Peu de rues à Paris comptent autant d’hôtels, anciens ou nouveaux, que la rue de Lille : hôtel de Montmorency, de Choiseul-Praslin, de Noailles, de Mortemart, de Bentheim, de Lauraguais, de Rouault, d’Humières, d’Ozembray, hôtel de l’ambassade de Prusse, palais de la Légion d’honneur, dix autres.
Au-dessus de la porte d’entrée d’un de ces hôtels d’assez médiocre apparence, bien que cette porte d’ordre dorique flanquée de chaque côté de colonnes accouplées ait des prétentions au style, – on lit sur une plaque de marbre noir :
HÔTEL DE CONDRIEU – R.
Cette inscription tire d’autant mieux l’attention qu’elle est unique dans cette rue, les autres hôtels ne se signalant au dehors par rien de particulier, pas même un écusson avec armoiries.
Que veut dire ce R séparé du nom par un trait d’union ?
Pour peu que celui qui se pose cette question ait ouvert un dictionnaire biographique, un livre de mémoires ou un roman historique, il sait que ce nom de Condrieu est écrit à chaque page de l’histoire de France, et s’il n’a jamais entendu parler de Condrieu le Barbu, qui fut tué à Poitiers ; de François de Condrieu, qui fut tué à Pavie ; de Louis de Condrieu, l’un des chefs de la Ligue ; de Gaston de Condrieu, l’ambassadeur de Henri IV ; de Guy de Condrieu, l’ami de Louis XIII, il connaît au moins la belle marquise de Condrieu, la maîtresse de Louis XIV, qui obtint que son royal amant érigeât le marquisat de Condrieu en duché-pairie en faveur de son mari, non moins complaisant et non moins âpre au gain que M. de Soubise, et il se dit que ce R tout seul indique assurément une branche de cette grande famille des Condrieu.
En effet, n’y avait-il pas sous le second Empire un sénateur du nom de Condrieu-Revel qui portait le titre de comte ?
Cet hôtel était le sien, sans aucun doute, et ce Condrieu-Revel ne pouvait être qu’un membre de la famille des Condrieu ; Revel était là comme Nivelle, Laval, Fosseux, Tancarville s’est trouvé à la suite du nom de Montmorency.
Il fallait être bien au courant des hommes et des choses du monde parisien pour savoir qu’entre les Condrieu tout court et les Condrieu-Revel il n’y avait jamais eu aucun lien de parenté, et pour expliquer d’une façon nette et claire ce qu’étaient ces Condrieu-Revel ; encore y avait-il à leur sujet des points entièrement inexplicables.
Ce qu’on savait généralement de ceux-ci, c’était qu’un général portant ce nom de Condrieu s’était distingué dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, et qu’il avait été fait comte par Napoléon. D’où venait-il ? Qui était-il ? Cela restait obscur. Brave soldat à coup sûr, de plus bon courtisan. Napoléon n’en avait pas demandé davantage. Un Condrieu à sa cour, cela était pour lui plaire, lui qui accueillait l’ancienne noblesse avec des joies de parvenu ; celui-là avait l’apparence de l’authenticité s’il n’en avait pas la réalité.
À la Restauration, le chef de la famille de Condrieu, la vraie, le duc Albert, rentrant en France avec Louis XVIII, qu’il avait accompagné en exil, s’était inquiété de ce comte de Condrieu et il avait fait demander au général si, par extraordinaire, ils seraient parents. Très poliment, humblement même, le général avait répondu qu’il n’avait jamais prétendu à cet insigne honneur ; mais qu’à l’avenir, pour éviter toute confusion et dans un sentiment de délicatesse qui, espérait-il, serait apprécié, il joindrait à son nom de Condrieu, que tout naturellement il ne pouvait ni changer ni abandonner, celui de Revel, que quelques-uns de ses ancêtres avaient autrefois ajouté au leur.
Satisfait de ces explications, le duc Albert n’avait pas poussé les choses plus loin ; maintenant que le silence qui pendant les vingt années de la Révolution et de l’Empire s’était fait sur lui, avait cessé, maintenant qu’il avait repris à la cour et dans l’État les charges qu’avait occupées sa famille, il n’y avait plus en France qu’un Condrieu, – lui ; ce général de Bonaparte n’existait pas ; ça ne comptait pas. Les choses étaient restées ainsi jusqu’aux journées de juillet 1830, où les Condrieu avaient repris le chemin de l’exil avec Charles X et où un Condrieu-Revel, le fils précisément de ce général de Bonaparte « qui ne comptait pas », était venu occuper au palais du Luxembourg la propre place du duc Albert de Condrieu.
C’était un homme habile que ce nouveau comte de Condrieu, qui après avoir servi avec zèle l’administration impériale, avait obtenu un rapide avancement sous la Restauration et avait su se faire nommer pair de France par Louis-Philippe.
De tournure épaisse, il s’exprimait cependant difficilement, lentement, en répétant ses mots comme s’il ne pouvait pas les trouver ; mais s’il ne payait pas de mine avec sa grande taille voûtée aux épaules remontées, sa tête en poire couronnée d’un toupet frisé, ses fortes mâchoires et ses bajoues pendantes, sa démarche lourde, à pas traînés, son geste hésitant et gauche, il n’en était pas moins plein de finesse et d’astuce, retors, prompt à tourner tout à son avantage, âpre au gain, ambitieux d’honneurs autant que de fortune et de biens, capable de tout pour réussir, sans scrupule et sans honte, avec une suite dans l’esprit, une fermeté dans le caractère, une persévérance dans la volonté qui faisaient qu’un but visé par lui était sûrement atteint un jour, tôt ou tard, malgré tout et contre tous.
Pendant la Restauration, le duc Albert de Condrieu avait acquis une autorité considérable dans la Chambre des pairs aussi bien par le talent que par le caractère ; mais en héritant de son fauteuil le comte de Condrieu-Revel n’avait point hérité de cette autorité. Cependant, s’il n’avait pas su s’emparer de la tribune, il avait su tout au moins y monter à propos pour y prononcer quelques-uns de ces mots décisifs qui posent un homme et le font remarquer.
