présenté par Émilie Cappella
Le 23 mai 1870, sir Roderick Murchison, président de la Société royale de géographie de Londres, s’adressait ainsi à l’assemblée : « Nous avons passé toute l’année dernière dans l’incertitude et dans l’anxiété au sujet de Livingstone ; je regrette d’avoir à terminer ce rapport sans vous donner l’espérance de son prochain retour. Cependant, il n’y a pas à s’inquiéter outre mesure à son égard. Nous savons qu’il est resté à Oujiji, d’où il nous a écrit le 30 mai dernier, et où le retenait le manque de ressources. »
Une lettre du gouverneur de l’Ounyanyembé, datée de juillet 1870, annonçait pourtant que le docteur Livingstone, parti à la recherche des sources du Nil, n’était pas encore arrivé à Oujiji, où on l’attendait en même temps que la caravane qui lui était expédiée. Mais il fallut attendre le 26 juin 1871 pour que sir Henry Rawlinson, le nouveau président de la Société royale de géographie, reconnaisse enfin la disparition du docteur Livingstone et la nécessité de le secourir : « À l’égard de notre grand explorateur, nous sommes toujours dans un état de pénible incertitude. (…) La seconde cargaison qui lui est destinée a pendant ce temps-là traversé l’Ounyanyembé, en route pour Oujiji, et le docteur Kirk attendait avec impatience la nouvelle de l’arrivée, à ce dernier endroit, du voyageur américain M. Stanley. Ce gentleman, dit-on, est de la race des vrais explorateurs, a quitté Bagamoyo pour se rendre à Oujiji en février dernier, et a l’intention de communiquer avec Livingstone avant d’aller plus loin. (…) Ceux qui connaissent personnellement M. Stanley parlent avec une conviction profonde de la fermeté de son caractère, de sa détermination et de ses aptitudes à voyager en Afrique. Sa caravane est bien équipée et il a le grand avantage d’avoir auprès de lui Bombay, le factotum bien connu de Speke et de Grant. Il est complètement indépendant, n’agit qu’avec ses propres ressources, et ne semble être inspiré que par la passion des aventures et des découvertes. »
Ce n’était cependant pas seulement « la passion des aventures et des découvertes » qui inspirait Stanley. En 1869, alors que la Société royale de géographie ne se souciait guère de la disparition de Livingstone, James Gordon Bennet, le directeur du New York Herald, persuadé que l’illustre explorateur était toujours vivant, avait décidé d’envoyer un reporter à sa recherche. Choisi pour cette mission, Henry Morton Stanley n’était encore que journaliste : s’il sillonnait le monde, c’était pour couvrir des événements et non pour explorer ses terres inconnues. Nulle formation scientifique ou militaire ne le prédisposait à succéder à Livingstone dans la recherche des sources du Nil ou à entamer, comme il le fera dix ans plus tard pour le compte du roi Léopold de Belgique, la conquête coloniale du Congo1. Journaliste donc, mais prêt à de nombreuses métamorphoses, et surtout doué d’une énergie et d’une persévérance rares qui allaient lui permettre de mener, de l’île de Zanzibar jusqu’au lac Tanganyika, une expédition démesurée et de retrouver le grand homme malade après dix mois de marche au cœur d’une Afrique inconnue.
Si Stanley va devenir un de ces explorateurs-conquérants qui explorent le « continent mystérieux » pour le déposséder, l’homme qu’il recherche appartient à la génération d’explorateurs précédente : jusque vers 1860 environ, les Blancs qui entreprennent des traversées de l’Afrique se préoccupent davantage d’exploration géographique et scientifique que de conquête commerciale et politique.
On ne se souvient pas toujours qu’avant de se consacrer à l’exploration scientifique, le docteur David Livingstone (1813-1873) était un missionnaire : membre de la Société londonienne des missionnaires, il est arrivé pour la première fois en Afrique en 1841 pour fonder une mission à Kuruman. Après s’être lié avec les habitants du Botswana, avoir appris leurs langues et créé des écoles, il a poursuivi sa route vers le nord pour fonder de nouvelles missions. Progressivement, le pasteur qu’il était est devenu le découvreur d’une Afrique centrale encore inconnue des Européens. Il a ainsi traversé le désert du Kalahari et atteint le lac Ngami en 1849, puis découvert le Zambèze en 1851. À partir de 1852, malgré une santé déficiente et le manque de moyens, il a commencé à se consacrer entièrement à l’exploration scientifique. La Société londonienne des missionnaires s’est alors désintéressée de lui mais, en 1855, il a reçu la médaille d’or de la Société royale de géographie.
