Bien qu’innocent, tu dois expier
les péchés de ton père
Horace
L’heure grise précédant l’aube.
Un homme s’affaire dans la forêt sombre. Son torse seul émerge de la terre encore endormie. Il donne les derniers coups de pioche à la tombe de fortune. Le trou n’est pas très grand, juste suffisant pour recevoir le corps d’un enfant.
L’outil à la main, il refait surface, examinant une dernière fois les dimensions de la cavité. Le souffle court, saturé de fatigue, il tente de contrôler l’adrénaline qui lui brûle l’estomac. Une bouffée d’angoisse plus forte le ramène brutalement à l’urgence de sa tâche.
Avant d’ouvrir le coffre de son 4 × 4, il scrute d’un regard inquiet les alentours, soucieux de s’assurer que nulle présence ne trouble la tranquillité sinistre des lieux.
Rassuré, il empoigne d’un geste nerveux le corps meurtri, nu, ensanglanté, et retourne vers la tombe, l’enfant inanimé se balançant mollement sur son épaule, la peau hâve du cadavre se détachant sur le vert sombre des aiguilles de sapin de la forêt.
Le sinistre claquement du corps au contact du sol brise le silence matinal, résonnant tel un écho agonisant dans sa mémoire sélective. Il se débarrasse à regret de sa victime, mélange de peau claire, de sang et de terre humide, abandonné à cette tombe secrète, corps inerte enfin délivré des frayeurs et des larmes de jours entiers passés dans le noir à attendre, supplier, prier, la peur nouée au ventre, l’angoisse chevillée aux tripes.
La première bouffée de fumée lui arrache un soupir d’une telle virulence qu’il doit attendre de longues secondes avant de tirer une deuxième puis une troisième fois sur la cigarette dont il espère un apaisement aux tensions de la nuit.
Son regard se perd sur le cadavre encore imberbe, source de tant de plaisir, dont la blancheur exhale un parfum d’innocence enfantine… Il a eu tant de jouissance à caresser cette chair que nulle étreinte n’avait encore souillée…
Oui, la séance avait été une réussite totale.
Il avait fait attendre l’enfant longtemps, très longtemps, avant de le consommer.
La fraîcheur de sa peau avait pactisé avec l’odeur de la peur quand il avait fini par le rejoindre dans la cave humide pour calmer, disait-il, ces pleurnicheries d’enfant gâté !
Il sent une puissante érection envahir son corps à l’évocation de ces instants merveilleux passés avec sa proie.
Tant d’interrogations, tant d’incompréhension, tant de panique dans les yeux de l’enfant !
– Ne t’inquiète pas, je ne te ferai aucun mal, susurrait-il.
Il adorait cet instant, lorsqu’une lueur d’espoir venait illuminer le regard de sa victime… faire durer cet espoir, tout en caressant la joue lisse de l’enfant comme une brise de printemps…
– Là, là… tu vois, on est si bien ensemble…
Bizarrement, il avait résisté, faiblement d’abord, puis plus violemment, se débattant pour échapper à son sort.
C’était si rare ! Et d’autant plus enivrant !
* * *
Les volets du dernier étage de cet immeuble oublié avaient été fermés un jour pour n’être plus jamais rouverts.
Comme beaucoup d’autres immeubles du Lower East Side, le bâtiment n’était plus qu’une carcasse abandonnée, que même les dealers évitaient d’utiliser pour leurs transactions. Récemment, l’un d’entre eux avait été retrouvé empalé sur une barre d’acier, totalement nu, sauvagement mutilé, les yeux crevés et les poignets ramenés dans le dos, entravés de chaînes.
Le dernier étage devait pourtant être habité.
Le vieux Jimmy en était persuadé. Cela faisait quatre mois, dès le début du printemps, qu’il avait posé son barda dans cette petite planque, en face du bâtiment désaffecté, niche des plus confortables à ses yeux, située sous une cage d’escalier extérieure en pierre, vestige d’un immeuble suspendu dans l’espace moite de Manhattan. Il avait passé mars et avril à l’abri du vent et des congères familiers aux habitants de la Grande Pomme, frileuse sous les flocons de neige printanières qui dansaient en tourbillons glacés sur le macadam éventré de la mégapole. En somme, l’endroit idéal pour attendre le prochain hiver, si la toux crasse qui lui labourait les poumons ne l’emportait pas d’ici là.
Avec un sourire satisfait, il réfléchissait à son sort. Il était à Manhattan ! Ça le changeait de Brooklyn où il était né et qu’il n’avait quitté que pour faire un séjour de six mois, en pension complète et tous frais payés, à la prison d’État, pour vol à l’étalage. C’était il y a bien longtemps et il s’était juré de se tenir désormais à carreau. Certes, le Lower East Side n’offrait pas le confort de Central Parc ou de la 5e Avenue avec ses poubelles pleines de promesses souvent tenues, mais c’était juste ce dont il avait besoin : un petit coin tranquille dans un quartier oublié de tous.
Jimmy était bien décidé à défendre son territoire contre tout intrus susceptible d’y pénétrer. Il faisait déjà la vie dure aux rats et aux chats du quartier qui semblaient y avoir de vieilles habitudes de passage.