En dehors de la Chambre, on avait encore lu assez souvent ce nom de Condrieu-Revel dans les journaux, car, bien qu’il ne fût pas plus écrivain qu’orateur, le comte avait publié de temps en temps quelques mémoires et quelques livres dont la presse s’était occupée. Un livre ne se composant pas d’un mot heureux dit avec plus ou moins d’à-propos, il fallait l’écrire ; mais pour cela M. de Condrieu-Revel avait une méthode aussi commode que peu fatigante. Décidé à publier un mémoire ou un livre sur un sujet qu’il avait préparé, il se faisait envoyer de jeunes écrivains à leurs débuts, zélés, instruits, intelligents et ayant une bonne écriture ; puis, quand parmi ceux qui se présentaient il en avait trouvé un possédant les qualités qu’il exigeait, – qualités qui devaient être en réalité plus nombreuses que celles qu’il réclamait ostensiblement, – il lui remettait un manuscrit assez mince accompagné d’un petit discours qu’il savait admirablement faire comprendre plutôt par ses silences, les sourires discrets, ses sous-entendus, que par ses mots mêmes qu’il employait : « Voici un manuscrit que je viens d’achever (c’était toujours le même qui servait) ; il est fort mal écrit, vous le voyez, si mal que je ne puis pas moi-même en lire un mot ; il est vrai que j’ai la vue très mauvaise. Tâchez de le déchiffrer, et alors mettez-le au net, je vous prie, vous trouverez sans doute des phrases inachevées : achevez-les, des passages incomplets : complétez-les, je vous y autorise ; seulement, comme il peut être utile pour un travail de ce genre de bien savoir à l’avance ce que j’ai voulu faire, je vais vous l’expliquer, cela facilitera beaucoup votre lecture, et même cela pourra la remplacer… quelquefois. » Et tout de suite il expliquait assez brièvement, d’une façon embrouillée et confuse, ce qu’il avait peut-être voulu faire, mais ce qu’en réalité il n’avait nullement fait. Si le jeune écrivain était sot, ou bien s’il était indépendant, il rapportait le manuscrit du comte, en s’excusant de n’avoir pu le déchiffrer ; si au contraire il était intelligent, besoigneux, disposé à tout faire pour gagner quelque argent, il rapportait un gros manuscrit bien net joint à celui qu’il était censé avoir lu ; le comte l’en remerciait fort poliment, le louait pour sa belle écriture et le payait un peu plus cher que ne se payent généralement les copies. Puis bientôt le livre paraissait sous le nom du comte de Condrieu-Revel, commandeur de la Légion d’honneur, membre de plusieurs sociétés savantes de France et de l’étranger, et propageait dans le monde entier la réputation et la gloire de son noble auteur.
Et, pendant ce temps, à Holy-Rood, à Goritz, plus tard à Frohsdorff, les Condrieu, les vrais, restaient les fidèles serviteurs de leur roi.
En France, on ne connaissait plus qu’un Condrieu, le comte de Condrieu-Revel précisément, l’habile politique, l’auteur de tant d’œuvres remarquables.
La branche cadette avait détrôné la branche aînée, qui n’existait plus pour le public.
Comment n’eût-on pas cru à cette parenté lorsqu’on avait vu mademoiselle Éléonore-Simonne-Gaëtane de Condrieu, fille de M. le comte de Condrieu-Revel, épouser le duc de Naurouse.
Était-il raisonnable de supposer qu’un Naurouse, héritier d’un des grands noms de France, prenait pour femme une fille sans naissance ?
Voici comment s’était fait son mariage,
Bien qu’il fût fils d’un général qui devait tout à l’Empire et à l’empereur, ou plutôt justement parce qu’il était le fils de ce général, M. de Condrieu-Revel avait salué la Restauration avec un bruyant enthousiasme, et il avait été récompensé de ce beau zèle par une des meilleures sous-préfectures du Midi. Là il s’était marié et, tout gauche, tout lourdaud qu’il fût, il avait eu l’habileté de prendre pour femme une belle, très belle jeune fille, d’excellente maison et fort riche. À la vérité, ce n’était point à la jeune fille qu’il avait plu ; se connaissant bien, il s’était contenté de séduire son beau-père.
Après avoir donné un enfant, un fils, à son mari, madame de Condrieu-Revel s’était éloignée de celui-ci et l’avait pris en aversion. Aussi douce, tendre, affectueuse, aussi sensible que son mari était dur et sec, elle avait voulu ne vivre que pour son enfant. Mais M. de Condrieu-Revel, toujours occupé à pousser sa fortune, avait de grandes ambitions pour ce fils, en qui, par un étrange hasard, il se retrouvait tout entier ; aussi, dès que l’enfant était arrivé à sept ans, l’avait-il enlevé à sa mère, pour le faire élever en vue des hautes destinées qu’il visait déjà pour lui.
Sans mari, sans enfant, madame de Condrieu, qu’on courtisait autant pour sa grâce que pour sa beauté, avait accepté l’amour d’un de ceux qui s’empressaient autour d’elle.
M. de Condrieu-Revel était en ce moment préfet en Provence, et le personnage le plus considérable de son département était le marquis de Varages. Jeune encore, chevaleresque, romanesque, en vue par ses aventures aussi bien que par l’influence dont il disposait, intéressant par sa mine pâle, sa distinction, sa générosité, ses beaux yeux brûlants de poitrinaire, les histoires qu’on faisait ou qu’on racontait sur son compte, le marquis de Varages s’était attaché à madame de Condrieu et il en avait été aimé.
Une fille était née de cette liaison : Éléonore-Simonne-Gaëtane de Condrieu-Revel.
Pour un mari séparé depuis plusieurs années d’une femme fière, incapable de recourir à certaines manœuvres au moyen desquelles elle eût pu arriver tant bien que mal à légitimer cette grossesse intempestive, le cas eût pu être tragique.
