Images
Images

LES SEPT FONTAINES

traduit de l’espagnol (Venezuela)

par Andrée Guigue

À Juan Bautista Guédez qui m’a offert ses monnaies un jour de 1978 pour que je sache que le monde est un mot immense où nous voyageons.

À Freddy Castillo Castellanos, qui me parle toujours des belles montagnes et des fontaines.

Seigneur, celui qui voit la vision, la voit-il dans l’âme ou dans l’esprit ?

Évangile de Marie Madeleine

Le corps est ce qu’il reste de l’âme après la chute.

WILLIAM BLAKE

Vive l’eau, et ses réponses.

RAFAEL BOLIVAR CORONADO

1

La place s’est ouverte devant ses yeux : limpide, fragile dans la lumière rosée qui semblait envelopper les arbres. Sous le jet de la fontaine, on avait placé un récipient de verre avec cinq bouteilles de vin. En les regardant, Pablo ressentit une enivrante sensation de fraîcheur. Il imagina qu’il s’asseyait à l’une des tables et demandait qu’on lui servît une de ces bouteilles ; il imagina qu’en la buvant tout entière et avec la plus grande lenteur, cette couleur, cette luminosité soyeuse le rendrait léger comme une bulle de savon qui descendrait vers le sol empierré. « Mais je dois être très attentif, comme un chat, quand il entend le battement d’ailes d’un oiseau qu’il ne peut pas encore voir. »

Quelques semaines plus tôt, il avait reçu le message : « Nous savons peut-être où il se trouve maintenant. » Pablo bondit sur sa chaise. Puis il respira profondément et essaya de se calmer. Il se sentit ridicule. Son attente était devenue une grimace stridente, comme si les lignes de ce courrier électronique avaient frappé son visage avec la sonorité éclatante qui ouvrait la Cinquième Symphonie de Beethoven ; des accords qui aujourd’hui lui paraissaient plus propres à un marchand d’oreillers qu’à accompagner l’instant qu’il attendait depuis vingt-huit ans.

« Le problème c’est l’emphase, pensa-t-il, le problème c’est toujours l’emphase. » Voilà pour quoi son sens commun réagissait et établissait un lien entre la nouvelle et les accords détestés du musicien. Mais il devait se calmer, oui, il devait donner à cet instant sa juste mesure. « Ce n’est qu’une rencontre, une rencontre inévitable et naturelle. »

Il demanda davantage d’informations. On lui dit que lors d’une enquête de routine, ils avaient réussi à intercepter plusieurs courriers électroniques suspects, mais que, dans le lot, il y avait des communications inoffensives, de routine, et que l’une d’entre elles semblait être un message de l’homme auquel Pablo s’était intéressé depuis longtemps.

Il lui fallut attendre quatre jours pour avoir plus de détails. Il imagina ses informateurs dans une opération dangereuse ou emmêlés dans un labyrinthe bureaucratique, plein de papiers et de dossiers, mais enfin lui parvint une copie du message et l’indication qu’il avait été envoyé depuis l’aéroport de Genève. Pablo le lut, la signature coïncidait, c’était son nom.

Évidemment les informations étaient diffuses : un aéroport n’est pas un endroit précis ; un aéroport est n’importe quel endroit. Comme piste, c’était un fiasco. Il pouvait arriver à la ville, il pouvait être en train de l’abandonner, il pouvait s’y trouver de passage.

Il relut le message.

J’essqie d q,eliorer la sqnte de ,q hqnche, il y q de bonnes perspectives, je te rqconterqi dans le cql,e, je vqis dqns lq ville ou l equ chqnte dqns ses fontqines.

Il le relut et réfléchit pendant des heures. Enfin il comprit que le message avait été écrit sur un clavier français, avec les lettres placées à un endroit différent du clavier espagnol. Ce n’était pas un détail bizarre si l’on pensait que le message avait été écrit à Genève. Ce qui attirait son attention, c’est le fait qu’il parlait d’un voyage vers une ville avec des fontaines.

Il imprima le texte. Il sortit faire un tour sur la Plaza Mayor. L’arrivée du courrier électronique l’avait surpris à Salamanque, ville où pour des raisons professionnelles il passait une grande partie de l’année.

Le reste du temps il le passait à Londres où il avait acheté une maison avec l’argent de ses gains et quand il se trouvait dans cette ville, il ne faisait pas grand-chose hormis lire des romans, écouter des morceaux de Bach, manger avec des amis et passer de brefs moments avec ses deux enfants silencieux et son épouse qui, de temps en temps, un whisky à la main, lui lâchait, les yeux troubles « je ne comprends pas pourquoi tu ne te décides pas à partir si chaque fois que je te parle, tu soupires et moi de même avec toi ».

Mais à Salamanque la vie de Pablo était différente. Très concrète. Très à l’affût.

