Ce livre n’est pas un livre d’histoire militaire proprement dit. Il la côtoie seulement. C’est un livre d’impressions et de souvenirs, et, si le mot ne paraissait pas trop ambitieux, c’est aussi un acte de piété.
Pendant tant d’années qui vont venir, des pèlerinages fervents s’accompliront sur les champs de bataille et dans les villes et les villages dévastés par la fureur d’un ennemi qui ne s’épargna aucun crime ; ils s’étendront partout où il y eut de la souffrance française et où se dépensa de l’héroïsme français.
Avec une profonde émotion, on s’inclinera devant le sol où tombèrent nos soldats, et les cœurs se gonfleront de colère devant les traces d’abominables destructions, sauvages et stupides, par quoi les Allemands ont déshonoré la guerre, devant les pays ravagés, devant les mortelles blessures de nos monuments illustres, cathédrales sublimes, édifices où battait l’âme d’une cité.
Ces pèlerinages seront un devoir : ils nourriront, ils entretiendront, à la pensée des victimes et des outrages faits à la terre de France, une haine qui ne doit plus avoir de défaillances.
L’activité de la race aura relevé – et, déjà, on a eu cet admirable spectacle du travail reprenant presque sous le feu – quelques-unes des ruines ; mais que de témoignages porteront toujours d’irréparables désastres, de nobles pierres noircies (auxquelles, en vérité, on souhaiterait qu’il ne fût point touché, pour que se dressât devant l’Histoire, l’acte d’accusation des Barbares), les décors des heures tragiques !
Ce livre veut aider à ces poignantes visites. Il sera une sorte de guide – mais non de guide impassible, certes ! – à travers les régions meurtries, et qui nous sont plus chères, aujourd’hui, parce qu’elles ont souffert. À l’aide des récits recueillis par nous sur place, de la bouche même de ceux qui étaient là, il rappellera les misères subies, les martyres imposés par les envahisseurs, stigmatisés à jamais par leur ignominie, et, dans le silence revenu sur les plaines, naguère bouleversées, qui ont redonné une moisson, il éveillera la grande voix des morts et il dira leur fin grandiose ; il évoquera la constance et la foi des combattants, il saluera leur gloire, en des jours d’épopées, – et tous les jours, pour eux, auront été ces jours-là ! – Mais, hélas ! sait-on, saura-t-on jamais tous les dévouements et tous les généreux sacrifices ? C’est là une matière immense, où on sera toujours incomplet. Ne sont-ce pas tous les fils de France qui se sont donnés, d’un cœur magnifique, à la défense de la patrie ? « Peuple soldat, rien ne vaut le Français dans la bataille », a dit Charles Péguy qui, tombé à Villeroy, devait attester par lui-même les vertus guerrières qu’il exaltait.
Chemin faisant, puisque ce livre se présente comme une manière de vade mecum d’un touriste aux pensées graves, on a, pour ainsi dire, situé dans l’histoire les villes où il sera conduit par les évènements qui s’y déroulèrent. On n’a pas, notamment, écarté des rapprochements auxquels donnait lieu, par une dramatique fatalité, à cent ans de distance, l’Invasion de 1814, et des souvenirs de celle de 1870 se présentaient trop amèrement pressants pour être négligés. Triple raison de maudire le véritable ennemi héréditaire ! Mais, cette fois, c’est l’expiation qui se prépare pour lui.
Ce ne sont, dans ce volume, que les premières étapes, celles qui mènent dans un rayon relativement peu éloigné de Paris. Le Nord et l’Est feront l’objet des volumes suivants, et le titre que nous pourrons alors leur donner sera : Voyage aux pays délivrés.
Les patrouilles allemandes à Claye. – Meaux et quelques pages de son histoire. – Au seuil des champs de bataille. – Le pèlerinage patriotique annuel. – Une apparition de l’ennemi. – Meaux pendant l’action. – Le Comité des Intérêts publics. – À la gloire de la 6e armée.
Il faut bien avouer que, dans la grande banlieue parisienne, la petite ville de Claye, sur la route de Paris à Metz, à quinze kilomètres de Meaux, a peu de raisons de provoquer la curiosité. Il y avait là un domaine des Polignac, mais il a disparu depuis longtemps. Rien de caractéristique ne s’offre aux yeux, ni même de bien pittoresque, si ce n’est cette particularité du canal laissant en contrebas la route qu’il longe pendant quelque temps. Cependant, en commençant ces excursions dans les régions où se déroula une poignante histoire, nous pouvons nous arrêter un moment à Claye.
C’est, dans cette direction, le point le plus rapproché de Paris, où apparurent des Allemands. C’était dans la matinée du 3 septembre 1914 : quelques uhlans, à bicyclette, débouchèrent tout à coup, s’arrêtant au pont de la Poterie, à 500 mètres de Claye. Ils firent d’ailleurs presque immédiatement demi-tour. Sans doute avaient-ils aperçu, de loin, le poste du 68e régiment territorial.
Dans l’après-midi, une patrouille de cavalerie ne se risqua pas aussi loin. Elle passa à 1 500 mètres de Claye, dans la plaine. Elle se dirigeait vers la ferme de Choisy-au-Temple.
