Connaissez-vous le petit village de Saint-Jean-aux-Bois, situé à deux lieues environ de Compiègne ? Ce n’est guère probable, car ce n’est point un lieu de passage, il n’est renommé par aucun de ses produits, il ne possède pas quelques ruines célèbres, et je ne crois pas qu’il ait donné le jour à aucun de ces hommes dont le nom est immortel ; enfin, n’importe, je vais faire comme si vous ne le connaissiez pas.
Mais soyez tranquille, ma description sera courte, vous avez pu vous apercevoir d’ailleurs que je n’aime point les longues descriptions, je les trouve fatigantes, à moins qu’elles ne soient comiques ; mais c’est si rare une description comique ! citez-m’en donc beaucoup ?
Nous disons donc que le tout petit village de Saint-Jean-aux-Bois est situé comme un nid d’oiseau au milieu de bois qui l’entourent presque comme l’était le château de la Belle au bois dormant, château que je n’ai jamais vu, j’en conviens, ni vous non plus, j’en suis bien sûr ; mais cela ne m’empêche pas d’y croire, parce que d’une fiction charmante il est doux de faire une vérité, et quoi de plus charmant que les contes de Perrault !
Ah ! pardon, je ne suis plus à Saint-Jean-aux-Bois ; revenons-y. C’est donc un joli village ; il y a beaucoup plus de maisons de paysans que d’habitations bourgeoises ; mais les demeures des villageois sont gentilles, propres, bien entretenues ; là, rien n’annonce la misère, qui jette de la tristesse sur le plus joli paysage. On prétend que Saint-Jean-aux-Bois servait de repos de chasse aux rois de la première race ; il y avait là un grand château nommé le château de Cuise, mais que les rois occupaient rarement ; puis la reine Adélaïde, mère de Louis VII, fit de ce château un monastère de religieuses. Mais, aujourd’hui, du château, du monastère, on ne retrouve pas même les ruines ; le temps, cet impitoyable démolisseur, a fait rafle sur tout cela, et de vieux arbres ont remplacé de vieilles murailles… sic transit gloria mundi !
Voilà ma description finie : je ne pense pas qu’elle vous ait paru trop longue.
Dans ce petit village habitait la mère Moutin et sa nièce. La mère Moulin était très âgée et un peu sourde ; elle n’avait pour tout bien que la petite maisonnette qu’elle habitait, et ce n’était pas une des plus belles de l’endroit. Cette maisonnette n’avait qu’un rez-de-chaussée et des greniers au-dessus ; mais le rez-de-chaussée contenait trois pièces assez grandes, et de plus, une étable, dans laquelle était une vache dont on avait le plus grand soin, car elle nourrissait presque à elle seule ses deux maîtresses.
Cependant il y avait encore derrière la chaumière un petit jardin où croissaient quelques arbres fruitiers, de la vigne et des légumes ; quant aux fleurs, la mère Moulin n’en voulait pas entendre parler, parce qu’elle prétendait que cela ne rapportait rien ! mais sa nièce n’était pas du même avis.
Je ne vous ai pas encore parlé de cette nièce, et cependant je vous assure que sans elle je ne vous aurais jamais dit un mot de sa tante. Nous allons faire connaissance avec cette nièce, et j’aime à croire que vous n’en serez pas fâché.
Elle se nomme Violette, elle a près de dix-huit ans, c’est une brune ; ses cheveux ont reflet bleu que l’on ne trouve que sur un noir bien pur, bien brillant ; ses yeux sont moins foncés, ils se rapprochent davantage du bleu ; ils sont grands, sans être trop ouverts, et de très longs cils les ombragent ; mais leur expression est gracieuse, aimable ; parfois ils sont tendres et rêveurs, d’autres fois ils sont gais et moqueurs, ce qui vous prouve qu’ils n’expriment pas toujours la même chose… Je crois que M. de la Palisse n’aurait pas mieux dit.