Il continua à se promener sur la place. L’éclat ocre des pierres de Villamayor contractait son sang et ses muscles. Pendant quelques secondes, il fut convaincu que s’il regardait son image dans une vitrine il trouverait un homme aux cheveux complètement sombres et le corps tendu en lignes droites ; quelqu’un qui ressemblerait à celui qu’il était en arrivant dans cette ville pour monter l’affaire qui lui offrait une vie indolente, tranquille, cette vie que maintenant il allait interrompre tout d’un coup quand il aurait réussi à déterminer l’endroit où se trouvait cet homme qui disait voyager vers les fontaines aux eaux qui chantent.

2

« Aix-en-Provence », dit Rafael à l’autre bout du téléphone.

Pablo sourit devant la certitude qui émanait de cette phrase. Il avait passé des heures à regarder des villes ou villages européens qui puissent répondre à la description du message, mais maintenant son ami et collaborateur lui indiquait avec netteté la réponse. Pablo lui demanda comment il pouvait en être si sûr, Rafael éclata de rire et lui répondit :

« La phrase du courrier n’est pas n’importe quoi… c’est une citation de Maupassant, elle se trouve dans Itinéraires, son livre de voyages. Il y dit : “Aix-en-Provence, la ville où l’eau chante dans ses fontaines”. La personne que tu cherches a lu ce livre et a appris cette phrase. C’est quelqu’un d’important pour toi ?

— Peu importe. Il vaut mieux que tu ne saches rien de cette histoire, mais, mince, quelle mémoire tu as, répondit Pablo.

— Pas tant que ça. Itinéraires est un livre qui a paru un peu avant que je ne travaille avec toi. La phrase originale était plus longue, mais quelque misérable correcteur l’a réduite, la phrase entière disait “la ville où l’eau chante et guérit dans ses fontaines”. Aix-en-Provence a eu pendant longtemps des eaux thermales et les gens venaient y chercher un soulagement. Et il n’est pas étonnant que je me souvienne de ces pages, nous sommes en train de parler d’un livre inédit de Maupassant qui a été publié bien des années après sa mort… mais comme tu peux l’imaginer, ce n’est pas lui qui l’a écrit ; c’est moi qui l’ai complètement inventé et placé dans une maison d’édition à Caracas et dans une autre à Bogotá. Tu verras le titre que je me suis donné dans ce cas : Rafael Bolivar Coronado, traducteur. »

Pablo lui répondit par un raclement de gorge. C’était le signal convenu pour interrompre une conversation. Il ne connaissait que trop l’impunité avec laquelle on épiait les conversations des gens. N’importe quelle excuse était bonne pour qu’un service d’intelligence place des écoutes sur un téléphone et enregistre chacun des mots qui s’y prononce. Il savait bien que son travail à Salamanque était très juteux pour plusieurs services d’espionnage dans le monde entier. Rien ne les rendrait plus heureux que de mordre à pleines dents dans l’information qu’ils pourraient y trouver.

Tout avait commencé plusieurs années auparavant à Madrid. Pablo avait terminé un master d’édition à Mexico. Il s’y était marié puis, avide d’opportunités, il était venu en Espagne avec sa femme. Il avait d’abord travaillé comme stagiaire dans deux ou trois maisons d’édition où il corrigeait des épreuves et faisait des photocopies sans toucher un euro, un jour il avait été embauché par un important service d’espionnage international qui se trouvait faire de nouvelles enquêtes. Il parlait quatre langues, il avait une excellente mémoire visuelle, il était prudent et il était très habile dans l’art d’entrer en relation avec les gens et de leur tirer des informations. Les gens aimaient parler avec lui.

En effet, ces traits prometteurs furent confirmés lors des examens d’entrée, mais à l’épreuve finale, cinq personnes obtinrent de meilleures notes. Les dirigeants ne lui fermèrent pas les portes. Ils lui firent savoir qu’ils le rappelleraient au cas où l’un des sélectionnés ne serait pas de taille.

Il fut effondré. Sa femme attendait des jumeaux. Ils avaient besoin d’argent.

Pendant des nuits de désespoir, il rêvait qu’il attaquait une banque ou qu’il écartait les bras et se jetait du haut d’un balcon.

Quand les enfants naquirent, Rafael, un ancien camarade de l’université qui était aussi venu en Espagne, lui prêta les euros nécessaires pour payer la césarienne.

Pablo demanda à son ami d’où lui venaient les billets providentiels qu’il avait dans son portefeuille.