Dix ans plus tard, Livingstone repart vers le lac Tanganyika en Tanzanie, dans l’espoir d’y trouver les sources du Nil. Mais, malade, abandonné par ses porteurs et démuni dans un pays où il faut rendre un tribut à chaque chef de village pour avoir la « permission de marcher », il doit abandonner ses recherches et se retirer à Oujiji, sur les bords du lac Tanganyika. C’est là que le 10 novembre 1871 Stanley enfin le retrouve. « Docteur Livingstone, je présume ? » demande le reporter avec une désinvolture qui dissimule l’intensité dramatique du moment. Cette rencontre célèbre dans l’histoire des explorations est néanmoins peu racontée du point de vue du docteur. Or voici ce que Livingstone consigne dans son journal à la suite de l’événement : « 29 octobre. Il y a deux jours, Séid ben Médjid est venu me trouver. “C’est la première fois, me dit-il, que je suis seul avec vous ; parlons d’affaires. Je n’ai pas d’articles d’échange mais, je vous en prie, laissez-moi vendre de l’ivoire et vous en donner la valeur.” C’était encourageant, cependant j’ai répondu : “Non, pas encore.” Et au moment où j’étais le plus désespéré. Dans la matinée, je vois accourir Souzi qui, tout haletant, me jette ces mots : “Un Anglais ! Je l’ai vu.” Et il repart comme une flèche.
Le drapeau des États-Unis, à la tête de la caravane, indiquait la nationalité de l’arrivant. Je vois des ballots de marchandises, des bouilloires, des marmites et des casseroles, des bassins, des tentes, etc. Je me dis : “C’est un voyageur luxueux.” Et personne de plus intrigué que moi.
C’était Henry Moreland Stanley (sic), correspondant du New York Herald, envoyé par James Gordon Bennett, au prix de plus de vingt mille dollars, pour avoir des nouvelles du docteur Livingstone.
Ce qu’il avait à dire à un homme, qui depuis deux années révolues était sans nouvelles d’Europe, a fait tressaillir toutes mes fibres. Le terrible sort de la France, les câbles télégraphiques posés au fond de l’océan, l’élection du général Grant, le décès du bon Lord Clarendon, les mille livres sterling votées pour mon voyage, preuve que je n’étais pas oublié, et beaucoup d’autres faits intéressants, ont réveillé en moi des émotions qui dormaient depuis mon entrée dans le Manyéma. J’ai retrouvé l’appétit ; à la place de mes deux repas aussi minces qu’insipides, je mange quatre fois par jour et les forces me reviennent.
Je ne suis pas démonstratif ; je suis même aussi froid que, nous autres insulaires, nous avons la réputation de l’être, mais cette pensée de M. Bennett, cet ordre généreux, si noblement effectué par M. Stanley, c’était bouleversant. Je me sens d’une extrême gratitude, et en même temps un peu honteux de n’être pas plus digne d’une pareille générosité. M. Stanley a rempli sa tâche avec une énergie inébranlable2. »
Rétrospectivement, la confrontation des deux hommes peut apparaître comme celle de deux époques et surtout de deux démarches opposées face aux enjeux africains. Livingstone, l’homme du passé, est pourtant celui qui porte le regard le plus moderne par son opposition à l’esclavage, tandis que Stanley, le jeune aventurier, s’inscrira dans la pratique archaïque du commerce d’esclaves. La suite du récit nous montrera Stanley convainquant Livingstone d’utiliser des chaînes de prisonniers pour empêcher ses porteurs de se sauver… Pour l’heure, le jeune aventurier soigne et ravitaille le docteur avant de s’engager avec lui dans une exploration du nord du lac Tanganyika. Puis il se rend en Angleterre, laissant Livingstone initier seul un nouveau départ vers le bassin du Lualaba. Mais la dysenterie a raison du vieil explorateur et il décède le 1er mai 1873. Après avoir enterré son cœur et ses viscères en terre africaine comme il le souhaitait, ses amis africains vont rapatrier le corps de Livingstone et ses notes jusqu’à Zanzibar, d’où il sera acheminé en Angleterre.
Les Anglais, entre-temps, ont pu découvrir la mission extraordinaire de Stanley à travers son récit très romanesque How I Found Livingstone ; travels, adventures, and discoveries in Central Africa. Brouillant les pistes entre la relation de voyage traditionnelle un peu austère et le roman d’aventures à la mode, le récit de Stanley est devenu un classique du genre qui a contribué à ériger la vie des explorateurs en destin héroïque. Héroïsme paradoxal au regard des études postcoloniales qui en ont révélé les mensonges et la part inhumaine. Peut-être les héros des explorations africaines ne doivent-ils qu’aux vertus littéraires de leurs exploits d’avoir survécu à la critique radicale de l’aventure coloniale. C’est une raison suffisante pour les lire.
