À Benjamin,
mon charmant amoureux
qui croque la vie à pleines dents !
« Il est préférable d’avoir de très gros défauts que de toutes petites qualités. »
Frédéric Dard
Burger, c’est son nom. Enfin, c’est le surnom qu’on lui a donné, car il n’y a pas de parents assez méchants pour prénommer leur fille comme un menu de fast-food. Mais des enfants assez cruels pour y penser, si. On a d’ailleurs fait pareil avec notre institutrice.
— Bonjour, Madame Moustache !
Chaque matin, on le claironne avec un grand sourire à notre arrivée en classe. Archibald a même dit que le jour où on sera certains qu’elle porte une perruque, on trouvera mieux. Depuis toujours, on n’est pas des tendres. Et on veut se venger un peu de nos patronymes à coucher dehors. Je suis la moins gâtée de la bande : Iris d’Aspremont du Bois d’Espiennes des Maux. Je prends quarante-deux secondes pour écrire mes particules dans la marge bien trop étroite. On a chronométré pendant le cours de géographie.
Burger s’appelle en réalité Angelina Bombardini. Comme l’a affirmé Violaine dès qu’elle l’a vue, cette fille ressemble plus aux statues boudinées des églises italiennes qu’à la star de cinéma qui porte le même joli prénom.
Quand elle a débarqué au Sacré-Cœur, tout le monde l’a regardée de travers. Même la femme de ménage. Personne n’a compris comment elle avait atterri dans notre école. Sa venue était aussi improbable que celle d’un mammouth revenant de l’ère glaciaire. Elle a traversé la cour en dandinant ses fesses de citrouille trop mûre sous nos regards ahuris. Franchement, elle faisait mal aux yeux. Elle était toute rose, comme une princesse ankylosée à force d’attendre un prince charmant inexistant. Ongles, lèvres, pinces et boucles d’oreilles fuchsia, foulard et ceinture saumon, sac à dos en forme de fraise et lacets fluorescents faisaient presque oublier l’uniforme bleu foncé, si cher à notre directeur.
— C’est un bonbon géant, a murmuré Armonie qui n’a droit qu’à une sucette par jour, après son heure de piano.
Au réfectoire, madame Moustache l’a installée à notre table. Une place était libre parce que Lucien se reposait encore à l’infirmerie. C’est une petite nature qui tombe souvent dans les pommes et qui loupe les seuls moments intéressants de notre vie scolaire déprimante. Jamais de photo de classe, de sortie culturelle, de voyage à l’étranger, de spectacle de fin d’année ou d’imprévu pour ce moustique. On allait devoir lui raconter, encore.
La nouvelle n’avait pas l’air intimidé. Elle s’est présentée, nous a souri et, l’espace d’un instant, ses joues sont devenues gigantesques. J’ai entendu Violaine et les mouchettes qui lui servent de copines s’en moquer. Je dois avouer que c’était difficile de ne pas rigoler lorsque cet hippopotame a déposé sur la nappe sa boîte à tartines, rose bien entendu.
Alors qu’on attendait notre velouté d’asperges, elle a mis ses coudes sur la table et a mangé le sandwich le plus garni de la galaxie. On s’est vraiment demandés quelle planète nous l’avait catapultée. Et plutôt deux fois qu’une quand elle a, en plus, dévoré le repas trois services que j’ai souvent du mal à terminer.
— C’était trop bon. Ah, j’adore la sauce béarnaise !
— Zans blague.
Jules n’avait plus pu s’en empêcher.
— Vous voulez un bout ?
Elle a sorti une épaisse tartine d’un autre Tupperware, assorti au premier.
— Maman en met deux dans ma boîte à desserts. En cas de petit creux, rien de tel qu’une tranche bien coulante de choco.
Elle venait de signer son arrêt de mort. On lui donnait vingt-quatre heures avant de s’en retourner en sanglotant au pays des obèses. Jules a sorti des kilos de blagues de son répertoire et, avec un peu moins de talent, on a suivi le mouvement.
— Tu t’entraînes pour une compétition de sumos ?
C’est très vite devenu un jeu de chercher les surnoms les plus ridicules. Pas de Grosse-Vache. Plutôt des trouvailles comme Bouboule, Mètre-Cube, Spaghetti-Bolograisse, Moby-Dick, Bourrelets-et-Cie, Rouleau-Compresseur, Pastèque-Pourrie ou Blop-Blop. On ne manquait pas d’imagination.
De son côté, Mademoiselle-Gélatine avait autant de répartie que de cellulite. Elle avait dans ses poches XXL d’excellentes répliques :
— T’as le cerveau plus mou que mes cuisses.
— En cas de guerre cyclo-atomique, j’ai plus de provisions que toi, Madame de quelque chose de je ne sais pas quoi.
— Zules, t’es aussi lézer qu’une prout.
Elle accompagnait ces piques d’un joli sourire qui nous faisait baisser les armes, quelques secondes au moins.
Armonie a décrété qu’on n’allait pas jouer les sentimentaux avec une grosse qui n’a pas de tenue. Histoire qu’elle cesse d’imiter son zézaiement, Jules a déclaré qu’il avait en réserve des tonnes d’autres méchancetés rigolotes. Et Archibald a proposé qu’on passe au niveau supérieur. Moi, je n’ai rien ajouté. J’ai juste pensé que Zules, c’était un chouette prénom.
À la récréation, on lui a chipé ses collations. On a savouré un paquet de biscuits et de chips au bacon, planqués derrière la statue de Saint-Symphorien de Sentinelle. Lorsqu’elle nous a surpris la bouche pleine, elle a rétorqué qu’on était des profiteurs gavés aux pommes et qu’on aurait bientôt une indigestion. Du coup, à midi, on a jeté ses friandises à la poubelle. J’ai presque pleuré à la vue du chocolat s’écrasant sur les déchets. Je n’en mange jamais. Avec les frites, c’est l’ennemi numéro un de ma mère.