Il n’y eut pas là d’engagement. Claye, où l’on se battit en 1814, entendit seulement, cent ans après, le canon et la fusillade. Mais un autre souvenir s’évoque que celui de l’extrême avance allemande, un souvenir glorieux. C’est de Claye que le général Maunoury data sa proclamation fameuse à ses troupes qui, pendant les héroïques journées des 5, 6, 7, 8, 9 et 10 septembre, avaient brisé l’effort de douze divisions de l’armée de von Kluck et les avaient rejetées jusqu’à l’Ourcq.
« La lutte a été dure ; les pertes par le feu, les fatigues, dues à la privation de sommeil et parfois de nourriture, ont dépassé tout ce qu’on pouvait imaginer. Vous avez tout supporté avec une vaillance, une fermeté et une endurance que les mots sont impuissants à glorifier comme elles le méritent. »
Voici Meaux et sa cathédrale, avec ses trois portails aux voussures profondes, les imposantes beautés de son architecture gothique, sa haute tour du Nord, ses souvenirs de Bossuet et les monuments dédiés à sa mémoire ; Meaux et ses vieux moulins barrant la Marne, coulant sous leurs pilotis, coin curieux qui contraste avec la modernisation de la ville ; Meaux et ses belles promenades sur les bords de la rivière.
La vieille cité, d’aspect paisible, dont l’histoire comporte pourtant bien des épreuves, fut épargnée, cette fois, par l’invasion. Si elle reçut quelques obus dans ses faubourgs, si d’autres éclatèrent aux alentours mêmes de la cathédrale, elle ne vit passer que des patrouilles d’Allemands. Mais elle connut bien des anxiétés. Elle se trouva enveloppée dans la bataille. Elle en suivit les phases par le rapprochement où l’éloignement du canon et par l’arrivée des blessés. Nouvelles d’abord heurtées, parfois contradictoires, vraies partiellement, selon les points d’où venaient les voitures d’ambulance, alternatives d’espoirs et d’alarmes, quand, après ses premiers succès, l’armée Maunoury, se trouvant en face des forces ramenées par von Kluck, traversa ses heures difficiles. Du moins, fut-ce à Meaux, après ces profondes émotions, que se répercuta le premier écho de la victoire.
Le 5 septembre 1915, l’anniversaire du début de cette victoire était solennellement commémoré à Meaux, et un des orateurs, étendant la main vers ces champs de bataille qui entourent la ville, pouvait dire éloquemment : « Ce coin de la terre de France est un reliquaire sacré, où se rencontreront les pèlerins innombrables de la Patrie. Nous inaugurons aujourd’hui une tradition qui se perpétuera, d’année en année, jusque dans la plus lointaine postérité. En cette ville de Meaux, glorieusement sauvée de l’invasion et de la ruine, sur ces rives de la Marne devenues à jamais célèbres, dans ces plaines de la Brie arrosées du sang de tant de héros, nos neveux et nos arrière-neveux viendront, tous les ans, à pareille date, fouler la trace de nos pas, s’agenouiller comme nous sur la cendre de nos morts, et chanter après nous la bataille, la victoire, le miracle de la Marne ! »
Meaux, où Louis XVI, ramené de Varennes après sa fuite, s’était arrêté, entendant déjà le grondement de Paris, où la Révolution avait eu des heures tragiques ; Meaux, qu’avait traversée Napoléon revenant de Moscou, dans un méchant cabriolet, les ressorts de sa voiture s’étant cassés trois lieues avant qu’il atteignît la ville ; Meaux, cent ans auparavant, pendant cette campagne de France dont nous rencontrerons sans cesse les souvenirs pendant nos étapes, avait beaucoup souffert.
À la fin de février 1814, Blücher se dirigeait vers Meaux, défendue par Marmont et Mortier. Le 27, il donnait l’ordre au général russe Sacken d’attaquer la ville. Le combat se déroula sur la route de Coulommiers, autour du moulin de Cornillon. Trois fois le moulin fut pris et repris. Cependant, les troupes françaises, soutenues par leur artillerie, établie sur les hauteurs de Blamont, forçaient l’ennemi à se retirer. Le lendemain, les Russes, revenus avec des forces considérables, attaquaient le faubourg Saint-Nicolas (atteint en 1914 par les obus allemands), mais l’arrivée opportune de quelques forces françaises, qui avaient pris part à la bataille de Montmirail, aidait à les rejeter sur la route de May et de Lizy-sur-Ourcq, dans les marais et dans les bois de Crouy.
Ces deux actions heureuses ne délivraient pas Meaux, pourtant. Un peu plus tard, c’était le retour de l’armée russe, par la route de la Ferté-Milon. Elle s’emparait de la ville, faisait sauter le magasin à poudre, et les aïeux de nos alliés d’aujourd’hui – prodigieux retournements de l’histoire ! – firent sentir durement leur occupation jusqu’à la capitulation de Paris.
