La plupart des chapitres qui composent ce livre ont paru dans le Supplément littéraire du Figaro, du mois d’avril au mois de septembre 1893. Voici comment j’ai été amené à les écrire.
Dans le Courrier que ce journal publie périodiquement, un anonyme avait posé cette question : « Quelles sont les femmes avec qui Napoléon 1er entretint de légères liaisons comme jeune homme, puis comme consul et enfin, comme empereur ? Eut-il dans sa vie une grande passion ? Pour qui ? »
Les réponses se faisaient attendre, étaient peu concluantes ou médiocrement informées. Le directeur du Supplément littéraire, M. Périvier, avait entendu dire que, depuis longtemps, je réunissais des documents sur la vie intime de Napoléon. Il s’imagina que je pouvais fournir à ses lecteurs l’indication désirée. Je la donnai. Mais un tel sujet ne pouvait se traiter en cent lignes et ce n’était là qu’un sommaire. On m’engagea à le développer et, de là, sont nés ces articles, conçus en pleine indépendance, écrits en pleine liberté, et auxquels le Figaro a offert une hospitalité dont je lui suis profondément reconnaissant.
Si le public a paru les accueillir avec quelque faveur, si beaucoup de journaux, en Franco et à l’étranger en ont reproduit des fragments, on ne m’a ménagé d’autre part ni les injures anonymes, ni les reproches déguisés.
La plupart de ceux qui, de 1870 à 1879, depuis la chute de l’Empire jusqu’à la mort du Prince impérial, m’ont vu, à leurs côtés, dans les rangs du parti bonapartiste, ont blâmé ces articles, qu’ils ont trouvés inopportuns et irrespectueux. Ils ne m’ont point fait l’injure de croire que j’eusse pour un intérêt déguisé ma pensée, ou que je recherchasse quelque occasion de renier mon passé, mais ils se sont dit – quelques-uns me l’ont dit à moi-même – que la passion d’écrire et le désir de me voir imprimé en bon lieu, la préoccupation de plaire au public et le goût de lui donner des anecdotes inédites m’avaient entraîné à exposer et à commenter certains faits que j’aurais dû taire ; que j’avais une façon à moi d’être bonapartiste qui ne leur agréait point, et que, si ma passion pour Napoléon m’amenait à révéler des histoires de cette sorte, un ennemi n’eût point fait pis.
Ce sont là les accusations. Je ne les diminue, ni ne les aggrave. Il me serait aisé de n’y point répondre ; mais, durant vingt années, j’ai partagé les passions, les espérances, les joies et les deuils de ceux qui m’accusent. Je tiens à l’amitié de quelques-uns et j’entends garder l’estime de tous. Je veux donc m’expliquer avec eux puisque l’occasion s’en présente : je regrette d’être contraint de le faire devant le public que ces querelles n’intéressent point, qui sait à peine que j’existe, qui ignore mon passé et qui trouvera ces pages un hors-d’œuvre dans le livre qu’il achète ; mais, jusqu’ici, nul n’a soupçonné ma loyauté : j’ai toujours marché le front haut et le visage découvert. Il ne saurait donc me convenir de reculer devant une explication qui depuis longtemps me paraissait nécessaire et qui est à présent indispensable. Ce livre, en effet, n’est que le premier d’une série d’études que je publierai successivement. J’entends y exposer le résultat de mes recherches avec une entière et complète indépendance. Je tiens donc à dire à mes anciens amis politiques pourquoi jadis je me suis engagé dans leurs rangs, pourquoi aujourd’hui je me sens libre d’agir à ma guise et d’écrire à ma mode, sans accepter d’eux aucun mot d’ordre, sans recevoir aucune consigne, sans admettre aucune censure.
Les hommes qui, après 1870, ont formé l’état-major du parti bonapartiste venaient en immense majorité des anciens partis, légitimiste ou orléaniste ; même ceux qui, de la République de 1848 s’étaient ralliés au prince Louis-Napoléon, avaient des attaches réactionnaires. Tous avaient été engagés à la fidélité envers l’Empire tombé par les places qu’ils avaient occupées, les grâces qui avaient été faites à eux ou à leur famille, le désir de jouer un nouveau rôle, l’ambition fort légitime de retrouver les positions qu’ils avaient perdues ou d’en occuper de supérieures.
Ils se flattaient de connaître le seul système d’administration qui convînt à leur pays. Ils avaient appliqué ce système avec une habileté qui n’est point contestable, une intégrité à laquelle on commence seulement à rendre justice, une équité professionnelle qui a disparu. Chacun d’eux a le droit de dire qu’il a été pour une large part dans la prospérité matérielle dont la France a joui pendant quarante ans. L’esprit de gouvernement était en eux : ils savaient commander et obéir. Ils possédaient entières les vertus de leur classe et y joignaient une vertu moins commune dans cette classe même, celle du sacrifice.
Ils tombaient d’accord que, en l’an XII comme en 1852, l’Empire avait été en principe une délégation de la souveraineté nationale. Ils ne pouvaient donc, quelles que fussent au fond les répugnances de plusieurs d’entre eux contre le suffrage universel, rompre en visière avec lui ; mais ils tenaient les consultations acquises pour suffisantes, ne se résignaient que mal à la nécessité d’un plébiscite nouveau, et repoussaient avec horreur tout gouvernement démocratique qui n’avait point l’hérédité pour base. C’est que, en effet, si l’Empire leur plaisait parce qu’il avait été un régime d’autorité et que la plupart d’entre eux – au moins tant qu’ils ne furent point entrés au parlement – haïssaient sincèrement le parlementarisme, il leur agréait surtout parce que, dans sa formule dynastique héréditaire, il leur présentait une conciliation pratique entre la monarchie qu’ils regrettaient et la part de la démocratie qu’ils jugeaient inévitable. L’Empereur leur apparaissait, non pas comme l’organisateur prédestiné d’une société nouvelle, mais comme le gardien et le protecteur des intérêts de la société ancienne. Par là, la plupart d’entre eux se rattachaient de si près aux opinions conservatrices qu’ils arrivaient à se confondre avec les Conservateurs, c’est-à-dire avec les partisans des deux monarchies bourboniennes. Sauf sur la question de l’origine du pouvoir et sur quelques applications secondaires du pouvoir même, ils étaient d’accord avec eux sur tous les points, et, si un Napoléon s’était avisé de discuter ce programme, c’eût été le programme qu’ils eussent préféré au Napoléon.