« Je les obtiens grâce au nom des autres, Pablo. J’aime écrire, mais personne ne veut me publier. Aussi j’invente des livres sous d’autres noms : des chroniques d’un conquistador d’Estrémadure du XVIe siècle, une vie de saints par un prêtre portugais du Moyen Âge, des livres de voyage de Maupassant que personne n’a traduit en espagnol, des lettres perdues entre Cézanne et Zola, une anthologie de poètes boliviens du XIXe, une nouvelle de Pavese sur un sujet latino-américain, des sonnets de Ramos Sucre, trois projets de romans de Jorge Luis Borges…, tout me va, tout surgit de mes mains et devient l’œuvre d’un autre, de moi-même, très profond. Nietzsche l’a déjà dit : “Tout ce qui est profond aime le masque”. Je te jure que ces écrits sont magnifiques. C’est comme si j’étais un médium qui descend vers ces livres que les auteurs n’ont pas été capables d’imaginer. »

Pablo sourit en entendant ces mots. Cela lui parut drôle mais il lui sembla aussi qu’au fond, son ami Rafael avait un certain talent littéraire : le tremblement des mots qui pouvaient appartenir aussi bien à un Assyrien aux cheveux laineux du Ve siècle avant Jésus-Christ qu’à une femme new-yorkaise à la peau cuivrée de n’importe quel jour de l’an 2015.

L’écriture naissait d’un nom que le temps se chargeait d’approfondir et de convertir en un agrégat que le texte intégrait comme un autre élément de ses fictions. Les textes deviendraient, tôt ou tard, des paragraphes anonymes, ou signés de noms qui ne signifieraient plus rien quand le temps les aurait recouverts de sa couche féroce d’oxyde, d’oubli et de moisi.

Ce soir-là, tandis qu’il prenait tour à tour ses deux fils dans ses bras, Pablo réfléchit à la façon d’utiliser un talent comme celui de Rafael. N’être personne en écrivant pour être tout le monde.

À l’aube, son cerveau s’éclaira. Il regarda ses bébés endormis : fragiles, superbement laids comme des petits vers rosés. Il ressentit pour eux une tendresse dévastatrice, animale.

Il demanda à l’organisation d’espionnage de lui envoyer d’urgence un de ses représentants.

Quelques jours plus tard ils se rencontrèrent dans la rue Las Velas de Salamanque. Pablo fut concis : il savait que les organisations devaient verser des sommes importantes à divers informateurs, à des espions d’ailleurs, à des militaires de divers pays, à des politiques, à des journalistes, à des professeurs, à des fonctionnaires de haut rang et de rang moyen. Ces paiements ne devaient pas laisser de traces trop visibles. Pablo leur offrait la manière de donner une façade légale à ces opérations financières. Créer une maison d’édition dans une petite ville comme Salamanque, publier de prétendus livres de ces personnes et leur payer d’avance les sommes que l’organisation leur avait offertes pour leurs travaux.

« Et qu’arrivera-t-il s’il s’agit d’un nom trop secret ? lui dit l’agent avec un froncement de sourcil qui dénotait un vif intérêt.

— Ils signeront le livre par un pseudonyme et dans la documentation interne de la maison d’édition on fera la gestion au nom du vrai bénéficiaire, mais ça, personne ne le verra, une maison d’édition est une affaire trop opaque, elle n’éveillera jamais de soupçon.

— Et les livres ? Que deviendront les livres ?

— Il y en aura un en dépôt à la Bibliothèque nationale d’Espagne… peut-être un autre à New York… j’en distribuerai quelques-uns dans des petites librairies qu’elles me rendront ensuite. Si quelqu’un demande ce qu’est devenue l’édition, je dirai la vérité, que les livres sont pour une fondation à Panama qui les offre à des bibliothèques du monde. Cette fondation, je la créerai moi-même, quant aux livres, j’en recyclerai le papier pour faire de nouveaux titres. »

Il leur fallut quinze jours pour lui donner la réponse, une réponse sobre, concise, qui ne pouvait cacher l’enthousiasme qu’éveillait en eux cet ingénieux mécanisme.

Pablo se lança avec fougue dans son projet. La première année il publia vingt titres. Il n’en vendit aucun.

Il était heureux.

Il y avait longtemps qu’il travaillait de cette façon. On lui envoyait un message électronique crypté avec les données du récepteur du paiement, puis Rafael écrivait un livre et le signait du nom qu’on avait donné dans le message. Parurent ainsi des romans, des pièces de théâtre, des recueils de poèmes, des livres de nouvelles, des mémoires, des journaux, des chroniques, des livres de recettes.

Comme une bonne partie des récepteurs de pots-de-vin étaient des personnes nées dans des pays lointains, on inventa l’existence de supposés traducteurs, pour que Rafael ne soit pas lié à tous les titres. Luisa F. Blanco Meaño traduisait de l’anglais, Lena Yau du mandarin, Gianfranco Zicarelli de l’albanais, Juan Carlos Méndez Guédez du bulgare, Phillip Péguy du français, Alba Ramirez Roeznillo du slovène, Luis Sojo de l’allemand, Aquiles Villareal du suédois et Julio Miguel Vivas du croate. Masques sur masques.

