Images
Images
Images

CHAPITRE 1
Lundi 22 janvier 2011

Massif du Pilat, Loire.

Il en avait de ces idées, le maître ! Amener sa classe dans ce coin pourri avec ce froid… Rachid sentait le bout des doigts qui le picotait. Il n’avait pas pensé à prendre des gants. Les autres non plus. Il avait fallu déambuler dans les ruelles d’un vieux village, Argental. Le nom était joli, mais peut-être mal choisi : les gens qu’on y voyait n’avaient pas l’air d’avoir beaucoup d’argent… Ils ne roulaient pas dans la dernière BMW, comme le frère de Rachid. Ils avaient juste de vieux tracteurs. Il avait entendu une vieille qui disait à sa copine, une autre encore plus vieille, que si maintenant les professeurs ils amenaient des Arabes chez eux, ils auraient intérêt à tout fermer à clé. Comme s’il allait revenir ici, Rachid ! Il était surtout pressé de se tirer de ce trou. Et pour leur voler quoi, d’abord ? Leurs poules ? Sa mère en achetait qui avaient meilleure mine au Carrefour de Vénissieux ! Avec une belle couleur dorée, qui tournaient sur des broches derrière une petite vitrine. Alors qu’ici, elles couraient avec un air idiot et un cou tout déplumé. Elles devaient se geler, les pauvres.

Il se passerait tout de même quelque chose d’intéressant dans la journée. À midi. Ils devaient retrouver les correspondants, au Bessat, un autre village. Il paraît qu’ils avaient un terrain de foot. Après le vieux village, ils étaient remontés dans le car.

Rachid aimait bien le car. Il s’était assis au fond avec Jafar, Wafic et Lila. Ils étaient un peu amoureux de Lila, alors, ils avaient essayé de dire des trucs intéressants. Jafar, surtout, avait des idées en ce moment, parce que son frère l’avait invité à Paris pendant les vacances de Noël. Lui, Rachid, et c’était la même chose pour Wafic, ils avaient toujours les mêmes choses à raconter.

Après quelques minutes de car, juste le temps pour Jafar d’expliquer comment il avait pris l’ascenseur dans la tour Eiffel, le maître les avait fait redescendre. En pleine campagne cette fois. Il les avait amenés sur une petite passerelle en bois, dans un pré tout humide. Il avait expliqué que c’était une tourbière et que c’était un endroit très fragile. Un endroit protégé, même. Il ne fallait absolument pas descendre de la passerelle pour ne pas piétiner les végétaux. Personne ne comprenait bien pourquoi on protégeait des coins comme ça et surtout de quoi il fallait les protéger. C’était comme pour les poules du vieux village : qui en aurait voulu ? Rachid mit ses mains dans ses poches. Son nez commençait à couler un peu. Ça allait quand même être juste pour jouer au foot… Il oublia ses doigts, son nez et le foot lorsque le maître annonça d’une voix forte :

— Et ici, on peut trouver, tenez-vous bien, une plante carnivore : le droséra…

— Une vraie plante carnivore ? questionna Jafar en esquissant un mouvement de recul.

— Des qui peuvent manger les gens ? reprit Sonia, une grande qui avait redoublé.

L’instituteur regarda ses élèves avec un large sourire, heureux d’avoir su capter leur attention. Il répondit :

— Non, le droséra peut se nourrir d’insectes, pour compenser le manque d’azote. En effet, dans une tourbière, les plantes ne se décomposent que très peu et…

— Moi, j’ai vu une groséra manger une dame, coupa une petite voix.

— Mais… Qu’est-ce que tu racontes, Siham ? demanda l’enseignant en fronçant les sourcils.

— Là-bas, reprit la fillette en désignant du doigt un coin de la tourbière.

Les regards se tournèrent dans la direction désignée. Les visages se figèrent puis les bouches s’arrondirent… En partie immergée dans une zone de sphaignes, on distinguait un corps allongé, face contre terre. Comme l’avait suggéré Siham et comme le laissaient penser le manteau et les chaussures que l’on apercevait, il s’agissait probablement d’une femme.

