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I

Lorsqu’on va de Condé-le-Châtel à Hannebault, par la route départementale qui longe la rive gauche de l’Andon, on se trouve, en arrivant au village de Mulcent, en face d’une colline escarpée qui barre le chemin et oblige la rivière à faire un coude largement arrondi.

Au haut de cette colline, s’élève une vaste construction appartenant à l’époque de Louis XIII, qu’on appelle le château de Rudemont.

Sa situation lui a évidemment donné le nom qu’il porte : en effet, le mont est rude à escalader.

Si le voyageur qui passe au pied de cette colline, que la route contourne, n’est point effrayé par la roideur et surtout la longueur d’une montée, en plein midi, dans un chemin raboteux, s’ouvrant difficilement passage au milieu des blocs de grès rouge éboulés, il est amplement payé de ses peines en arrivant au haut : la vue est splendide et l’une des plus belles qu’on puisse rêver.

Derrière soi, un grand château de vieux style, adossé à un parc que continue une forêt.

Devant soi et à ses pieds, une immense étendue de pays, où les champs, les prairies, les arbres, les maisons isolées, les villages, les villes, les coteaux, les plaines et les rivières, se confondent et se mêlent jusqu’à l’horizon voûté : les yeux se perdent dans des espaces sans bornes, et le bleu du ciel, qui va sans cesse en pâlissant à mesure qu’il s’abaisse, semble s’appuyer légèrement sur le bleu foncé des collines.

On est sur une des cimes les plus élevées de l’ouest ; car, tandis que tous les rameaux qui partent du massif d’Écouves, le point culminant de cette partie de la France, s’affaissent assez rapidement, les uns en se perdant dans le plateau de la Mayenne, les autres en courant vers le mont Saint-Michel ou vers Saint-Lô, ceux-ci en se rattachant aux chaînons de la Bretagne, ceux-là en rejoignant les collines du Perche, celui qui sert d’assise au château et à la forêt de Rudemont se maintient, sans dépression très sensible, à sa hauteur initiale.

On comprend qu’à une pareille altitude, le climat soit assez rigoureux : rude est le froid sur cette colline, rudes aussi sont les vents qui, dans les jours de bourrasque, apportent jusque-là les vapeurs de la mer. Pour la première fois, rencontrant un obstacle, les nuages, trop lourds pour s’élever, se déchirent à ces crêtes de granit, et, s’accrochant aux branches des arbres qui les filtrent à travers leur feuillage touffu, ils se résolvent en pluie diluvienne. Pendant l’hiver, une bise contre laquelle il n’y a pas d’abris ; pendant la belle saison, des vents d’ouest qui chassent devant eux des torrents d’eau. Ainsi, de toutes les manières, se trouve justifié le nom de Rudemont.

Tandis que le pays environnant est aménagé en champs et en herbages séparés les uns des autres par des levées de terre plantées de haies vives et d’arbres à hautes tiges, ce plateau est couvert par une vaste forêt, qui suit les cimes des collines et se prolonge à une distance considérable, changeant de nom selon les localités qu’elle traverse, mais gardant partout la même physionomie.

De là, dans la même contrée, deux pays d’un caractère absolument distinct : – le pays d’en haut et le pays d’en bas.

Dans le pays d’en bas, la richesse industrielle et agricole, des usines nombreuses, établies sur le cours des rivières, des petites villes, des gros villages, des champs et des herbages d’une fertilité telle que les bœufs s’y engraissent en peu de mois sans travail, et sans peine pour le paysan.

Dans le pays d’en haut, au contraire, pas de villages, pas de maisons, pas d’habitants ; des bois et toujours des bois, coupés çà et là par quelques landes, dans les endroits où la couche de terre qui recouvre le grès ou le granit n’est point assez profonde pour nourrir des arbres.

Jusqu’à la Révolution, ces bois et ce château ont appartenu à la famille de Rudemont, qui, à défaut d’autres illustrations, compte parmi ses membres une longue série de chasseurs célèbres.

Sous Henri IV, un Rudemont a marqué sa place dans les guerres du Béarnais ; mais, de Louis XIII à Louis XIV ; pas un seul Rudemont n’a paru à la cour ou n’a figuré dans l’histoire.

Richelieu lutte contre la maison d’Autriche, les Rudemont chassent. Condé, Turenne, Villars, livrent leurs batailles, les Rudemont chassent. Louis XIV réunit la noblesse de France à Versailles, les Rudemont ne quittent pas leurs terres et chassent toujours. La guerre de sept ans abaisse la France, les Rudemont ne s’en aperçoivent pas, et continuent de chasser dans leurs bois.

Avec son titre et ses biens, chaque marquis de Rudemont mourant transmet sa passion pour la chasse à son aîné, religieusement élevé dans les traditions de la famille, et le culte de saint Hubert. Pour la noblesse du pays, les Rudemont sont les marquis Tayaut : c’est le nom que tout le monde leur donne, et ils en sont fiers.

Sous Louis XVI seulement, un Rudemont paraît à Versailles et fait parler de lui à Paris ; encore faut-il une catastrophe pour que cela puisse se produire.

Dans une partie de chasse, le marquis de Rudemont, qui était alors chef de la famille, se laisse entraîner par un sanglier affolé, et, du haut d’un rocher, il fait avec son cheval un saut d’une centaine de pieds, dans lequel il se casse les reins. Il ne laisse pas d’enfants, et c’est son cadet, prêt à entrer en ce moment dans les ordres, qui lui succède.

L’éducation avait par hasard détruit chez ce Rudemont, élevé pour l’Église, le principe héréditaire. Devenu inopinément maître de sa volonté, il abandonne le château de ses pères, qui pour lui n’est qu’un chenil, et il vient faire figure à Versailles, où il se marie ; lorsque la Révolution triomphe, il émigre.

La terre de Rudemont, château, herbages, prairies, forêts, est alors mise en vente, et elle est achetée en bloc par un ancien sergent de Condé-le-Châtel, nommé Fabu.