Rafael connaissait à moitié la nature de la maison d’édition. Peu lui importaient les méandres de cette affaire. Il touchait un salaire fixe qui lui permettait de vivre décemment et de s’amuser à écrire. Pablo lui remettait avec joie un chèque à la fin du mois et lui répétait que jamais il n’oublierait comment à un moment terrible il lui avait tendu la main pour le sauver.

Chaque fois que paraissait un volume, les deux amis se réunissaient dans un petit bar de la Plaza de Anaya et avec des rires d’étudiants, ils trinquaient avec du vin rouge comme un père euphorique après une césarienne réussie.

Le monde avait un nouvel auteur. Le monde était un meilleur endroit.

3

Et maintenant Rafael lui donnait la clé précise.

La ville exacte.

Pablo rechercha des informations récentes sur Aix-en-Provence. Il la connaissait par ouï-dire à travers les tableaux de Cézanne et quelques années auparavant, en cherchant par plaisir le lieu où avait été tourné un film de Cocteau où paraissait Picasso, il s’était promené dans des villages voisins et il se souvenait de rues pierreuses et de champs de lavande.

Il regarda des centaines de photos ; lumière douce comme le daim, dizaines de fontaines où l’eau coulait comme un éclat d’argent qui défiait le soleil.

Oui. Ce pouvait être exact. Il pouvait s’agir de cet endroit. C’était peut-être là qu’aurait lieu le rapprochement qui l’avait obsédé pendant tant d’années.

Dans le message intercepté, il était question d’un problème de santé à la hanche. Pablo avait fouillé sur Internet jusqu’à trouver qu’en effet à Aix-en-Provence travaillait un médecin prestigieux qui obtenait des résultats inespérés sur des patients rejetés par les traitements traditionnels.

Tout semblait coïncider.

Pablo pensa à un gant qui vient d’emboîter à la perfection une main.

Cet après-midi-là il acheta son billet. Il partirait dans deux jours de Madrid pour Marseille puis il prendrait le train pour Aix-en-Provence.

Il fuma sa cigarette avec lenteur et marcha de son bureau de la rue Toro jusqu’au pont romain. Il regarda les eaux paresseuses du Tormes. Il échangea des murmures avec l’eau. Il lui demanda de continuer à couler, à chanter, à le porter comme un son qui voyage heureux vers une rencontre.

4

Maintenant, sur la place des Trois-Ormeaux, il regarda longuement ces bouteilles de vin qui rafraîchissaient sous le jet d’eau et il repensa au bonheur. Il soupira, fatigué, sur son visage les cernes devinrent plus foncées.

Il ne se souvenait pas si c’était chez Onetti ou chez Svevo ou chez un quelconque de ces auteurs qu’inventait Rafael pour la maison d’édition qu’il avait lu que penser au bonheur était le propre des gens tristes, ou très jeunes, surtout ces derniers qui étaient l’incarnation de la stupidité sur le point d’être dominée par le passage féroce des ans.

Pourquoi comprendre ? Pourquoi soumettre l’obscurité à la fausse lumière de certains mots. ? Pablo pensa à une phrase de Vila Matas : « … Comprendre peut être une condamnation. Et ne pas comprendre une porte qui s’ouvre. »

Il marcha sans but pendant deux heures. Sans ouvrir le plan : le centre historique lui parut simple. Il avait loué un studio où il pouvait se rendre en quinze minutes en voiture, aussi entra-t-il dans un petit supermarché pour acheter de la nourriture : de la viande, du fromage, de la charcuterie, du lait, du vin et quelques légumes. Dans la queue de la caisse, un couple très jeune se caressait, échangeait de petits baisers. Il avait fait de même un jour avec sa femme ? Il y eut un temps oublié où cette tendresse avait été possible ? Peut-être que oui. Impossible de s’en souvenir.

Je tournai la tête. J’éprouvai une répulsion pour ces manifestations d’affection. Dans dix ans, la seule question serait de savoir si ce serait la fille qui haïrait le plus le garçon, ou lui qui la haïrait le plus.

Quand il sortit du supermarché, Pablo se souvint d’une légende du désert de Bir Tawil qu’un vieillard lui avait racontée dans un aéroport.

Il gardait encore en mémoire le visage carré de cet homme : ses traits durs, comme de bois solide, et ses sourcils obscurs qui semblaient peints au goudron. C’était une époque où fumer n’était pas encore un vieux vice, un crime de bas étage, aussi cet homme parla tout le temps une pipe fumante à la bouche et, en voyant les couples qui marchaient la main dans la main à la recherche d’un avion qui les mènerait vers un lieu paradisiaque, il lui raconta en haletant une histoire.