Après Waterloo, Vandamme et Exelmans, qui opéraient leur retraite, passèrent à Meaux qui, bientôt, allait se trouver exposée à toute la brutalité prussienne. Ce furent là des jours terribles, ceux qui, après si longtemps, n’ont pu être oubliés. Les hussards de Blücher commirent toutes les exactions, se livrèrent à toutes les fantaisies cruelles, en dignes ancêtres des envahisseurs de 1870 et de 1914. Le commandant de la garde nationale et un des membres de la municipalité furent traînés au quartier général de Marchemoret, attachés à la queue de chevaux. Le système des otages. La ville était menacée d’être incendiée. Quelques hommes courageux, M. de Pinteville, ancien maire, deux magistrats, MM. Lhoste et Boudet, allèrent parlementer avec l’ennemi ; mais ils ne purent obtenir la délivrance des prisonniers. Après les Prussiens, Meaux devait encore supporter les Bavarois, commandés par le général Zoller, et celui-ci frappait la malheureuse ville, épuisée, ruinée, d’une contribution de guerre de 2 millions. De nouveaux otages étaient pris, qui ne furent rendus à la liberté que par l’intervention de l’empereur Alexandre.
Photo Henri Manuel
Une période de tranquillité succéda à ces deux années de misères. Admirons avec quelle sérénité, tenant peu de compte de ce qui nous paraît plus complexe, nos prédécesseurs portaient un jugement sur l’état moral d’une cité. Un vieux livre, qui est sans doute assez rarement consulté aujourd’hui, nous tombe par hasard sous les yeux, Ethropée, ou Essai sur les mœurs des Meldois (1834). L’auteur, d’une façon un peu tranchante, fait de Meaux une manière de paradis, mais de paradis sévère :
Il y a, dit-il, peu de villes où le libertinage règne moins ; la salle de spectacle y est fermée pendant les onze douzièmes de l’année. Quand elle est ouverte, les acteurs ne sont pas dédommagés de leurs frais. Les prédicateurs, au contraire, y sont extrêmement suivis. Les dames qui tiennent le premier rang à Meaux par leur naissance ou par leur fortune, le méritent plus encore par toutes leurs vertus solides qu’elles réunissent, entre autres la bienveillance et la piété. Les demoiselles y reçoivent la meilleure éducation et y sont élevées avec autant de douceur que de prudence. Le clergé soutient son caractère avec dignité ; la magistrature est intacte : c’est l’équité seule qui fait pencher sa balance. Les aumônes sont multipliées sans ostentation…
Cette impression grave est, il est vrai, atténuée par ce détail :
Il n’y a pas d’endroits où l’on donne plus fréquemment des repas et où l’on ait plus de forces actives pour y faire honneur sans être incommodé. On y débite suffisamment de nouvelles pour que jamais la conversation ne tarisse, mais il faut se garder d’y apporter trop de foi.
Temps heureux d’une psychologie sommaire, qui portait aussi bravement ces jugements d’ensemble ! Mais les mauvais jours revenaient avec 1870. Une fois encore, l’Invasion ! Le 15 septembre, le quartier général du roi de Prusse s’installait à Meaux. Bismarck logeait au château de la Villeboisnet. De Meaux, le représentant de l’agence Wolff – car il y avait déjà une agence Wolff – annonçait la prise prochaine de Paris (on ne prévoyait pas que la grande ville assiégée tiendrait cinq mois). De Meaux, les autorités militaires allemandes lançaient cet insolent avis : « Les Français détruisent en pure perte les routes et les chemins de fer : qu’ils sachent bien que la destruction de ces ouvrages d’art n’arrête pas une heure la marche de nos colonnes ». C’est de Meaux qu’était donné l’ordre d’investir la capitale : « La IVe armée occupera la rive droite de la Seine et de la Marne ; la IIIe armée, la rive gauche de ces deux rivières… »
Dès le 1er septembre 1914, la situation à Meaux semblait angoissante. La marche des armées allemandes était foudroyante. Elles descendaient sur Paris « comme une flèche entraînée par son propre poids ». Le 2 et 3, les troupes anglaises, arrivant par les routes de Senlis et de Soissons, se montraient, mais ne faisaient qu’une halte dans la ville. Après avoir fait sauter le pont du Marché et coulé les péniches dont l’ennemi aurait pu se servir, elles se dirigeaient vers Coulommiers. Les derniers détachements français, qui n’étaient composés que de garde-voies, quittaient Meaux, abandonnée par une partie de sa population. Les services publics s’arrêtaient, les nouvelles les plus alarmantes, bien que confuses, se répandaient. On signalait des détachements allemands à Crégy et le passage de troupes dans la direction de Trilport. Autre sujet d’inquiétudes : les vivres commençaient à manquer.
Ce fut le 5 septembre que Meaux vit dans ses murs quelques Allemands : d’abord, de grand matin, une patrouille de cavaliers, puis, successivement deux groupes d’officiers en automobiles, qui ne firent que passer. Le soir, une autre automobile traversait rapidement la ville.