Mais il y avait l’appartement d’en face, ses volets toujours clos, au dernier étage.
Quelqu’un habitait forcément là, car une faible lueur filtrait à travers les lamelles mal jointes des contrevents, offrant à cette impasse fantôme sa seule source de lumière.
Trop heureux d’avoir découvert un gîte inespéré, il n’avait guère prêté attention à ce semblant de présence lors de son arrivée dans le coin. Or, très vite, un sentiment bizarre l’avait envahi lorsqu’il avait été réveillé, après quelques nuits parfaitement calmes, par un râle douloureux qui semblait venir de nulle part, un râle profond qui n’en finissait pas de s’étirer dans la nuit.
Surpris, Jimmy s’était levé, lentement, tordu par la toux qui le reprenait dès qu’il ouvrait un œil. A moitié endormi, torturé par les démangeaisons que sa peau recouverte de crasse lui infligeait, il avait tenté de déterminer d’où venait le son étrange qui l’avait tiré du sommeil. Au terme d’un balayage attentif de son environnement, son regard angoissé découvrit le discret halo qui transpirait de l’appartement aux volets clos situé au dernier étage de l’immeuble qui lui faisait face.
Et, pour confirmer cette impression, un râle désespéré retentit à nouveau, lancinant et douloureux, interminable, lui broyant littéralement les viscères.
Pour la première fois de sa vie, le vieux Jimmy fut saisi d’une peur incontrôlable, incapable de bouger, pétrifié par ce qu’il venait d’entendre.
Au détour d’un chemin communal qui menait à l’église, une large clairière entourée de chênes abritait la propriété d’Edwin Shaw, la masquant à la vue des promeneurs du dimanche.
On y accédait, de ce côté-là, par un petit pont en bois surplombant une rivière calme et limpide. Un jardin fleuri s’épanouissait autour d’un vaste potager. Une serre ancienne abritait des plantes fragiles et menait à une roseraie parfumée qui longeait la berge avant de déboucher sur une grange massive.
Le ciel portait son bleu léger.
Dans la grange inondée de lumière, Edwin Shaw observait, un large sourire aux lèvres, sa fille danser autour du ring en exécutant une série de directs et de crochets ponctués de courtes expirations.
Shaw adorait assister à l’entraînement matinal de sa fille avant de se rendre à son bureau.
Karen Shaw n’avait jamais raté un entraînement de boxe depuis que son père lui en avait enseigné les rudiments vers l’âge de huit ans. Une vraie révélation ! La boxe, puis les arts martiaux ! Plus elle avançait dans la découverte des différentes formes de combats, plus ces techniques faisaient partie intégrante de sa vie.
Légère, aérienne, Karen parcourait le ring posé au centre de la grange en délivrant ses coups dans les tranches de lumière traversées furtivement par un public de colombes et de pigeons.
– Ton crochet, Karen, ton crochet du droit, lance le plus vite quand tu te relèves, après une esquive.
Karen continuait son ballet sans se soucier de son père.
– Bravo, la Miss, je te laisse, tu n’as pas besoin de moi. À ce soir pour dîner. Paul se joindra à nous, on a du boulot à terminer.
D’un signe de la main, Shaw salua sa fille et sortit.
Seule, Karen se mit à frapper de plus en plus fort.
* * *
Au volant de sa Porsche, Shaw battait la mesure de Fly Me to the Moon.
C’était une de ces journées comme Shaw les aimait. Il faisait un temps superbe et la route qui longeait le lac en direction de Genève faisait alterner les échappées sur le Léman et la rive française avec les somptueuses propriétés que de riches étrangers s’arrachaient à prix d’or, enlevant au commun des mortels tout espoir de s’établir dans ce paradis envié de l’arc lémanique. Le trafic était faible à cette heure de la matinée et la route enchanteresse, comme toutes les routes de Suisse, se répétait-il à loisir, à chaque fois qu’il quittait la colline de Cologny pour rallier la cité de Calvin et de Rousseau.
Edwin Shaw avait grandi au Texas dans un ranch isolé où toute sa famille, depuis des générations, travaillait dur à l’élevage du bétail, des chevaux et de la culture du maïs jusqu’au jour béni où le pétrole avait fait son apparition vers la fin des années cinquante.
Son père régnait en tyran sur les centaines d’hectares de gisement pétrolier que son grand-père avait lui-même passé sa vie à acquérir en espérant y trouver la fortune. Épuisé par des années de recherches, le cœur du vieil homme n’avait pas résisté lorsque l’or noir tant convoité avait fini par jaillir de ses champs pelés. Edwin hérita ainsi d’un domaine en pleine expansion où bétail et cow-boys laissèrent progressivement place aux derricks et à une nouvelle race d’hommes pour laquelle les dollars brillaient d’un éclat irrésistible, beaucoup plus fascinant que la lumière mordorée qui habitait ces plaines vallonnées s’étendant à perte de vue.
Cette découverte modifia à jamais le destin des Shaw qui passèrent, en quelques années, du statut d’éleveurs crottés à celui de nouveaux riches. Et le petit Edwin ne gardait que de très rares souvenirs de son grand-père dont le portrait trônait au-dessus de la cheminée de la bibliothèque.