Mademoiselle Violette a ensuite une bouche agréable, de belles dents, un petit menton bien rond, avec sa petite fossette au milieu ; et, enfin, un nez pas trop fort et légèrement retroussé ; or, vous savez tout aussi bien que moi qu’un nez retroussé donne toujours à une femme un certain air mutin, hardi… je n’ose pas dire polisson… et cependant ce serait le mot le plus juste, mais je ne le dirai pas.
Vous voyez que mademoiselle Violette possède déjà une très jolie figure ; ajoutez à cela une taille convenable, ni trop grande, ni trop petite, bien prise, bien tournée, bien campée sur ses hanches, une jambe faite pour être suivie, un tout petit pied, un mollet bien placé, bien fourni, puis une main digne du pied, et un bras digne de la main, et, ma foi ! si vous n’êtes pas content, c’est que vous serez bien difficile.
Ah ! pardon ! il y a cependant quelque chose qui manque à cette jeune fille, ce qui prouve encore que rien n’est parfait en ce monde. Ce qui lui manque… c’est… ce sont… je ne sais trop comment vous dire… c’est ce qui fournit aux bonnes mères de quoi nourrir leur nouveau-né… Vous comprenez ! Violette n’en a pas, ou si peu que ce n’est pas la peine d’en parler. Mais, après tout, ce n’est point indispensable, on peut s’en passer, et souvent même l’extrême abondance de ces appas est plus désavantageuse qu’attrayante.
Et, me direz-vous, avec tant d’attraits, tant de charmes, habiter un pauvre petit village et passer son temps à faire des fromages, qu’on lui achète et qu’on porte à Compiègne, où ils ont un grand débit parce qu’ils sont délicieux, est-ce donc la peine d’être si jolie, si bien tournée, pour mener une existence ignorée, pour vivre dans un trou ?
Et pourquoi pas, si dans ce trou on se trouve heureuse ; la fleur qui porte le même nom que notre jeune fille est presque toujours cachée sous l’herbe ; elle vit humble et modeste, et ne s’en trouve pas plus mal, car elle reste plus longtemps fraîche dans l’herbe, que lorsque vous en faites un bouquet pour orner le sein d’une belle dame !
Violette, qui avait perdu fort jeune son père et sa mère, était donc restée avec sa tante, la mère Moutin, très bonne femme, mais qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez ; il eût donc été bien facile à la jolie nièce d’avoir des amoureux et de se mal conduire, si telle avait été sa fantaisie ; heureusement, malgré ses yeux si noirs et son nez retroussé, la jeune fille ne songeait point à l’amour ; son cœur était fort paisible, il ne battait vivement qu’à l’aspect d’une belle robe, d’un joli bonnet porté par une dame de Compiègne ; alors Violette soupirait en murmurant :
– Ah ! qu’on doit être heureuse de pouvoir porter de ces belles choses-là !…
La charmante fille était donc coquette, et vaniteuse, et ambitieuse peut-être ?… C’est ce que, probablement, la suite nous apprendra. Comme elle avait de l’amour-propre, ce qui souvent est plutôt une qualité qu’un défaut, Violette n’avait pas voulu rester ignorante, elle avait voulu aller à l’école du village ; en peu de temps elle avait su lire et écrire, beaucoup mieux que toutes ses compagnes. Puis elle s’était elle-même appris à broder, à festonner, et, dès qu’elle avait fini ses petits fromages, elle s’empressait de reprendre son fil et son aiguille pour se faire quelque jolie broderie dont elle ornait son bonnet ou sa collerette. Ce n’était pas tant pour plaire aux jeunes gens de l’endroit que pour l’emporter sur les autres villageoises par son goût et son élégance… décidément elle avait de la vanité.