Pendant que se déroulait la bataille, commencée la veille, pendant que, malgré de furieuses contre-attaques de l’ennemi, notre 6e armée poursuivait son offensive, pendant que les troupes du général Lamaze se ruaient sur Marcilly, Barcy, Chambry, un détachement d’une vingtaine d’Allemands apparaissait sur la place du Marché. Le lieutenant qui conduisait ce détachement s’ingéniait à traverser la Marne, en s’accrochant aux débris d’une passerelle, quand il fut signalé à des chasseurs français en reconnaissance. Pendant que se déroulait la grande action générale, Meaux vit, en effet, surgir, pour ainsi dire, quelques-uns de nos éclaireurs. Une autre patrouille allemande, en se retirant, tomba entre les mains d’une section anglaise. Ce furent là les seuls ennemis qui se hasardèrent dans la ville. Mais le 7 et le 8, les blessés affluaient, pour lesquels, avec de médiocres ressources tout d’abord, car les formations sanitaires, quand l’invasion semblait inévitable, avaient été évacuées, il fallut organiser des secours. L’hôpital, dont les dépendances avaient été atteintes par quelques obus, fut vite rempli. Les lits manquaient. On installa des ambulances à l’école Sainte-Marie, au Collège, dans les bâtiments du Séminaire. Le gaz et l’électricité ne fonctionnaient plus, la lumière même faisait défaut et le faible éclairage de bougies rendaient les soins difficiles. Il y eut là deux jours critiques, malgré les dévouements qui se manifestèrent, jusqu’à l’arrivée de Paris, de médecins et de matériel. Mais, parmi ces blessés, il en était qui oubliaient leurs souffrances : ceux-ci avaient fait reculer l’ennemi et ils avaient devant les yeux la vision du commencement de sa retraite. On n’osait encore les croire tout à fait, bien que la direction du canon confirmât les nouvelles qu’ils jetaient fiévreusement.
D’autres de ces habitants de Meaux qui étaient restés dans leur ville, si menacée qu’elle fût, s’aventuraient jusque sur les champs de bataille, allaient au-devant des blessés, aidaient à les transporter, cherchant ainsi à désencombrer les ambulances de première ligne. Celle de Neufmoutiers, où s’étaient produites tant d’attaques et de contre-attaques, était particulièrement débordée. Beaucoup des soldats qui avaient versé leur sang étaient originaires du pays même que délivrait leur héroïsme, se battaient chez eux ; ainsi en était-il pour ceux qui appartenaient au 276e régiment d’infanterie.
Pendant ces quelques jours où Meaux s’était trouvé dans des conditions anormales, un comité s’était constitué pour prendre les mesures les plus urgentes, celles qui concernaient la police et la salubrité, celles, plus impérieuses encore, qui concernaient les subsistances. Ce Comité des Intérêts publics, divisé en sections, était présidé par l’évêque, Mgr Marbeau. Il fit ouvrir quelques magasins d’alimentation et procéda à des distributions de vivres urgentes. Il put se dissoudre le 10 et remettre les pouvoirs qu’il s’était attribués à des autorités régulières. La situation resta difficile à Meaux, pendant quelques jours encore. Mais ce n’était plus que matériellement, et la ville, par la victoire de l’Ourcq, était définitivement affranchie de tout danger. Les ponts, qu’on avait fait sauter partiellement, étaient rétablis, d’abord provisoirement. Peu à peu, les communications régulières avec Paris étaient assurées.
Des monuments ont été élevés, auprès de Meaux, à Barcy, à Etrepilly, à Chamby, à la mémoire des morts des grandes journées de septembre. À Meaux, épargnée grâce à l’héroïsme de la 6e armée ; à Meaux, où passeront désormais tous ceux qui viendront s’incliner pieusement devant des tombes, hélas ! innombrables ; à Meaux, au seuil des pèlerinages aux champs de bataille, pourrait se dresser un monument non de deuil, mais de gloire, portant sur son socle une sorte de sommaire des phases de la grande action libératrice.
La victoire de la Marne. – Un tardif aveu allemand. – La manœuvre de von Kluck. – L’armée Maunoury. – Le 5 septembre 1914. – Le premier coup de canon. – Les troupes indigènes. – Chauconin et Neufmoutiers. – Les soldats incendiaires. – Monthyon et M. de Montyon. – La grande fosse de Villeroy. – La mort de Charles Péguy. – Une personnalité. – L’oraison funèbre des combattants.
Parcourons la région qui s’étend autour de Meaux, cette région dont chaque village a, maintenant, son nom dans l’histoire, où chaque pas que l’on fait évoque l’impétuosité, la vigueur, la ténacité, l’esprit de sacrifice de nos soldats. Accomplissons, d’un cœur pieux, ce pèlerinage au grand champ de bataille où, en six jours, se réalisa ce que l’on a appelé le « miracle français », mot qui n’est pas tout à fait juste, car la victoire fut préparée par de fortes conceptions stratégiques, et acquise par l’incomparable force morale de nos troupes, qui leur donna la volonté de vaincre. Ce qui fut merveilleux, ce fut l’union, à jamais mémorable, de la maîtrise du commandement et de l’héroïsme des combattants.
La bataille de la Marne, que déclencha la bataille de l’Ourcq, arrêtait la monstrueuse force allemande, dans le moment qu’elle semblait irrésistible, et la refoulait ; elle ruinait le plan de l’ennemi, elle sauvait la France en lui donnant le temps de s’organiser pour une longue lutte, elle lui rendait sa foi en elle-même ; elle apprenait au monde que l’Allemagne, malgré tout ce qu’elle avait accumulé de puissance offensive en une préparation incessante, n’était pas invincible. Cette offensive était brisée.