La tête inclinée sur la tombe de celui à qui ils devaient leur toute nouvelle fortune, masquant avec peine leur douleur, la famille avait béni en silence le miracle tant attendu. Mais il n’avait suffi que de quelques mois pour que la mémoire du patriarche soit reléguée aux oubliettes.
Dès le lendemain de l’enterrement, le père d’Edwin se lança avec détermination dans sa nouvelle mission : faire fructifier son trésor noir avec toute la rigueur d’un protestant.
Edwin avait passé son enfance reclus au ranch, juste bon à patauger dans la boue réservée aux vestiges d’un bétail voué à disparaître. Les chevaux, symbole par excellence de la vie texane, furent délaissés au profit d’une technologie bruyante nécessitée par l’exploitation du pétrole.
Sa mère était morte en lui donnant vie et l’absence maternelle se fit cruellement ressentir. Solitaire, il observait d’un œil inquiet son père arpenter les chantiers en hurlant ses ordres à une cohorte d’ouvriers soumis et mal payés. Une sorte de frénésie hystérique s’était emparée de lui au fur et à mesure de l’augmentation exponentielle de ses comptes en banque. Agissant en despote, il dirigeait tout d’une main de fer, exigeant des justificatifs pour le moindre dollar dépensé.
Le garçon avait été élevé par la vieille Patsy, depuis toujours au service de la famille. Illettrée, vieille fille dévouée et sans illusions, elle fit de son mieux dans le chaos affectif généré par l’expansion financière désormais sans limites de son maître, qu’elle craignait autant qu’elle respectait.
Patsy fut, durant les « années pauvres », une esclave consentante jusqu’au jour où son employeur la congédia brutalement, l’ayant jugée désormais inutile.
Edwin pleura amèrement le départ de sa mère de substitution et contracta à l’égard de son père un vif ressentiment, caché aux yeux de tous et de l’intéressé principalement.
Les années passèrent pour Edwin dans une sorte d’isolement affectif, sous la férule paternelle omniprésente, rythmées par le fracas des pelleteuses et des tours de forage.
Lorsque son père mourut, il ne versa pas une larme.
Figé devant le carré de glèbe où reposaient désormais son grand-père et son père, enterrés l’un à côté de l’autre, il n’éprouvait qu’un sentiment d’indifférence, ne voyait que la sécheresse de leurs cœurs, semblables à la terre aride du Texas. Pathétique, se murmurait-il à lui-même ! Mais son esprit était déjà ailleurs : demain il partirait pour Houston vers une vie nouvelle, et quitterait à jamais le ranch et les souvenirs de son enfance.
C’est à peine s’il avait pris soudain conscience qu’une foule importante assistait au dernier voyage de celui qui n’avait pas su jouer son véritable rôle auprès de lui, et que tous l’observaient à la dérobée.
Son portable le tira de sa rêverie. Il mit Frank Sinatra en sourdine avant de répondre :
– Oui, Mickey, c’est prêt ? interrogea-t-il d’un ton neutre.
– C’est prêt, Monsieur Shaw.
– Parfait. À ce soir.
Il raccrocha juste avant de s’engouffrer dans le parking du Mont-Blanc, situé à deux pas de son bureau.
* * *
Karen avait senti la présence de Mickey bien avant la fin de sa séance d’entraînement, qu’elle termina couverte de sueur. Officiellement, Mickey Stranz était le régisseur de « Houston », nom absurde que son père avait donné à la propriété le jour où il l’avait achetée pour elle.
En réalité, Mickey était le porte-flingue d’Edwin Shaw, son homme de main dénué de tout scrupule.
Karen avait toujours souffert de cette présence encombrante, bien que discrète et sans ambiguïté à son égard. Elle se sentait faible, vulnérable, menacée lorsqu’il était dans les parages, apparaissant tel un fantôme au moment où elle s’y attendait le moins.
Karen, comme elle le faisait habituellement, l’ignora. Elle prit sa serviette, ramassa son iPod et le mit en marche avant de sortir de la grange, passant devant Mickey sans lui jeter un regard.
Elle s’arrêta un instant, étirant ses muscles tendus par l’effort, leva les yeux vers le ciel d’un bleu immaculé, puis se dirigea du côté de la piscine pour prendre une douche glacée.
Mickey ne jeta pas un regard sur Karen qui s’éloignait. Il avait l’habitude de son silence et de ses airs hautains. Il alluma une cigarette tout en parcourant des yeux la grange transformée en salle de boxe, équipée de tous les agrès nécessaires à l’entraînement : sac de sable, poire, corde à sauter, sans oublier, accrochée à une poutre, l’horloge réglée sur la durée officielle d’un round : trois minutes.
Il fit nonchalamment le tour du ring, promenant sa silhouette dégingandée et son visage buriné dans le bâtiment transformé en salle de sport et ramassa un livre oublié sur le tabouret de coin. Son titre, Le Dahlia noir, fit apparaître un faible sourire sur ses lèvres taillées à coups de serpe. Il s’était toujours proposé de lire ce que Karen dévorait : de sombres polars qu’elles laissait traîner derrière elle et qu’il repérait lors de ses inspections discrètes ; mais, en fait, il n’avait jamais aimé les livres…
En se retournant, il sursauta en découvrant Karen à deux pas de lui, immobile, le regard inexpressif fixé sur sa personne. Prestement, elle lui arracha son bouquin des mains et tourna les talons.