Partout où il y a de jolies filles, il y a des jeunes gens pour leur faire la cour ; quelquefois même les vieux s’en mêlent aussi. Vous trouverez sans doute que ceux-ci sont ridicules ; moi je trouve qu’il faut aimer les femmes le plus longtemps possible ; moquez-vous du ridicule s’il vous rend heureux ; ne demandez jamais avis à vos amis et connaissances pour faire ce qui vous est agréable, et rappelez-vous sans cesse la fable de la Fontaine intitulée le Meunier, son Fils et l’Âne.
Les jeunes gens du village faisaient donc la cour à Violette, et vous savez comment les paysans font la cour aux filles, c’est en les poussant, en les bousculant, en les faisant tourner, pirouetter, de façon à leur faire perdre la respiration, ou en les chatouillant jusqu’à les faire crier. Ces manières, qui sont bien accueillies par de grosses et lourdes villageoises, ne pouvaient être du goût de Violette, qui avait une certaine éducation et assez d’esprit pour préférer une jolie phrase à de grossiers jeux de main.
Un seul garçon était parvenu à se faire écouter par Violette, c’était François Giroflé ; il est vrai que Giroflé n’était pas non plus un lourdaud, un rustre ; il était de Compiègne, où son frère aîné exerçait la profession d’instituteur ; il avait donc aussi reçu quelque éducation, ce qui ne l’avait pas empêché d’embrasser la profession de jardinier. C’était un assez beau garçon, âgé alors de vingt-deux ans ; c’était un gaillard bien bâti, bien tourné, sans être beau comme Antinoüs, que l’empereur Adrien fit mettre au nombre des dieux à cause de sa beauté (ce qui prouve que ce monarque attachait beaucoup de prix au physique) ; Giroflé avait une figure agréable, ses yeux étaient surtout empreints d’une douceur que son caractère ne démentait pas, et lorsqu’il parlait à Violette, sa voix avait autant de douceur que ses yeux.
Ayant été, un jour, chargé d’aller acheter, à Saint-Jean-aux-Bois, de petits fromages chez la mère Moutin, il y avait vu Violette, et aussitôt son cœur avait été pris, non pas comme ceux de nos jeunes gens de Paris, dont le cœur s’enflamme pour tous les jolis minois qu’ils aperçoivent. Giroflé, qui n’avait pas encore connu l’amour, s’était tout à coup senti subjugué, fasciné par le charmant minois, les manières gracieuses de la petite villageoise ; il était retourné plusieurs fois acheter des fromages dont il n’avait pas besoin, mais qu’il mangeait matin et soir ; puis, un jour, en revenant à Compiègne, il avait été trouver son frère Benoît, l’instituteur, pour lui dire :
– Je vais quitter Compiègne, et aller demeurer à Saint-Jean-aux-Bois.
– Pourquoi faire ? s’était écrié le frère en ouvrant, non pas de grands yeux, parce qu’il les avait fort petits, mais une bouche énorme.
– Pour être auprès de mam’zelle Violette, la nièce de la mère Moutin, chez qui j’ai été cherché de petits fromages.
– Et pourquoi veux-tu être auprès de cette jeune fille, est-ce que tu as envie d’apprendre à faire des fromages ?
– Non, ce n’est pas cela !… mais mam’zelle Violette m’a tourné la tête, j’en suis amoureux… je sens bien que je ne puis plus vivre sans elle…
– Ah ! c’est donc cela que maintenant je te vois continuellement manger des petits fromages de Saint-Jean-aux-Bois !… tu ne vis plus que de cela, tu deviendras malade ; un garçon de ton âge ne doit pas se mettre au régime du fromage à la crème, même quand il est bon, c’est trop rafraîchissant.
– Mon frère, quand je serai dans le même village que Violette, je mangerai autre chose, car je pourrai la voir chaque jour, et cela me rendra l’appétit.
– Mon ami, si tu aimes tant cette jeune fille, et si elle est honnête, épouse-la, fais-la venir à Compiègne, et tu y continueras ton état de jardinier.
