Alfred Jarry ne peut se plaindre d’avoir attendu longtemps la notoriété. Il avait vingt-trois ans, en 1896, quand eut lieu, au Théâtre de l’Œuvre, dirigé par M. Lugné-Poe, cet évènement littéraire que fut la première représentation d’Ubu-Roi. D’emblée, ce fut la gloire. Le père Ubu entra de suite dans la légende, aux applaudissements de l’élite du Tout-Paris des Lettres.
Déjà, en 1888, Ubu-Roi avait été représenté, avec moins de bruit, par les Marionnettes du Théâtre des Phynances. Car Jarry, né le 8 septembre 1873, à Laval, n’avait que quinze années lorsqu’il écrivit sa célèbre farce guignolesque.
M. Jean Saltas nous dit, dans sa Préface à une récente édition d’Ubu-Roi, quelle fut la fin singulière d’Alfred Jarry, qu’on avait transporté à l’hôpital de la Charité, dans le service de Dr Royer :
À la dernière visite que je lui fis, je lui demandai s’il désirait quelque chose ; ses yeux s’animèrent ; il y avait en effet quelque chose qui lui ferait grand plaisir. Je l’assurai qu’il l’aurait immédiatement. Il parla : ce quelque chose était un cure-dents. Je sortis aussitôt pour aller lui en acheter un et lui en rapportai tout un paquet. Il en prit un entre deux doigts de sa main droite. Une joie visible était sur son visage. Il semblait qu’il se sentit soudain rempli d’une grande aise, comme aux jours où il partait pour une de ces parties de pêche, de canotage ou de bicyclette, ses trois sports préférés. J’avais à peine fait quelques pas pour parler à l’infirmière que celle-ci me fit signe de me retourner : il expirait.
C’était le 1er novembre 1907.
Ne semble-t-il pas que tout Jarry soit dans cette fin ?
Une naïveté grande, trop grande pour ne pas confiner à la mystification, telle est l’impression qu’il donna ; telle est l’impression que donne la lecture d’Ubu-Roi, du Surmâle, cet étrange roman, ou des Silènes, dont bien peu connaissent le texte intégral, récemment publié sous le manteau. On trouve aussi dans le Surmâle, comme dans Messaline, avec toujours le même goût pour la singularité, un éclatant feu d’artifice d’érudition.
Sans doute a-t-on quelque peu exagéré en parlant du génie de l’auteur d’Ubu-Roi ? M. Jean Saltas, par exemple, – et il n’est pas le seul, – n’hésite pas à l’apparenter à Shakespeare, Aristophane et Rabelais ! C’est beaucoup dire. Mais le propre de l’enthousiasme est de manquer de mesure.
Nous pouvons juger Jarry avec plus de recul, et plus d’équité. Ce n’est pas servir sa mémoire que l’auréoler d’une louange hyperbolique. Si l’on tient compte de l’âge auquel fut écrit Ubu-Roi, on peut grandement s’étonner. Mais cette farce satirique manque de quelque chose pour atteindre au chef-d’œuvre : cette claire simplicité qu’on retrouve dans toutes les grandes productions de l’esprit humain, et aussi ce sens de la mesure qui marque si profondément celles de notre race.
Mais ni Ubu-Roi, ni les autres productions de Jarry ne peuvent nous laisser indifférents, n’est-ce pas beaucoup, à une époque où l’on entre si rapidement dans l’oubli ?
L’Amour en Visites, le recueil de nouvelles dont le Cabinet du Livre donne une seconde édition, fut publié pour la première fois, en 1898, chez P. Fort, 46, rue du Temple, à Paris.
On y retrouvera la mère Ubu. On y retrouvera, dans deux ou trois nouvelles, cet humour paradoxal et féroce, si particulier à Jarry. Mais on y trouvera également quelque chose d’assez nouveau chez lui, un sens aigu de la psychologie, et des dons d’observateur, que ses autres œuvres ne lui avaient pas permis de développer aussi pleinement. C’est, a dit fort justement Rachilde, un livre absurde, brutal et charmant, des haltes libertines qui ont tout l’attrait des oasis dans le désert.
Certains de ces petits tableaux mériteraient de demeurer. C’est pourquoi il faut se féliciter qu’une seconde édition de l’Amour en Visites – la première étant aujourd’hui introuvable – les mette de nouveau sous les yeux du public.
L.P.