La doctrine législative, religieuse, politique, qui résulte des actes, des écrits, des modes de gouvernement de Napoléon Ier, ils ne l’acceptaient que sous les réserves les plus expresses ; souvent même ils s’en détachaient entièrement. Napoléon III était trop près encore pour qu’on pût le renier aussi librement. Toutefois, on ne se gênait point pour penser qu’il avait été bien loin, que certaines des lois qu’il avait proposées étaient singulièrement révolutionnaires, et, si l’on se parait assez volontiers des mesures prises sur son initiative pour améliorer le sort du peuple, on considérait que c’était là un maximum, et que avancer davantage, reprendre même certains projets déjà étudiés, ce serait compromettre la Société. Pour ne citer que deux points, il n’est pas douteux que la liberté des grèves et l’obligation de l’instruction primaire avaient peu ou n’avaient point de défenseurs. Dans la politique extérieure, c’était pis encore : pas un n’eût soutenu le principe des nationalités ; pas un n’eût fait sincèrement l’apologie de la guerre entreprise pour l’indépendance de l’Italie ; la guerre de Crimée, celle de Chine, trouvaient grâce péniblement : en telle façon que, si l’on essayait de rechercher quelle somme d’idées, appartenant à l’Empereur Napoléon III, les chefs du parti bonapartiste avaient retenues pour former leur corps de doctrines, on était surpris de n’en trouver presque absolument aucune. Par contre, ils professaient des théories qui venaient des légitimistes, des orléanistes, ou même des parlementaires républicains. Et c’est ainsi qu’on avait constitué un bonapartisme où il manquait aussi bien les idées des Bonapartes qu’il y manque à présent le Bonaparte même.
Cette annihilation de la doctrine napoléonienne aux mains de ceux qui, très sincèrement, s’en proclamaient les défenseurs ne s’est accomplie que petit à petit ; le travail de désagrégation n’a commencé à être visible que du jour où quelques-uns d’entre eux, étant entrés dans l’Assemblée nationale, se sont constitués en groupe parlementaire, ont recherché des alliances avec les autres groupes et ont contribué à la chute de M. Thiers et à la nomination de M. le maréchal de Mac-Mahon. Dès lors, ils n’ont plus été qu’une fraction de l’Union conservatrice, et, comme ceux-là qui formaient l’immense majorité de cette Union conservatrice étaient des royalistes, les bonapartistes ont été absorbés par eux. Les contacts journaliers, les alliances de couloirs, les relations de société ont fondu ensemble des couleurs qui déjà n’étaient plus que des nuances, si bien que, après vingt-trois ans écoulés, il est devenu impossible de distinguer, à la politique qu’ils suivent, les députés qui avaient été élus comme bonapartistes de ceux qui ont été nommés comme monarchistes.
Tout naturellement, presque dès les premiers jours, ils avaient jugé que le mandat dont ils étaient investis les revêtait d’une autorité à part et leur attribuait la direction : ils considérèrent que, étant sur place, participant dans une mesure au gouvernement, ayant en tout cas une vue directe sur ses actes, ils étaient plus aptes que qui que ce fût à juger ce qu’il fallait faire dans l’intérêt du parti. Ils n’admettaient donc que ad referendum les ordres de leur Prince, les discutaient et le plus souvent refusaient de les suivre. Lorsque l’exécution de ces ordres eût pu, dans la moindre mesure, compromettre leur réélection, ils se révoltaient franchement, car l’intérêt primordial du parti, tel qu’ils le comprenaient, était qu’ils conservassent leur siège. Et ainsi, sans se douter même qu’ils mettaient à bas, par la pratique, l’unique principe politique qui leur restât, ils substituaient à la doctrine d’autorité une doctrine d’autant plus étroitement parlementaire, que, dans leur parlement au petit pied, chacun d’eux ayant perdu le sens de l’obéissance se croyait apte à commander.
Ainsi, peu à peu, s’est effrité ce qui pouvait rester d’état-major au parti napoléonien. Durant la minorité du Prince impérial, le parlementarisme s’y est glissé. Lorsque le Prince impérial, majeur, voulut reprendre la direction qui lui appartenait, il éprouva de telles résistances que vraisemblablement le projet de son départ au Zululand lui a été inspiré par la pensée que, au retour, il serait mieux en mesure de faire respecter son autorité. Dès que le prince Napoléon tenta de s’établir comme le chef, les révoltes se manifestèrent, et elles prirent le caractère que l’on sait lorsqu’il prétendit séparer son drapeau des drapeaux monarchiques. À présent, c’est bien simple : c’est fini du groupe comme du parti. Celui-ci est mort de celui-là. Le parti s’est de nouveau fondu dans la nation ; mais le jour où celle-ci rencontrera l’homme qui incarnera ses aspirations de gloire, d’autorité et de rénovation sociale, le courant populaire se reformera de lui-même, le parti renaîtra, et si l’homme est à la hauteur de sa mission, l’on verra de quelle valeur seront alors les machinations des parlementaires bourgeois pour s’opposer à la marche de celui que Carlyle nomme si justement « le Héros ».