1. Voir la biographie que lui a consacrée Adolphe Burdo, Stanley, sa vie, ses aventures, ses voyages, Magellan & Cie, 2008.
2. Extrait du Dernier journal de Livingstone, traduit par Henriette Loreau pour Le Tour du monde.
Texte traduit de l’anglais par Henriette Loreau, avec l’autorisation de l’auteur
LA TRAVERSÉE
VOYAGE A LA RECHERCHE DE LIVINGSTONE AU CENTRE DE L’AFRIQUE
Par Henry Morton Stanley, correspondant du New York Herald
1871-1872
M. James Bennet et M. Stanley. – Itinéraire. – Un grand détour. – Zanzibar. – Premières impressions.
Le 16 octobre 1869, à dix heures du matin, Henry Stanley, qui alors se trouvait à Madrid, reçut le télégramme suivant : « Rendez-vous à Paris ; affaire importante. »
La dépêche était signée de M. James Bennet, gérant du New York Herald et fils du propriétaire de cette feuille, dont M. Stanley était l’un des correspondants. Deux heures après, les malles étaient faites, les livres et les tableaux emballés ; le reporter faisait ses visites d’adieu en attendant l’express, et le lendemain il entrait chez M. Bennet, qu’il trouvait couché au Grand-Hôtel.
– Qui êtes-vous ? lui demanda le gérant.
– Stanley.
– Ah oui. Prenez un siège. Où pensez-vous que soit Livingstone ?
– Je n’en sais vraiment rien, monsieur.
– Croyez-vous qu’il soit mort ?
– Possible que oui, possible que non.
– Moi, je pense qu’il est vivant, qu’on peut le trouver et je vous envoie à sa recherche.
– Au centre de l’Afrique ? Est-ce là ce que vous entendez ?
– J’entends que vous partiez, que vous le retrouviez, que vous rapportiez de lui toutes les nouvelles qu’on peut en avoir ; et… qui sait ?… le vieux voyageur est peut-être dans le besoin. Prenez avec vous tout ce qui pourra lui être utile. Naturellement, vous suivrez vos propres idées. Faites comme bon vous semblera, mais retrouvez Livingstone.
– Avez-vous réfléchi, monsieur, à la dépense qu’occasionnera ce voyage ?
– Combien coûtera-t-il ?
– Burton et Speke ont dépensé de trois mille à cinq mille livres et je crains qu’il ne faille pas moins de deux mille cinq cents livres (soixante-deux mille cinq cents francs).
– Eh bien voilà ce que vous ferez : vous prendrez maintenant mille livres, quand elles seront dépensées, vous ferez une traite d’un nouveau mille, puis d’un troisième, et ainsi de suite, mais retrouvez Livingstone.
– Dois-je aller directement à sa recherche ?
– Non, vous assisterez d’abord à l’inauguration du canal de Suez. De là, vous remonterez le Nil : j’ai entendu dire que Baker allait partir pour la Haute-Égypte ; informez-vous le plus possible de son expédition. En remontant le fleuve, vous décrirez tout ce qu’il y a d’intéressant pour les touristes et vous nous ferez un guide, un guide pratique : vous nous direz ce qui mérite d’être vu, et de quelle manière on peut le voir.
Vous ferez bien, après cela, d’aller à Jérusalem ; le capitaine Warren fait, dit-on, là-bas, des découvertes importantes, puis à Constantinople, où vous vous renseignerez sur les dissentiments qui existent entre le khédive et le sultan. Vous passerez par la Crimée et visiterez ses champs de bataille, puis vous prendrez le Caucase jusqu’à la mer Caspienne, on dit qu’il y a là une expédition russe en partance pour Khiva. Ensuite, vous gagnerez l’Inde en traversant la Perse ; vous pourrez écrire de Persépolis une lettre intéressante. Bagdad sera sur votre passage : adressez-nous quelque chose sur le chemin de fer de la vallée de l’Euphrate, et quand vous serez dans l’Inde, vous vous embarquerez pour rejoindre Livingstone. Maintenant, bonsoir et que Dieu soit avec vous ! »
Henry Stanley partit donc pour l’Égypte, où il eut des nouvelles de Baker par le mécanicien en chef de l’expédition, M. Higginbotham, qu’il rencontra à Philae ; puis il continua sa route.