Ses armées reculaient partout. D’un bout à l’autre du front, nous reprenions Amiens, Compiègne, Soissons, Reims, Châlons ; Lunéville, Pont-à-Mousson, Saint-Dié. Les Allemands se terraient, désormais, et, sur la partie de notre territoire qu’ils occupaient encore, devaient inaugurer une autre forme de guerre.
Cette victoire française, ils la nièrent, malgré l’évidence du terrain perdu par eux. Le système du mensonge, là comme toujours ! – À l’ordre du jour, si net, du général Joffre à ses troupes, ils opposaient d’impudents démentis. Après avoir gardé le silence pendant six jours, ils qualifiaient d’inventions « les informations sur de prétendues défaites ». Le 16 septembre, c’est-à-dire lorsque les glorieux résultats étaient définitivement acquis pour nous, leurs communiqués déclaraient « que la situation devant Paris était entièrement à leur avantage ».
Ce ne devait être qu’un an après, tandis que nous célébrions le premier anniversaire de cette victoire de la Marne, si grosse de conséquences, que nous la célébrions en saluant la mémoire de nos sublimes morts, qu’ils se décidèrent à un aveu, mais enveloppé de combien de réticences ! « Disposant d’une supériorité numérique énorme, les Français et les Anglais s’élancèrent et, grâce à leur nombre, obligèrent les armées allemandes à abandonner les positions, peu favorables, d’ailleurs, qu’ils occupaient et à aller s’établir sur les rives de l’Aisne. » La supériorité du nombre ! Le 8 et le 9 septembre, l’armée du général Maunoury, épuisée par quatre jours de combat, voyait fondre sur elle toutes les forces de von Kluck ! Mensonge encore, même dans la constatation de la retraite, « décidée », dit la Post de Berlin, du 12 septembre 1915, « par des raisons dont nous ne pouvons pas connaître présentement toute la portée ». Aveu, cependant, si tardif qu’il ait été, et malgré toutes les précautions pour l’atténuer.
Le 3 et le 4 septembre, l’aile droite de l’armée allemande, qui paraissait devoir se jeter sur Paris, obliquait vers le sud-est. Avant de foncer sur la capitale, l’ennemi voulait se débarrasser des armées françaises qui auraient pu le menacer, les envelopper ou les couper. Le général Gallieni, commandant le camp retranché de Paris, concevait aussitôt le plan d’une attaque opportune du corps d’armée qui couvrait le mouvement de von Kluck. Les renseignements confirmaient les premières indications sur le changement de direction des Allemands, s’offrant à une action offensive de notre part. Le généralissime décidait de concentrer les efforts des armées alliées d’extrême gauche, sur la Ire armée allemande, en profitant de sa situation aventurée.
La retraite s’arrêtait. L’offensive recommençait. Elle allait s’étendre sur toute l’immense ligne.
Le général Gallieni, après entente avec le commandant en chef, donnait l’ordre au général Maunoury, commandant la 6e armée, à laquelle étaient jointes les troupes algériennes et marocaines, de s’orienter vers l’est, face à l’Ourcq, dans la direction générale de Château-Thierry, entre Meaux et Nanteuil-le-Haudoin.
Le IVe corps de réserve de l’armée de von Kluck, placé en flanc-garde, s’était établi à l’ouest de Meaux. De forts détachements occupaient les hauteurs de Penchard et de Monthyon.
La ligne Montgé-Cuisy-Monthyon-Penchard, c’est l’évocation de la première phase de la bataille de l’Ourcq.
C’est de ces hauteurs que fut tiré le premier coup de canon.
Le 5 septembre, un peu après midi, les Allemands, apercevant une batterie française en marche entre Iverny et Plessis-l’Évêque, engageaient le feu contre elle. La présence de l’ennemi avait été révélée par l’obus qui tua le capitaine de cette batterie. Le lieutenant se replia derrière Iverny, à la Baste, et, de là, répondit vigoureusement.
Presque en même temps, des dragons français se heurtaient, près de Plessis-l’Évêque, à des uhlans. L’infanterie entrait bientôt en action. La lutte se généralisait. Ainsi les circonstances hâtaient-elles l’offensive prévue. Nos soldats, secouant les tristesses de la retraite, retrouvaient un magnifique élan. Ceux qui voyaient le feu pour la première fois se lançaient à l’attaque avec un magnifique entrain. Vers le soir, les troupes du général Lamaze avaient enlevé le village de Neufmontiers, enfoncé ou ébranlé la ligne de défense allemande. Le lendemain, au petit jour, Monthyon était pris, puis Saint-Soupplets. Mais von Kluck envoyait des renforts, en hâte, réexpédiait des forces qui atteignaient la Marne, et la situation de la 6e armée devenait difficile devant les furieux assauts qui lui étaient livrés, près de Betz et d’Étavigny. On sait que, de son côté, le général Gallieni avait fait transporter à Nanteuil-le-Haudoin, en taxi-autos, vingt mille hommes du 4e corps pour parer au mouvement débordant de l’ennemi. De tous les côtés, nos soldats lui opposaient une résistance acharnée. Ils inscrivaient dans nos annales cette suite de pages qui allaient former la plus merveilleuse épopée.