Ces idées triompheront tôt ou tard, ou bien il n’y aura plus de France. C’est là l’unique conviction qui demeure en mon esprit, mais d’autant plus ferme que l’aventure que nous avons vu courir il y a quelques années n’a pu l’ébranler. Si l’homme que poussait alors vers le pouvoir suprême une incroyable fortune, n’a pu l’atteindre et a été précipité du faîte où il touchait, c’est qu’il s’est manqué à lui-même, c’est qu’il n’avait point l’âme à la hauteur de ses destinées, c’est que l’on ne s’improvise point César, on ne le devient même point : on naît tel.
Je ne devais rien à l’Empire ; je n’avais nul lien de famille qui m’attachât aux Bonapartes, nulle obligation de reconnaissance. On m’a payé une pension nationale de 600 francs jusqu’à l’âge de seize ans : c’était le prix de la mort de mon père, tué le 23 juin 1848. La République, en m’adoptant avec les autres orphelins m’avait fait ce don ; je ne pense pas qu’on le trouve excessif, et ce n’était point ce bienfait qui m’avait rendu républicain.
Je l’étais ardemment, sous l’Empire, parce que l’éducation classique, une jeunesse solitaire, beaucoup de lectures et une certaine rectilignité dans les idées m’avaient fait tel. Je me représentais une république fondée sur la vertu, comme la veut Montesquieu, et les hommes de la Révolution, grâce à la légende, m’apparaissaient les plus vertueux qui eussent jamais existé. Je ne doutais point que ceux qui disaient suivre leur exemple ne fussent tels, et que la Montagne ne fût exclusivement fréquentée par des gens de bien, aux âmes nettes et aux mains pures. De toutes les constitutions une seule me semblait avoir des origines légales, émaner de la souveraineté du peuple et contenir les articles fondamentaux de la foi républicaine : c’était la constitution de 93. Il est vrai qu’elle n’avait jamais été mise en vigueur, mais elle était à ce point théorique que l’on eût dit qu’elle avait été rédigée par Rousseau lui-même.
Il est sain de rêver ainsi. Napoléon a dit : « Il y a eu de bons Jacobins. Il a existé une époque où tout homme ayant l’âme un peu élevée devait l’être. Je l’ai été moi-même, comme tant de milliers d’autres gens de bien. » C’est là une compagnie que, sur un tel garant, l’on peut avouer. Ceux qui dans la jeunesse ne vont point à ces idées, ne les poussent point à l’extrême, qui déjà prétendent être pratiques et modérés, sauront peut-être mieux mener leur fortune et s’avancer dans la vie, mais ils n’auront jamais senti sur leur front l’ombre rafraîchissante de ces grandes ailes qui enlèvent l’esprit, au-dessus de la boue terrestre, vers la grande, l’éternelle patrie des âmes droites et justes, la patrie des rêveurs et des sages. Ils n’auront point gardé, de ce rapide passage à travers le bien idéal, l’aspiration continuelle vers le progrès, seule religion qui soutienne l’examen et qui brave la critique. Ils ignoreront toujours la joie que donne à la conscience la recherche désintéressée de la vérité. Ils seront des hommes d’expédients, non des hommes de principes. Ils se plieront aux faits et tiendront que, pourvu qu’ils leur apportent des gages plus ou moins forts, les gouvernements sont meilleurs ou pires. Ils sont les habiles et on les en loue. Mieux vaut sans doute, pour soi, rester avec les honnêtes gens et qu’on vous en blâme.
On ne croit pas très longtemps à la Constitution de 1793 lorsque l’on a l’instinct de la recherche et le désir de s’instruire. Devant les livres, les brochures, les journaux accumulés, mon enthousiasme pour les hommes du passé s’éteignait graduellement, et un peu d’expérience des êtres me montrait ceux du présent tels à peu près qu’ils étaient.
Des constitutions qui avaient été soumises à la nation, qui par suite avaient, en droit démocratique, des origines légitimes, celle de l’an VIII me paraissait viciée à son origine par le 18 Brumaire, celle de 1852 par le 2 Décembre ; mais pourtant comment m’expliquer qu’une telle consultation solennelle, quatre fois renouvelée, eût donné des résultats identiques ? Si contraint qu’eût été le peuple, comment admettre qu’il n’eût point trouvé quelque moyen de manifester sa haine ou son mépris, si les hommes qui s’étaient proposés à son vote lui avaient été odieux comme on disait, si les idées qu’on avait présentées à son acceptation avaient révolté ses sentiments intimes ? Cela était étrange et me donnait à penser. D’ailleurs, si le plébiscite de 1851 était nul, l’élection populaire de 1848 gardait sa pleine valeur et, là, l’on ne pouvait parler ni de pression ni de terreur. S’il y avait eu pression, c’étaient les autres qui l’avaient tentée. L’âme populaire, échappée aux griffes des bourgeois, malgré la candidature officielle la plus éhontée, malgré la rage des parlementaires, malgré la terreur des déportations, le spectre rouge, les baïonnettes sanglantes, malgré les risées et les caricatures, malgré la presse déchaînée, la police aboyante et un ministère d’honnêtes gens arrêtant les diligences, cette âme confuse et flottante, dispersée et désunie d’ordinaire, s’était ce jour-là tout assemblée, toute confondue et avait communié en Napoléon. Certes, jamais spectacle plus étrangement beau – car on a su le rendre singulièrement rare – ne s’est vu dans l’histoire ; c’est proprement là l’acte de naissance du second Empire, et il n’en est guère qui soit plus authentique. Mais, quoi ! il fallait donc passer sur la violation du serment, sur les massacres prétendus, sur l’Assemblée dispersée, désapprendre les Châtiments, ce livre de chevet de ma génération. Cela était dur, et j’avais peine à me résigner, surtout après avoir mis de la littérature dans le raisonnement politique.