Bien que président du club de l’Égalité, ce Fabu n’avait foi ni dans la légitimité de la Révolution ni dans la durée de la République ; aussi, à peine est-il en possession du domaine de Rudemont, qu’il commence par abattre tout ce qu’il peut vendre de bois : s’il avait trouvé des acquéreurs, il aurait rasé à blanc toute la forêt. Il fallait profiter du moment : qui savait si les Rudemont ne reviendraient pas ?

En six années, de 1794 à 1800, il enlève de cette forêt vingt fois la valeur de ce que le domaine entier lui a coûté. Son ardeur ne se ralentit que quand le général Bonaparte, devenu consul à vie, donne des gages de sécurité aux honnêtes gens ; elle ne s’arrête tout à fait que quand Napoléon est sacré empereur.

La confiance entre alors dans son esprit, et il commence à se croire vraiment propriétaire de la terre qu’il avait jusqu’à ce jour exploitée en habile régisseur. Napoléon s’appuie sur une armée qui fait trembler l’Europe, il ratifie la vente des biens nationaux : c’est l’homme providentiel qu’il faut à la France.

Fabu, qui jusqu’à ce moment avait habité une petite maison de Condé, était venu alors s’établir au château de Rudemont, dont les volets avaient été fermés pendant douze ans, et l’âpreté qu’il avait mise naguère à ruiner son domaine, il l’avait employée désormais à le réparer et à l’enrichir.

Il était bien à lui maintenant pour toujours.

Que lui importait que le marquis de Rudemont, qui avait émigré, eût un fils ?

Que pouvait-il, ce fils, contre Napoléon le Grand, empereur des Français, roi d’Italie, protecteur de la confédération du Rhin, etc. ?

Et Fabu, qui voulait fonder aussi une dynastie, s’était fait appeler M. Fabu de Carquebut, du nom d’un petit domaine qu’il avait réuni à la terre de Rudemont.

Cependant Napoléon le Grand, qui faisait la fierté et la sécurité du vieil huissier, était tombé, et le fils du marquis émigré était rentré en France à la suite des alliés et de ses princes légitimes.

C’était à sa manière un philosophe que M. Fabu de Carquebut ; il croyait que tout excès dans un sens amène fatalement un excès dans un sens contraire. Où s’arrêterait-on dans la réaction ? On allait revenir sur la vente des biens nationaux et les reprendre aux propriétaires actuels, pour les restituer aux propriétaires anciens.

Lui reprendre Rudemont !

Oh ! Waterloo ! canaille de Blücher !

Il était parti pour Paris et s’était mis à la recherche de l’héritier des Rudemont.

À Paris, il avait repris espérance à mesure qu’il avait obtenu des renseignements sur celui qu’il redoutait : le marquis de Rudemont n’avait ni fortune ni crédit, et il était logé par charité chez un de ses cousins du côté maternel, en attendant qu’on pût le faire entrer dans la maison du roi.

Fabu l’avait été trouver, et, dans une petite chambre sous les combles, il avait été admis en présence d’un grand gaillard de six pieds de haut, bâti en Hercule, et âgé de trente-trois à trente-cinq ans, – le marquis de Rudemont.

– Je suis le bonhomme Fabu, avait-il dit en se présentant lui-même.

– Qui ça, Fabu ?

– Fabu, qu’on a surnommé de Carquebut à Condé-le-Châtel pour le distinguer de son frère. C’est moi qui, pendant nos malheurs, – c’était sa manière de parler de la Révolution, – ai acheté votre terre de Rudemont en bloc, pour qu’elle ne fût pas morcelée, et à seule fin pouvoir vous la rendre un jour ; ce que je viens faire, n’ayant pas pu vous trouver jusqu’à présent.

C’était admirable.

Le marquis resta un moment abasourdi, se demandant s’il rêvait.

Eh quoi ! celui qui lui parlait ainsi, et qui se tenait humble et tremblant devant lui, dans la position d’un suppliant, était le terrible Fabu, dont depuis vingt ans il ne prononçait le nom qu’en l’accompagnant d’une litanie d’épithètes d’exécration : Fabu le voleur, Fabu le buveur de sang, Fabu le républicain, Fabu l’assassin, le traître, le pillard.

Le premier trouble de la surprise s’étant calmé, le marquis avait prié Fabu de s’expliquer un peu plus clairement.

C’était facile : Fabu était un homme calomnié et incompris. Il avait été président du club de l’Égalité, cela était vrai ; mais en acceptant cette fonction, il n’avait cherché qu’à arrêter les passions populaires. S’il avait demandé quelque tête, ç’avait été simplement pour affermir son autorité. Il avait acheté la terre de Rudemont, cela était vrai encore ; mais il ne s’en était jamais considéré que comme régisseur. Si, jusqu’à ce jour, il n’avait rien fait pour la restituer à son légitime propriétaire, c’était parce qu’il avait été arrêté par la tyrannie de Buonaparte.

Maintenant que l’ogre de Corse s’était enfui, Fabu reprenait courage, et il venait proposer à M. le marquis de rentrer à Rudemont.

Seulement, si lui Fabu était disposé à restituer la terre de Rudemont à son légitime propriétaire, il était juste, n’est-ce pas ? que le légitime propriétaire payât au bonhomme Fabu ce que celui-ci avait dépensé en améliorations, chemins, plantations, etc. La note de ces dépenses avait été rigoureusement tenue : son total s’élevait à la somme de 1 463 577 francs 42 centimes, sans compter les intérêts. Mais de ces intérêts, il ne serait pas question, ils entreraient en compensation avec les fruits que le bonhomme Fabu avait perçus pendant son administration.

Cependant le marquis, qui n’avait pas dix louis dans sa poche, s’était laissé emmener à Rudemont, et, en chassant dans cette forêt toute pleine du souvenir de ses ancêtres, la passion héréditaire s’était réveillée en lui.