En venant de Paris par la route et en obliquant vers Penchard, ce sont d’abord, après la traversée d’un bouquet de bois, les villages de Chauconin et de Neufmontiers qui apparaissent, villages dont la petite histoire locale est faite d’anciennes contestations de droits ecclésiastiques. Ils furent successivement pris et repris, et, autour d’eux, sous l’avalanche de troupes opposées à la 6e armée, quand von Kluck envoya au secours du IVe corps de réserve deux autres corps d’armée, les nôtres connurent, après quatre jours d’une lutte surhumaine, des instants critiques, que surmonta leur sublime énergie. Chauconin et Neufmontiers furent enfin, de nouveau, enlevés définitivement par les 28e et 30e bataillons de chasseurs à pied, à la tête desquels tomba, tué par un éclat d’obus, le général Bataille. Mais ce sont moins, aujourd’hui, les traces de la lutte qui sont restées visibles que celles des incendies systématiques : les pierres noircies, indiquant la place des maisons anéanties, disent l’abominable méthode de l’ennemi. C’est là la première rencontre avec la destruction allemande. C’est là aussi la première rencontre avec les tombes, qui s’étendent, dans un paysage qui n’est pas sans grâce, traversé par un ruisseau, le Rutel, parmi les champs. Des stèles, portant un croissant, consacrées à nos soldats musulmans, alternent avec les croix.
Ces soldats indigènes, Paris les avait vus passer, quelques jours auparavant, de la porte d’Orléans au boulevard de Strasbourg, en un pittoresque défilé, plein de couleur, qui s’était accompli au milieu des ovations. Une vision d’Afrique, spectacle émouvant par l’ardeur exubérante et l’attitude résolue de ces Algériens et de Marocains, venant prendre part à la défense de la Grande Patrie, qui devra, par des actes, leur attester sa reconnaissance. Jetés tout de suite dans la bataille, ils devaient y attester leurs vertus guerrières et leur attachement au drapeau. Obscurs combattants, leur gloire sera anonyme, mais la France les mêlera, dans son affection, à tous ceux qui remplirent héroïquement le grand devoir. Cette fidélité des musulmans à la France fut une des grandes déceptions de l’empereur allemand, dans son rêve, qui se traduisit par d’étranges manifestations, d’être le protecteur de l’Islam. Ses agents avaient activement travaillé, par quelles insidieuses intrigues, par quelles illusoires promesses ! notre Afrique du nord. De la Tunisie au Maroc, elle prouva combien ces manœuvres avaient été vaines, en nous donnant d’admirables combattants, conscients des raisons de cette large dépense d’eux-mêmes.
Un officier indigène des tirailleurs marocains, le lieutenant M. -ben-M., nous racontait que, en août 1914, l’ordre de départ pour la France arriva au commandant de son bataillon au cours des étapes pour un changement de garnison. Comment les hommes allaient-ils accueillir cette nouvelle ? Elle avait percé, malgré les précautions prises, et on sentait un instant de flottement. Les officiers réunirent les gradés et leur expliquèrent l’agression dont la France était l’objet. – « Est-ce juste ? » leur demandèrent-ils. C’est toujours le sentiment de la justice qu’il faut invoquer avec les indigènes. Les gradés convinrent de la déloyauté de l’attaque allemande. Ils se répandirent dans les compagnies, entretinrent les soldats, et ceux-ci partagèrent leur opinion. Ainsi, ce ne fut pas un troupeau qui fut embarqué. Ce contingent savait ce qu’on attendait de lui, consentait d’avance à tous les sacrifices. Grande force française que celle qui est basée sur l’assentiment réfléchi de ceux qui servent notre pays ! Les Marocains, devaient prouver, en effet, qu’ils étaient prêts à tous les dévouements.
Ce furent les Marocains qui occupèrent les premiers Penchard, à la fin de la dure journée du 6 septembre. C’est un gros village, qui a des apparences de petite ville, mais sans caractère. Des tombes – hélas ! cela va être l’incessante vision – se rencontrent jusque sur le long de la voie du chemin de fer sur route de Meaux à Dammartin. Quelques maisons furent brûlées par les soldats incendiaires allemands, comme ceux que vit Mme Marius René, portant une torche engagée dans leur ceinturon et faisant partie de leur fourniment.
Monthyon, par contre, sur sa hauteur boisée, se présente, de la route, sous un aspect pittoresque. Au milieu de ces souvenirs de guerre, voici que s’évoque un nom bien pacifique, celui d’un bienfaiteur illustre, Auget de Montyon, qui, on ne sait pourquoi, supprima l’h de son nom.