Les plus hardis, oubliant consignes et plantes carnivores se précipitèrent vers le corps en soulevant des gerbes d’eau. L’instituteur, tout pâle, essayait de déplier son téléphone portable. Mais comme il avait pensé à prendre de gros gants, lui, il avait un peu de mal.

— Elle respire plus, mais les groséras l’ont pas encore mangée, cria Rachid.

Jafar avait peut-être vu la tour Eiffel, mais il était resté sur place, il avait eu la trouille. Rachid était arrivé le premier, il n’avait pas eu peur de la morte. C’était une vieille, encore. C’était peut-être le froid qui les conservait. Ou la flotte. Rachid lui donnait entre quarante et soixante-dix ans. Il fit un petit signe à Lila qui était restée, elle aussi, sur la passerelle. Mais elle, c’était normal, c’était une fille.

CHAPITRE 2
Jeudi 8 février 2011

Strasbourg

Ludovic Mermoz sentait que la situation lui échappait. Ce sentiment n’était pas désagréable. Depuis sa plus tendre enfance il avait dû lutter pour se maintenir à flot. Quand son père s’était tiré il n’avait pas huit ans. Il avait fait sa part de boulot pour aider un peu sa mère. Lorsqu’une sale maladie avait emporté cette dernière, il avait à peine onze ans. Il était en sixième, ça ne marchait pas trop mal.

Il avait alors fait quelques séjours en foyers, avant de se trouver placé dans des familles plutôt sympas. Il avait poursuivi des études correctes. Il avait même eu le bac avec mention. Les choses s’étaient alors à nouveau dégradées : Michel, le père de la famille d’accueil de l’époque avait perdu son emploi de cadre dans une petite entreprise de mécanique. Ludovic était en première année de fac de droit. Il avait rapidement compris qu’il devenait un boulet… S’il continuait à se faire entretenir, c’était au détriment du reste de la famille. Il avait donc pris sa destinée en mains. École le jour, petits boulots le soir. Il avait loué un appartement à la limite de l’insalubrité, dans la périphérie strasbourgeoise. Il avait réussi à obtenir sa licence et le concours d’entrée pour le master professionnel de journalisme à l’université Robert Schuman. La première année s’était bien passée.

En ce mois de février, le premier semestre touchait à sa fin et Ludovic décrochait. Pour la première fois de sa vie. Durant les cours, les concepts se mélangeaient dans sa tête. L’approfondissement des connaissances relatives à l’aménagement du territoire, l’urbanisme, son sujet de mémoire, la méthodologie de construction d’un support d’information… Il était complètement largué. Le boulot qui le faisait vivre était exténuant. Il avait laissé tomber le Mac Do pour raisons idéologiques et s’était retrouvé aux abattoirs de la ville. La nuit, il trimballait de la viande dans des frigos. Le jour, il dormait en cours. Il n’aurait jamais la validation de son semestre.

Il avait décidé de lever un peu le pied. On le voyait de moins en moins dans les amphis et de plus en plus dans les bistros du centre-ville. Ludovic s’y était rapidement fait quelques amitiés. Des étudiants en perdition comme lui, des chômeurs sans espoir mais philosophes. Il passait ses après-midi et ses soirées libres à jouer des pots de blanc-cassis au poker en refaisant le monde.

Quand ils avaient la chance de tomber sur un petit bourgeois venu s’encanailler, ils l’initiaient à un autre de leurs jeux favoris : le vert-de-gris. Il s’agissait de compter à tour de rôle. On disait “vert” pour les multiples de trois, “gris” pour les multiples de cinq, “vert-de-gris” pour les multiples de trois et de cinq. Il y avait d’autres finesses, “Get” remplaçait vingt-sept, par exemple. En rajoutant à cela des changements de sens de rotation à certains moments clés, les novices étaient sûrs de perdre face à des adeptes chevronnés comme Ludovic et sa bande. Le plus amusant étant que celui qui perdait devait boire un verre de blanc-cass. Chaque fois.

Ce soir-là, ils étaient tombés sur un coriace. Il avait dû boire une bonne douzaine de verres avant de lâcher prise. Le jeu avait ensuite continué jusqu’à ce que la victime du jour tombe de sa chaise. Alors, comme d’habitude, le patron les avait rejoints avec son air faussement fâché et leur avait demandé d’évacuer leur nouvelle recrue.