– Ah ! mon frère, j’ai déjà proposé tout cela à Violette, mais elle m’a refusé !
– Alors c’est qu’elle ne t’aime pas, et si elle ne veut pas de toi, il me semble que ce n’est pas la peine que tu ailles t’établir dans son village.
– Elle ne m’a pas dit positivement qu’elle ne m’aimait pas ; elle ne veut pas quitter sa vieille tante.
– Ceci est bien, mais tu prendrais la tante avec la nièce.
– Elle ne veut point abandonner sa vache, qui a de si bon lait…
– Tu emmènerais la vache avec la tante ; vous auriez toujours de bon lait ; ta femme pourrait continuer à faire des fromages…
– Enfin… Violette trouve que l’état de jardinier ne mène à rien, qu’il n’enrichit pas… qu’on mène une existence trop… trop bornée… voilà son mot !
– Ah ! la jeune fille a de l’ambition, il fallait donc dire cela tout de suite !… mon pauvre François, cette jeune fille ne t’épousera jamais, ce qui est peut-être heureux pour toi, car une femme ambitieuse, ce n’est pas ton fait ! Crois-moi, laisse-la ta demoiselle Violette et ses fromages ! mets-toi à un autre régime, tu t’en porteras mieux, et surtout ne fais pas la folie d’aller t’enterrer dans un petit village, où tu ne trouverais pas à t’occuper.
– Au fait, mon frère, tu pourrais bien avoir raison !
Et deux jours après, François Giroflé était installé à Saint-Jean-aux-Bois.
Les conseils de la sagesse ne sont jamais écoutés par les amoureux ; ceci est une pensée vieille comme le monde, je n’ai jamais eu l’idée de vous la donner comme neuve. Giroflé avait donc méprisé les conseils de son frère Benoît, qui cependant était son aîné, et comme tel aurait dû peut-être exercer sur lui une certaine influence ; mais il n’en était pas ainsi, bien au contraire !
Benoît Giroflé, – assez mal partagé du côté du physique, et que l’empereur Adrien n’aurait certes pas fait mettre au rang des dieux, parce qu’il était mal bâti, cagneux, que ses vœux étaient tout petits, son nez fort gros, sa bouche énorme, et que ses cheveux un peu roux avaient une extrême ressemblance avec du colon, – était, du reste, un excellent garçon, obligeant, serviable, et adorant son frère, dont il se croyait obligé d’être le protecteur, parce qu’il avait dix ans de plus que lui ; mais ce protecteur-là n’avait jamais su se faire obéir, et c’était lui qui faisait toutes les volontés de celui qu’il croyait ainsi protéger. Assez instruit pour un instituteur de campagne, il n’avait pas osé faire étudier son frère, parce que celui-ci lui avait dit que travailler à la terre était bien plus utile que d’apprendre le latin et l’histoire, il avait même trouvé que son frère avait raison et s’était dit :
– Au fait, les patriarches étaient jadis laboureurs, et si les hommes n’avaient jamais fait autre chose que cultiver leurs champs, il est bien probable que Sodome n’aurait pas été brûlée ainsi que Gomorrhe par le feu du ciel.
Toutes les fois que le jeune Giroflé faisait quelque chose contre l’avis de son frère, celui-ci s’empressait de chercher des raisons pour se prouver que c’était lui qui avait tort et que son frère avait eu raison de ne point l’écouter.
Aussi, en quittant Compiègne pour aller habiter Saint Jean-aux-Bois, Giroflé était-il bien certain que son frère aîné ne lui garderait pas rancune de l’avoir quitté ; et, en effet, il n’y avait pas trois jours que notre amoureux était installé dans sa nouvelle demeure, lorsqu’il y vit arriver son frère, portant un paquet au bout d’un bâton, c’était tout son bagage.
– Comment, te voilà ! s’est écrié le jeune frère en apercevant son aîné… Et que viens-tu faire dans ce village !