Alors le bonhomme Fabu avait trouvé un moyen pour tout concilier : c’était que M. le marquis de Rudemont épousât mademoiselle Sophie Fabu, une jeune fille de vingt ans, roturière, cela était vrai, mais bien élevée et apportant en dot à son mari les 4 463 577 fr. 42 centimes nécessaires pour payer les dépenses faites sur le domaine de Rudemont.

Ce mariage s’était accompli et il avait donné naissance à Arthur-Hubert Mulcent, comte de Rudemont, de qui il va être question dans ce récit.

II

Quand le bonhomme Fabu avait marié sa fille au marquis de Rudemont, il avait deux enfants.

Cette fille, Sophie,

Et un fils plus âgé d’une quinzaine d’années, nommé Alexis.

L’âge ne constituait point la seule différence qui existât entre le frère et la sœur.

Sophie était douce de caractère, modeste d’esprit, pleine de tendresse et de réserve dans ses sentiments.

Née au milieu de la tourmente révolutionnaire, elle avait été dès le berceau habituée à la crainte et au mystère. Sa mère, qui était pieuse, allait, toutes les fois qu’elle pouvait échapper à la surveillance de son mari, entendre la messe que disait un prêtre dans une grotte de la forêt de Rudemont, et elle emmenait sa petite fille avec elle. L’enfant devait se taire et soigneusement cacher à tous, et surtout à son père, ce qu’elle voyait, comme ce qu’elle entendait.

On sait quelle influence ces premières impressions exercent sur un caractère.

Celui de l’enfant s’était formé dans ce milieu, et à vingt ans, après avoir reçu une instruction plus étendue et en même temps plus délicate que celle qu’on donnait alors aux jeunes héritières de la riche bourgeoisie, mademoiselle Sophie Fabu était une jeune fille d’une timidité extrême, qui tremblait continuellement devant son père, pour lequel elle n’était qu’une « sotte poupée. »

L’annonce de son mariage avec le marquis de Rudemont l’avait remplie d’épouvante et en même temps de joie.

Marquise ! que dirait-elle, que ferait-elle dans ce monde ? Son mari pourrait-il lui pardonner d’être la fille d’un huissier ? Comment gagnerait-elle son cœur ?

De là des craintes qui assurément lui eussent fait refuser son consentement si on le lui avait demandé.

D’un autre côté, elle avait vu dans cette union la main de la Providence qui lui permettait de restituer aux Rudemont une fortune dont ils avaient été dépouillés, et elle s’était réjouie d’avoir été choisie pour mettre à exécution cet acte de justice et de réparation.

Naturellement madame la marquise de Rudemont avait adoré son mari, devant lequel elle avait vécu à genoux.

Et en mourant, après quinze années d’une ardente dévotion, elle lui avait demandé pardon du chagrin que cette mort allait lui causer, en même temps que du premier trouble qu’elle allait apporter à ses habitudes.

Tout autre était le frère aîné, Alexis Fabu.

Il était aussi dur que sa sœur était douce, aussi vantard qu’elle était modeste, aussi extravagant dans ses paroles et surtout dans ses actions qu’elle était réservée.

Jamais frère et sœur n’avaient été si éloignés l’un de l’autre, et cela au physique aussi bien qu’au moral. À les regarder, à les écouter, c’était à croire qu’ils n’avaient pas une goutte du même sang dans les veines ; et cependant madame Fabu avait été une honnête femme, sur laquelle les plus mauvaises langues de Condé n’avaient jamais trouvé à bavarder.

L’éducation n’avait fait que développer ces dispositions naturelles chez Alexis, car Fabu, qui destinait son fils à l’état de propriétaire campagnard, avait trouvé que dans cette profession les points essentiels à acquérir sont au nombre de deux : 1e savoir compter ; 2e savoir faire respecter ses droits.

Pour tout le reste, livré à lui-même, Alexis avait largement usé de la liberté qu’on lui laissait, et en peu d’années il était devenu un parfait chenapan, d’autant plus redoutable que ses poches étaient toujours garnies.

Quand un père de famille, exaspéré que son fils eût été entraîné par Alexis, venait se plaindre auprès du bonhomme Fabu, celui-ci riait aux éclats, répondant pour toute excuse :

– Il faut que jeunesse se passe.

Il était fier de ce fils. « Un Rudemont n’eût pas mieux fait, » disait-il quelquefois à ses intimes.

Être un Rudemont ! Le père Fabu avait élevé son fils bien-aimé dans ce but, et celui-ci avait grandi dans la persuasion qu’un jour – le plus rapproché serait le meilleur – il serait seul maître de ce domaine.

Et ce qu’il y avait de particulier chez le père comme chez le fils, c’est que tous deux vivaient dans cette foi naïve, qu’il n’y avait qu’à posséder Rudemont pour être un vrai Rudemont. En passant dans le grand salon, Alexis regardait les portraits accrochés aux murs avec une sorte de respect, lui qui ne respectait rien : c’étaient des ancêtres, les siens.

Quand la crainte avait amené Fabu à conclure le mariage de sa fille avec le marquis de Rudemont, l’accord du père et du fils s’était rompu au milieu d’explosions terribles.

Alexis avait été élevé pour être propriétaire de Rudemont ; il voulait Rudemont. Que sa sœur épousât le marquis ou ne l’épousât pas, il s’en moquait. Ce qu’il voulait, ce qu’il exigeait comme son droit, c’était le château, c’étaient les terres, c’était la forêt. On lui volait son bien.

Quand, malgré ses plaintes et ses révoltes, le mariage s’était fait, il avait été partout, criant que son père était un voleur, ce qui faisait rire les gens ; le marquis, un escroc, ce qui amusait les uns et exaspérait les autres ; enfin que sa sœur n’était pas sa sœur, ce qui faisait hausser les épaules à tout le monde.

