À cinq heures moins un quart, le docteur Urtuby est rentré chez lui, s’essuyant le front, en nage, quoiqu’il fît déjà froid, et paraissant très fatigué ; ce qui ne l’empêche pas de courir sur-le-champ sortir son violon de sa boîte et de se mettre à l’accorder.
Le docteur a une figure agréable et spirituelle ; il est déjà presque chauve, mais sa tournure est encore jeune et son regard vif.
« – Quel métier ! quel affreux métier ! » s’écrie le docteur tout en accordant son violon ; « pas une minute à soi… Si l’on en croyait les malades, on ne les quitterait pas un instant… Je n’aurai jamais le temps d’étudier ma partie dans notre quatuor de Mozart… et Mozart n’est pas facile… fichtre !… Est-il venu du monde, Maria ?
– Oui, monsieur… d’abord de chez madame Lépinel, qui croit bien qu’elle accouchera aujourd’hui…
– Elle ne me jouera pas le tour d’accoucher quand j’ai du monde à dîner… elle en a encore pour trois ou quatre jours… Je te demande s’il est venu de ces messieurs… de nos messieurs…
– Ah ben oui, ils viendront au moment de se mettre à table, ceux-là !…
– Toujours méchante, mademoiselle Maria !… Ah ! bon, voilà ma chanterelle cassée… pourvu que j’en aie une autre…
– Ensuite, il est venu cette dame qui a bien soixante-cinq ans, madame Toquet, qui veut encore se faire vacciner…
– Je l’ai vaccinée au printemps dernier !…
– Elle prétend qu’elle n’est pas sûre que cela ait pris… elle dit qu’on parle beaucoup de petites véroles maintenant et qu’elle en a très peur…
– Vieille folle… elle se fait vacciner tous les ans… et de quoi diable a-t-elle peur ? La petite vérole ne pourrait pas l’enlaidir !… Ah ! voilà une chanterelle, c’est heureux.
– Après cela, il est venu cette jeune dame nouvellement mariée… qui veut consulter monsieur parce que son mari… Dame… je ne sais pas, moi… il paraît qu’elle ne se trouve pas bien mariée…
– Ah ! je sais ce que c’est… le cas est grave… pauvre petite femme ! Autrefois, on aurait ordonné le congrès… mais la justice ne se rend plus comme jadis, c’est dommage… c’était drôle !…
– Qu’est-ce que c’est qu’un congrès, monsieur ?
– Mademoiselle Maria, je vous expliquerai cela un soir pendant que vous ferez ma couverture… Montera-t-elle… ? J’ai peur qu’elle ne casse encore…
– Ensuite, on est revenu… la femme de ce monsieur qui a une demi-douzaine de lavements dans le ventre et qui ne peut pas les rendre.
– Eh bien, qu’il les garde et qu’il me laisse en repos… Oui, elle montera…
– Je lui ai conseillé d’en faire prendre encore un à son mari…
– Tu as bien fait… Suis-je d’accord ? Ces diables de cordes neuves, ça redescend toujours…
– On vous attend chez eux…
– Qu’on m’attende. Maria, je vais dans mon cabinet étudier ma partie de violon… S’il vient des clients, je n’y suis pas, tu entends… Renvoie tout le monde, on est venu me chercher, je suis parti pour la campagne, je ne reviendrai que demain.
– Ça suffit, monsieur…
– Soigne ton dîner, Maria, tu sais que j’ai des connaisseurs !
– Oh pardi ! pour les plats recherchés, vous n’en manquez pas, de connaisseurs… et vous-même, vous vous y connaissez, en bons morceaux…
– C’est pour cela que je te garde, Maria. »
Et le docteur, après avoir donné une petite tape sur le bas de la taille de mademoiselle Maria, court s’enfermer dans son cabinet, où il se met à s’escrimer sur son violon.
Bientôt la sonnette se fait entendre. Un vieux monsieur se présente… il est jaune comme un coing et se tient très courbé.
– « Le docteur Urtuby… c’est ici ?
– Oui, mais il n’y est pas, répond mademoiselle Maria en tenant toujours la porte pour la refermer.
– Comment ! il n’y est pas ? La concierge m’a dit qu’il venait de rentrer.
– C’est possible ; mais il est reparti, apparemment.