Mais M. de Condrieu-Revel, qui n’avait jamais été un caractère tragique, n’était pas un homme à oublier ses intérêts dans un accès de douleur ou de fureur. Or, son intérêt était d’éviter le scandale d’un éclat et aussi de ne pas se faire un ennemi déclaré du marquis de Varages, qui, par son influence et ses attaches, pouvait entraver sa carrière administrative.
La situation était d’autant plus difficile que son honneur et son ambition n’étaient pas seuls en jeu : par la naissance de ce second enfant, la fortune de son fils aîné allait se trouver diminuée de moitié. On n’était plus au temps où l’aîné seul recueillait la fortune paternelle, et où cadets et filles, ne comptant pour rien, étaient jetés à Malte ou dans l’Église ; maintenant ce second enfant devait, avec la complicité de la loi, voler la part de son aîné.
C’était là, à ses yeux, une abomination plus horrible que la faute même de sa femme ; car, si grande que fût son ambition, elle était plus grande encore, plus âpre, plus dévorante pour son fils que pour lui.
Lui n’était qu’un fils de parvenu ; mais son fils aurait des ancêtres et il pourrait fonder une maison solidement établie sur de grands biens.
C’était là le but de sa vie, et ce but il l’avait poursuivi par tous les moyens, même les plus chimériques, arrangeant tout, disposant tout : mariages, héritages, naissances, morts, pour qu’à un moment donné les diverses fortunes auxquelles il pouvait avoir un droit se réunissent en un seul bloc sur la tête de ce fils unique.
C’était chez lui une idée fixe, une manie à laquelle il croyait si fermement, qu’il était convaincu que tous les membres de sa famille, comme tous ceux de la famille de sa femme, devaient mourir un jour exprès et à point pour que son fils en héritât.
Comment sa femme, qui connaissait ses combinaisons, se permettait-elle d’avoir un second enfant ? Qu’elle aimât le marquis de Varages, cela était de peu d’importance ; mais comment osait-elle être enceinte ?
Un soir il s’était enfermé avec elle et, de sa voix lente, en répétant ses mots selon sa prudente habitude, il lui avait adressé ce petit discours :
– Je pourrais vous tuer, oui, je le pourrais, je le devrais peut-être. Rassurez-vous, je n’en ferai rien ; mais c’est à une condition, condition formelle, condition expresse, qui est que vous vous arrangerez pour que la naissance de l’enfant dont vous êtes enceinte ne nuise en rien à mon fils. Quant à votre amant, que je pourrais aussi tuer, je le pourrais, je laisse ce soin à sa maladie, qui s’en acquittera sûrement avant peu, avant peu, je l’espère. Mais, de ce côté, je pose aussi ma condition, qui est que vous preniez vos dispositions pour qu’il lègue sa fortune à votre enfant. C’est le seul moyen d’empêcher cet enfant d’être dans la misère, qui serait son lot, je vous le jure. Né d’un père poitrinaire, cet enfant aura de grandes chances pour mourir jeune, très jeune, et dans ce cas, ce sera son frère aîné qui héritera de lui, – ce qui sera justice… justice de Dieu pour le père et pour l’enfant.
La justice de Dieu avait réalisé les espérances de M. de Condrieu-Revel ; à quatre ans, mademoiselle Éléonore-Gaëtane de Condrieu s’était trouvée légataire pour cent mille francs de rente de son parrain, le marquis de Varages.
Mais où M. de Condrieu-Revel avait mal spéculé, ç’avait été en comptant que cette fille de poitrinaire devait mourir très jeune ; elle avait vécu au contraire, se développant chaque année en beauté, ayant pris à son père et à sa mère, si charmants l’un et l’autre, ce qu’ils avaient de mieux.
Cette beauté avait exaspéré M. de Condrieu et il ne s’était un peu calmé qu’en se disant que, si elle n’était pas encore morte, tuée par la maladie de son père dont elle portait le germe, elle pouvait au moins mourir pour tout le monde en entrant au couvent, après avoir abandonné à son frère une fortune dont elle n’avait pas besoin.
La mort de la comtesse de Condrieu ayant facilité la mise à exécution de ce plan, on avait entouré la jeune fille, restée sans appui et sans affection, de gens pieux qui avaient incliné son esprit vers les choses de la religion : mais elle avait résisté à tous, et, en édifiant chacun par sa piété, elle avait persisté fermement dans sa résolution de ne pas entrer au couvent.
Évidemment c’était sa beauté dont elle tirait vanité qui la fortifiait dans cette obstination, et M. de Condrieu, à l’exemple d’un duc de Mazarin qui ne voulait pas que ses filles fussent trop belles, avait pensé à lui faire arracher ses dents de devant.
Faudrait-il donc la marier ou la laisser se marier, car elle était de caractère à trouver et à prendre un mari sans attendre qu’on lui en donnât un.
Heureusement un esprit fertile en ressources comme le sien ne restait jamais à court, et un dessein avorté était aussitôt chez lui remplacé par un autre : s’il fallait subir ce mariage, on devait au moins s’arranger pour qu’il fût stérile ; si elle n’était pas morte à quinze ans, elle mourrait à vingt-cinq, et alors ce serait toujours son frère qui hériterait d’elle.
Au moment où elle allait atteindre l’âge légal où une fille peut forcer son père de consentir à son mariage, un jeune pair de France, pair par voie d’hérédité, le duc de Naurouse, était venu occuper sa place dans le palais du Luxembourg, à côté de M. de Condrieu.
Ce duc de Naurouse n’avait pour lui que sa naissance et sa fortune, qui, à la vérité, étaient l’une et l’autre des plus belles ; pour tout le reste, un véritable avorton, dernier rejeton d’une race épuisée jusqu’à la moelle : petit, laid comme un singe, mal bâti, il semblait n’avoir que le souffle ; avec cela un tremblement général qui indiquait clairement la paralysie et le ramollissement. M. de Condrieu, en l’examinant, s’était dit qu’un pareil homme était bien certainement incapable d’avoir des enfants et qu’il était condamné à une mort prochaine, sans appel possible ; c’était donc le gendre qu’il lui fallait.