– Belle demande ! puisque tu y es, ne fallait-il pas que j’y vinsse aussi… Est-ce que tu as cru que je te laisserais demeurer… vivre tout seul… sans personne pour te soigner… pour veiller sur toi !… ce serait joli !
– Mon pauvre Benoît !… mais ta classe.
– Je l’ai quittée !
– Tes élèves ?
– Ils trouveront d’autres instituteurs.
– Mais que feras-tu, toi ?
– J’apprendrai à lire aux enfants de ce village.
– Tu ne gagneras pas assez…
– Eh bien ! alors je ferai tout ce qui se présentera, des petits fromages mêmes, si cela est nécessaire.
Giroflé avait sauté au cou de son frère en s’écriant :
– Ah ! Benoît, tu es trop bon pour moi !… Tu excuses toutes mes sottises…
– Pas du tout, par exemple ! mais ce village est très pittoresque… c’est plus gai que Compiègne… toujours des maisons bien alignées, c’est monotone… ici les maisonnettes sont tantôt grandes, tantôt petites, ça change, c’est plus agréable.
– Mais tu vas t’ennuyer dans ce petit village.
– Tu sais bien que je ne m’ennuie jamais avec toi.
– Mais… je dois te prévenir, mon frère, que je serai plus souvent près de Violette qu’avec toi, que je passerai chez elle tous les moments que j’aurai de libre.
– Eh bien ! n’ai-je pas mes livres, mes auteurs favoris : Molière, la Fontaine, la Bruyère, Voltaire ! Si je m’ennuyais dans cette société-là, il faudrait que je fusse bien difficile…
– Cependant… si tu ne gagnais pas assez ici… Il faut vivre… et je ne veux pas, moi, que tu te mettes au régime des fromages !
– Ah ! voyez-vous cet égoïste qui veut tout garder pour lui ! mais sois tranquille… As-tu donc oublié que nous avons trois cents francs de rente que nous a laissés notre pauvre oncle, le frère de notre mère.
– C’est-à-dire que c’est à toi qu’il a laissé cette petite fortune, et pas à moi qu’il n’aimait guère !
– À moi, à toi, n’est-ce pas la même chose ? Ce serait beau que j’eusse un revenu quand tu n’aurais rien…
– Mais je suis plus jeune, plus fort que toi, je dois travailler davantage, et il est bien convenu que jamais tu n’aliéneras tes rentes…
– Dis donc nos rentes ! oui, oui, c’est convenu… Mais, toi, que feras-tu ici ?
– J’ai déjà trouvé des jardins à entretenir, à soigner chez des bourgeois qui ont de jolies maisons dans les environs… Oh ! je ne manquerai jamais d’ouvrage ! et puis, à la rigueur, j’irai aider Violette à faire ses fromages…
Les deux frères s’étaient donc installés à Saint-Jean aux-Bois : Giroflé arrangeait des jardins, mais il gagnait peu, parce qu’au lieu d’aller exactement faire son ouvrage, il passait quelquefois des matinées entières auprès de Violette, qui n’encourageait pas son amour, mais qui, comme toutes les femmes, filles, veuves ou même douairières, n’était pas fâchée qu’on lui fît la cour.
De son côté, l’instituteur Benoît apprenait à lire et à écrire à tous les enfants qu’on voulait bien lui envoyer, soit qu’on le payât ou qu’on ne le payât pas ; il se donnait autant de peine pour instruire l’enfant qui apprenait gratis que celui pour lequel il recevait une légère rétribution. Tout cela ne donnait pas assez pour vivre convenablement ; et le frère Benoît, qui avait blâmé son cadet de se mettre au régime des fromages à la crème, ne dînait les trois quarts du temps qu’avec du pain bien rassis et quelques pommes de terres cuites sous la cendre ; mais il ne se trouvait pas malheureux car son frère paraissait content.