Il avait refusé d’assister au mariage et il s’était établi dans le domaine de Carquebut, que son père lui avait donné, et dès lors il avait juré qu’il ferait à son beau-frère « le marquis » et à « sa voleuse de sœur » tout le mal possible.

Bien que demeurant à une heure de distance à peine, les deux beaux-frères, on le comprend, n’avaient point établi de relations entre eux ; quand le marquis apercevait de loin le frère de sa femme, il s’arrangeait pour prendre un autre chemin ; si par hasard il se trouvait en face de lui, il détournait la tête.

– Le voleur ! disait Alexis à ses confidents, il n’ose pas me regarder ; et ça se dit marquis. C’est moi qui suis le vrai marquis de Rudemont.

Ce qu’Alexis appelait être marquis, c’était courir les foires de la contrée pour y acheter les plus beaux chevaux qu’il pouvait trouver ; c’était payer largement à boire, dans les cabarets, à tous ceux qui voulaient trinquer avec lui ; c’était poursuivre toutes les filles disposées à se laisser atteindre en sachant qu’un louis coulait facilement entre ses doigts ; c’était tutoyer tout le monde ; c’était n’avoir pas peur d’un coup de poing ou d’un coup de bâton, en se jetant dans une rixe ; c’était pressurer ses fermiers, égorger ses débiteurs ; c’était battre ses ouvriers et ses domestiques ou jouer aux cartes avec eux selon l’occasion ; enfin c’était faire en tout et partout son bon plaisir, sans garder le respect de rien, ni des autres ni de lui-même.

Ce genre de vie n’était pas fait pour rapprocher les deux beaux-frères, car le marquis s’était organisé à Rudemont une existence aussi convenable et aussi décente que celle d’Alexis était extravagante.

Rentré en possession de son château par son mariage, il avait, un an après, par la mort d’un cousin, fait un héritage inespéré, qui avait mis à sa disposition une grosse somme d’argent, et, au lieu d’être dans la dépendance de son beau-père, comme il l’avait été jusqu’à ce jour et comme le bonhomme Fabu avait voulu qu’il le fût, il s’était trouvé maître de vouloir et de commander.

L’expérience du malheur lui avait, par un hasard assez peu ordinaire, profité ; pendant les longues années de son exil et dans ses voyages, il avait su voir, et il n’avait pas eu honte d’apprendre.

Revenu à Rudemont, et ayant aux mains des moyens pour agir, il avait voulu appliquer chez lui ce qu’il avait admiré chez les autres, si bien qu’en quelques années il avait triplé la valeur de ses propriétés et en même temps singulièrement augmenté la richesse du pays. Ceux-là mêmes qui l’avaient vu revenir avec effroi, ne lui avaient pas tenu longtemps rancune, et bientôt il s’était fait aimer de tout le monde : des uns pour les services qu’il rendait, des autres pour l’estime qu’il inspirait.

Comme si ce n’était pas assez de toutes ces causes pour diviser les deux beaux-frères, les procès étaient Venus élargir le fossé creusé entre eux.

À la mort du père Fabu, Alexis avait naturellement envoyé du papier timbré au mari de sa sœur, pour réclamer tout ce qui lui avait été volé et mille autres choses encore.

Les voyages et les séjours dans les villes pour suivre ses procès avaient été funestes à Alexis ; ses vices avaient trouvé là des satisfactions faciles, qui l’avait entraîné loin, et en même temps il en avait contracté un nouveau, qui lui avait coûté plus cher que tous ceux dont il était déjà si largement pourvu, – la spéculation.

Pour faire face aux lourdes dépenses qui lui avaient été imposées par la perte de quelques procès incidents, il s’était associé avec deux bandes noires. Les affaires avaient été déplorables, de nouveaux procès avaient surgi de ce côté. Si bien que de procès en procès et de pertes en pertes, il en était arrivé à mourir sans rien laisser que des dettes à ses deux enfants : une fille, madame Mérault, veuve d’un juge au tribunal de Gondé, et un fils, « mon fils Arthème, » comme il disait, qui, pour courir après les filles, faire le beau dans les foires, boire dans les cabarets, promettait de continuer le père, si même il ne le dépassait pas un jour.

La mort d’Alexis Fabu de Carquebut n’avait point établi de relations entre celui-ci et les enfants du défunt.

Il avait fallu la mort même du marquis pour que les liens de famille qui existaient entre l’héritier des Rudemont et des deux enfants d’Alexis Fabu se resserrassent.

Un peu avant de mourir, le marquis avait parlé à son fils Arthur de ses deux cousins.

– Ils sont malheureux et dans le besoin, lui avait-il dit. Je n’ai pas pu les voir à cause de l’hostilité qui a existé entre leur père et moi ; ils ne m’étaient rien d’ailleurs. Mais toi, c’est différent : il y a de ton sang dans leurs veines. Fais pour eux ce que tu pourras, le plus que tu pourras ; je te les recommande.

Arthur, qui n’avait jamais vu ses parents, mais qui avait beaucoup entendu parler d’eux par sa mère, était tout disposé à faire ce que son père lui demandait.

Huit jours après les funérailles du marquis, il avait donc été leur faire visite, et à tous deux il avait tenu le même langage.

– Mon père, à son lit de mort, m’a ordonné cette démarche, que je fais avec plaisir. Voulez-vous oublier nos guerres de famille et vivre désormais en parents, en amis ? Vous êtes libres l’un et l’autre, je le suis également. Voulez-vous que nous nous réunissions ? Voulez-vous, ma cousine, me faire l’honneur d’être la maîtresse de ma maison ? vous, mon cousin, voulez-vous me faire l’amitié de devenir mon camarade de chassé et mon ami ? Rudemont est assez grand pour que nous y vivions tous trois à l’aise ; vous y serez chez vous.

La cousine et le cousin avaient accepté, et, après dix années, ils s’étaient si bien installés à Rudemont qu’ils y étaient chez eux.