– Plaisez au duc de Naurouse, avait-il dit à sa fille, faites sa conquête et je vous le donne pour mari, puisqu’il vous en faut un.
Si malheureuse, si désespérée elle était, qu’elle avait accepté.
De son côté, le duc de Naurouse était si peu habitué au sourire d’une femme, qu’il avait été fasciné par cette belle jeune fille qui ne se moquait pas de lui et ne lui tournait pas le dos avec mépris. Aimé ! il serait aimé !
Le mariage s’était accompli.
Mais les prévisions du comte de Condrieu-Revel avaient reçu un démenti terrible : l’impossible s’était réalisé, la beauté de la jeune duchesse de Naurouse avait fait un miracle, un fils était né de ce mariage.
Pour M. de Condrieu, quel effondrement !
Mais la justice – la justice de Dieu lui devait une consolation, une compensation : deux ans après la naissance de son fils, le duc de Naurouse était mort d’une attaque de paralysie, et, quatre ans après, la duchesse avait succombé à la maladie de poitrine qui la minait.
Orphelin à six ans, le jeune duc Roger s’était trouvé placé sous la tutelle de son grand-père.
Le temps avait marché.
Le jour était arrivé où Roger de Naurouse allait atteindre sa majorité, et où son grand-père devait lui rendre son compte de tutelle.
Pour cela, le notaire de la famille, Me Le Genest de la Crochardière, avait été mandé à l’hôtel de Condrieu-Revel, et le comte l’attendait dans son grand salon du rez-de-chaussée ; le notaire devait arriver à midi, et le duc de Naurouse à midi et demi seulement.
Bien qu’il eût dépassé soixante-quinze ans, le comte était aussi solide, aussi vert qu’à soixante ; l’âge semblait avoir glissé sur lui sans l’atteindre, la vieillesse lui ayant été plutôt favorable que contraire, en atténuant les défauts de la jeunesse : ainsi sa taille voûtée qui, à trente ans, lui donnait un aspect ridicule, ne choquait plus maintenant ; de même ses manières lourdes, sa démarche hésitante, ses gestes gauches, étaient maintenant tout naturels ; de jaunes qu’ils étaient, ses cheveux avaient passé au blanc, et ses yeux, en pâlissant, avaient perdu leur dureté.
Enveloppé dans une redingote trop longue et assis près de la cheminée, dans laquelle brûlait un grand feu qu’activait un vent glacial de décembre, il feuilletait des dossiers bariolés de titres en écriture bâtarde ou ronde, avec çà et là des annotations plus fines : Terre de Naurouse, Terre de Varages, Forêt de Montvalent, Ferme de Roc-de-Cor, Mines de Fabrèges, Compte particulier de M. le duc de Naurouse.
En les reposant sur la table, il avait un sourire narquois, et, avant d’en reprendre un nouveau, il promenait ses regards dans le salon en se frottant les mains doucement, comme un homme dont les articulations sont endolories par des nodosités goutteuses.
Éclairé par quatre fenêtres donnant sur un jardin dont on voyait les arbustes couverts d’une couche de neige pointillée de noir de fumée, ce salon était vaste et de belle ordonnance avec un air de dignité raide qui tenait pour beaucoup à son mobilier, datant des beaux jours du premier Empire : meubles carrés en bois doré, tendus d’une étoffe de soie verte à médaillons réguliers ; rideaux de même étoffe aux plis élimés ; lustres en cristal ; appliques et garniture de cheminée en bronze doré ; aux murs un seul tableau : un portrait de femme en pied plus grand que nature, occupait le panneau qui faisait face aux fenêtres ; sur un cartouche appliqué contre la large bordure de ce portrait on lisait : Hyacinthe Rigaud, et au-dessous en caractères plus forts : DUCHESSE DE CONDRIEU, 1637-1709.
C’était en effet le portrait de la belle marquise, la maîtresse de Louis XIV, avec son air de grandeur, avec sa beauté royale que Rigaud avait admirablement saisis et rendus dans cette œuvre, une de ses meilleures.
Pourquoi ce portrait se trouvait-il à la place d’honneur et tout seul dans le salon de réception du comte de Condrieu-Revel, puisque les Condrieu-Revel, ainsi que le général l’avait reconnu, n’avaient pas la prétention d’être les descendants des marquis de Condrieu, devenus ducs et pairs par la grâce de Louis XIV ?
Il en était de ce cartouche comme du R qu’on lisait au-dessus de la porte d’entrée : ceux-là seuls qui étaient capables d’aller au fond des choses étaient en état de l’expliquer ; quant au vulgaire admis dans ce salon, il se disait que de cette marquise de Condrieu descendait incontestablement le maître de la maison.
Un valet en petite livrée ouvrit un des battants de la porte du salon et annonça, comme le dernier coup de midi sonnait :
– M. Le Genest de la Crochardière !
– Vous êtes le bienvenu, mon cher notaire ; asseyez-vous près du feu, je vous prie.
Cela fut dit d’un ton glorieux, quoique avec un air affable.
– Je vous remercie de m’avoir envoyé ces pièces à l’avance : j’ai jeté les yeux dessus et j’ai trouvé vos résumés d’une clarté parfaite. J’espère que mon petit-fils n’aura rien à dire.
– N’en doutez pas, monsieur le comte ; d’ailleurs il a dû voir avec quelle rectitude nous avons procédé ; car je l’ai averti du dépôt des pièces dont il m’a envoyé récépissé.
– Il n’a rien vu, et n’a pas pris connaissance de ces pièces ; aussi n’ai-je pas votre superbe confiance, non, vraiment, je ne l’ai pas, car je connais mon petit-fils mieux que vous ne pouvez le connaître ; pour le malheur de ma vieillesse, je le connais.