Un jour cependant, Giroflé était accouru dire à Benoît :
– Mon frère, elle aime la musique, elle vient de m’en faire l’aveu. Depuis dimanche, qu’il est venu dans ce village des musiciens ambulants qui nous ont fait danser… tu sais, ils étaient trois, un violon, un tambourin et un piston…
– Je ne les ai pas remarqués…
– Oh ! Violette les a bien remarqués, elle, le piston surtout lui a plu ; elle ne cesse pas de s’écrier : Quel charmant instrument, comme cela fait bien danser ! Ah ! si j’étais homme je voudrais jouer de cet instrument-là ! Tu conçois bien que c’est absolument comme si elle m’avait dit. « Si vous voulez que je vous aime, il faut savoir jouer du piston ! »
– Tu crois que cela veut dire cela ?
– Oh ! cela s’entend de reste. Benoît, toi qui sais tant de choses, apprends-moi le piston ?
– Je ne demanderais pas mieux ; mais il y a une petite difficulté : c’est que je ne le sais pas, et je n’ai jamais compris que l’on pût enseigner ce qu’on ne sait pas ; il y a pourtant des gens qui ne font pas autre chose et qui ont beaucoup d’élèves !… par exemple, j’ai quelques notions sur la musique, je puis t’apprendre tes notes et leur valeur.
– Alors je m’apprendrai le piston tout seul… Tu m’as dit toi-même, Benoît, qu’avec une ferme volonté l’homme venait à bout de tout ce qu’il voulait faire.
– C’est vrai. Seulement… de même que pour faire une gibelotte de lapin, il faut d’abord un lapin…
– Je t’entends… pour apprendre le piston, il faut en avoir un… Je cours à Compiègne, il y a un marchand de musique et d’instruments d’occasion… ce serait bien le diable s’il n’avait pas un piston !
– Et de l’argent… c’est plus cher qu’un mirliton cela !
– De l’argent… je crois que j’en aurai assez : j’avais fait depuis deux ans quelques petites économies… je possède trente francs… j’espère que ce sera assez !
– Et si cela ne l’est pas, je te donnerai les miennes ; j’en ai quarante, moi ; c’est pour toi que je les avais mis de côté ; tu m’avais dit autrefois que tu serais bien content de posséder un bon fusil, je voulais t’en offrir un aux étrennes, mais puisque aujourd’hui tu préfères un piston, ce sera pour t’en acheter un… avec une méthode pour s’apprendre tout seul à jouer de cet instrument.
Giroflé rapporte au village un piston et une méthode ; les économies des deux frères y ont passé ; mais le jeune amoureux étudie avec tant d’ardeur, qu’au bout de deux mois il est en état de jouer assez bien une polka.
Alors, un soir, il va se placer à trente pas de la chaumière de la mère Moutin, et se met à jouer de son piston ; c’est une surprise qu’il compte faire à Violette, à laquelle il n’a pas dit qu’il apprenait la musique.
En effet, au son de cet instrument, que l’entourage des bois rend encore plus sonore, plus expressif, la jolie fille est sortie de sa chaumière, elle écoute, elle regarde de tous côtés, ses yeux expriment le plaisir que lui cause ce qu’elle entend ; elle s’avance vers l’endroit d’où partent les sons, et bientôt elle aperçoit Giroflé jouant de son instrument.
– Comment ! Giroflé, c’est vous qui jouez ainsi du piston ? s’écrie Violette en s’arrêtant devant le jeune garçon.
– Oui, mam’zelle, oui, c’est moi… comme vous voyez.
– Mais vous ne m’aviez pas dit que vous étiez musicien, que vous saviez jouer de cet instrument ?
– Mam’zelle, je ne pouvais pas vous le dire… quand je ne le savais pas encore…
– Et depuis quand donc avez-vous appris ?
– Depuis que je vous ai entendu dire que cet instrument-là vous plaisait beaucoup… que vous voudriez toujours l’entendre…
– Ah ! c’est donc pour m’être agréable que vous avez appris à en jouer ?