J’en étais là de mon évolution mentale, lorsque, au mois de mai 1870, l’Empereur proposa le renouvellement du contrat conclu entre le peuple et lui. Nul ne peut dire que cette consultation n’a point été libre, que les adversaires de l’Empire n’usèrent point pour le combattre des armes les plus déloyales, que la défense ne fut point d’une modération sans exemple. J’assistai au plébiscite et j’y pris part. Désormais, qui donc pouvait nier que l’union conclue entre la nation et son chef, si elle avait été proposée par celui-ci, avait été consentie par celle-là ? Qui donc pouvait invoquer à nouveau le souvenir du 2 Décembre et prétendre qu’il viciait le vote nouveau, émis dix-neuf ans plus tard ?
Ce n’était là qu’une part, non la moindre à coup sûr, mais encore relative, des satisfactions que pouvait exiger un esprit théorique. Pour qui était hanté par la passion d’« améliorer le sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », il était un autre ordre d’idées dont un gouvernement devait poursuivre l’application, pour qu’il fût le gouvernement désirable, le gouvernement souhaitable, qui convînt à la fois au présent et à l’avenir.
Faute d’un chef, toute nation périt. Avec un chef, même qui s’est imposé à elle, même qui n’a point été choisi par elle, une nation vit. Mais, élu par le peuple entier, combien ce chef est-il plus puissant pour le bien et plus libre dans son œuvre ? L’élection plébiscitaire peut seule ranger à son devoir et restreindre à ses droits ce Tiers-État qui, à chacun des partis, à ceux mêmes qui se prétendent les plus démocratiques, a fourni jusqu’ici des orateurs et des meneurs, où tous les gouvernements ont recruté leur administration, et qui, par là, sous des vocables divers, détient de fait, même en temps de suffrage universel, la somme tout entière du pouvoir. Cela dure depuis cent ans, et il n’y a eu d’interruption à cette dictature du Tiers que les périodes impériales. L’Assemblée constituante avait proclamé l’avènement de la bourgeoisie, et supprimé les trois puissances qui lui faisaient ombrage : le Roi, la Noblesse et le Clergé. La bourgeoisie a donc régné sans conteste dans la Législative et dans la Convention. C’est par elle et pour elle que le Directoire a existé. Quelque rôle qu’elle ait joué sous la Restauration, elle n’a point trouvé qu’elle lui fût assez soumise et lui a substitué la Monarchie de Juillet, par laquelle elle a été audacieusement souveraine. Dans l’Assemblée constituante de 48, comme dans la Législative, elle a engagé la lutte contre l’élu du peuple, d’abord à cause de son origine plébiscitaire, puis parce qu’elle craignait en lui un adversaire pareil à celui qu’elle avait rencontré un demi-siècle auparavant. Le 2 Décembre n’a point été un attentat contre la souveraineté du peuple – puisque son auteur était l’élu du peuple, – mais un attentat contre la souveraineté de la bourgeoisie parlementaire, attentat que cette bourgeoisie a d’autant moins pardonné qu’elle s’est sentie plus menacée en ses usurpations et qu’elle a craint davantage que le dictateur populaire ne tirât toutes les conséquences du vote national qui l’avait investi d’un pouvoir suprême.
En effet, en même temps que, depuis 1830, la bourgeoisie assumait entièrement la direction politique de l’État, une transformation économique s’accomplissait dans le monde, et au travail individuel de l’ouvrier, aux petits ateliers conduits par de petits patrons, besognant eux-mêmes et faisant besogner sous leurs yeux, substituait l’effort collectif de masses humaines, les grandes manufactures alimentées par des capitaux externes et anonymes, la direction impersonnelle et irresponsable d’un gérant.
Le Tiers-État a fourni les capitaux, entendant qu’ils rapportassent le plus possible, et, pour augmenter leur produit, il a mis au service de ses gérants les lois, le gouvernement et l’armée. Il a inventé le protectionnisme, pour vendre plus cher ; il a imaginé toute une série de tyrannies pour contraindre le fabricant prolétaire à demeurer dans sa misère, à ne point se coaliser pour la diminuer. Il a ainsi créé lui-même l’antinomie entre l’exploitant et l’exploité, et donné naissance aux revendications de ce qu’on commence à nommer le Quatrième-État. De cette classe pour noter ses débuts et suivre ses accroissements, deux dates suffisaient : juin 1832, une émeute qui dura deux jours à peine ; juin 1848, une insurrection qu’il fallut une armée pour vaincre, et qui tua plus de généraux qu’il n’en périt dans une grande bataille. Et dès les premiers jours de 1870, n’était-il pas permis de prévoir la Commune ?