M. de Condrieu poussa un profond soupir.
– Il est si jeune, essaya le notaire sur le ton de la consolation.
– Il est aujourd’hui ce qu’il sera dans cinq ans, dans dix ans, si Dieu lui accorde dix années d’existence.
Et le nouveau soupir qu’il poussa fut plus profond encore, plus douloureux que le premier.
– Ah ! je suis désolé, accablé, mon cher notaire. Le malheur frappe sur ma maison et sur moi à coups redoublés ; à coups redoublés, oui, vraiment : la mort m’a arraché mon fils en qui j’avais mis tant d’espoirs orgueilleux, elle m’a pris ma fille, elle m’a pris mon gendre, et je la vois depuis vingt ans suspendue au-dessus de mon petit-fils, le duc de Naurouse.
À ne faire attention qu’aux paroles mêmes du comte, on pouvait croire que c’était une douleur semblable que lui avait fait éprouver la mort de son fils et de sa fille ; mais le ton avec lequel il avait dit : « La mort m’a arraché mon fils », ne ressemblait en rien à celui avec lequel il avait dit : « Elle m’a pris ma fille et elle est suspendue au-dessus de mon petit-fils. » Dans l’un il y avait un cri déchirant, un sanglot parti du cœur ; dans l’autre, il n’y avait rien, rien que des mots alignés pour finir une phrase. C’est que la mort de ce fils avait été un coup effroyable qui avait terrassé, écrasé M. de Condrieu-Revel en anéantissant tout le travail et toutes les espérances de sa vie ; tandis que la mort de sa fille, – c’est-à-dire de la fille de sa femme et du marquis de Varages, – avait été un soulagement en même temps que la réalisation d’une combinaison impatiemment attendue.
Continuant son rôle de consolateur, après un moment de silence qu’il crut ne pas devoir laisser se prolonger trop longtemps, le notaire reprit la parole :
– Si la santé de M. le duc de Naurouse peut vous inspirer des craintes qui, pour moi, n’ont rien de fondé, vous pouvez au moins avoir toute sécurité pour celle de vos autres petits-enfants ; M. votre fils, mort victime d’un déplorable accident de chasse, était d’une santé magnifique qu’il a transmise à ses enfants. Son fils, M. le vicomte Ludovic, est solide comme un paysan ; mademoiselle Christine, que je viens de rencontrer dans le vestibule, bien que-plus frêle et plus délicate que son frère, comme cela doit être, a un air de fraîcheur, une exubérance de vie qui font plaisir à voir.
Au nom de Ludovic, un sourire avait éclairé le visage de M. de Condrieu :
– Oui, oui, dit-il, Ludovic est, Dieu merci, un vrai Condrieu pour tout, pour la santé comme pour le reste. Si je ne l’avais pas eu, bien certainement je n’aurais survécu à mon fils ; sans lui j’aurais succombé au désespoir… sans lui et sans Christine, bien entendu ; c’est pour lui que je tiens à la vie… et aussi pour Christine. C’est de lui que désormais, de lui seul, j’attends quelque satisfaction en ce monde. Il y aurait injustice à ne pas reconnaître qu’il m’en a déjà donné de grandes : à vingt ans, Ludovic est aussi raisonnable, aussi calme, aussi froid qu’on l’est généralement à quarante ; je n’ai pas une folie de jeune homme à lui reprocher. Avec cela, appliqué au travail, intelligent, noblement ambitieux, économe, ce sera un homme remarquable, j’en suis certain, et qui réalisera les espérances que j’avais fondées sur son père. Christine est aussi une excellente petite fille, moins raisonnable, il est vrai, moins calme, mais douée d’une qualité féminine, à mes yeux la première de toutes : le dévouement. Par amitié pour son frère, elle entrera au couvent et renoncera à sa part de fortune en faveur de Ludovic… et aussi par piété, par vocation, car, si elle n’avait pas la vocation, vous comprenez que je ne voudrais pas qu’elle fût religieuse, non, je ne le voudrais pas ; mais elle a cette vocation, certainement elle l’a, très certainement, j’en suis convaincu.
– Elle est bien jeune.
– Dix-sept ans ; c’est précisément l’âge des résolutions enthousiastes, et vous sentez qu’il est sage de ne pas les contrarier. Une fois dans la route, la bonne route, on ne revient pas en arrière, on ne revient pas.
À ce moment, celui dont on venait de parler, le vicomte Ludovic, entrouvrit la porte du salon et, après un court moment d’hésitation, il entra en se dirigeant vers son grand-père.
C’était un grand garçon long et osseux, aux épaules remontées, avec une tête anguleuse ; pas de barbe encore ; des cheveux jaunes comme l’avaient été ceux de son grand-père, qui se montrait très satisfait de cette ressemblance, estimant qu’il valait mieux avoir l’air d’un Condrieu, que d’avoir les plus beaux cheveux du monde.
Après avoir salué le notaire, il s’approcha de son grand-père.
– Je ne vous savais pas déjà en affaire, et, avant de partir pour l’École de droit, j’avais voulu vous demander si vous n’aviez rien à me dire.
Puis, comme il s’éloignait, M. de Condrieu le rappela :
– Si, par hasard, tu rencontrais ton cousin Roger dans la cour ou à la porte, sois aimable avec lui, n’est-ce pas ?
– Ah ! pourquoi Roger ne ressemble-t-il pas à son cousin ! s’écria M. de Condrieu-Revel d’une voix désolée et en levant les bras au ciel lorsque Ludovic eut refermé la porte du salon ; oui, pourquoi, je me demande pourquoi. Intelligence, raison, santé, Ludovic a tout ; on peut bâtir sur lui comme sur un roc solide ; l’édifice qu’on aura pris la peine d’élever ne s’effondrera pas. Mais Roger ? A-t-il un avenir seulement ; en a-t-il un ? Quelques années, quelques jours ?