– Quel malheur… c’est qu’il faut absolument qu’il me fasse une ordonnance. Mon pharmacien s’est trompé, j’en suis sûr ; je lui avais demandé du baume tranquille pour me frotter les reins où j’ai mal… je ne sais pas ce qu’il m’a fichu, mais depuis que ma femme m’a frotté, je ne peux plus me redresser… j’ai comme un lumbago.
– Votre femme vous aura frotté trop fort.
– Je vais attendre que le docteur revienne…
– Ce n’est pas la peine… il est parti pour la campagne, il ne reviendra que demain.
– Quel contre temps… Voilà toujours mon adresse : M. Hurlé, rue de Provence… »
En ce moment, le docteur donne de si bons coups d’archet, que le son du violon arrive aux oreilles du vieux monsieur qui, ne pouvant redresser son dos, redresse ses oreilles en disant :
« – Tiens… on joue d’un instrument chez vous…
– Oui, c’est le neveu de monsieur qui étudie son violon pendant que son oncle n’y est pas ; il profite de ce moment-là, parce que, quand monsieur y est, il ne veut pas entendre le violon.
– Ah ! je comprends cela… un savant… Aïe, les reins…
– Bonjour, monsieur…
– Mais, mademoiselle, » insiste M. Hurlé, « qu’est-ce que je pourrais donc faire pour me redresser ? On m’a conseillé des bains…
– Oui, oui, baignez-vous…
– De Barèges…
– Oui, oui, avec de la moutarde… Bonjour, monsieur. »
La bonne referme sa porte et s’en retourne à sa cuisine, tout en criant à son maître :
« – Ne jouez donc pas si fort, les malades vous entendent…
– Écoute ce trait-là, Maria, sur la quatrième corde, comme Paganini…
– Ah ! ouiche… et mon macaroni qui brûlerait… On vous attend chez M. Hurlé, rue de Provence, pour un lumbago…
– Très bien…
– Le monsieur ne peut plus se redresser.
– Très bien, j’irai demain… Écoute ceci… ce sont des arpégés.
– Des asperges ! il n’y en a plus, monsieur ; mais je les ai remplacées avantageusement par des salsifis. »
À six heures moins quelques minutes, les convives du docteur sont arrivés ; ils sont au nombre de sept : trois médecins, deux pharmaciens, un étudiant en médecine et un apprenti dentiste. Parmi ces messieurs, l’un joue du violon, un autre de l’alto, et enfin un troisième fait la partie de violoncelle. Les autres se contentent de jouer d’abord fort bien de la fourchette, puis ensuite aux cartes.
« – Bonjour, virtuose !
– Bonjour, grand artiste !
– Bonjour, célèbre violoniste ! disent les invités à leur amphitryon. Puis on échange des poignées de main et quelques conversations s’engagent.
– Quid novi, docteur Dumousseaux ?
– Ma foi, rien… on dit que Lambelle a inventé une nouvelle pâte pour guérir les maladies de poitrine…
– Pourquoi donc a-t-il laissé mourir sa femme, alors ?
– Parce que, sans doute, il n’avait pas encore achevé sa pâte…
– Vous savez que Dupuivers a trouvé un remède infaillible contre le choléra ?
– Quelle plaisanterie ! c’est-à-dire qu’il a inventé un choléra pour son remède… quand ses clients sont malades, il leur fait croire qu’ils ont le choléra, leur fait prendre son remède et les guérit !
– C’est assez ingénieux, cela !
– On dit que la fluxion de poitrine règne beaucoup en ce moment, messieurs ; est-ce vrai ?
– Oui.
– Est-elle dangereuse ?
– Quand elle n’est pas prise à temps, oui.
– Ah ! ah ! ah ! c’est très fort ce qu’il vient de répondre là. »
Le docteur Urtuby vient interrompre les causeurs en s’écriant :
« – Eh ! messieurs ! est-ce que nous allons parler maladies, malades, faire un cours de thérapeutique ?… Il me semble que nous nous sommes réunis pour rire un peu… À demain les affaires sérieuses !…
– Urtuby a raison… C’est ce diable de Courtillard… Depuis qu’il a acheté une pharmacie, il ne pense qu’à vendre ses drogues et voudrait que tout le monde fût malade !…
– Taisez-vous, étudiant… quand vous serez reçu docteur, nous verrons à quoi vous penserez, vous.