Après avoir causé à Jérusalem avec le capitaine Warren, examiné les marques des ouvriers de Tyr sur les fondations du temple de Salomon, visité les mosquées de Stamboul, dîné à Odessa avec la veuve du général Liprandi, parcouru la Crimée, vu Palgrave à Trébizonde, le baron Nicolay à Tiflis, demeuré chez l’ambassadeur russe à Téhéran ; après avoir reçu dans toute la Perse le meilleur accueil des gentlemen de la Compagnie du télégraphe indo-européen, écrit son nom sur l’un des monuments de Persépolis, il arriva dans l’Inde au mois d’août 1870.
Embarqué à Bombay le 12 octobre sur la Polly, mauvaise voilière, il mit trente-sept jours pour gagner l’Île Maurice. La Polly avait pour contremaître un Écossais nommé Lawrence Farquhar. C’était un bon marin, et M. Stanley, pensant qu’un pareil homme ne pourrait que lui être utile, l’engagea pour toute la durée de l’expédition.
De Maurice, il fallut aller aux Seychelles, où, le quatrième jour après son arrivée, M. Stanley se rembarqua avec Farquhar et le fidèle Sélim, jeune Arabe chrétien qu’il avait pris à Jérusalem en qualité d’interprète
Enfin, le 6 janvier 1871, le correspondant du New York Herald abordait à Zanzibar. Il y trouva l’hospitalité la plus cordiale chez le capitaine Francis Webb, consul des États-Unis. Si ce gentleman, dit-il, ne m’avait pas rendu cet éminent service, il m’aurait fallu descendre chez M. Charley, un Français à nez corbin et fort original, très connu dans l’île entière pour héberger les allants et venants qui n’ont pas le sou ; homme excentrique, dont l’active bonté se manifeste sans cesse, tout en se dissimulant sous un front très rude. Autrement, j’en aurais été réduit à planter ma tente sur la grève de cette île tropicale, chose nullement à désirer.
Je parcourus la ville, continue Stanley, et rapportai de ma course une impression générale d’allées tortueuses, de maisons blanches, de rues crépies au mortier dans le quartier propre ; d’alcôves avec des retraites profondes, ayant un premier plan d’hommes, enturbannés de rouge, et un fond de piètres cotonnades : calicots blancs, calicots écrus, étoffes unies, rayées, quadrillées ; des planchers encombrés de dents énormes ; des coins obscurs remplis de coton brut, de poterie, de clous, d’outils, de marchandises communes et de tout genre, dans le quartier des Banyans. Le souvenir de têtes laineuses, avec des corps fumants, noirs ou jaunes, assis aux portes de misérables huttes, et riant, babillant, se querellant, marchandant au milieu d’un air affreusement odorant : un composé d’effluves de cuir, de goudron, de crasse, de débris végétaux et autres, etc., dans le quartier des Nègres.
Je me rappelle de grandes maisons à l’air solide, aux toits plats, avec de grandes portes sculptées, à grands marteaux d’airain, et des créatures assises, les jambes croisées, guettant la sombre entrée de la maison du maître ; un bras de mer peu profond, avec des canots, des barques, des daous arabes, un étrange remorqueur à vapeur, couché dans la vase que la marée a laissée derrière elle ; une place nommée Nazi-Moya, où les Européens se traînent le soir d’un pas languissant pour respirer la brise ; quelques tombes de marins qui sont venus mourir là ; un grand logis habité par le docteur Tozer, évêque de l’Afrique centrale ; son école et mille autres choses ; images mouvantes et confuses, où je distingue à peine les Arabes des Africains, les Africains des Banyans, les Banyans des Hindi, les Hindi des Européens, etc.
Commerce de Zanzibar. – Exportations, importations. – Les traitants. – Classes laborieuses. – Chiffre de la population. – Arabes, Banyans et Hindi. – Présenté au docteur Kirk. – Soirée au consulat britannique. – Entretien avec le consul. – Abattement. – Résolution.
Zanzibar est le Bagdad, l’Ispahan, le Stamboul de l’Afrique orientale ; c’est le grand marché qui attire l’ivoire et le copal, l’orseille, les peaux, les bois précieux, les esclaves de cette région : c’est là qu’on amène, pour y être vendues au-dehors, les noires beautés de l’Ouhiyou, de l’Ougindo, de l’Ougogo, de la Terre de la Lune et du pays des Gallas. Zanzibar vend, en outre, des clous de girofle, du poivre, du sésame, du cauris et de l’huile de coco. La valeur de ses exportations est estimée à quinze millions de francs ; celle de ses importations à dix-sept millions et demi.
Tout ce commerce est entre les mains de trois sortes d’individus : Arabes de Mascate, Banyans et Hindous musulmans, qui représentent la classe supérieure et la classe moyenne. C’est à eux qu’appartiennent les terres, les magasins, les navires, la fortune et l’autorité. Les classes laborieuses sont composées d’Africains, esclaves ou hommes libres. Elles forment probablement les deux tiers de la population, qu’on peut évaluer à deux cent mille âmes, dont près de la moitié habite la ville.