On ne comprenait pas comment cette poupée dodue tenait le coup. Toute la classe s’y était mise, y compris Enguerrand, très fier de perdre sa condition légendaire de souffre-douleur. Les menaces de madame Moustache étaient aussi efficaces que du mercurochrome sur une jambe cassée. Pire, elles rendaient notre défi plus excitant. Les deux équipes habituelles s’affrontaient : notre bande réduite à quatre – Lucien avait toujours huit de tension – contre Violaine et ses mouchettes. C’était à ceux qui auraient la peau du cochon en premier.
Mais on était encore loin du but. Nos journées étaient pimentées par l’élaboration de plans plus cruels les uns que les autres. Autant dire que les leçons de madame Moustache étaient moins ennuyeuses. On a inventé de meilleures stratégies pour piquer les affaires de cette grosse et la mettre au régime forcé, mais elle prévoyait des sucreries en conséquence. À croire que son cartable n’avait pas de fond. Comme son estomac.
Quatre jours plus tard, on n’avait plus beaucoup de tours dans notre sac. Toute guillerette, ce patapouf nous a relancés en suggérant un concours du surnom le plus original. Le vainqueur remporterait une semaine de desserts à volonté.
— Bonne merde, les crevettes !
Nos saintes oreilles n’entendaient de telles familiarités que les soirs de fête. Violaine a poussé son petit cri strident, celui que je déteste.
Vendredi, le verdict est tombé. À 16 heures, du haut du perron, la nouvelle a proclamé le résultat, plus solennelle que le président de la République : Burger. C’est la première fois qu’Enguerrand gagnait quelque chose. Et la seule où on aurait cassé notre tirelire pour être à sa place. Burger. Franchement, certains auraient souffert d’être comparés à de la viande hachée. Pas elle. Il en fallait beaucoup plus pour l’intimider. En plus, d’une certaine façon, c’est elle qui l’avait choisi, son surnom.
— Bon week-end, les crevettes !
J’ai rejoint Paulin qui m’attendait au volant de la Jaguar de mon père, pas encore rentré d’un repas d’affaires plus important que sa fille. Burger est montée en riant dans le 4x4 de son papa. J’ai eu l’impression de m’être fait avoir. Mon nom de famille à rallonge pesait lourd derrière moi, cet après-midi-là.
Le lundi, Zules est revenu en pleine forme. Il était parti dans les Alpes, l’air frais l’avait inspiré et il avait planifié un truc du tonnerre :
— Vous pouvez me faire confianze.
En effet, madame Moustache avait à peine fini les présences qu’Aliénor est venue pleurnicher au pied de l’estrade parce que quelqu’un lui avait volé son goûter. Violaine a levé la main. C’est une rapporteuse professionnelle.
— C’est Burger, Madame !
— Burger ? Angelina ! ? C’est toi qui as subtilisé la nourriture de ta camarade ?
— Oui, Madame.
On s’est tus. Burger a regardé chacun d’entre nous avant d’aller jusqu’au bureau de madame Moustache. Si elle avait été moins lourde, elle aurait sautillé. Zules fronçait les sourcils. Ça ne marchait pas comme il l’avait prévu. Il avait espéré des contestations. Pour se consoler, il a englouti la galette de riz d’Aliénor qui a pleuré pour de vrai, cette fois.
Le lendemain, Burger est arrivée avec deux cent cinquante lignes de « J’ai suffisamment de sucreries caloriques pour ne pas en dérober à mes camarades de classe du Sacré-Cœur de Sainte-Marie de la Providence ». Elle avait sûrement regretté d’être inscrite dans notre école. Elle a apporté en bonus une valise à roulettes dont il est inutile de préciser la couleur. L’important, c’est qu’elle était pleine de bonbons pour chacun d’entre nous. C’était difficile de contenir notre joie.
— Oh Seigneur ! s’est exclamée madame Moustache qui s’est empressée d’ajouter qu’on n’en mangerait pas à notre guise.
Burger se rangeait définitivement dans la catégorie poids lourds : elle avait enduré une punition injuste et se faisait pardonner une bêtise qu’elle n’avait pas commise. De façon délicieuse, en plus. Notre classe d’opportunistes est devenue soudain plus sympa. Après tout, c’était son problème si elle ressemblait à un bulldozer. Quant à moi, je promettais à Burger ma gratitude éternelle pour avoir enfin des friandises à déguster à la récré.
Zules n’était pas impressionné par tant de générosité :
— Z’est plus fazile d’offrir des caramels quand on en a un paquet entier zous la main.
Alors qu’on suçait des oursons acidulés, Burger a ricané :
— Vous êtes coriaces ! D’habitude, mes charmes opèrent rapidement. Mais bon, j’aurais dû me rappeler plus vite que, les riches, il suffit de les acheter !
Elle nous avait bernés. Elle obtenait la place qu’on ne voulait pas lui donner.
Franchement, Burger m’avait épatée. J’ai essayé de convaincre les autres de l’inclure dans notre bande. Bientôt, elle écraserait Violaine et sa clique. On serait enfin aussi nombreux que les mouchettes : Lucien était une demi-portion et Burger comptait double. Grâce à elle, on se gaverait de bonnes choses interdites par nos parents trop éloignés de leur enfance. Armonie me soutenait qu’avec cette fille parmi nous, les garçons n’auraient plus l’ascendant en cas de dispute ou de grandes décisions. Zules et Archibald l’avaient compris et hésitaient à accueillir ce tonneau dans notre équipe de choc.