* * *
Karen se concentrait sur la fraîcheur parfumée de la vichyssoise que Suzanne avait préparée. En face d’elle, Paul ne la quittait pas du regard, sans cesser de prêter toute son attention aux propos de Shaw.
Paul Barthe était secrètement amoureux de Karen, à l’insu de d’Edwin qui était bien le seul, dans leur entourage, à ne pas avoir remarqué cette inclination. La jeune fille n’osait imaginer la réaction de son père s’il venait à apprendre les sentiments qu’éprouvait son jeune protégé pour elle.
Elle était sûre de le connaître comme personne, d’avoir percé à jour ses sentiments les plus secrets. Même Mickey, qui vivait dans son ombre depuis tant d’années, ne soupçonnait pas quelle était la véritable personnalité de son patron. Telle était du moins son opinion.
Karen frémit à l’évocation de la colère qui s’emparerait de son vieux s’il apprenait que sa fille était l’objet du penchant de Paul ; elle se promit de protéger à jamais ce terrible secret.
– Tu as froid, ma chérie ? lança Shaw entre deux cuillères de potage.
Elle s’en voulut d’avoir laissé échapper un frisson.
Paul semblait avoir suivi les pensées de Karen et sa main s’était arrêtée net à un centimètre de sa bouche ouverte, la vichyssoise tremblotant dans son couvert.
Karen leva lentement son visage pâle et le tourna vers son père. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres roses et elle fit signe que non de la tête.
– Si tu veux, je peux demander à Suzanne de t’apporter un chandail ?
Cette nuit d’août était d’une douceur délicieuse. Même si la terrasse, exposée plein sud, regorgeait de soleil durant la journée, la fraîcheur du soir, montant du lac avec ses parfums humides, donnait à l’atmosphère une langueur insidieuse et traître.
Elle indiqua de la main que cela n’était pas nécessaire.
Le regard de Paul passait de Shaw, qui terminait son assiette de soupe, à Karen, qui l’observait à la dérobée, sirotant délicatement un verre de Gruau Larose dont elle raffolait ; son père faisait l’acquisition pour elle de ce crû, l’un des plus prestigieux du terroir, directement au château.
Le dîner avait été d’un ennui mortel. Comme d’habitude !
Karen achevait de se maquiller devant la glace de sa salle de bains. Un fond de teint très léger avec un soupçon de rose pour rehausser sa carnation pâle. Rimmel et eye-liner noir faisaient briller ses yeux en amandes. Sa coiffure était la parfaite réplique de celle de Louise Brooks. C’était un choix définitif. Jamais elle ne laisserait ses cheveux tomber sur ses épaules. Son casque noir était le mince rempart qu’elle offrait aux assaillants mâles, trop avides de ses yeux verts.
Pour finir, un peu de rose sur les lèvres.
Karen ramassa son sac, y glissa une lame affûtée dont elle ne se séparait jamais et jeta un dernier coup d’œil à son miroir avant de quitter la pièce.
La piste de danse dégageait un air de chaudron satanique chauffé à blanc. Les stroboscopes rythmaient le ballet convulsif de centaines de corps inondés de sueur. Sans discontinuer, depuis deux heures, Karen dansait seule au milieu de la foule.
Elle portait une chemise noire en soie évanescente, un fuseau rehaussé d’une boucle en argent frappée de signes cabalistiques et des bottes à lacets épousant le galbe de ses jambes interminables. Ses longs gants de cuir noir renvoyaient des flash de lumières au gré des ondulations de son corps vibrant de mille sensations.
Les basses s’estompèrent, un air jazzy se mit à couler sur la piste où les couples s’unirent pour danser langoureusement.
Karen regagna la table, légèrement à l’écart, qui lui était réservée chaque soir. Elle but quelques gorgées d’eau avant d’allumer une longue Kent et reprit peu à peu son calme et ses esprits en observant d’un œil distrait le manège des danseurs pour séduire leur partenaire.
Dans cette cave réservée presque exclusivement aux amazones qui s’adonnaient en douceur aux caresses et aux baisers sans fin, lèvres contre lèvres, s’enivrant de leurs parfums mutuels, Karen se sentait en sécurité.
Quelques rares hommes étaient présents, des homos surtout, un ou deux bisexuels opportunistes, une faune connue des videurs et tolérée par les femmes, tant qu’elle faisait preuve de discrétion.
Karen ne supportait plus la présence de son père.
Ils étaient installés à Genève depuis quinze ans déjà – pour que tu reçoives la bonne éducation que ta mère t’aurait donnée si elle était toujours parmi nous… Paix à son âme – avait-il coutume de préciser, sans plus d’explications. En fait, Shaw vivait à Houston, au Texas, pour gérer la société que son grand-père avait fondée : la Shaw Petroleum Inc, la Suisse lui apportant de nombreux avantages sur le plan fiscal et facilitant sa relation obsessionnelle à l’argent.