Rudemont leur appartenait : c’était le marquis qui était chez eux et non eux qui étaient chez le marquis.

III

Comment cette situation s’était-elle établie ?

Un peu par la bonté d’Arthur de Rudemont, beaucoup par l’activité et la persévérance de la fille et du fils d’Alexis Fabu.

Sous une apparence rébarbative et volontaire, Arthur de Rudemont était une nature douce et molle.

À son père, il avait pris une taille de géant, une encolure de taureau, une belle tête pleine de noblesse, une santé solide, une force redoutable, et la passion de tous les exercices du corps : l’épée, le cheval, la chasse ; mais, d’un autre côté, sa mère lui avait donné une grande douceur de caractère et une profonde tendresse.

À le voir, on pouvait s’imaginer qu’on avait devant soi un vainqueur irrésistible ; mais à le pratiquer on trouvait bien vite une nature qui ne savait pas résister : un agneau dans la peau d’un loup.

Au contraire, le fils d’Alexis Fabu, « mon fils Arthème », qui se faisait appeler M. de Carquebut tout simplement, eût volontiers été un loup, si son intelligence avait été en rapport avec ses instincts.

Du loup il avait la voracité d’appétit, la férocité de caractère, la mine basse, l’air inquiet, l’aspect sauvage, mais il n’avait pas, par malheur pour lui et par bonheur pour les autres, l’audace, le courage, le talent de l’observation et la combinaison de la stratégie, qui appartiennent à cet admirable carnassier.

Quand Arthur lui avait proposé de venir à Rudemont, il n’avait été nullement sensible à ce procédé : « C’est un acte de réparation, » s’était-il dit ; et il s’était conduit en conséquence, en homme à qui l’on doit beaucoup. L’obligé n’était pas lui, c’était le marquis.

Bien qu’elle ne ressemblât en rien à son frère, madame Mérault, de son côté, avait éprouvé le même sentiment que celui-ci ; il était dans le sang des Fabu de croire que les Rudemont ne s’acquitteraient jamais du tort immense qu’ils leur avaient causé.

Par cela seul qu’elle avait vécu dans la maison maternelle, tandis que son frère, plus âgé qu’elle de six ou sept ans, courait les routes, elle avait échappé aux causes de la démoralisation qui avaient entraîné celui-ci. À la mort de sa mère, on l’avait placée dans un pensionnat, d’où elle n’était sortie que pour épouser un juge au tribunal de Condé. Alors elle s’était trouvée dans un milieu où elle avait pris des manières et des idées qui naturellement étaient autres que celles de son frère.

À l’âge de quarante-trois ans qu’elle avait quand Arthur de Rudemont lui avait fait sa première visite, c’était une petite femme replète, au teint frais, à l’air extrêmement digne, qui ne perdait pas une ligne de sa petite taille par la façon dont elle marchait et s’asseyait, la tête toujours renversée en arrière et les yeux à quinze pas devant elle. Son parler était lent, sa parole était fleurie ; elle avait des tours pour dire les choses les plus simples. Lorsqu’on s’occupait d’elle dans le monde de Condé, on ne l’appelait que « la petite bonne femme de cire, » et le mot était juste tant ses attitudes étaient précieuses. Elle ne retrouvait le naturel que lorsqu’il s’agissait de son fils Louis, un grand garçon de seize ans qui achevait ses études au collège de Condé ; alors elle avait de véritables élans de maternité, « elle fondait, » disait-on.

Entre ces deux personnes si dissemblables qu’il introduisait dans son intimité, Arthur de Rudemont s’était trouvé assez embarrassé.

Comment accorder le débraillé et le pincé ?

Il voulait bien faire tout ce qui était en son pouvoir pour venir en aide à son cousin et à sa cousine, mais il ne voulait pas que ce fût au détriment de la paix de son intérieur, qui pour lui passait avant toute chose.

– Puisque nous allons vivre ensemble, avait dit Arthur à son cousin, lors de l’arrivée de celui-ci au château, j’estime que nous devons tout de suite arranger les choses de telle sorte que nos volontés ou nos désirs ne se trouvent jamais en opposition. Vous aurez votre appartement, où vous pourrez rester seul quand vous le voudrez ; vous aurez vos gens à vous ; enfin vous aurez vos chevaux à vous ; je vous prie donc d’accepter deux bêtes, qu’on amènera demain et dont j’ai fait choix à votre intention. Bien entendu, cela ne nous empêchera pas de chasser ensemble ; mais, quand vous voudrez aller de votre côté, vous serez libre et vous n’aurez pas à vous préoccuper de savoir si j’ai ou si je n’ai pas besoin de mes chevaux.

En agissant ainsi, il n’avait pas voulu faire ostentation de générosité, mais cependant, au fond du cœur, il avait cru que son cousin qui n’aurait pas pu acheter ces Chevaux lui saurait gré de son intention.

Une quinzaine après, il avait vu madame Mérault venir à lui avec une figure plus cérémonieuse encore que de coutume.

– Mon cousin, lui avait-elle dit, je crois devoir vous donner un avertissement dont vous serez, je pense, satisfait, car il n’a d’autre but que de maintenir entre vous et mon frère la bonne harmonie.

– Aurai-je fait quelque chose pour la troubler ?

– Volontairement, non ; inconsciemment, oui ; mais ce n’est pas votre faute, vous ne connaissez pas mon frère. Mon frère, monsieur le marquis, est une nature extraordinairement susceptible, je ne dis pas que ce soit une qualité, je ne dis pas non plus que ce soit un défaut : il est ainsi, voilà tout. Si nous voulions trouver une explication de ce fait, nous n’aurions qu’à faire l’histoire de sa vie : ceux qui ont été malheureux, injustement malheureux, ont des faiblesses de sentiment que les autres n’ont pas. Lorsque mon frère est arrivé à Rudemont, vous avez cru devoir lui offrir deux chevaux.

– C’est là ce qui l’a peiné ?