Ludovic, accompagné de l’un de ses comparses venait de s’acquitter de la tâche. Ils avaient chargé le jeune homme qui commençait à délirer un peu sur le siège arrière de la Méhari de Ludovic. Puis ils l’avaient transporté chez lui. Enfin, chez ses parents. Ils l’avaient assis contre la porte d’entrée, avaient sonné et étaient repartis sans demander leur reste. Ce genre de petites soirées les amusait beaucoup.

Alors qu’il gravissait les marches conduisant à son appartement, après avoir éclusé quelques verres supplémentaires en commentant avec ses potes le bon moment qu’ils venaient de passer, il sentit une présence sur le palier. Il n’avait jamais de visites en temps normal. Il stoppa sa progression et s’empara du couteau qui ne quittait jamais sa poche. Une visite à trois heures du matin, ce n’était pas normal. Il se plaqua contre le mur et attendit que la minuterie cesse de fonctionner. Lorsque tout fut plongé dans l’obscurité, il reprit sa progression, sans faire le moindre bruit. Il bénéficiait d’un avantage sur l’étrange visiteur : il vivait ici depuis trois ans et connaissait le moindre recoin. Mais celui ou celle qui attendait savait qu’il était dans l’escalier : malgré l’arrêt de la minuterie, aucune porte n’avait claqué…

Ludovic fut tenté un moment de faire demi-tour et d’attendre dehors. Mais la curiosité l’emporta sur la crainte et il finit son ascension silencieuse. La personne n’était pas forcément là pour lui. Il y avait deux autres appartements à son étage. Il était pratiquement au niveau du palier maintenant. Il entendait une respiration. L’inconnu était placé près de l’interrupteur. Ludovic serrait son couteau, de manière à pouvoir frapper de bas en haut si nécessaire. Il s’apprêtait à pousser une sorte de cri de guerre et à foncer, lorsque la cage d’escalier fut à nouveau inondée par la lumière.

L’homme qui lui faisait face semblait bien inoffensif. Une cinquantaine d’années, un visage rougeaud, un costume bon marché qui dissimulait mal un embonpoint conséquent.

— Ludovic Mermoz ? lança-t-il d’une toute petite voix en lorgnant le couteau.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Je dois d’abord m’assurer que vous êtes le bon Ludovic Mermoz. Vous êtes le fils de Marcel Mermoz et de Jeanne Michel ?

— Qu’est-ce que c’est que… Oui, c’est bien moi. Vous allez me dire, à la fin ?

— J’ai une chose très importante à vous annoncer, monsieur Mermoz. Mais on serait peut-être mieux à l’intérieur. Et vous pourriez ranger cette arme, c’est d’un ridicule…

Ludovic constata que la lumière venait de s’éclairer chez l’un de ses voisins. Il ne tenait pas spécialement à se faire remarquer. Il souffla :

— On rentre, mais je garde le couteau.

Sous le regard de cet étrange visiteur, Ludovic débarrassa grossièrement ce qui faisait office de table. Les reliefs du repas précédent rejoignirent une poubelle saturée de déchets malodorants. L’assiette et les couverts s’ajoutèrent à une pile instable débordant de l’évier. Il renonça à chercher l’éponge et ramassa d’un revers de main les miettes et autres bouts de croûte de fromage tout en invitant l’inconnu à s’asseoir. Il déposa le produit de sa récolte sur le rebord de la fenêtre. Il la laissa ouverte pour les odeurs, malgré le froid. Enfin, il s’assit à son tour.

— Excusez-moi, je n’avais pas prévu votre visite ! lança-t-il.

— Ne vous excusez pas, j’ai l’habitude d’entrer dans des endroits bien pires… Mais, laissez-moi me présenter…

L’homme lui tendit une carte de visite. Ludovic lut rapidement :

Bernard Boiledieu, cabinet Erston & Freiston, Généalogie et Recherches successorales Internationales, Montréal, Québec

Suivaient une adresse mail et un numéro de téléphone-fax.

Le regard de Ludovic se porta à nouveau sur son invité surprise. Son nom, sa tenue vestimentaire et son physique ne collaient pas avec le luxe affiché par la carte, tant au niveau de la qualité du papier que du clinquant des mots.