– Courtillard ferait bien mieux d’apprendre à jouer du piston… il ferait sa partie avec nous.
– Et puis, le piston est un instrument dont tous les apothicaires devraient savoir jouer…
– Ah ! est-ce que vous allez commencer vos vieilles plaisanteries sur les pharmaciens !… C’est trop usé ! on n’en veut plus, même dans les vaudevilles.
– C’est dommage, cela prête cependant beaucoup. Courtillard, est-ce vrai ? on m’a dit que vous alliez vous loger rue des Sept-Vois, afin d’y avoir un courant plus soutenu.
– Encore !… ah ! jeune étudiant, vous me revaudrez cela.
– Messieurs, les Bouffes ont rouvert… qui est-ce d’entre vous qui s’y est rendu ?
– Moi, j’y étais avant-hier.
– Avez-vous été content ?
– On nous donne toujours la même chose.
– Quand cette même chose est ravissante… on ne s’en lasse point.
– Pardonnez-moi, on s’en lasse ! rappelez-vous le Pâté d’anguille… Lafontaine a toujours raison. »
Maria paraît à l’entrée du salon en criant :
« – Monsieur est servi.
– Ah ! bravo !
– Excellente nouvelle !
– Il a toujours sa petite bonne…
– Elle est gentille.
– Un petit air mutin !… eh ! eh ! Urtuby l’a depuis quelque temps déjà !…
– Messieurs, elle fait très bien la cuisine, voilà pourquoi j’y tiens…
– Nous sommes incapables de penser autre chose.
– À table, messieurs. »
On se rend dans la salle à manger. On se place et on fonctionne. En général, les médecins et les pharmaciens sont connaisseurs, gourmets, et savent manger… ce qui n’est pas donné à tout le monde, car, pour savoir manger, il ne suffit pas de manger beaucoup.
Pendant le premier service, la conversation est très décousue.
« – Décidément, votre cuisinière est excellente…
– Cette matelote est délicieuse.
– Je vote un toast à mademoiselle Maria !
– Attendez, messieurs, attendez… nous ne sommes pas au bout !
– Je l’espère bien… je commence seulement à me mettre en train !
– Quelle capacité à table !… Voyez Courtillard, il savoure ce qu’il mange ; il ne va pas trop vite, il boit en temps opportun.
– Oui, il sait manger.
– À table, il excite toujours mon admiration ! Quelle mâchoire !…
– Je préférerais la vôtre, monsieur, si j’avais des Philistins à tuer.
– Ah ! très joli, le mot ! Tâchez d’en faire beaucoup comme cela, pharmacien ; on mettra sur votre boutique : Courtillard guérit les maux et en fait.
– Oh ! oh ! je serais bien fâché d’avoir fait celui-là. »
La sonnette se fait entendre. Le docteur Urtuby dit à ses convives :
« – Parlons bas, messieurs !… Maria a sa consigne : Je n’y suis pas ! »
Mademoiselle Maria vient au bout de quelques instants dire à son maître :
« – C’est encore de chez madame Lépinel, qui n’attend que monsieur pour accoucher…
– C’est bien, qu’elle attende, alors…
– J’ai dit que monsieur n’était pas rentré.
– Puisque c’est convenu… Maria, ces messieurs vous ont voté des compliments pour votre matelote…
– Oui ! oui…
– C’est l’œuvre d’un cordon-bleu !…
– Honneur au talent !…
– Merci, messieurs !
– Donne-nous du pomard et du volnay.
– Ce diable d’Urtuby a toujours des vins excellents…
– Et il les aime chez lui… ce qui n’est pas comme beaucoup de gens qui n’aiment le bon vin que chez les autres.
– Oui, messieurs, j’aime à offrir de bons vins à mes convives, lorsqu’ils les apprécient, toutefois ! car ne me parlez pas de ces gens à qui l’on verse un vin généreux, un vin d’un cru renommé, et qui boivent cela comme s’ils buvaient du vin ordinaire, sans y faire aucune attention, et en continuant de parler de la pluie, du beau temps, de leur opinion politique. Quand on a affaire à de tels ignorants, à des palais si peu délicats, il n’y a qu’une chose à se promettre pour l’avenir : c’est de ne jamais leur faire boire que de son vin le plus ordinaire.