Il venait régulièrement passer les fêtes de Noël avec Karen dans sa luxueuse demeure genevoise, sur les hauts de Cologny, l’une des communes les plus huppées du canton, aux portes de Genève, et effectuait également de brefs crochets par la Suisse lors de ses voyages d’affaires en Europe.
Les relations entre père et fille étaient cependant difficiles, à la limite de la rupture parfois. Karen lui avait bien fait comprendre que ses visites étaient tolérées pour autant qu’elles restent de courte durée.
Pourtant, au début de l’été, il avait soudainement débarqué avec ses valises, prétextant qu’il était grand temps pour lui de prendre un peu de vacances et de s’occuper enfin de sa fille.
Karen, mal à l’aise, se trouvait en porte à faux, redoutant les motivations obscures de son père.
Elle rallumait une cigarette lorsqu’elle prit conscience de l’intérêt manifeste d’une femme assise deux tables plus loin, à côté d’un couple étroitement enlacé, qui la regardait intensément. Les cheveux de l’inconnue retombaient sur ses épaules en ondulant, lui rappelant une actrice de cinéma – Rita Hayworth… – qu’elle avait admirée dès son plus jeune âge.
La jeune femme se leva, prit son verre et marcha sur Karen qui fut saisie par sa taille élancée et sa démarche féline.
Elle était brune, le teint mat, un rouge à lèvre lumineux mettant en valeur ses lèvres charnues. Son Diesel moulant laissait apparaître un percing au nombril, son torse avantageux habillé d’une chemise blanche nouée sur le haut du ventre.
En proie à une tension exacerbée depuis l’arrivée de son père, Karen, qui vivait dans une sorte de mutisme émotionnel, sentit des picotements parcourir sa peau et altérer légèrement sa respiration.
La brune aux longs cheveux s’assit en face d’elle et plongea son regard dans le sien.
– Ça fait trois semaines que je te vois ici tous les soirs, commença-t-elle d’une voix douce, tu cherches de la compagnie ?
Karen tira sur sa cigarette, laissant le saxo suave se mêler à leurs regards.
– Tu as perdu ta langue ? lança son interlocutrice en fronçant les sourcils, peut-être que tu n’en as pas ! rajouta-t-elle en souriant, léchant sensuellement les bords de la coupe de champagne qu’elle buvait à petites gorgées gourmandes.
Karen ne répondait toujours pas, se contentant de la fixer droit dans les yeux.
– Je m’appelle Gil, et… je te trouve pas mal, dans le genre mystérieuse…
Karen lui répondit par un sourire entendu.
– Et toi, ton nom, c’est… ?
Karen écrasa sa cigarette, fouilla dans son sac et en sortit un calepin de cuir noir équipé d’un porte-mine. Elle écrivit un mot sur une page blanche et le présenta à Gil, intriguée.
Karen, lut-elle.
Karen posa son calepin et alluma une nouvelle cigarette.
– Tu es muette ? lança Gil, surprise.
En guise de réponse, Karen acquiesça de la tête.
* * *
Installé sur la terrasse qui prolongeait sa chambre, Edwin Shaw contemplait le lac qui luisait dans la nuit finissante. Depuis le départ de Paul, environ une heure après que Karen se fut esquivée comme à son habitude, son cerveau en ébullition ne le laissait pas en paix, foisonnant de pensées et d’idées qui se succédaient à un rythme infernal. Il fallait impérativement qu’il se calme.
Le Texas et certains Etats américains n’étaient plus assez sûrs pour lui et ses amis. Il avait envoyé un e-mail sécurisé à l’un de ses contacts du Réseau. Celui-ci avait répondu en utilisant un code qui signifiait la mise en place automatique d’une procédure d’urgence. Visiblement l’enquête de la police de Houston sur ses activités progressait et il avait tout intérêt à se faire discret pendant quelques temps.
Et puis Shaw se sentait bien en Suisse où il pouvait agir à sa guise, dans un strict incognito, à l’abri d’un passé sulfureux. Il avait d’ailleurs développé dernièrement de nouvelles stratégies, en solitaire, qui semblaient efficaces. Certes, il y avait plus de risques, mais moins d’intermédiaires.
Le problème, c’était Karen !
Le fait qu’elle se soit enfermée dans un strict et complet mutisme depuis tant d’années ne signifiait pas qu’il pouvait être sûr de son « silence », d’autant plus qu’il lui était évident qu’elle vivait mal son irruption de longue durée dans son exil habituel.
Shaw estimait que le moment était venu pour lui d’en savoir plus, d’apprécier de manière précise ce que sa fille connaissait de lui et de ses activités, pour pouvoir se prémunir au cas où leurs relations tendues la pousseraient à se confier au premier venu.
Oui, il fallait en finir, faire en sorte que Karen se découvre. Raison majeure et subsidiaire pour rester tranquillement en Suisse, loin des remous texans.
Quittant la terrasse, il retourna à l’intérieur de sa chambre, s’installa confortablement dans son fauteuil et se saisit de la seringue et de la dose d’héroïne que Mickey lui avait procurées comme d’habitude.
Mickey, qui était dorénavant chargé de la surveillance de Karen et qui lui rapporterait ses moindres faits et gestes. Pendant qu’il préparait son « fixe », il échafauda la prochaine étape de son plan.