Lorsque M. de Condrieu-Revel parlait de choses qui lui étaient agréables il s’exprimait sans se reprendre et sans se répéter ; au contraire, lorsque le sujet était pénible ou bien quand la matière était délicate, lorsqu’il fallait être prudent, se tenir sur la réserve et ne pas s’engager, il ânonnait, en répétant ses mots, de manière à porter son attention sur ceux qu’il allait employer et non sur ceux qu’il prononçait machinalement. Lorsqu’il parlait de son petit-fils Ludovic il allait droit ; mais aussitôt qu’il s’agissait de son petit-fils Roger, il commençait à balbutier.
– C’est non seulement le chagrin qui me tourmente, continua-t-il, c’est encore le remords, la responsabilité de ma faute, de mon imprudence au moins, oui, mon imprudence ; je n’aurais pas dû consentir au mariage de ma fille, ma pauvre fille, ma chère fille, avec le duc de Naurouse, car j’avais des doutes sur la santé du duc. Ma pauvre fille s’était prise d’amour pour lui ; non qu’il fût beau, il s’en fallait de tout, mais il avait de l’esprit, du cœur, de grandes manières, la naissance, la fortune. J’eus la faiblesse de consentir pour ne pas peiner ma fille, j’eus cette faiblesse et je ne tardai pas à voir combien j’avais été coupable : un père devrait être inflexible, il le devrait. Un vrai moribond, le duc, affligé de toutes les maladies : au cerveau, au poumon, dans le sang. Votre prédécesseur me fit à son sujet de sages observations que, pour notre malheur, je n’écoutai point. À vivre près de lui, ma pauvre fille, qui était d’une santé excellente, devint poitrinaire, oui, elle le devint, positivement. Quelle peut être la constitution d’un enfant né d’un tel père ? Détestable, n’est-ce pas ?
– Les tempéraments ne se transmettent pas fatalement par voie d’hérédité.
– Sans doute, mais vous conviendrez qu’il y a bien des chances pour que Roger ait pris au moins une des maladies de son père, et c’est assez pour justifier mes craintes. Au reste, les premières années de l’enfant ont été mauvaises : toujours malade. Plus tard, il s’est raffermi ; mais j’avais des craintes si grandes, que je n’ai osé ni le contrarier ni le faire travailler ; l’élever, je ne pensais qu’à cela, et, pour le laisser se développer, se fortifier, je lui évitais les chagrins et les fatigues d’esprit : c’était tout mon souci, je n’en avais pas d’autres. Je me disais : qu’il vive, c’est l’essentiel, qu’il vive. Je voulais aussi l’aguerrir, retremper sa misérable santé, et, tout en ménageant ses efforts intellectuels, je lui faisais faire certains efforts physiques qui, selon moi et d’après l’avis des médecins que je consultais, devaient le régénérer. J’ai obtenu les résultats les plus déplorables, tout à fait déplorables ; il n’a rien appris et il a gagné toutes les maladies que peuvent avoir les enfants, toutes. Je me rassurais pour son ignorance en espérant que plus tard il travaillerait ; mais ce plus tard n’est jamais venu, malheureusement. Aujourd’hui Roger, qui atteint sa majorité, ne sait rien. Quelle différence entre lui et mon cher Ludovic, si assidu au travail. S’il avait été inintelligent, je serais peut-être sans excuses d’avoir suivi ce système. Mais, intelligent, il l’est ; son esprit est vif ; quand il veut s’appliquer il saisit les choses du premier coup ; ses reparties sont instantanées ; il juge les choses et les gens aussi sûrement que promptement ; rien de ce qui se passe autour de lui ne lui échappe ; plus d’une fois il m’a interloqué, oui, interloqué, moi. Le voyant ainsi je pensais que quand il le voudrait, il regagnerait le temps perdu. Le malheur est qu’il ne l’a jamais voulu, jamais, jamais ! C’est ainsi qu’il est arrivé à dix-huit ans et que nous avons dû nous séparer.
Toujours en vertu du principe que je devais lui éviter toute peine, j’avais laissé son caractère se développer librement, et par malheur il s’était développé du mauvais côté : violent, emporté, poussant la personnalité jusqu’à l’extrême, incapable de supporter la contradiction la plus légère. Quand il grandit, cela rendit les relations difficiles, pénibles entre nous ; d’autant plus pénibles qu’il a le cœur dur et qu’il était peu reconnaissant de ce que j’avais fait, de ce que je faisais chaque jour pour lui. Enfant, je l’avais tant bien que mal dompté ; mais, devenu jeune homme, je trouvai en lui une énergie diabolique, infernale. Ce ne furent plus des difficultés qui surgirent entre nous, ce furent des scènes, des scènes violentes. Roger eût été mon seul petit-fils, j’aurais tout supporté de lui ; mais la mort de ma belle-fille et de mon fils a mis sous ma garde mes autres petits-enfants : Ludovic et Christine ; j’avais cru que je pourrais élever ces trois enfants comme frères et sœurs, sous le même toit, dans une même affection. Le caractère de Roger rendit cette union impossible. Quels exemples détestables, déplorables ne donnait-il pas à son cousin et à sa cousine, lui qui ne voulait rien faire, lui qui jetait l’argent à pleines mains, lui qui… Vous voyez que je ne pouvais le laisser en contact avec Ludovic et Christine sous peine de perdre ceux-ci et sous peine aussi de compromettre mon autorité de chef de la famille, que Roger bravait ou insultait à chaque instant. Qu’auriez-vous fait ?
– Mais, monsieur le comte… dit le notaire qui jugeait prudent de ne pas répondre franchement.
– Je vous en prie.
– Ne me disiez-vous pas que M. le duc de Naurouse touchait à ce moment à ses dix-huit ans.
– C’est lorsqu’il a atteint ses dix-huit ans que nous nous sommes séparés.
– Vous auriez pu le faire émanciper.