Pour empêcher que cette révolution, ajournée seulement par la victoire de la Bourgeoisie en Mai 1871, fût, non seulement en France, mais en Europe et dans le monde, la plus sanglante et la plus épouvantable qui ait jamais été, et fît retourner l’humanité vers la barbarie, il fallait une dictature modératrice, où le dictateur fût suffisamment instruit des intérêts du Tiers-État et des besoins du Quatrième-État pour concilier dans une mesure les uns avec les autres, pour imposer aux uns et aux autres les sacrifices nécessaires et faire accepter aux deux classes ennemies une sorte de concordat. Mais, pour accomplir dans l’ordre industriel l’évolution que Napoléon Ier a accomplie dans l’ordre agraire, le dictateur ne pouvait tirer son autorité que d’une consultation nationale qui, par le fait même de son caractère plébiscitaire, met à leurs rangs respectifs la minorité possédante et la majorité indigente, rend par suite l’élu d’abord l’homme de la majorité. Si, pour une telle œuvre un souverain de droit divin est radicalement impuissant par ses origines, ses entours, ses appuis, le principe même sur lequel repose son pouvoir, combien plus une assemblée toute composée de ceux mêmes qu’il faudrait dépouiller ? La noblesse a eu sa nuit du 4 août, où elle a abdiqué ses privilèges honorifiques ; c’était un sacrifice déjà immense, mais l’orgueil seul le faisait : la noblesse elle-même n’a point, le 4 août, abdiqué ses privilèges pécuniaires ; elle a consenti seulement à ce que la nation les lui rachetât. Le Tiers-État n’aura point sa nuit du 4 août ; il ne peut l’avoir : ses privilèges, il les doit à l’argent, et ce serait l’argent qu’il faudrait qu’il sacrifiât.
Personnellement, l’empereur Napoléon III avait la perception de la grande œuvre qu’il avait à accomplir. Personnellement, non point en homme de volonté, car il avait peu de volonté, non point en homme de génie, car il n’avait point de génie, mais en homme intelligent, honnête et convaincu, il s’y était efforcé. Malheureusement, il fut durant tout son règne le prisonnier de ce Tiers-État, contre lequel et malgré lequel il avait été élu. Dès les débuts, obligé par la Constitution de choisir ses ministres dans une assemblée bourgeoise et qui lui était ouvertement hostile, il dut gouverner avec un personnel dont pas un de ceux qui le composaient n’avait voté pour lui. Plus tard, libéré de l’Assemblée, il fut contraint par la force même des choses de prendre tous ses instruments de règne dans le Tiers-État. Qu’ils vinssent de droite ou qu’ils vinssent de gauche, ils étaient semblables, et ce n’était que par l’entêtement doux de sa nature qu’il parvenait à imposer le principe des réformes sociales qu’il tentait. Si l’Empereur n’avait point trouvé à s’associer quelques hommes, bourgeois d’origine, mais qui, ayant passé par la secte saint-simonienne, en avaient conservé la passion de l’Humanité, la plupart des rêves conçus en exil par l’auteur de l’Extinction du paupérisme fussent restés des rêves. Pouvait-on faire mieux qu’il n’a fait ? Cela est possible. Pouvait-on avec une volonté restreinte aimer davantage le peuple, le mieux comprendre, s’employer à le mieux servir ? Non.
Je ne voyais en ce temps que le résultat. Il était grand déjà, mais l’idéal que se forment les jeunes gens et qu’ils voudraient accompli d’un seul coup est loin de la réalité. S’avouer que la source du pouvoir impérial était légitime, c’était une victoire sur mes préjugés acquis ; reconnaître que celui qui exerçait ce pouvoir avait relativement compris et rempli son mandat, c’était un résultat d’expérience, et ma bonne foi était contrainte de s’y rendre. Mais pour établir dans la conscience une conviction qui s’y installe en souveraine, qui y absorbe tous les autres sentiments, et produise cette sorte de fanatisme qui résulte de la foi, il fallait qu’une étincelle électrique vînt traverser ces éléments encore disjoints, provoquer leur mélange intime, illuminer brutalement mon esprit. J’ai vu le 4 Septembre. La honte, la formidable honte de cette révolte en présence de l’ennemi, ces cris de : Vive la paix ! jetés aux soldats rendant leurs armes, l’horreur de l’étranger, le dégoût des bravades imbéciles, la haine des avocats orléanistes ouvrant à une populace de souteneurs, d’escarpes et de prostituées les portes de ce palais où ils avaient prêté serment d’être fidèles à l’Empereur, j’en ai subi tout le martyre, – et, par cet admirable soleil d’automne, ces bandes rigoleuses et dansantes emplissant la rue de la Paix, insultant au passage la Colonne, s’engouffrant dans la rue de Rivoli, noircissant de leur flot montant la place de la Concorde, je les vois, je les entends, et j’aurais voulu avoir donné ma vie pour que cela ne fût pas en France au lendemain de Sedan.
Et, ce qu’on entendait, la phrase par laquelle certains voulaient justifier ce guet-apens de quelques Parisiens contre la Patrie, c’était la même que répétaient, en 1814, les bons amis des Alliés : « La Prusse ne fait point la guerre à la France, mais à l’Empereur ! » Alors, j’ai senti, j’ai compris que ce jour-là, comme jadis, ceux-ci comme ceux-là étaient, conscients ou non, les complices de l’envahisseur ; que, l’Empereur renversé, c’était la Patrie livrée ; que ce serait demain comme ç’avait été hier, et que, bien plus encore contre l’Europe monarchique que pour nous-mêmes, les Napoléons et la Nation étaient inséparables, parce que ceux-là seuls faisaient que celle-ci fût redoutable.
En même temps, tout un tumulte de sensations anciennes et de la prime enfance me remontait au cœur. C’était, de temps très lointains et presque oubliés, comme si je les avais traversés dans une vie antérieure, la religion qu’on m’avait apprise au berceau qui réclamait son fidèle. Des êtres très bons, très vieux, qui aimaient les fleurs et les enfants, qui étaient doux et tendres à ma timidité craintive, me prenaient sur leurs genoux, et, de leur voix brisée, qui, après quarante années, sonne encore dans mes oreilles, ils me disaient quelque chose qui était comme un conte des fées, mais combien plus merveilleux et plus rare ! – Car ils en avaient été, ce qu’ils racontaient ils l’avaient vu, et, si je doutais, de leurs mains gourdes où des doigts manquaient, ils prenaient mes petites mains et me faisaient toucher les trous qu’avaient faits les balles, les lances et les sabres. À cet évangile nouveau, l’évangile de Celui qui n’est plus, comme l’Autre, le Fils de l’Homme, mais qui est l’Homme même, ils apportaient en preuves, ces témoins, les plaies de tout leur corps. Et ils étaient joyeux d’avoir fait au moins à leur dieu, à défaut de leur vie pleine, le sacrifice d’une part d’eux-mêmes. Et mon inépuisable curiosité, qui ne parvenait point à lasser leur inépuisable bonté – la bonté infinie des forts, – les questionnait sans fin, sans relâche, sur Celui dont la face marmoréenne, étrange et superbe, planait sur ce salon comme la divinité du lieu.