Les Arabes voyagent presque tous ; ce sont eux qui vont à la recherche de l’ivoire. On ferait, avec leurs aventures, de gros volumes de récits palpitants, et ils doivent aux obstacles vaincus, aux périls surmontés, un air de résolution et de confiance en eux-mêmes qui n’est pas dépourvu de grandeur.
Le Banyan est trafiquant de naissance, c’est le bénef incarné : l’argent afflue dans ses poches aussi naturellement que l’eau suit une pente rapide, il surpasse le Juif et n’a de rival que le Parsi ; auprès de lui, l’Arabe n’est qu’un enfant.
Je ne suis pas sûr néanmoins, qu’en fait de ruse et de rapacité maligne, il ne soit pas égalé par l’Hindi. Je me suis demandé bien des fois qui des deux l’emportait, et avant de donner la palme au Banyan, j’ai beaucoup hésité. C’était à ces gens-là que j’allais avoir affaire.
Avant tout, je désirais voir le docteur Kirk. Il représentait commercialement et politiquement la Grande-Bretagne. Il avait été le compagnon de Livingstone, et je m’imaginais que si quelqu’un pouvait me donner des renseignements sur l’illustre voyageur, ce devait être son consul et son ami.
Ce fut M. Webb qui me présenta au docteur. Je vis un homme assez mince, simplement mis, légèrement voûté, ayant la figure un peu maigre, les cheveux et la barbe noirs. En entendant mon nom, il releva les paupières et me regarda attentivement. L’entretien roula sur divers sujets ; sa figure –je ne la quittais pas des yeux– ne s’anima que lorsqu’il vint à parler de ses exploits de chasse. Il ne fut pas dit un mot de ce qui me tenait à cœur, et je dus attendre le mardi suivant, jour de réception au consulat britannique, pour interroger le consul.
Jamais soirée ne m’avait paru plus triste, lorsque M. Kirk, ayant pitié de moi, vint me montrer un superbe raïfle pour éléphant, et me raconter quelques épisodes de ses voyages avec Livingstone.
« À propos de ce dernier, lui dis-je, où pensez-vous qu’il soit maintenant ?
– Difficile de vous répondre, il est peut-être mort ; voilà deux ans qu’on n’a eu de ses nouvelles. Nous lui envoyons continuellement différentes choses. Une petite caravane est même pour lui en ce moment à Bagamoyo. Il devrait bien revenir ; le voilà qui vieillit, et s’il mourait, ses découvertes seraient perdues. Il ne tient pas de journal, ne prend pas d’observations, ou très rarement ; il se borne à mettre sur une carte une simple note, ou un signe que personne ne connaît. Il devrait bien revenir, et céder la place à quelqu’un de plus jeune.
– Quel homme est-il ? demandai-je, vivement intéressé.
– En général, très difficile à vivre. Personnellement, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui, mais que de fois je l’ai vu s’emporter contre les autres ! Cela vient, je présume, de ce qu’il déteste avoir des compagnons.
–Mais, supposez que je le rencontre dans mes voyages, ce qui, après tout, ne serait pas impossible, quelle pourrait être sa conduite à mon égard ?
– À vous dire vrai, je doute qu’il en fût content. Je sais bien que si Burton, ou Grant, ou Baker, allaient à sa rencontre, et qu’il en eût connaissance, il mettrait bien vite une centaine de milles impraticables, marais et fondrières, entre eux et lui ; pour cela j’en suis certain. »
Ai-je besoin de dire l’effet que ces renseignements produisirent sur moi ? Je me sentais abattu ; j’aurais volontiers résigné ma commission, n’était l’ordre qui m’avait été donné.
Mais quand j’avais consenti à chercher Livingstone, je savais bien que le sentier que j’aurais à suivre n’était pas jonché de roses. L’ordre était péremptoire ; je l’avais accepté et, alors même que j’aurais été sûr d’être repoussé comme un intrus, comme un rival interlope, un homme qui se mêle de ce qui ne le regarde pas et dont on fuit la présence, je n’en devais pas moins chercher le docteur, le trouver s’il était encore vivant, ou rapporter la preuve qu’il avait cessé de vivre. Mon devoir était là, ma volonté avec lui.
Problème. – Solution. – Étoffe, verroterie, fil de métal. – Marchandage. – John Shaw. – Farquhar. – Composition de l’escorte. – Bateaux. – Charrette. – Quantité des bagages. – Nécessité du numéraire. – Adieux. – Départ de l’île.