– Urtuby a raison : donner d’un vin excellent à des personnes qui n’en apprécient pas la qualité, c’est jeter des perles devant des pourceaux. »
La sonnette se fait entendre de nouveau : les convives font silence. Bientôt la bonne revient :
« – C’est de chez madame de Roussilly, elle a sa névralgie…
– C’est bien. Ces choses-là durent longtemps, elle l’aura encore demain.
– Ensuite, madame Tibouté prie monsieur de passer chez elle, parce qu’elle a la langue blanche.
– Quand les femmes ont une mauvaise langue, il n’y a pas de remède. Maria, donne-nous du champagne. Vous le voyez, messieurs, si l’on ne se disait pas absent, on ne vous laisserait même pas dîner. Que diable ! pour guérir les autres, il faut commencer par vivre soi-même.
– À propos, docteur, j’ai rencontré le peintre Duflon… il est entièrement guéri, et c’est à vous qu’il le doit… Savez-vous que c’est une superbe cure que vous avez faite là, car ce pauvre Duflon était bien bas !
– Oui, j’ai assez bien réussi… par un nouveau traitement… Mais vous m’entendrez ce soir dans l’andante du second quatuor… il y a une variation un peu épineuse… on s’en tirera, messieurs !… Ah ! la musique !… y a-t-il rien au-dessus de cela ?…
– Ma foi ! dans ce moment, il y a ce rôti qui est parfait…
– Emollit mores nec sinit esse feros !…
– Encore la sonnette !…
– Ah ! il faut que celui-là soit bien malade, car il sonne à tout briser !… »
Quelques instants s’écoulent et la bonne ne paraît pas ; mais on entend parler très haut dans l’antichambre.
« – Qui donc fait ce bruit-là ?…
– Il paraît qu’il y met de l’entêtement.
– J’en suis bien fâché, mais je ne me dérange pas !… »
Enfin Maria arrive, l’air effaré, en disant :
« – Monsieur, il ne veut pas s’en aller, celui-là… il jure, il crie, c’est un étranger… il a un baragouin, on n’y connaît goutte… il se tient la joue avec un mouchoir… je crois bien qu’il a mal aux dents.
– Je ne suis pas dentiste !
– C’est ce que je lui ai dit ; mais il ne cesse de crier comme un âne : Le guérisseur ! Je voulais le guérisseur !
– Mon petit Armand, allez donc voir ce que veut cet animal-là ! » dit le docteur Urtuby au jeune apprenti dentiste, qui quitte la table en disant :
« – Volontiers… j’y vais… je ne demande qu’à m’exercer, moi.
– Voilà un homme qui va en voir de cruelles ! » dit le pharmacien Courtillard en continuant de manger. « Ce n’est pas moi qui confierais ma bouche à ce jeune homme…
– Pourquoi donc cela ?
– Parce que dernièrement, en voulant arracher une dent à ma domestique, il lui a emporté un morceau de l’oreille.
– De l’oreille ! voilà qui est fort…
– Oui, messieurs, c’est cependant exact. En passant ses pinces d’une main dans l’autre, il n’a pas fait attention que sa main était sur l’épaule de ma domestique et il lui a pris l’oreille avec son instrument…
– C’est gentil… Ah ! bigre… avez-vous entendu ce cri ?…
– Oui, il travaille sur ce monsieur…
– Il va peut-être lui arracher le nez à celui-là !…
– On crie encore…
– Il paraît qu’il y a du tirage. »
Enfin, le jeune homme reparaît, l’air triomphant, en s’écriant :
« – L’affaire est faite, messieurs ! Ah ! comme on a raison d’avoir toujours ses instruments sur soi !
– Vous avez extrait la dent de ce monsieur ?
– Je crois bien, je lui en ai même arraché trois !
– Il avait mal à trois dents ?
– Non, à une seule… mais il me l’avait mal indiquée… La première, je me suis trompé… la seconde… mon instrument s’est fourvoyé ; mais, pour la troisième, c’était bien cela !… J’ai parfaitement réussi.
– Je vous fais mon compliment, voilà un homme qui doit être bien content !
– Il est parti enchanté !… par exemple, il n’a voulu payer qu’une dent !… Ma foi, je lui ai fait cadeau des deux autres.
– Vous avez raison, c’est comme ça qu’on se fait une clientèle. »