– Vous me voyez bien gênée pour vous expliquer une chose délicate, et si vous ne voulez pas comprendre à demi-mot, je crains de ne pas pouvoir arriver au bout de cet entretien. Le don en lui-même n’était pas blessant, mais ce qui l’a rendu humiliant pour lui, ce sont quelques petites circonstances en apparence insignifiantes, en réalité caractéristiques au moins pour une nature comme celle de mon frère. Ainsi tout d’abord les chevaux par vous offerts ne ressemblent pas à ceux dont vous vous servez.

– Ma chère cousine, vous avez dû remarquer que ma taille est haute, plus haute que celle des autres hommes, et le poids que je pèse est en rapport avec ma taille : pour galoper toute la journée avec 125 kil. sur le dos, il faut des chevaux qui aient des qualités particulières. Ce sont ces qualités que j’exige dans mes chevaux. Et voilà pourquoi ceux que j’ai eu le plaisir d’offrir à M. de Carquebut ne ressemblent pas aux miens… Il pèse un poids ordinaire, et, pour le porter, des qualités ordinaires suffisent.

– C’est là une explication inutile pour qui raisonne ; mais tout le monde ne raisonne pas, et il y a un fait matériel qui saute aux yeux de tout ce monde : c’est que, quand tous sortez avec mon frère, vous êtes sur un cheval de belle prestance, tandis que lui se trouve sur un cheval qui ne fait aucune figure et ne paye pas de mine, au moins, à côté du vôtre. Cela est blessant pour mon frère et voilà pourquoi je vous avertis.

Arthur de Rudemont n’était pas patient, son premier mouvement le porta à éclater et à envoyer promener ces gens susceptibles ; mais sa bonté naturelle le retint. « Ils sont abêtis par l’adversité, » se dit-il. Et, partant de cette idée, il promit d’arranger les choses de manière à donner satisfaction à la dignité de M. de Carquebut.

Un mois après, ce fut le frère qui vint plaider la cause de la sœur.

Le marquis avait envoyé le jeune Louis Mérault terminer ses classes à Paris, et à cette occasion il avait déclaré qu’il entendait se charger de ses études jusqu’au jour où on le ferait entrer dans la magistrature.

– Mon cher cousin, dit M. de Carquebut, je veux vous remercier de ce que vous avez fait pour mon neveu, et en même temps je profite de cet entretien pour vous donner un avertissement au sujet de ma sœur. Ma sœur est extraordinairement susceptible ; sous des apparences de douceur et même d’humilité qui lui ont été imposées par le malheur, elle cache des sentiments pleins de fierté et de dignité. Eh bien ! quand vous ferez quelque chose pour elle, ménagez ces sentiments, n’est-ce pas ? Ne l’accablez pas ouvertement, brutalement de votre générosité ; trouvez un détour. Faites les choses, n’est-ce pas, comme si vous les faisiez pour vous, au lieu de laisser paraître que vous les faites pour elle ; affichez votre intérêt, cachez le sien. C’est facile, n’est-ce pas ? Je vous dis cela tout naïvement, à la bonne franquette, et simplement pour maintenir entre nous la bonne harmonie.

Pour maintenir cette harmonie, le marquis de Rudemont avait commencé par céder ses chevaux à son cousin, et, comme il avait véritablement une bonne grâce exquise pour obliger, il avait pu le faire sans blesser la susceptibilité de celui-ci. Puis ensuite, toujours pour ne pas le blesser, il rayait en tout fait passer le premier.

Avec sa cousine, il avait agi de même, et, toutes les fois qu’il avait eu à lui rendre service, il s’était arrangé pour lui témoigner ostensiblement de la reconnaissance à propos de ce qu’il faisait pour elle.

Peu à peu, cet effacement, des petites choses s’était étendu aux grandes, et, le temps aidant, le frère et la sœur étaient devenus les vrais maîtres de Rudemont. Madame Mérault tenait dans ses mains la direction intérieure de la maison, tandis que M. de Carquebut tenait dans les siennes celle des affaires. Le marquis était passé à l’état de véritable roi constitutionnel.

Si satisfaisant que fût le présent pour le frère et la sœur, ils ne s’en contentaient pas cependant ; ils voulaient davantage ou, pour parler plus exactement, ils attendaient mieux.

Ils attendaient que Rudemont leur appartînt en toute propriété.

Et, sans se communiquer ses impressions et ses espérances, chacun de son côté se disait qu’il l’aurait bien gagné.

Vivre auprès d’un parent riche, n’être chez lui qu’en qualité de parent pauvre, quel supplice pour M. de Carquebut !

Heureusement ce parent n’avait pas reçu dans ses richesses le don de l’éternité, il mourrait un jour.

On en hériterait.

Que madame Mérault eût l’espérance d’hériter du marquis de Rudemont, cela se comprend jusqu’à un certain point. Dans ses combinaisons, elle n’arrangeait pas les choses pour elle seule, mais surtout en vue de son fils, qui avait été nommé substitut près le tribunal de Condé. La vie de ce jeune homme de vingt-six ans s’ajoutait à la sienne ; elle ou lui, peu importait. Pour sa maternité ardente, lui, c’était elle et même beaucoup plus qu’elle ; ce serait en lui quelle vivrait. Il serait un Rudemont, cela lui suffisait.

Mais que M. Arthème de Carquebut, qui avait dix années de plus qu’Arthur de Rudemont, s’imaginât qu’il hériterait de celui-ci, alors surtout que le marquis, doué d’une admirable santé, semblait bâti pour vivre cent ans, cela paraîtrait assez peu raisonnable, si l’on ne réfléchissait que quand il s’agit d’héritage, la question d’âge n’est rien, et que c’est la question de fortune qui est tout.