J’ignorais totalement ce qu’exigeait une expédition dans l’intérieur de l’Afrique, et toute la nuit je me posai les questions suivantes : combien faut-il d’argent ? combien de porteurs ? combien de soldats ? (J’appelais ainsi les Nègres libres, natifs de Zanzibar, ou les esclaves libérés qui composent l’escorte des voyageurs, et qui se donnent eux-mêmes le nom d’askari, mot hindou qui signifie « soldat »). Combien de cotonnade, de verroterie, de fil de laiton ? Quels genres d’étoffe ? Autant de questions qui ne trouvaient pas de réponses.
Je couvris des mains de papier de chiffres sans nombre : combien l’entretien de cent hommes coûte-t-il par an, à tant de mètres d’étoffe de différentes espèces ?
J’étudiai Burton, Speke et Grant : je trouvai beaucoup de géographie, d’ethnographie, etc., mais rien sur l’organisation d’une caravane. Les Européens que je voyais n’en savaient pas plus que moi ; d’ailleurs, ce n’était pas leur affaire.
Je finis par m’adresser à un Arabe, un homme riche et bien posé, qui précisément arrivait de l’intérieur, et chez qui se réunissaient les premiers négociants de la ville. J’appris alors que pour nourrir cent hommes il suffisait, par jour, de dix doti ou quarante yards de cotonnade ; ce qui, pour deux ans, me donnait un chiffre de cinquante mille yards d’étoffes diverses, dont je n’avais plus qu’à étudier la qualité.
Venait ensuite la verroterie, qui est la monnaie courante dans plusieurs provinces où malheureusement les goûts ne sont pas les mêmes : telle tribu veut des perles blanches, telle autre préfère les brunes ou les vertes ; dans l’Ounyamouézi, par exemple, les rouges sont avidement recherchées, à l’exclusion des autres ; dans l’Ougogo ce sont les noires, qui partout ailleurs se refusent positivement. Burton en fut réduit à jeter comme inutiles plusieurs milliers de rangs de perles, dont on ne voulait à aucun prix.
Il fallait donc étudier la question, l’étudier de près et faire l’estime du temps probable que l’on passerait dans chaque endroit. Mon anxiété sur ce point était des plus vives. Je me répétais constamment ces noms d’objets et de mesures, noms barbares que j’espérais finir par comprendre, et qui me mettaient hors de moi. Finalement, je supposai que vingt-cinq mille rangs de perles me défrayeraient et que onze variétés pourraient suffire.
Après la rassade, le fil métallique. Dans la zone où j’allais entrer, les grains de verre remplacent la monnaie de cuivre ; l’étoffe, la monnaie d’argent ; et le fil de laiton, au-delà du Tanganyika, représente la monnaie d’or.
Avec beaucoup de peine, je finis par apprendre que les numéros 5 et 6, à peu près de la grosseur des fils télégraphiques, étaient les plus convenables, et qu’avec trois cent cinquante livres de ce précieux fil, j’aurais amplement tout ce qui m’était nécessaire.
Ces achats terminés, ce ne fut pas sans un certain orgueil que j’inspectai mes ballots, rangés et empilés dans les vastes magasins du consulat. Ma tâche cependant n’était que commencée : il fallait encore des provisions de bouche, des ustensiles de cuisine, des sacs, des tentes, de la corde, des ânes et leur équipement, de la toile, du goudron, des aiguilles, des outils, des armes, des munitions, des médicaments, des couvertures : un millier de choses qui n’étaient pas encore achetées.
Le marchandage, avec ces traitants sans cœur, était une cruelle épreuve. Ainsi les ânes, et j’en achetai vingt-deux, qu’on m’avait fait deux cents et deux cent cinquante francs pièce, me furent livrés à soixante-quinze et à cent francs, mais après quelle dépense d’arguments, dignes d’une plus noble cause ! Pas un rang d’épingles dont il ne fallût débattre le prix, ce qui entraînait forcément une grande perte de temps et de patience.
Les ânes rassemblés, je découvris qu’il n’y avait pas, dans toute la ville, un seul bât qui fût à vendre. Il fallut en confectionner, ce que Farquhar et moi nous fîmes avec de la corde, de la toile et du coton, sur le modèle de ceux dont l’armée anglaise avait fait usage en Abyssinie.
À cette époque, John William Shaw, natif de Londres et troisième contremaître sur un navire américain, vint m’offrir ses services. Bien que son départ du bâtiment fût un peu suspect, je ne vis pas de raison pour le refuser. Il avait de l’adresse, savait manier habilement l’aiguille et les ciseaux, était assez bon navigateur, actif et complaisant ; bref, je l’engageai à raison de quinze cents francs par année.