Ils disaient ce qu’il avait fait et ce qu’il avait souffert, comme Il avait vécu, les combats, les victoires, les apothéoses, les capitales conquises et les peuples délivrés ; ils disaient les fleuves à l’eau glaçante traversés à la nage, les Cosaques enlevés et jetés à Ses pieds, les charges fournies en criant Son nom, les duels, les batailles pour Sa mémoire ; ils disaient les supplices qu’on Lui a infligés ; et nous pleurions alors, eux les vieux soldats, et moi le petit enfant ! Que bénies soient-elles, ces larmes saintes, que j’ai vues couler sur ces fiers visages, sur ces faces que couturaient les cicatrices, quand, après avoir parlé, ces hommes de fer restaient un temps les lèvres serrées, si pâles que leurs femmes, se levant, leur disaient : « Tu sais bien que tu as tort d’en parler. Cela te fait mal. » Et eux répondaient : « Il faut bien que je le dise à cet enfant ! » Ces larmes-là, en tombant sur mon front, m’ont baptisé ce que je suis, ce que je demeure, un croyant et un fidèle.
J’avais pu, des années durant, laisser sommeiller cette foi première. Au spectacle de ce jour-là, elle s’est éveillée et a maîtrisé tout mon être. J’ai vu, comme mes vieux et grands amis me l’avaient raconté, une chose terrible et infâme : une faction complice de l’étranger abattant l’Élu du Peuple et livrant la Patrie. J’ai vu des joies qui m’ont fait penser aux joies des nobles dames baisant à la bouche les Cosaques ; j’ai vu la sauvagerie humaine déchaînée contre le vaincu et, derrière ces bandes, pour leur souffler la haine et leur dicter leur marche, les mêmes hommes que jadis, avec des appétits et des passions pareilles ; puis d’autres hommes, non moins purs, et que ce siècle a vus grandir, – ceux qui gouvernaient hier et ceux qui gouvernent aujourd’hui.
De ce jour, je n’ai plus raisonné, je n’ai plus douté, j’ai marché. Volontaire anonyme, j’ai servi l’empereur Napoléon III ; soldat inconnu, j’ai servi le Prince impérial. Embrigadé alors, j’ai tenu le poste qu’on m’a ordonné de tenir : j’y ai eu parfois quelque mérite, car c’était le moment où le Parti napoléonien me paraissait dévier le plus, à la fois des origines dont il devait s’inspirer et du but où il devait tendre. Mais je me confiais en l’avenir. Ce jeune homme avait les vertus qu’il faut à un Napoléon : l’audace, la droiture et la foi ; il aurait su comprendre sa tâche et la remplir. Lui, disparu, j’ai, sans le chercher, rencontré le prince Napoléon. Il m’a accordé une confiance que je n’ai point sollicitée. Il a daigné dire que j’étais son ami. Il m’a, dans son testament, nommé le premier après les siens. Il m’a désigné pour défendre sa mémoire, et si je n’ai point jusqu’ici rempli la tâche qu’il m’a laissée, ce n’est point par ma faute.
Je me sens à présent séparé par des abîmes de ceux avec qui j’ai combattu jadis. Il n’est plus une seule pensée qui nous soit commune, plus une espérance. Je reste avec les morts, et, sorti de la lutte, je ne garde que des opinions historiques. Tout ce qui me reste d’activité, d’énergie et de faculté de travail, je veux le consacrer à étudier Celui qui, dans le passé, m’apparaît le sauveur et dont la tradition méconnue et désertée aurait pu seule nous sauver encore. Depuis vingt ans, j’essaye de me former de lui une idée, et, depuis vingt ans, chaque lecture m’a apporté une preuve nouvelle que tout est à dire sur Napoléon, que son histoire est entièrement inconnue et toute à refaire. Pour commencer par le commencement, j’ai voulu le considérer en dehors des actes qu’il a accomplis et des évènements qu’il a conduits. Législateur, diplomate, financier, administrateur, il est plus attirant et plus grand peut-être, mais ce n’est point l’homme même. Pour arriver jusqu’à l’homme, ne faut-il point voir comment son cerveau fonctionnait, comment chacune de ses minutes était utilisée, quelle part il accordait à ses plaisirs, quelle influence les sens exerçaient sur lui, de quelle façon il éprouvait les passions affectives, quel fils, quel amant, quel époux, quel père il était ? À la distance où nous sommes placés, n’est-il point nécessaire, pour se représenter l’homme qu’il a été, d’ouvrir l’enquête le plus largement possible sur son existence quotidienne et d’appeler à son aide tous les témoignages ? C’est ce que j’ai essayé de faire : les manuscrits, les livres, les brochures, les journaux, les dessins, les gravures, les bustes, les statues, tout ce qui le montre, tout ce qui émane de lui, tout ce qui parle de lui, j’ai cherché à le réunir. J’y ai été aidé par de puissants secours, et les marques de confiance ne m’ont point manqué. Nulle intention d’ailleurs de publier les notes que j’assemblais. Écrire sur Napoléon, je ne m’en sentais point l’audace, tant je comprenais mon infériorité et mon impuissance. Ce n’est que lorsque j’ai vu je ne sais quels gens imprimer sur Napoléon des compilations de renseignements apocryphes, que j’ai senti le besoin de parler à mon tour, ne fût-ce que pour rétablir la vérité. Alors, de ces dossiers réunis pièce à pièce, copiés fragment à fragment, où j’avais accumulé toutes les notes prises dans les archives d’État et dans les archives particulières, dans les livres, dans les journaux, dans les brochures, tout ce que j’avais vu, lu ou entendu qui avait à mes yeux une valeur de témoignage, j’ai extrait la moelle, et tels que les faits m’apparaissaient je les ai racontés.