* * *
La pièce est circulaire et entièrement blanche. Les parois, sans fin apparente, se fondent dans de lourds nuages qui roulent continuellement. Parfois, le mur immaculé se transforme en volcan dont les éruptions silencieuses inondent la pièce d’une clarté rouge sang.
Une petite fille, assise sur le carrelage froid, joue à la poupée. Elle ne remarque pas les hommes sans visage qui se croisent autour d’elle. Ils marchent tous dans une direction mystérieuse et disparaissent dans le mur de marbre clair incrusté de nervures écarlates.
Un homme nu est penché au-dessus d’elle.
Elle le regarde, interloquée par cette nouvelle poupée qui se mêle à son jeu. Il est bien trop grand pour tenir compagnie à Melissa, sa poupée aux longs cheveux blonds, songe-t-elle.
Elle fronce doucement les sourcils en direction de l’homme immobile et écrasant. La petite fille le trouve bizarre : au bas du ventre, il a un large trou et l’on peut voir au travers. Son visage, sans yeux, possède une grande bouche qui lui sourit. Elle lui rend son sourire. Elle prend la main qu’il lui tend et le mur, d’une pâleur létale, est soudain envahi de nervures qui le recouvrent entièrement, d’un voile sanguin d’où émergent des milliers de lèvres qui chuchotent des mots qu’elle ne comprend pas.
La petite fille se lève et regarde à travers le bas-ventre de l’homme qui lui caresse doucement les cheveux.
Une sensation étrange la pénètre, tout son corps est assailli progressivement par un froid glacial qui lui mord le cœur. Ses yeux se ferment, son esprit se fige, elle se transforme en poupée aux longs cheveux blonds et au regard de porcelaine que l’inconnu recouvre peu à peu de son corps jusqu’à ce qu’elle disparaisse complètement.
* * *
Karen ouvre les yeux.
Un cri d’effroi résonne encore dans les lambeaux de son cauchemar.
Cette scène lancinante hante ses nuits depuis si longtemps. Encore récemment elle se réveillait en sueur, la poitrine oppressée par la crainte et la gorge sèche, incapable de reprendre ses esprits. Maintenant, elle arrive à déclencher son réveil lorsque la tension émotionnelle devient trop forte.
C’est en vain qu’elle fouille ses rêves à la recherche du secret qui serait à même de lui révéler le pourquoi de son silence. Son passé est comme un lac boueux, tapi dans les circonvolutions de son inconscient. Il y a là des horreurs indescriptibles que l’ambiguïté rendent encore plus effrayantes.
Des plages entières de son enfance ont disparu de sa mémoire en même temps que la petite fille qu’elle a été. Il lui faut trouver des réponses pour se libérer enfin de ce poids qui l’étouffe, de ce père caché au cœur du mystère.
Exercice d’autant plus douloureux que la découverte de la vérité rend cette perspective effrayante.
La lune découpe son croissant dans le ciel étoilé.
Karen se tourne vers Gil qui dort. Elle posa délicatement ses lèvres sur son épaule avant de se lever.
Après s’être habillée, elle griffonne quelques mots sur son calepin et pose le feuillet sur la table de nuit avant de quitter l’appartement pour disparaître dans la douceur du jour naissant.
Le cadavre était nu.
Les bras, amputés de leurs mains, ligotés dans le dos, genoux ramenés sous la poitrine. Figé dans une posture soumise stigmatisant la noirceur et l’horreur du crime, le corps semblait tenir en équilibre, excellemment « disposé » au milieu du lit souillé par une débauche de sang qui avait perdu l’éclat de son rouge, témoignant d’un homicide qui n’était pas récent.
Dans sa bouche, un mors de cuir noir paré à chaque extrémité de fines courroies fixées à une lanière passée autour de la taille, elle-même assujettie par une boucle attachée à l’extrémité d’un phallus gainé lui aussi de cuir enfilé dans l’anus de la victime.
Jana Stucki contemplait l’horrible tableau, pétrifiée.
Son cerveau se refusait à analyser la scène. Il lui fallait du temps pour se rendre à l’évidence. Une longue inspiration silencieuse vint enfin débloquer sa poitrine, permettant à son sens critique de rependre le dessus.
Ses yeux noisette, pétillant d’intelligence, tentaient vainement de déchiffrer le mystère du spectacle sordide qui s’offrait à elle.
Jana enfila lentement une paire de gants et commença à tourner autour du lit, à la recherche des premiers indices.
Le godemiché assorti au harnais de cuir, les anneaux en métal brillant finement ciselé reliés au mors dans un entrelacement subtil de lanières noires autour de cet homme jeune et musculeux, la mettaient mal à l’aise. Elle n’en était pas à son premier crime sexuel. Elle avait été le témoin de scènes écœurantes, suivi des tueurs tordus et examiné des cadavres qui avaient subi les pires sévices. Ces enquêtes avaient profondément modifié sa représentation de l’amour, l’amenant petit à petit à une vision peu amène du plaisir, d’autant que sa propre sexualité était équivoque. Et elle le savait !
Le trouble inattendu qu’elle ressentait à la vue de ce harnais serré, élégant, de ces attributs sexuels – ornement d’un corps asservi et humilié – résonnait en elle comme autant de fantasmes enfouis dans les tréfonds de sa conscience.