Quant à Farquhar, c’était un excellent marin, très fort en mathématiques, un homme vigoureux, énergique et d’un bon naturel ; malheureusement, il était ivrogne, et la vie dissolue qu’il menait à Zanzibar ne devait pas tarder à lui être fatale.
Mes acquisitions faites, il me restait à engager vingt hommes d’escorte, à les armer et à les équiper. Johari, l’interprète du consulat, me parla de quelques-uns des compagnons de Speke. Avoir auprès de moi des gens familiarisés avec les manières européennes, et qui peut-être décideraient quelques braves camarades à les suivre, me parut une bonne fortune. J’avais surtout pensé à Bombay, le fidèle des fidèles.
Aidé par Johari, je m’assurai en quelques heures des services d’Oulédi, ancien domestique de Grant ; d’Oulimengo, de Barati, de Mabrouki, le serviteur de Burton ; et d’Ambari, qui, tous les cinq, avaient été de la suite de Speke. Bombay, capitaine de l’escorte, me procura, en outre, dix-huit volontaires qui, disait-il, ne déserteraient pas, et dont il se portait garant. C’étaient de fort beaux hommes, ayant l’air d’avoir beaucoup plus d’intelligence que je n’en aurais supposé à de sauvages Africains.
Leur solde mensuelle fut convenue à trois dollars et chacun d’eux reçut un mousquet, une poire à poudre, un sac à balles, une hache, un couteau et des munitions pour deux cents coups.
Je n’ignorais aucune des difficultés de la recherche que j’allais entreprendre ; obvier à toutes celles que l’on pouvait prévoir était ma pensée constante, le but de toutes mes actions. Lorsque, au bord du Tanganyika j’en regarderais l’autre rive, devrais-je être arrêté par l’insolence d’un chef ou le caprice d’un Arabe ? Afin d’échapper à cette occurrence, j’achetai deux bateaux.
L’un, que je payai quatre-vingts dollars, pouvait contenir vingt personnes, avec les marchandises nécessaires ; l’autre, plus petit, en porterait six largement avec leurs bagages. Je démontai ces embarcations, et n’en conservant que la charpente, j’en fis des ballots dont le poids n’excéda pas soixante-huit livres. Quant au bordage, il fut remplacé par une enveloppe composée de deux toiles, fortement goudronnées. Ce fut l’œuvre de John Shaw, qui déploya dans ce travail une extrême habileté.
Je pensai qu’une petite charrette, proportionnée aux sentiers de chèvre du pays, ne serait pas sans avantage ; que si un âne portait cent quarante livres, il était probable qu’il en traînerait le double, ce qui remplacerait quatre hommes. On verra si la pratique a justifié ma théorie.
Quand j’eus terminé tous mes préparatifs, et que je vis ces longues files de ballots, ces rangées de caisses, ces portemanteaux, ces tentes, ces masses d’objets de toute nature, je me sentis confus de ma témérité. Il y avait là un matériel pesant au moins six tonnes ; comment lui faire traverser le désert, qui, de la côte, s’étend jusqu’aux grands lacs ? Bah ! me dis-je en moi-même, chasse tous les doutes, et à l’œuvre ! À chaque jour suffit sa peine ; n’empruntons pas au lendemain. La charge étant de soixante-dix livres au maximum, il faut, pour en convoyer onze mille, près de cent soixante porteurs ; voyons à nous les procurer. C’est à Bagamoyo qu’on les trouve, allons à Bagamoyo.
Une chose que mes prédécesseurs ont oublié de dire, c’est qu’il ne faut venir à Zanzibar qu’avec du numéraire. Lettres de crédit, lettres de change, billets à ordre, effets de commerce et autres sont d’un siècle en avant des Zanzibarites. Votre portefeuille est rempli, votre signature vaut de l’or ; vous avez des traites, des bank-notes, des mandats, carte blanche pour n’importe quelle somme, vous montrez cela, vous expliquez, vous priez, on ne vous en réduit pas moins chaque dollar de vingt à trente pour cent. C’est l’un des souvenirs les plus désagréables qui me soient restés.
Ayant enfin réglé mes comptes, je n’avais plus qu’à remercier les Européens dont j’avais reçu l’appui, et à prendre congé de Sa Hautesse, qui m’avait fait présent d’un cheval arabe, et qui m’avait donné maintes preuves de bienveillance. Elle y ajouta des lettres de recommandation pour ses fonctionnaires de la côte et un firman pour tous les Arabes que je rencontrerais sur ma route.