Le proverbe est bien vrai qui dit que nul n’est prophète en son pays. À l’île Maurice, on ignore Paul et Virginie ; à Monthyon, le fondateur des prix de vertu est assez inconnu. Ce n’est pas là qu’il faut chercher de vieilles anecdotes sur son compte. En parlant de M. de Montyon, on risque fort de faire ouvrir de grands yeux aux habitants du village. Les traditions qui le concernaient sont perdues. C’est un lettré, M. Labour, qui les a, jadis, renouées en déchiffrant de vieux papiers, la correspondance du seigneur de Monthyon, Chambry et Marchemoret avec son intendant, Fiacre Parain. Le dépouillement de cette correspondance explique un peu pourquoi l’image d’un homme que loue, chaque année, traditionnellement l’Académie, s’est vite effacée dans ce qui fut son domaine patrimonial. Le philanthrope qui eut tant d’inspirations généreuses, fut, en fait, à Monthyon, un maître dur, prompt aux poursuites, sans indulgence pour d’humbles débiteurs. « Pas un homme complet », dit le poète. Et le contraste est curieux de ses largesses dans ses fondations et de sa sévérité à l’égard de ses paysans. Dans ses lettres à Parain, il n’est question que de reproches et d’économies à réaliser. Il entre, un jour, dans une colère violente parce que des enfants ont cueilli des cerises, qui auraient dû être vendues. Il est impitoyable pour de pauvres diables, leur refuse des délais, fait valoir tous ses droits. Au demeurant, à sa mort, il ne laissa qu’une modique somme de trois cents francs à la commune. Il lui faisait expier son dépit du nouvel état de choses, car il était de ceux qui eussent voulu abolir toutes les traces de la Révolution. En réalité, Monthyon ne doit pas beaucoup de reconnaissance au plus glorifié des philanthropes.
Monthyon, le 5 septembre, n’était plus qu’un point stratégique utilisé par les Allemands, qu’enlevèrent les régiments de la 55e division de réserve, venus, à marches forcées, du Mesnil-Amelot et de Moussy-le-Neuf. Il avait là, avec la brigade marocaine, les 231e, 246e, 276e 282e, 289e régiments. La bataille dura jusqu’à la nuit. Les Allemands furent repoussés, et nos troupes bivouaquèrent sur le terrain conquis.
Au moment où s’engagea cette action générale, un bataillon du 276e régiment, faisant partie de la 55e division arrivait, après une halte à Nantouillet, à proximité du village de Villeroy, où il devait cantonner. Il fut surpris par une canonnade violente, qui jeta, un moment, le désarroi dans ses rangs. Fatigué par une longue marche, accomplie sous une écrasante chaleur, il s’attendait au repos, et il se trouvait jeté en pleine lutte. Dès les premiers instants, il perdit beaucoup de monde en prenant sa formation de combat. Mal abrité derrière un repli de terrain, il dut attendre l’effet du feu de notre artillerie avant de tenter l’attaque des retranchements allemands. Cette attaque, les Marocains l’avaient entreprise trop tôt et avaient été décimés. La grande fosse, où reposent tant des nôtres, à Villeroy, dit combien de braves gens tombèrent là.
Parmi ces morts de la première journée de bataille, se trouvait Charles Péguy. En la contemplant, cette grande fosse, nous pensions à ce passage d’un de ses livres : « Il ne faut qu’un briquet pour brûler une ferme : il a fallu des années pour la bâtir. Il faut des mois et des mois, il a fallu du travail et du travail pour faire pousser une moisson, et il ne faut qu’un briquet pour faire flamber une moisson. Il faut des années et des années pour faire pousser un homme ; il a fallu du pain et du pain pour le nourrir, et du travail et du travail. Et il suffit d’un coup pour tuer un homme ! »
Cette glorieuse fin de Charles Péguy a été contée par un de ses soldats, et rien n’est plus émouvant que ce sobre récit. Avec sa barbe broussailleuse et ses yeux pétillants sous le lorgnon, le lieutenant Péguy était très aimé des hommes de sa compagnie, la 19e. Ils l’avaient vu impassible sous la mitraille, semblant insensible à la fatigue, toujours prêt à les soutenir, à les aider, à les encourager, les relevant, à l’occasion, d’un mot ironique ou gouailleur, faisant passer en eux, même aux heures dures de la retraite, la conviction de la victoire finale :
Nous attendions, sous les obus mal repérés de l’ennemi, le moment de partir à l’assaut de ses retranchements. L’ordre vint enfin, et, joyeux, nous partîmes en avant, déployés en tirailleurs. Il était 5 heures, l’artillerie allemande, foudroyée, s’était tue ; mais, en arrivant sur la crête, une terrible grêle de balles nous accueille ; nous bondissons dans les avoines emmêlées, où beaucoup tombent ; la course est pénible. Un bond encore, et nous voilà abrités derrière le talus d’une route, haletants et soufflants. Les balles sifflent à ras de nos têtes ; nous tirons à 500 mètres sur les Allemands bien retranchés et presque invisibles dans leurs uniformes couleur terre. La voix jeune et claironnante du lieutenant Péguy commande le feu ; il est derrière nous, brave, courageux sous l’averse de mitraille qui siffle, cadencée par le tap-tap infernal des mitrailleuses prussiennes.
Cette terrible course dans les avoines nous a mis à bout de souffle, la sueur nous inonde et notre brave lieutenant est logé à notre enseigne. Un court instant de répit, puis sa voix nous claironne : « En avant ! »
Ah ! cette fois, c’est fini de rire. Escaladant le talus et rasant le sol, courbés en deux, pour offrir moins de prise aux balles, nous courons à l’assaut. La terrible moisson continue, effrayante ; la chanson de mort bourdonne autour de nous, 200 mètres sont ainsi faits ; mais aller plus loin pour l’instant, c’est une folie, un massacre général, nous n’arriverons pas dix ! Le capitaine Guérin et l’autre lieutenant, M. de Cornillière, sont tués raides. « Couchez-vous, hurle Péguy, et feu à volonté ! » mais lui-même reste debout, la lorgnette à la main, dirigeant notre tir, héroïque dans l’enfer.
