça marche. Que tout le monde en fasse autant, ajouta-t-il en se tournant vers les membres de son groupe. Il faut que chacun visualise les lieux pour être efficace lors des futures auditions. Ensuite, Clément, tu iras chercher la femme de ménage et l’amener au service pour prendre son témoignage. Vois si elle n’a pas besoin d’un médecin. Olivier et Nathalie, vous vous occupez du voisinage. L’immeuble sera vite traité puisqu’il n’y a personne dans l’appartement du bas. Vérifiez quand même une nouvelle fois. De toute façon il faudra repasser plus tard. Par contre, les bâtiments qui nous encadrent ou qui se trouvent en face disposent de plusieurs étages ; tâchez de découvrir des témoins. Quand vous aurez fini, vous reviendrez pour effectuer la perquisition qui aura lieu après les constatations. En l’absence du maître des lieux, il vous faudra vous débrouiller pour dénicher deux témoins pour y assister, comme d’habitude.
– Très bien, chef, dit jovialement le lieutenant Olivier Perrin, qu’une nouvelle enquête excitait toujours un peu.
Le jeune policier à allure de gravure de mode et physique de « gendre idéal » se frotta les mains de satisfaction.
– C’est parti, soupira Jean-Claude Giordano, le procédurier du groupe, beaucoup moins enthousiaste, qui allait devoir s’atteler aux minutieuses constatations, à la saisie des indices éventuels, puis à la rédaction du long et fastidieux procès-verbal les relatant.
Capelli, avec un sourire, lui donna amicalement une tape d’encouragement sur l’épaule.
– Songe que tu regretteras tout ça lorsque, vieux retraité acariâtre, tu liras depuis ton canapé les faits divers dans les journaux. Tu te diras que tout ce cinéma, c’était quand même le bon vieux temps…
*
Le corps gisait sur un fauteuil dans le salon, en position assise. Son bras gauche pendait mollement le long d’un accoudoir. Une montre de prix était accrochée à son poignet. Ses vêtements ne présentaient aucune trace de lutte. Le cadavre était même plutôt élégant avec son gilet et sa veste d’intérieur…
Le vieil homme avait les yeux ouverts et semblait contempler les enquêteurs d’un regard vitreux provenant des contrées mystérieuses de l’au-delà. Un petit orifice circulaire trouait le milieu de son front. Le projectile avait dû être tiré quasiment à bout portant, des traces sombres de résidus de tir entouraient la plaie. Par contre, en sortant, il avait arraché une bonne partie de la boîte crânienne. Le dossier du fauteuil, à hauteur de la tête, était maculé de fragments osseux, de petits morceaux de cervelle et de sang séché. La balle était restée ensuite coincée dans le rembourrage du fauteuil. Les sphincters du défunt s’étant relâchés, une insidieuse odeur d’urine et d’excréments flottait dans l’air. On était loin des scènes de crime aseptisées des romans policiers anglais d’Agatha Christie.
Aucune douille ne se trouvait sur le sol. Soit le tireur l’avait récupérée, soit il avait utilisé un revolver. Il faudrait néanmoins vérifier qu’elle n’ait pas roulé sous un meuble après avoir été éjectée, dans l’hypothèse de l’utilisation d’un pistolet automatique.
Capelli palpa doucement le corps du bout des doigts. La perte d’élasticité des tissus lui apprit que la rigidité cadavérique s’était installée. Il ne semblait pas y avoir encore de début de putréfaction, mais la lividité, ou hypostase, qui apparaît généralement à la troisième heure post mortem, était présente sur la base du cou de la victime, taché d’un bleu caractéristique. Le policier se dit, qu’à vue de nez, les faits remontaient à environ deux jours. Mais c’était difficile à déterminer pour l’instant. Le médecin légiste, à l’Institut médico-légal, serait sans doute plus précis à l’issue de l’autopsie, même si, contrairement à ce que l’on voit dans les films, il ne pouvait fournir qu’un créneau horaire assez large.