L’âpreté en fait de succession a une façon de raisonner qui lui est propre. Elle ne se dit pas : « j’ai un parent au degré successible ; mais, comme il est plus jeune que moi, je mourrai avant lui. » Elle se dit : « j’ai un parent riche, j’en hériterai. » On admet qu’on peut mourir avant un parent pauvre, mais avant un parent riche jamais.

IV

Le village de Mulcent, sur le territoire duquel se trouve le château de Rudemont, est desservi, pour la poste, par le bureau de Condé-le-Châtel. Malgré la distance, c’est un facteur de Condé qui, tous les jours, vers deux ou trois heures de l’après-midi, apporte les lettres et les journaux au château. C’est sa dernière étape. Il y fait un fort dîner, et il part de là pour rentrer à Condé après dix heures de marche.

Le matin du jour où cette histoire commence, le père Gadebled, le facteur de Mulcent, avait trouvé, en faisant le tri dans le bureau de poste de Condé, une lettre adressée à M. le marquis Arthur de Rudemont et portant au haut de l’enveloppe la mention spéciale : « Personnelle et très pressée. »

Très pressée ? Il était sept heures du matin et il ne serait à Rudemont, en suivant sa tournée, qu’à deux heures de l’après-midi.

Le père Gadebled vivait dans le respect et l’adoration du marquis qui depuis dix ans lui faisait donner à dîner tous les jours, sans compter deux louis d’étrennes au 1er janvier.

Comment faire pour que cette lettre parvînt tout de suite à Rudemont ? Un moment, il avait pensé à changer l’ordre de sa tournée et à la commencer par Mulcent. Mais la religion du service avait arrêté cette idée révolutionnaire.

Alors, passant par chez lui avant de se mettre en route, il avait donné la lettre à son jeune garçon, qui allait partir pour l’école, en lui recommandant de la porter tout de suite à Rudemont.

En sortant de la ville, le gamin avait obéi à la recommandation paternelle ; mais bientôt la flânerie et le jeu la lui avaient fait oublier, et il n’était arrivé au château de Rudemont qu’à midi, au moment où le marquis, après son déjeuner, venait de monter à cheval pour aller faire une promenade dans la forêt.

L’enfant était resté tout d’abord penaud et confus, puis il avait insisté pour qu’on lui expliquât de quel côté M. le marquis était parti ; il courrait après et le rejoindrait ; il fallait qu’il lui remît une lettre pressée.

Comme ce moyen ne pouvait paraître praticable qu’à un enfant, le domestique, auquel le malheureux gamin s’adressait, lui avait pris la lettre des mains et l’avait portée dans le petit salon, où madame Mérault et M. de Carquebut, moins expéditifs que le marquis, prenaient leur café. Peut-être madame, – comme on disait en parlant de madame Mérault, – saurait-elle où M. le marquis était allé. Alors un domestique, montant à cheval, pourrait lui porter cette lettre.

Mais madame Mérault ne savait rien ; en sortant de table, le marquis était parti sans rien dire.

– Et qui donc a besoin de M. le marquis ? demanda M. de Carquebut, tout en battant lentement dans sa tasse l’eau-de-vie de cidre qu’il venait de mélanger à son café.

– C’est une lettre pressée qu’un enfant apporte.

– Eh bien ! donnez.

– Mais, monsieur…

– Donnez donc.

Les domestiques n’avaient pas l’habitude d’hésiter devant un ordre de M. de Carquebut, qui savait se faire obéir et plus encore se faire craindre. Celui qui portait la lettre posa le plateau sur le guéridon et sortit.

– Qui, diable ! peut envoyer une lettre pressée au marquis ? dit M. de Carquebut, surpris et blessé que pour une chose urgente on ne se fût pas, comme de coutume, adressé à lui tout d’abord.

Il prit la lettre.

– Tiens, elle porte le timbre de Paris.

– Alors, dit madame Mérault, il est probable que c’est Gadebled qui, voyant l’indication « pressée, » lui aura envoyé un gamin.

– Évidemment. Une écriture couchée, coulée ; les mots à peine formés : c’est d’une femme. D’ailleurs ça sent bon.

Il flaira la lettre et la retourna.

– Pour initiales, un E et une L. Arthur a donc fait des fredaines dans son dernier voyage à Paris ? Il faut voir ça.

Il allait couper l’enveloppe, quand madame Mérault lui arrêta vivement la main.

– Vous n’allez pas ouvrir cette lettre, j’espère…

– Et pourquoi non, je te prie ?

Madame Mérault avait depuis longtemps perdu l’habitude de tutoyer son frère. Elle trouvait cela plus digne et plus noble. Mais M. de Carquebut, qui n’avait guère souci de la dignité, continuait de tutoyer sa sœur.

– Êtes-vous gris ? demanda-t-elle.

– Et toi, es-tu folle ?

– Comment de sang-froid pouvez-vous avoir l’idée de lire une lettre qui n’est pas pour vous ?

Il rejeta la lettre sur le plateau et se remit à battre son gloria à grands coups.

Madame Mérault se leva et, allant à la porte, qu’elle ouvrit, elle constata qu’il n’y avait personne dans le vestibule pour l’écouter ; alors, revenant vers son frère et se posant devant lui :

– À propos de cette lettre, dit-elle, laissez-moi vous faire une observation que j’ai depuis longtemps sur les lèvres.

– Si tu l’as depuis longtemps, il n’y a pas d’inconvénient à ce que tu la gardes encore ; fais-m’en donc grâce. Tu aimes à prêcher, c’est bien ; moi, je n’aime pas à entendre prêcher. Ne nous contrarions pas dans nos goûts.

Mais madame Mérault ne se laissa pas imposer silence.

– Il ne s’agit pas de nos goûts ; de ce côté, je vous laisse parfaitement libre et ne vous contrarie pas, si peinée que je puisse être. Il s’agit de nos intérêts, au moins des vôtres, et là-dessus vous entendrez quand même ce que je crois devoir vous dire.

M. de Carquebut avait bu son gloria à petite gorgée ; sa tasse vide, il la remplit de cognac.

– À ta santé ? dit-il.