– Voilà un joli kit sadomaso que j’offrirais bien à ma femme pour Noël !
– Salut Max.
– Bonjour, inspecteur.
Max Grevel pratiquait la médecine légale depuis cinq ans. Il était jeune, passionné et vouait une grande admiration à l’inspecteur Stucki qui appréciait son humour caustique accompagné d’un sens aigu de l’observation des rituels et des modes opératoires des criminels. Il était grand et ne devait pas être loin des cent vingt kilos ; les cheveux roux coupés en brosse, il portait des lunettes rondes aux verres épais qui lui donnaient l’air d’un intellectuel aux aguets. Habituellement vêtu d’un costume en lin bleu marine, il se déplaçait avec une certaine grâce, malgré sa corpulence.
– Que peux-tu m’apprendre que je ne sache déjà, Max ?
Max fit claquer ses gants en latex et s’approcha du lit, face à Jana.
– Il ne va pas être facile à déplier, lança-t-il en soupirant. Rigidité cadavérique, mais ça vous le savez déjà. La mort doit remonter à une semaine environ. Je vous confirmerai ça dans mon rapport après l’autopsie.
Il s’approcha du cadavre et fit glisser un doigt sur la peau blême.
– Le corps a été enduit d’une espèce d’huile d’embaumement pour ralentir la décomposition, semble-t-il. Je vais faire un prélèvement tout de suite, mais de toute façon l’enduit semble tenace. Style canard laqué à la mode cantonaise !…
Il se saisit d’un coton-tige qu’il passa sur le corps luisant et le rangea dans un sachet ad hoc qu’il ferma avant de continuer son analyse.
– Il n’y a aucune blessure visible pour l’instant, à part les deux mains sectionnées au niveau des articulations radio-carpiennes. Travail net et propre. Sans doute post mortem car le corps…
Il se tourna et jeta un regard circulaire dans la chambre.
– Oui, le corps n’a pas quitté le lit…
– En effet ! lança Jana, l’interrompant, tout s’est passé sur le lit, il faudra le passer au crible, il reste peut-être des indices.
Jana essaya d’imaginer la scène pour tenter d’en comprendre les rouages et de déterminer la chronologie qui avait conduit à la mort.
– On verra ! reprit Max, qui transpirait en auscultant les moignons ; je ne peux pas encore définir le mode opératoire : une grosse pince, ou un genre de machette. Je vais faire des photos avant de le retourner, si vous êtes d’accord.
Jana acquiesça, silencieuse, tournant lentement autour de la chambre, fouillant minutieusement les moindres recoins.
– Ce qui m’étonne, c’est le peu d’indices dans le reste de la pièce. Je suis persuadée que ce sera pareil dans toute la maison. Je vais quand même faire contrôler les poubelles et les salles de bains. Tout a été nettoyé avec soin, semble-t-il, mais on ne sait jamais. Nous avons affaire à quelqu’un de méticuleux.
Alors que le photographe commençait à mitrailler le corps, Max se releva et passa un mouchoir sur son front. Dubitatif, il dodelina de la tête.
– Écoutez inspecteur, je vais avoir du boulot au labo. Cette huile parfumée… J’ai jamais vu ça. S’il est aussi méticuleux que vous le pensez, ça va être coton.
Jana fixa à nouveau son regard sur le lit, cherchant à se situer par rapport aux nombreuses hypothèses de scénarios que lui suggérait son esprit.
– On va le retourner. Bascule-le vers toi.
Max s’exécuta. Il saisit en serrant l’épaule de la victime tout en contrôlant le mouvement avec sa main posée sur le dos du cadavre que l’huile rendait glissant, et l’amena doucement à lui, jusqu’à ce qu’il s’immobilise, dans une position grotesque.
Max Grevel se rapprocha plus près du torse tout en stabilisant le corps afin que celui-ci ne vacille pas à cause des bras qui entravaient son dos.
– Deux coups portés en plein cœur avec un couteau sans doute, dit-il en effleurant la chair meurtrie. Coups mortels ! Le gaillard est efficace et bien équipé. Il faudra casser les jambes de la victime pour faire un examen plus complet.
– Max ?
Max se tourna vers Jana en se relevant, abandonnant le corps après s’être assuré qu’il demeurait stable.
Jana ne quittait pas le cadavre des yeux. Le sang s’était retiré de son visage :
– Son sexe a été tranché !
Max se pencha vers le corps et confirma d’un hochement de tête.
– Ouais ! Ça sent le meurtre de pédé… Toute cette mise en scène hard…
C’était le genre de remarque qui agaçait Jana. Aucune déduction n’était actuellement possible. Le meurtre présentait un mode opératoire trop précis pour permettre de tirer des conclusions aussi hâtives.
– Qui te dit qu’on a affaire à un ou plusieurs homos ? Jana déambulait dans la pièce, tentant de mettre de l’ordre dans ses idées. Pour l’instant on ne sait pas grand-chose et je compte sur ton rapport pour m’en apprendre plus.
Max s’épongea à nouveau le front.
– Renaud ?
L’inspecteur adjoint Pascal Renaud entra dans la chambre.
– Inspecteur ?
– Vous avez des renseignements sur la victime ?