« Encore un, songea Capelli en contemplant tristement le cadavre. Ce n’est plus le tonneau mais le tombeau des Danaïdes, et c’est avec leurs larmes qu’elles tentent de le remplir… Puisse-t-il, les nuits prochaines, me laisser dormir en paix, celui-là. »
Le fantôme du mort, peut-être encore indécis sur le sujet ou simplement d’humeur taquine, ne daigna pas répondre.
L’appartement de feu Romuald Valmorel se composait d’une entrée, d’un salon éclairé par deux larges fenêtres, d’une cuisine, d’un bureau, de toilettes, d’une salle de bains et de deux chambres. Rien ne semblait en désordre. Le logement était luxueusement meublé et parfaitement entretenu. La femme de ménage devait être consciencieuse. Un mélange, original mais harmonieux, entre des meubles anciens en bois et une décoration moderne, particulièrement réussi, conférait à l’appartement une atmosphère chaleureuse, très cosy. Se faire abattre dans ce lieu constituait une véritable faute de goût…
De nombreux tableaux et lithographies ornaient les murs blancs du salon et ceux, plus pastels, des chambres à coucher, uniquement de la peinture expressionniste. Capelli reconnut un Miró et un Kandinsky. Les deux tableaux semblaient être des œuvres originales. Le policier, vaguement amer, se dit que la victime devait bénéficier de revenus largement supérieurs à ceux d’un flic…
– Tu as vu la statuette dans l’entrée ? demanda Giordano à son chef, le tirant de sa rêverie. Elle représente une espèce de monstre mi-homme mi-bête !
Capelli s’approcha du hall.
Sur le sol, à deux mètres de la porte, se trouvait effectivement une lourde statuette sombre, sans doute en métal, d’une trentaine de centimètres de haut. Elle représentait un curieux personnage à quatre bras et tête d’éléphant, porteur d’une hachette, semblant danser sur une seule jambe. Le policier reconnut Ganesh, le dieu hindou de l’intelligence et de la prudence.
La statuette paraissait neuve et de fabrication récente. Elle ne semblait supporter aucune trace suspecte.
– Si on a de la chance, on trouvera peut-être des empreintes ou de l’ADN dessus, dit Capelli à son procédurier. Mais ce n’est visiblement pas l’arme du crime…
– Je me demande ce qu’elle fait là. Il n’y a aucun signe de bagarre…
– En tous les cas, elle n’est pas à sa place.
Le commissaire divisionnaire Frédéric Gaillard fit son apparition dans la pièce. Lui aussi avait revêtu des surchaussures et des gants de latex.
C’était un homme de forte stature, au visage massif, ressemblant à Lino Ventura. Comme le policier aimait bien l’acteur disparu, il coiffait ses cheveux bruns de la même manière. Ce jour-là, Frédéric Gaillard portait même un imperméable mastic, à la manière des flics incarnés par son idole sur les écrans dans les années soixante.
– Saleté de circulation parisienne ! J’ai voulu emprunter un autre itinéraire que le vôtre pour faire le malin et j’arrive le dernier. Ça fait bien pour le patron de la Crim’…, grommela-t-il en souriant.
– Rassurez-vous, Monsieur, fit Capelli solennellement. Vous êtes excusé.
– Merci Jean, vous êtes bien bon avec moi. J’ai vu la parquetière : nous avons affaire à une belle scène de crime. Ça va nous changer des dernières saisines… Pour une fois, nous œuvrons dans les beaux quartiers ! Une enquête à la Columbo, en somme !
– Oui. Comme quoi, on a beau dire, même les riches du XVIe arrondissement se font parfois assassiner, commenta Capelli.
– Ça y est, Jean nous rejoue le couplet du flic désabusé par la société et ses inégalités ! Il y avait longtemps !
– Nous pouvons commencer ? demanda doucement le capitaine Giordano, qui n’osait pas demander directement à Capelli et surtout aux commissaires Gaillard et Lebbel, de quitter les lieux pour le laisser travailler en paix. Les collègues de l’IJ sont prêts. On va prendre des photos.
1. Combinaison blanche avec capuche, masque, gants et surchaussures.
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