Puis, ayant vidé sa tasse d’un trait, il alla se jeter sur un canapé.

– Je t’écoute, dit-il ; défile ton chapelet ; mais, si je m’endors, ne me réveille pas.

Il s’étendit sur le canapé, posant ses bottes sur l’un des coussins et sa tête sur l’autre : sa barbe rousse, se dressant en l’air, ressemblait à un nid de broussailles.

– Ce que je veux, commença madame Mérault, c’est vous donner un avertissement : vous en ferez tant dans cette maison, que notre cousin finira par se fâcher.

– Je voudrais voir ça.

– Continuez, et vous le verrez certainement.

– Jamais. Arthur est incapable de se fâcher, c’est un mouton ; d’ailleurs il a peur de moi. Chacun a sa manière pour établir son influence : toi, c’est par la douceur ; moi, c’est par la crainte. Comme ça nous ne nous jalousons point.

– Je ne dis pas que le marquis ne vous craint point, je crois même qu’il prend toutes sortes de précautions pour ménager votre caractère ; mais je dis que vous en arriverez à vous faire si bien craindre qu’il voudra se débarrasser de vous.

– Il n’oserait pas.

– Croyez-vous qu’il n’aurait pas été exaspéré, si vous aviez ouvert cette lettre, et croyez-vous que dans un mouvement d’exaspération il ne serait pas homme à vous faire sortir d’ici ? Comprenez donc que lorsqu’on a passé la mesure, c’est de ces explosions de colère qu’on doit avoir peur.

– Je fais peur aux autres, mais pour moi je n’ai peur de rien.

– Ne dites pas de niaiseries, vous savez bien qu’avec moi ces gasconnades sont inutiles ; vous seriez un sot de braver le marquis sans raison et à propos de choses futiles. Croyez-moi, gardez une juste mesure.

– Tu m’ennuies avec ta mesure ; je comble la mesure, je dois garder la mesure. Explique-toi.

– C’est bien simple, et, si vous vouliez examiner vos agissements depuis dix ans que vous êtes ici, vous verriez vous-même qu’il est grand temps de vous arrêter dans le chemin que vous avez pris ; car la culbute est au bout, et ce bout maintenant n’est pas éloigné. Récapitulez, depuis l’histoire des chevaux du marquis, que vous lui prenez pour votre début, jusqu’à celle du pot-de-vin de dix mille francs que vous vous êtes fait donner il y a quinze jours pour la dernière vente de bois.

– Qui t’a dit ?…

– Je le sais, cela suffit. Croyez-vous que si Arthur, dans un moment d’exaspération, faisait lui-même cette récapitulation, il ne se fâcherait pas ?

– S’il faisait le même compte à propos de toi, il me semble qu’il pourrait bien se fâcher aussi.

– Et pourquoi, je vous prie ? En quoi ai-je blessé le marquis, en quoi l’ai-je gêné ? Depuis dix ans que je suis ici, j’ai tenu sa maison de telle sorte que je lui ai économisé au moins cinq cent mille francs ; tandis que vous, de votre côté, vous lui en gaspilliez quelques centaines de mille. Et ce n’est pas là la seule différence entre nous : tandis que vous faisiez tout pour vous rendre insupportable, je faisais tout, moi, pour me rendre indispensable.

– Tu ménageais l’héritage d’Arthur, voilà tout.

– Et vous, vous le compromettiez, voilà la nuance.

– J’aime mieux la franchise que l’hypocrisie.

– Il n’y a point d’hypocrisie dans ma conduite : je n’ai jamais caché que je comptais sur cet héritage, non pour moi, mais pour mon fils.

– Et tu voudrais bien que monsieur ton fils fût seul à le recueillir, n’est-ce pas ? Si Arthur me faisait sortir d’ici, comme tu le dis, cela arrangerait bien vos affaires : un testament et le tour serait fait. M. le magistrat serait propriétaire de Rudemont. Un joli coco pour cela, avec sa mine pâle, ses yeux en coulisse et sa figure de sucre de pomme ; un garçon de vingt-cinq ans qui ne sait seulement pas boire deux bouteilles et qui a peur des filles. Le fameux seigneur de Rudemont ! Rudemont m’appartient, je vous le prouverai.

– Il me semble que nos droits sur Rudemont sont égaux aux vôtres.

– Je suis l’aîné, et je suis un homme peut-être.

Disant cela, M. de Carquebut sauta du canapé et se dressa devant sa sœur.

– Faites donc moi sortir d’ici ! cria-t-il.

Madame Mérault haussa les épaules.

– Si je voulais vous faire sortir d’ici, dit-elle doucement, je ne prendrais pas la précaution de vous avertir, ainsi que je viens de le faire. Vous êtes un sot d’avoir eu une pareille idée. Si vous ne comprenez pas que mon amitié désire votre présence ici, comprenez au moins que mon intérêt l’exige.

Il ouvrit les yeux.

– Nous nous tenons l’un l’autre, et par cela seul que nous sommes ici depuis dix ans, nous avons aux yeux du marquis acquis le droit d’y rester. Il y a prescription, comme on dit au tribunal. Arthur ne veut pas se marier, mais enfin il peut changer d’avis. Si cela arrivait, je suis bien certaine qu’il serait retenu par la pensée qu’il faudrait rompre avec nous. Que l’un de nous parte, le droit de celui qui restera sera moins fort de moitié. Il est plus difficile de renvoyer deux personnes que d’en renvoyer une seule. Comprenez-vous ?

– C’est vrai cela, dit M. de Carquebut après un moment de réflexion.

– Vous auriez dû le sentir depuis longtemps.

– C’est parce que je craignais vaguement un mariage que je voulais ouvrir cette lettre ; il faut nous méfier des femmes.

– D’une femme, oui ; des femmes, non. On épouse une femme, on ne les épouse pas toutes. Mais le voici qui arrive, taisons-nous.