– Émanciper un jeune homme qui a plus de cinq cent mille francs de rente, qui est un prodigue ! Vous n’y pensez pas, mon cher notaire, vous n’y pensez pas ; mais il eût gaspillé sa fortune.
– Ne va-t-il pas la gaspiller maintenant ?
– Cela est grandement à craindre ; mais maintenant la situation n’est pas la même : la majorité n’est pas facultative, c’est la loi qui la donne ; tandis que l’émancipation est un acte volontaire de la famille. Nous n’avons pas voulu émanciper Roger, le livrer à lui-même : de là sa fureur contre nous, contre moi particulièrement, car il voulait être émancipé ; c’était chez lui une idée fixe. Je suis, vous le savez, un homme de conciliation, un homme de paix, n’ayant d’autre but en cette vie que d’être agréable, que de rendre service aux miens. La colère de Roger pouvait me peiner, elle ne pouvait pas changer mes sentiments envers lui, car, quoi qu’il fasse, je l’aime toujours, le malheureux enfant. Il voulait la liberté. J’ai tâché de concilier son désir avec ce qui était raisonnable. Je lui ai donné la liberté pour sa personne ; mais je ne la lui ai point donnée pour sa fortune. C’est-à-dire que je l’ai autorisé à quitter cette maison pour vivre à sa guise, où il voudrait, comme il voudrait ; mais j’ai gardé la tutelle et l’administration de ses biens. C’était chose grave que cette résolution, je le savais à l’avance ; je savais à quels dangers allait se trouver exposé un jeune homme de dix-huit ans, passionné pour le plaisir, ne connaissant ni bornes, ni mesures, et qu’on savait riche, très riche. Mais j’ai cru que c’était une épreuve que je devais risquer. J’ai voulu qu’il ne passât point brusquement de ma direction à la liberté. J’ai voulu qu’il s’habituât pendant les trois années qui s’écouleraient entre ses dix-huit ans et sa majorité à une demi-liberté. J’ai pensé que ce serait une sorte d’apprentissage. La transition n’étant pas brusque serait moins périlleuse, me disais-je. Ai-je eu raison ? C’est ce que nous allons voir.
M. de Condrieu continua :
– Si j’avais laissé Roger entièrement libre, j’aurais commis une grave imprudence ; d’autant plus grave, que je ne pouvais plus le surveiller moi-même, puisqu’il est sorti d’ici en déclarant qu’il ne remettrait jamais les pieds dans cet hôtel et que, par conséquent, je ne pouvais aller chez lui. Il fallait donc que je fisse exercer cette surveillance sur lui par un tiers. Pendant les derniers temps qu’il était sous ma direction, Roger s’était lié, et malgré moi, avec le vicomte de Mautravers. Ce Mautravers, dont vous connaissez le nom…
– Grand nom…
– Grand nom assurément, mais triste personnage. Que les Mautravers en soient arrivés à être représentés aujourd’hui par un homme qui vit d’expédients, pour ne pas dire davantage, cela est triste ; mais enfin cela est, malheureusement, et personne ne peut s’en affliger plus que moi, qui ai la religion de la noblesse, la foi, le culte. Quelle désolation de voir ce nom, qui a brillé entre ceux de Turenne et de Condé s’étaler aujourd’hui dans les petits journaux et faire tapage à côté des filles en vue, leur disputant la célébrité ! C’est cette célébrité tapageuse qui avait lié Roger avec Mautravers, pour lui un modèle attrayant, un type à imiter, à égaler. Est-ce drôle qu’il y ait des gens bien nés qui mettent leur gloire à assourdir le public comme s’ils étaient des comédiens ou des artistes. Je crains que Roger ne soit infecté de cette maladie honteuse. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fut entraîné dans le rayonnement de Mautravers et qu’il devint l’élève, l’ami de celui-ci. J’avais certains moyens d’action sur Mautravers. Je l’allai trouver ; mais, bien entendu, je ne mis pas ces moyens en jeu ; je les tins seulement en réserve, car je pense qu’il est d’une bonne politique de demander comme une grâce ce qu’on peut exiger comme un droit, oui, cela est d’une bonne politique, très bonne, dont je me suis toujours bien trouvé. C’est votre avis aussi, n’est-ce pas ?
Le notaire répondit par un sourire affirmatif.
– Je représentai à Mautravers, poursuivit M. de Condrieu, les dangers qui allaient envelopper Roger, et je lui demandai de me prévenir le jour où ils deviendraient menaçants pour sa santé ou son honneur. Il entra dans mes vues et me promit son concours : il a rempli sa promesse, il l’a remplie fidèlement, exactement. Depuis trois ans, j’ai été tenu au courant de ce que faisait Roger ; j’ai connu ses relations avec ses amis, ses maîtresses ; j’ai appris ses folies, ses imprudences ; j’ai su le chiffre des dettes qu’il contractait ; je l’ai suivi… de loin, de loin. Ah ! mon cher notaire, quel chagrin pour moi ! quel désespoir ! Aujourd’hui, Roger ne vaut pas mieux que Mautravers.
– Oh ! monsieur le comte ! un Naurouse !
– Il ne vaut pas mieux, pas mieux, pas mieux, tout Naurouse qu’il soit. La seule différence qu’il y ait entre eux, c’est que Roger sait qu’il peut payer les dettes qu’il fait, tandis que Mautravers n’en sait rien ; l’un compte sur sa fortune, l’autre sur sa chance.
– Et ces dettes de M. le duc de Naurouse, sont-elles considérables ?
– Hélas ! la première année, elles ont dépassé cent mille francs ; la seconde deux cent cinquante mille ; la troisième, trois cent mille. Vous voyez la progression.
– Elle est effrayante.