Je ne citerai, ni dans ce volume ni dans les suivants, aucune des sources où j’ai puisé. Plusieurs de ceux qui m’ont communiqué les documents les plus précieux m’ont imposé un secret qui arrête l’expression de ma reconnaissance, et, ne pouvant les nommer, il me semble que je ne dois nommer personne. Il ne me plaît point d’inscrire que tel renseignement provient de papiers qui m’appartiennent. De semblables références, suspectes de vanité, ne serviraient de rien à personne. D’ailleurs, cet appareil d’érudition destiné à éblouir un certain public n’est nullement une garantie de véracité. Divers écrivains dont on a récemment imprimé les pamphlets contre Napoléon ont semé au bas des pages des indications de sources avec une prodigalité sans exemple. J’ai vérifié ces indications : elles sont fausses. Pour mon compte, j’ai travaillé du mieux qu’il m’a été possible ; je suis convaincu de l’authenticité des documents que j’ai employés, je suis prêt à en fournir la preuve en ouvrant mes dossiers. Mais pour convaincre ceux qui douteront de ma bonne foi, je ne m’en charge, ni ne m’en soucie. Tant vaut l’historien, tant vaut l’histoire. On a dit jusqu’ici que j’étais honnête : je le crois. Malgré la publicité considérable qu’ont eue ces articles, je n’ai reçu que deux rectifications de faits (l’une portant sur une date, l’autre sur un nom de lieu), et, par suite, je pense que, si des erreurs plus graves avaient été commises, on eût bien voulu m’en avertir. Je n’ai pourtant point la vanité de penser qu’il ne s’en rencontre pas, et aussi des omissions nombreuses. C’est pourquoi, en réunissant ces articles en volume, je supplie tous ceux qui le liront et qui auront quelque éclaircissement à me donner ou quelque document à me communiquer de vouloir bien m’en écrire.
Quant à l’esprit dans lequel j’ai conçu ces études, j’entends dire qu’il n’est pas éloigné du dénigrement et que j’aurai rapetissé celui que j’aurais voulu grandir. Cela tient sans doute à la minutie de l’analyse et à la précision des détails. Pour parvenir à montrer l’Empereur tel qu’il est, il ne suffit point, comme font les poètes, de chanter sa gloire et d’employer des mots sonores, il faut, avec une scrupuleuse attention, déterminer chacune de ses habitudes et chacune des fonctions de ses organes. Il n’est point en son cerveau de circonvolution sans intérêt, en ses actes de mobile négligeable, dans sa vie de fait sans intérêt, dans son entourage même de personnage sans valeur. Je ne me suis point armé comme j’ai fait pour rédiger une apologie déclamatoire ou une généralisation sans preuves. Je mène, avec une rigueur de juge instructeur, une enquête dont je suis tenu de présenter tous les éléments. Ici cette enquête se trouve porter sur les sensations et sur les sentiments affectifs ; plus tard elle portera sur la Maison de l’Empereur, sur certaines des périodes de la vie de Napoléon où je me croirai assuré de montrer son caractère et sa façon de penser et d’agir. Le résultat final sera-t-il tel que je me l’imagine ? J’en ai la conviction ; mais si, pour rendre l’enquête favorable, j’en faussais quelqu’une des parties, si je ne présentais point chacun des faits que je rencontre avec une entière loyauté, je manquerais à mon devoir, et je ne mériterais point qu’on me crût.
Veut-on que Napoléon ne soit pas un homme ? qu’il soit né, qu’il ait vécu sans que chaque jour un accroissement se soit fait en lui, tel en 1769 qu’en 1821, tel dès qu’il apparaît en France petit écolier d’Autun que lorsqu’il meurt à Sainte-Hélène après avoir été l’arbitre de l’Europe et le dominateur des Nations ? Veut-on que du berceau à la tombe il n’ait ni commis une faute, ni subi un entraînement, ni profité d’une leçon ? Veut-on qu’il ait été à ce point supérieur au reste de l’humanité qu’il n’ait partagé aucune de ses passions, éprouvé aucune de ses sensations, qu’il n’ait cédé à aucun des mobiles qui la font agir ? Alors, ce n’est plus un homme, c’est un dieu ; il est un de ces êtres surnaturels, forgés par l’imagination des peuples, dont les premiers vagissements renferment des enseignements aussi sublimes que leurs paroles suprêmes, qui n’ont ni enfance, ni jeunesse, ni maturité, car, d’un bout à l’autre de leur passage sur terre, ils ne font qu’accomplir la mission dont un dieu supérieur les a chargés. Mais, si Napoléon est un homme tel que les autres hommes, doué seulement d’un cerveau remarquable, ses idées, et par suite les actes que ses idées lui ont suggérés, n’ont point dès sa naissance été classés et réglés par une providence ; ils lui appartiennent et n’appartiennent pas à un dieu ; ils sont le produit de son cerveau et non l’effet d’une volonté extérieure. Lui-même n’est pas l’instrument prédestiné dont le germe, traversant sans se souiller et sans se corrompre toute une lignée d’êtres prédestinés, se transmet de génération en génération, ballotté de sexe en sexe, portant en puissance dans l’atome impondérable qui doit être son cerveau les fortunes des nations : il est un être qui, des atavismes antérieurs, tient sans doute quelques impressions confuses, mais que l’éducation a formé, que les lectures ont instruit, qui, de chaque expérience de la vie, a retenu quelque idée, dont il faut suivre l’évolution graduelle, dont il faut surveiller les sensations accidentelles, dont l’homme enfin peut se rendre compte, car il est son frère et rien de ce qui est en lui n’est étranger au commun des hommes.