Ma dernière visite fut pour M. Goodhen, négociant américain, fixé depuis longtemps à Zanzibar, et qui, au moment des adieux, m’offrit gracieusement un cheval bai, venu du Cap, cheval de race qui valait au moins deux mille cinq cents francs.
Le lendemain, 5 février, vingt-neuf jours après notre arrivée dans l’île, quatre daous étaient à l’ancre devant le consulat des États-Unis. Tout venait d’être embarqué, tout le monde était à bord, John Shaw et Farquhar ne paraissaient pas. On finit par les trouver chez un marchand de liqueurs.
« Mauvais début ! leur dis-je.
– Croy… croyez-vous, monsieur, que je n’ai pas eu tort en vous promettant de vous accompagner ? demanda Shaw.
– N’avez-vous pas signé le contrat ? demandai-je à mon tour. Embarquez vite, messieurs ! Nous sommes tous engagés maintenant ; affaire de vie ou de mort, peu importe. Nul ne peut déserter son devoir. »
Arrivée à Bagamoyo. – Perte d’un âne. – Ali ben Sélim. – Quinzaine perdue. – Sour Hadji Pallou. –Sa conduite. – Envoi de M. Kirk à Livingstone. –Effet de la visite du consul. – Caravane du New York Herald.
Bien que de Zanzibar à Bagamoyo la distance ne fût guère que de vingt-cinq milles, notre daou paresseuse ne mit pas moins de dix heures à faire la traversée.
Dans la foule, composée d’Arabes, de Banyans et d’indigènes, qui nous attendait sur la plage, se trouvait l’un des membres de la mission que les jésuites ont fondée à Bagamoyo. Le révérend père nous offrit l’hospitalité de la façon la plus courtoise mais, si pressante que fût l’invitation, je ne l’acceptai que pour une nuit, étant de ceux qui, chaque fois qu’elle est possible, préfèrent l’indépendance à tout autre avantage. Ma nuit, du reste, fut excellente, et dès l’aurore, je me rendis à notre camp, tout disposé à jouir de ma nouvelle existence.
Je comptai mes ânes : il en manquait deux, plus un rouleau de fil de laiton. Évidemment, chacun avait dormi, oubliant les rôdeurs nocturnes. Le djémadar (lisez commandant) fut averti, des soldats furent mis en campagne, une récompense fut promise. Avant le soir, l’un des ânes fut découvert dans un champ de manioc dont il broutait les feuilles, mais l’autre ne fut jamais retrouvé, non plus que le fil de métal.
Dans la journée, je reçus la visite d’Ali ben Sélim, qui me prodigua les salaams. Son frère, l’ancien chef des caravanes de Burton et de Speke, devait être mon agent dans l’Ounyanyembé ; je crus à ses politesses et j’allai le soir prendre le café chez lui. Le café était bon, bien que sans sucre, et la parole flatteuse :
« Que puis-je faire pour votre service ? Je suis votre ami, j’ai hâte de vous le prouver.
– J’ai, répondis-je, grand besoin d’un homme dévoué qui me procure des porteurs et qui me les envoie rapidement. Trouvez-m’en cent quarante, et je vous payerai ce que vous voudrez.
– Me payer pour ce léger service ! s’écria le reptile d’une voix onctueuse. Je ne vous demande rien, mon ami, et soyez tranquille, vous ne serez pas ici dans quinze jours. »
Deux raisons puissantes me faisaient souhaiter un prompt départ. S’il était vrai que Livingstone, ainsi que le disait M. Kirk, fût homme à fuir ma présence, il importait que j’atteignisse l’Oujiji avant que le bruit de mon arrivée pût y parvenir. Or la masika, ou saison pluvieuse, était proche, et si elle me surprenait à Bagamoyo, je ne pourrais partir que lorsqu’elle serait finie, soit un délai de quarante jours.
Le lendemain, fidèle à sa promesse, Ali vint me trouver, et d’un air d’importance examina ma cargaison. Il m’apprit que tous les ballots devaient être mis dans des sacs en natte, me dit qu’il enverrait un homme en prendre mesure et me recommanda surtout de ne pas parler du prix : il en faisait son affaire.
Pour la facture de ces ballots, je m’en étais remis à l’expérience d’un nommé Jetta, commissionnaire à Zanzibar. Celui-ci, prenant toutes les étoffes, les avait empaquetées pêle-mêle, sans s’inquiéter du poids. Un jour viennent deux pagazis (c’est le nom des porteurs) qui, avant de se louer, demandaient à voir leur charge. Ils la soulèvent, font la moue, et refusent tout engagement. On pèse : chaque ballot excédait le maximum d’une trentaine de livres en moyenne. Il fallut tout défaire, tout replier, tout rempaqueter.
djémadar