– Comment en serait-il autrement avec le genre de vie qu’il a adopté, avec les amis qui sont les siens. Les chevaux, les femmes, le jeu dévorent sa vie et son argent ; autour de lui ses amis en font autant, s’ils ne font pas pire : le prince Savine, qui a hérité, il y a deux ans, d’une des plus grandes fortunes de la Russie ; le prince de Kappel, qui ne se souvient qu’il est fils de roi que quand il est ivre ; le marquis de Sermizelles, qui a gaspillé en trois ou quatre ans les trois ou quatre millions qui lui venaient de son père ; Mautravers et autres… autres Mautravers. Vous voyez quelle peut être cette vie à outrance ; et si vous avez une idée des désastres qu’elle peut amener dans la fortune, vous devez imaginer aussi quels effets déplorables elle peut produire dans la santé. Roger, avec son mauvais tempérament et sa faible constitution, avait besoin d’une existence régulière, de repos, de régime, et c’est justement le désordre, la fatigue, les excès de tout genre, les veilles, la fièvre du jeu, qui sont sa règle. Si encore il n’avait pas d’énergie, il serait vite à bout ; mais justement l’énergie est chez lui extraordinaire. Il se fatigue peut-être plus vite qu’un autre ; mais, comme il veut résister à cette fatigue, il lutte plus longtemps qu’un autre ; on le trouve debout encore quand ses amis sont depuis longtemps épuisés, accablés, écrasés. J’avais voulu avoir un médecin près de lui, afin d’être renseigné sur sa santé comme je suis renseigné par Mautravers sur sa conduite, et pour cela j’avais compté sur le docteur Patras, le vieux médecin de notre famille. Mais il a quitté Patras, il l’a même congédié et il a pris pour le soigner un jeune médecin, un certain docteur Harly.
– J’en ai entendu dire grand bien.
– Je ne conteste pas son savoir, je ne le conteste nullement. J’ai seulement des raisons de croire que c’est un intrigant. En tout cas, il ne me rend pas les mêmes services que Patras. Je me suis adressé à lui, et, tout en me répondant convenablement, – je le reconnais, convenablement, c’est le mot, – il s’en est tenu à des réponses vagues, comme s’il voulait se renfermer dans le secret professionnel. Le secret professionnel avec moi, comprenez-vous cela ? Je ne sais même pas la vérité sur l’état de mon petit-fils.
Ce fut d’une voix tremblante que M. Condrieu prononça ces derniers mots, et l’émotion lui coupa la parole.
– Fatigué, épuisé, endetté, ayant contracté l’habitude de tous les excès, voilà comment il arrive à sa majorité. Que va-t-il faire maintenant qu’il va être entièrement libre : libre d’emprunter, libre de vendre, libre de se ruiner en quelques années, en quelques mois, s’il le veut ? N’est-ce pas terrible ? Qu’il dissipe sa fortune, je veux dire celle qui lui vient de son père, cela est un crime et ce n’est pas sans un serrement de cœur que je pense que cette terre de Naurouse que j’administre, que j’améliore depuis quinze ans, peut être vendue et passer en des mains étrangères ; mais enfin cette fortune est la sienne, jusqu’à un certain point la sienne, il n’y a pas de Naurouse qui aient des droits sur elle. Tandis que s’il dissipe la fortune qui lui vient de sa mère, de ma pauvre fille, il y a des Condrieu, il y a mon petit-fils Ludovic de Condrieu qui a des droits sur elle. Croyez-vous que je puisse me résigner à l’idée que la terre de Varages, qui appartenait en propre à ma fille pour lui avoir été léguée par son parrain, notre bon et cher ami le marquis de Varages, peut échapper à Ludovic ? Ne lui appartient-elle pas, je vous le demande ?
– Peut-être vos craintes sont-elles exagérées, monsieur le comte.
– Elles ne sont que trop fondées, que trop justes, par malheur.
– On voit des jeunes gens faire des folies dans leur jeunesse et s’arrêter ensuite.
– Est-ce à vingt ans qu’on s’arrête, alors surtout qu’on est entraîné par des habitudes prises. Non, non, il ne s’arrêtera pas.
– Si les choses allaient jusqu’au point que vous redoutez, on pourrait en tout cas l’arrêter, s’il ne s’arrêtait pas de lui-même : la loi a prévu le cas de prodigalité et, si c’est elle qui fixe la majorité comme vous le disiez, si c’est elle qui donne la liberté, elle met à notre disposition des moyens pour corriger ce que cette liberté peut avoir d’excessif : au prodigue, elle donne un conseil judiciaire. Des dépenses voluptuaires en festins, au jeu, en chevaux, en présents frivoles ou honteux, de folles profusions peuvent donner lieu à la nomination d’un conseil judiciaire sans lequel le prodigue ne peut rien emprunter, ni recevoir un capital mobilier, ni aliéner, ni grever ses biens d’hypothèques. Donc, si M. le duc de Naurouse se livrait aux folles profusions que vous redoutez et à la dissipation de sa fortune, vous pourriez lui faire nommer ce conseil ; vous savez cela comme moi, monsieur le comte.
– Je me suis dit cela, je n’ai jamais pu me faire à cette idée. Ce n’est pas la loi qui nomme le conseil judiciaire, c’est le tribunal ; il y a procès. J’ai horreur des procès et des tribunaux. Vous ne sauriez vous imaginer à quel point ce sentiment est violent chez moi ; ainsi, en ce moment, je suis menacé du procès le plus ridicule qu’on puisse voir, et si injuste qu’il serait perdu d’avance pour ceux qui me l’intenteraient. Eh bien ! telle est mon horreur, que je cherche des moyens de donner satisfaction à la demande qu’on m’adresse. Il est vrai que je n’en trouve aucun. Et vous n’en trouverez pas plus que moi, je pense, quand vous la connaîtrez : le duc de Condrieu veut m’interdire le droit de conserver le nom de Condrieu, que nous portons publiquement et paisiblement depuis plus de deux cents-ans.
– Comment cela ?
Mais M. de Condrieu n’eut pas le temps de donner les explications qui lui étaient demandées ; la porte du salon venait de s’ouvrir brusquement et, d’une voix retentissante, un domestique annonçait :
– M. le duc de Naurouse.