Et c’est pour cela qu’il importe de voir Napoléon en présence de la femme. La nature a attaché à la perpétuation de l’espèce, fonction essentielle du mâle, toute une série de sensations qui l’entraînent, l’obligent, le subjuguent, auxquelles la plupart des actes de son existence sont subordonnés. Chez l’homme, ces sensations ne sont ni moins actives ni moins violentes ; elles lui fournissent la plupart de ses sentiments, engendrent un grand nombre de ses idées, déterminent ou occasionnent les manifestations les plus vives de son caractère. Même lorsque l’homme est Napoléon, même lorsque la femme semble jouer dans sa vie un rôle médiocre, il est indispensable de savoir quelle est la femme et de noter quels rapports il a eus avec elle, quelles sensations elle lui a données, de quelle nature, physiques ou morales ; quels actes ont eu la femme pour objet ; enfin, quelle influence ont exercée sur la direction de sa pensée les idées inspirées par la vue et la conversation de la femme, par la cohabitation avec elle.
Sans doute, à de telles entreprises on risque d’être soupçonné de chercher le scandale : ces listes que j’établis, ces témoignages que je recueille, ces détails que j’accumule choqueront sans nul doute la pudeur des Tartuffes qui voilent le sein de Dorine au sortir d’un attentat sur Elmire. Il se rencontre des êtres éthérés et sans tache qui ne souffrent point qu’on fasse allusion devant eux à cet acte sans lequel la nature animée périrait, et qui, en soi, s’il est toujours identique et conséquemment dénué d’intérêt, est accompagné de préliminaires et de suites qui varient à l’infini, qui montrent l’homme sous les jours les plus différents, qui expliquent et commentent sa vie, qui en établissent le lien, qui seuls en découvrent le secret. Il faut bien noter cet acte, puisque sans lui les préliminaires resteraient sans cause et les suites sans raison ; mais cet acte qui fait le texte de toutes les conversations, l’intérêt de toutes les réunions mondaines, l’attrait de tous les bals, le nœud de toutes les pièces, le sujet de tous les romans, cet acte qui est la base même de la famille et le lien de la société, il est obscène d’en parler dès qu’il s’agit de personnages historiques. L’histoire doit être expurgée comme si le public qui lui est réservé était recruté dans des pensionnats de jeunes filles. À elle seule, il est interdit de montrer que l’un des plus violents ressorts de l’humanité c’est de plaire à la femme. Elle seule doit ignorer que l’amour – ou ce qu’on appelle ainsi – est au fond de la plupart des évènements qui ont le plus profondément troublé les destinées des nations. C’est là une hypocrisie que je laisse à d’autres. Le récit sincère d’une liaison de Napoléon en apprend plus, à mon avis, sur son caractère, que la narration d’une guerre ou d’une négociation. Ce qui importe c’est lui ; ce qu’il faut connaître c’est son âme, son cœur, son esprit. Or qui peut soutenir que l’on sait le moral d’un homme si l’on ignore comment il se comporte à l’égard de la femme et quelle place il lui accorde dans sa vie ?
Dans les romans d’à présent, pour le besoin d’une thèse, toujours passionnelle, les écrivains ont le droit d’analyser longuement chacune des sensations amoureuses, physiques ou morales, de leurs héros imaginaires, et à ces inventions le public se passionne, les femmes s’exaltent, et il y a délire dans les salons et les académies. La psychologie de tels livres est curieuse sans doute, mais elle est toute d’invention, faite de pièces rapportées, puisée dans des confidences ou des observations épisodiques. Il n’importe, c’est une science ; elle est revêtue des estampilles les plus officielles et, bientôt, elle aura en Sorbonne des chaires où on l’enseignera comme elle a déjà dans le monde des professeurs qui la démontrent. Mais que, avec l’ensemble des lettres, des aveux, des conversations d’un homme, à l’aide des témoignages les plus divers et les plus variés, en s’entourant de tous les renseignements qui peuvent servir à reconstituer une vie humaine, l’on essaie d’expliquer comment cet homme, qui dans l’histoire tient la première place, a compris, jugé et aimé les femmes ; qu’on en écrive franchement, librement, chastement, en se gardant de tout mot cru, en s’interdisant toute description, en se bornant strictement à rapporter le procès, n’importe ! on est un de ces pornographes que méprisent les hommes sérieux et dont on dit qu’ils écrivent des bêtises. Soit !
J’honore à ma mode l’homme incomparable auquel je voudrais qu’on élevât des autels ; je demeure convaincu que plus on approfondit son histoire, plus on l’admire ; que mieux on fait connaître sa vie, mieux on le sert ; que l’élément que je fournis aujourd’hui à l’enquête, indispensable pour apprécier son être moral, paraîtra de quelque valeur au public sincère et de bonne foi ; et, comme je ne demande rien à personne, que je n’aspire à aucune place et que je ne recherche aucun suffrage, je passe mon chemin.
FRÉDÉRIC MASSON.
Clos des Fées, 15 août 1893.