– Mais assurément !… ne savez-vous pas, Violette, que pour vous être agréable, il n’y a rien que je ne lasse !
– Ah ! c’est bien poli de votre part !
– Poli ! poli !… murmure Giroflé, ne suis-je donc que cela pour vous ?… Ah ! mam’zelle Violette, vous savez bien que je vous aime, que nuit et jour je ne pense qu’à vous… enfin, que je grille de vous épouser… et qu’il ne tient qu’à vous de me rendre le plus heureux des hommes !
– Le plus heureux… c’est possible ; mais, moi, serais-je la plus heureuse des femmes ?
– Mam’zelle, je ferai toutes vos volontés… je contenterai tous vos désirs… Vous voyez bien que j’ai appris le piston parce que vous avez dit que cet instrument-là vous plaisait beaucoup…
– Sans doute… c’est très aimable de votre part… mais vous ne pourrez pas m’acheter des robes de soie, des bonnets de dentelles, en jouant du piston ?
– Mam’zelle, je travaillerai de mon état… je travaillerai comme quatre pour gagner plus d’argent… et vous donner ce que vous voudrez…
– Oh ! ce n’est pas en taillant des arbres, en soignant des fleurs, que l’on devient riche… enfin, c’est égal, jouez-moi encore quelque chose…
– Oui, mam’zelle…
– Ah ! pas cet air-là, vous venez de le jouer déjà, un autre…
– Mam’zelle, c’est que je n’en sais pas d’autre encore…
– Ah ! c’est différent, alors recommencez.
Giroflé a recommencé son air ; puis il le recommence encore ; enfin, il le joue six fois de suite ; alors Violette lui dit :
– C’est assez ; c’est bien gentil, mais il faudra en apprendre un autre.
Lorsque notre amoureux revient près de son frère, celui-ci lui dit :
– Eh bien ! ta belle Violette est-elle bien contente ?
– Oh ! oui, mon frère, elle a été enchantée de m’entendre jouer du piston ; elle a été fièrement surprise, va !
– Et elle consent à t’épouser à présent ?
– Non, pas encore… mais elle m’a dit d’apprendre un autre air, afin de ne point lui jouer toujours la même chose.
– Et quand tu sauras un autre air, t’épousera-t-elle ?
– Dame ! elle ne me l’a pas encore dit… mais à force de lui être agréable faudra bien que j’y arrive.
Giroflé a appris un autre air, puis encore plusieurs ; il va tous les jours, dès qu’il a fini sa besogne, s’asseoir devant la maisonnette de la mère Moulin, et se met à jouer du piston. Dans les premiers temps, Violette soit de chez elle pour mieux entendre, ensuite elle vient seulement sur le seuil de sa porte, puis elle ne se montre plus du tout, et, enfin, un beau soir, elle se montre de nouveau, mais c’est pour aller dire au musicien :
– Monsieur Giroflé, il me sort par les oreilles votre instrument… toujours entendre jouer du piston, c’est fatigant, voyez-vous, vous ferez bien de vous reposer pendant quelque temps.
Le pauvre garçon ôte l’embouchure de son instrument, et le soir il revient tristement près de son frère, qui lui dit :
– Tu sais beaucoup d’airs à présent ! ta bonne amie doit être bien satisfaite ? À quand le mariage ?
– Ah ! ben oui ! maintenant mam’zelle Violette ne veut plus entendre le piston, elle dit que ça lui sort par les oreilles… je n’en jouerai plus !
Le frère Benoît hoche la tête en murmurant entre ses dents :
– Hum ! les femmes !… Caton a bien dit que la raison et la sagesse étaient incompatibles avec l’esprit d’une femme ! Origène la nomme la clef du péché, et Catulle prétend que les serments des belles sont gravés sur l’haleine des vents et la surface des ondes ! enfin, Virgile a dit : Varium et mutabile semper femina !