Nous tirons comme des enragés, noirs de poudre, le fusil nous brûlant les doigts. À chaque instant, ce sont des cris, des plaintes, des râles significatifs ; des amis chers sont tués à mes côtés. Combien sont morts ? On ne compte plus.
Péguy est toujours debout, malgré nos cris de : « Couchez-vous ! » glorieux fou dans sa bravoure. La plupart d’entre nous n’ont plus de sac, perdu lors de la retraite, et le sac, à ce moment, est un précieux abri. Et la voix du lieutenant crie toujours : « Tirez ! Tirez ! Nom de Dieu ! » D’aucuns se plaignent : « Nous n’avons pas de sac, mon lieutenant ; nous allons tous y passer ! » – « Ça ne fait rien ! crie Péguy dans la tempête qui siffle. Moi non plus, je n’en ai pas, voyez, tirez toujours ! » Et il se dresse comme un défi à la mitraille. Au même instant, une balle meurtrière fracasse la tête de ce héros, brise ce front généreux et noble. Il est tombé sans un cri, ayant eu, dans le recul des barbares, l’ultime vision de la victoire proche ; et quand 100 mètres plus loin, je jette derrière moi un rapide coup d’œil alarmé, bondissant comme un forcené, j’aperçois là-bas comme une tache noire au milieu de tant d’autres, étendu sans vie, sur la terre chaude et poussiéreuse, le corps de ce brave, de notre cher lieutenant.
En des vers devenus célèbres, tant ils ont été souvent cités, Péguy semblait avoir rêvé cette mort, cet holocauste pour sauver cette terre de France, qu’il aimait passionnément. La balle qui l’atteignait tuait un écrivain profondément original, d’une tournure d’esprit singulièrement personnelle, en effet, dont l’influence ne devait pas laisser que de se faire sentir dans le mouvement intellectuel de ces dernières années. Polémiste, pamphlétaire, poète, penseur, il y avait en lui un ardent foyer de vie, qu’attestent ses évolutions mêmes, dans leur propension à l’outrance. Batailleur, il avait d’abord volontiers démoli pour tenter, dans un nouvel ordre social, de construire la « cité harmonieuse » qu’il rêvait. Toujours sincère avec lui-même, apologiste de l’énergie, ne détestant « que la tiédeur, la fadeur, la quiétude, la moiteur des complaisances moisies », il bataillait, depuis quelque dix ans, en indépendant, pour un retour à la foi, aux traditions, à un patriotisme militant. Un christianisme remontant à ses sources, et, par là, ce vigoureux champion heurtait-il ceux dont il semblait être devenu l’allié, et auxquels, d’ailleurs, il ne se gênait point pour dire leur fait. Après sa mort, on a voulu, lui dont l’enthousiasme et les spontanéités défiaient toute classification, le ranger dans un camp où on avait peut-être quelque intérêt à s’enorgueillir de la beauté de sa fin. Sa personnalité, cependant, ne s’accommodait pas d’un enrôlement dans un parti. « Eau bénite et pétrole » a dit un jour de Péguy, en une formule spirituelle en elle-même, M. Lavisse. Mais jamais catholicisme ne sentit moins l’eau bénite que celui du poète qui, dans ses Mystères, revenait, jusqu’à la familiarité avec Dieu, au ton des naïfs croyants d’autrefois. C’était l’esprit le plus ouvert, le plus tolérant, le plus libre. Son mysticisme fut surtout un mysticisme de patriotisme.
Le cadre de ce livre ne nous permet que de saluer, devant la grande tombe de Villeroy, la mémoire de Charles Péguy, physionomie curieuse et pleine de relief.
avait-il dit. Mais si rapidement que nous soyons obligés de parler de lui – tant d’autres morts glorieux reposent dans cette fosse, qui auraient droit, eux aussi, à notre hommage ! – nous-voudrions citer une de ses pages, comme une oraison funèbre des combattants qui dorment là, si émouvante parce qu’elle est d’un de leurs camarades d’héroïsme et de sacrifice :
C’est dans ces proses que se trouve ce mot qui fait penser à la bonhomie religieuse des fidèles de jadis :
– C’est embêtant, dit Dieu, quand il n’y aura plus de ces Français.
Il y a des choses que je fais : il n’y aura plus personne pour les comprendre.
L’énergie qu’il avait exaltée, Péguy la trouva en lui, simplement, naturellement, quand éclata le coup de tonnerre de la mobilisation.
« La veille de son départ, nous dit un de ses meilleurs amis, M. Maxime Vuillaume, j’allai lui serrer la main, l’embrasser. Il était en tenue de lieutenant. – “Ah ! mon vieux, me dit-il, en me quittant, ce que nous allons leur en mettre !” Il eût pu rester, se tapir dans un dépôt. “En mettre aux Prussiens !” Son rêve était réalisé. Il aimait tout dans la France, jusqu’à sa terre. Pourquoi, après les tristesses de la retraite, n’a-t-il pas vu la victoire ? »