– Les premières informations sont les suivantes. Il se mit à lire les notes sur son calepin : Oleg Kounev, d’origine russe. Installé à Genève depuis cinq ans. Célibataire, pas de casier. Il devait recevoir un ami à déjeuner aujourd’hui, c’est cet homme qui nous a appelés depuis son portable. Voyant qu’on ne lui ouvrait pas, il a téléphoné au bureau de la victime. Son assistante a déclaré que M. Kounev n’avait pas donné de signes de vie depuis dix jours. Personne ne s’est inquiété car il était visiblement coutumier du fait. J’ai eu son assistante au téléphone : Sandra Neff. Elle m’a confirmé que son patron s’absentait souvent, sans prévenir le bureau, avec des filles rencontrées en boîtes de nuit.
– C’est tout ? demanda Jana.
– C’est tout pour l’instant, inspecteur.
– O.K. Vous allez questionner ses collègues de bureau et tâcher d’en savoir plus sur ses fréquentations, ses amis et son style de vie. Ne négligez rien, ça pourrait nous mener quelque part. Aussi, très important : veillez à ce que chaque centimètre de la maison et du jardin soit fouillé. On a deux mains et un sexe masculin à retrouver.
L’inspecteur adjoint la regarda avec des yeux ahuris.
– Il y a peu d’espoir, reprit Jana, mais je ne veux rien négliger. J’attends votre rapport demain matin au bureau. L’invité du déjeuner, vous l’avez interrogé ?
– Oui. Pas grand-chose, lança Pascal Renaud. Banquier, il est visiblement en affaires avec la victime, mais ne souhaite pas en dire plus. Il est bouleversé par cette histoire et demande un maximum de discrétion. Il m’a demandé s’il devait appeler son avocat.
– Il est encore là ?
– Oui, inspecteur.
– Dites-lui que je veux m’entretenir personnellement avec lui dans quelques minutes. Pas d’avocat, pas de journalistes, je veux le silence total sur cette affaire. Faites passer le message.
L’inspecteur adjoint quitta la pièce en acquiesçant, confronté pour la première fois de sa carrière à un meurtre de ce type et à son caractère exceptionnel.
Jana se tourna vers Max. Elle le regarda intensément, se demandant si sa jeunesse et son relatif manque d’expérience ne constituaient pas un frein à l’enquête. Elle connaissait sa sensibilité et sa vision subjective des faits qui, ajoutés à des compétences techniques indiscutables, lui conféraient pourtant une sorte de sixième sens qui impressionnait ses collègues et ses supérieurs.
Le dossier de Max Grevel était très clair : sujet exceptionnel !
– Quelque chose qui cloche, inspecteur ?
Jana retira ses gants et s’approcha du jeune médecin légiste.
– Max, je vais aller voir le juge dans quelques instants. Je vais lui demander de t’affecter à plein temps sur cette enquête ; mais entendons nous bien : j’exige une disponibilité totale, une analyse sans faille des faits et je compte sur ton intuition pour éclairer ce que les éléments en notre possession ne nous donneront jamais. Alors, les remarques du type meurtres de pédés ne cadrent pas avec ce que j’attends de toi.
Max avait blêmi sous les critiques de Jana Stucki. Son autorité naturelle l’avait toujours impressionné. Et voilà qu’elle l’associait à une enquête qui semblait sorti de la routine habituelle. Il était à la fois excité par ces nouvelles responsabilités et inquiet de décevoir son mentor.
– Compris, inspecteur. Vous pouvez compter sur moi.
– Bien. Alors revenons-en aux faits. Le meurtre perpétré par un homo est évidemment une possibilité, même si j’en doute. Ce qui m’intéresse d’abord, c’est le mode opératoire. Je t’écoute.
– D’après les premiers renseignements des gendarmes arrivés sur place vers treize heures, il n’y a pas eu d’effraction. Ça ne signifie pas que l’assassin était un familier de la victime, mais à première vue il a dû la suivre ou la rencontrer au cours d’une soirée.
– Je retiens cette hypothèse.
– D’autre part, tout semble indiquer qu’une intense activité sexuelle a eu lieu avant le meurtre, dont le mobile reste à déterminer. Ce qui pourrait confirmer que la victime et son ou ses meurtriers sont entrés dans la maison ensemble. Il n’y a aucune trace de lutte. C’est un élément tangible.
– Pas forcément. L’assassin aurait très bien pu suivre sa victime jusque chez elle et la menacer d’une arme.
– Peut-être, mais alors que voulait ce type ? Se venger ? Une partie de jambes en l’air sadomaso qui a mal tourné ? Et pourquoi pas une mise en scène ? conclut-il, embrassant la pièce de ses regards excités.
Jana réfléchissait. Quelque chose ne collait pas.
– Non, non ! S’il y a eu rapports sexuels, ça veut probablement dire qu’il a rencontré une femme, dit-elle, polarisant l’ensemble des rares éléments en sa possession autour de l’hypothèse la plus plausible.
Max Grevel, sous le choc de cette vision, frissonna d’effroi. Un crime de ce type était rare dans la République de Genève, même si la ville internationale, à la réputation paisible, était loin de ressembler au paradis vertueux de ses ancêtres réformateurs.