— Vous êtes Québécois ? s’enquit-il. Vous n’avez pas d’accent…

— Non, le siège de la société qui m’emploie se trouve là-bas. Nous avons des agences dans une cinquantaine de pays. Je suis responsable de l’antenne française. Bien, les présentations étant faites, je vais vous expliquer la raison de ma présence ici… Tout d’abord, j’ai deux nouvelles à vous annoncer…

— Une bonne et une mauvaise, je parie ! s’exclama Ludovic.

— Vous ne croyez pas si bien dire. La mauvaise, c’est que votre tante est décédée…

— Ma tante ? Mais… Je n’ai plus de famille depuis la mort de ma…

— C’est ça, mon travail, figurez-vous. Lorsqu’une personne décède, nous sommes chargés de retrouver d’éventuels héritiers. Votre tante, Viviane Sallarue, était la sœur de votre père. Elle est décédée le 21 janvier, sans héritiers connus.

— Ce qui veut dire que mon père…

— Est mort lui aussi… Vous ne le saviez pas ?

Ludovic ne répondit pas. Il se releva et partit fouiller dans son évier. Il en sortit deux verres qu’il rinça rapidement. Il les posa sur la table et les remplit de Vodka à l’herbe de bison. Les deux hommes burent en silence. Boiledieu rompit le silence au bout de quelques minutes :

— La deuxième nouvelle, vous l’aurez compris, c’est que vous héritez… Très bonne votre Vodka

Ludovic vida son verre et servit une nouvelle tournée.

— Quel est l’intérêt de retrouver des héritiers ? demanda-t-il. Vous travaillez pour qui ?

— Eh bien disons que quand quelqu’un décède en laissant un certain patrimoine, si personne n’en bénéficie, c’est l’État qui empoche tout…

— Et personne ne récupère de petites commissions au passage… Je crois que j’ai compris…

— Voilà… Bien, maintenant, il faudrait que je vérifie certains points. Avez-vous votre livret de famille ?

Lorsque Bernard Boiledieu quitta l’appartement, la bouteille était vide. Ludovic l’entendit pester et trébucher dans l’escalier. Il ressortit pour constater qu’il avait finalement trouvé le bouton de la minuterie et la rampe. Et ce qu’il entendit remonter des étages inférieurs n’était pas un renvoi d’ascenseur ! Le chargé de recherche en généalogie et recherches successorales internationales était sur les bons rails.

Sur la table, la carte de visite de la société Erston & Freiston tenait maintenant compagnie à celle d’un notaire du département de la Loire. Qu’est-ce que cette tante était-elle allée fabriquer dans ce coin ? Ludovic connaissait peu de chose de cette région : l’ASSE, les mines fermées et Manufrance. Fermée aussi… Il s’endormit sur son canapé.

CHAPITRE 3
lundi 12 février

Latourbière-sous-Pilat, 15 heures.

“Depuis que DSK a jeté l’éponge, le candidat Hollande a les coudées franches…”

Le présentateur du journal de FM 43, la seule radio qu’il parvenait à capter ne croyait pas si bien dire. Et l’éponge jetée par l’ex-directeur du FMI, sûr qu’elle devait être bien imbibée et que c’était ici qu’elle avait dû retomber ! La Méhari vert olive n’en finissait pas de souffrir sur les contreforts du massif du Pilat. Ce que Ludovic parvenait à discerner au travers de l’épais brouillard n’était guère enthousiasmant : des forêts de sapins noirs et des prairies gorgées d’humidité. Il avait failli plonger dans un ravin en évitant un écureuil surgi de nulle part. L’endroit n’était pas des plus accueillants…

Il ralentit en découvrant le panneau signifiant l’entrée dans l’agglomération de Latourbière-sous-Pilat. Le bourg semblait organisé de part et d’autre de la voie principale reliant le col des Grands Bois à la commune de St-Régis-du-Coin. On ne voyait pas un pelé. Quelques rares commerces présentaient leur rideau baissé. Ludovic nota que l’on trouvait quand même une pharmacie, ce qui signifiait que le village comptait au moins deux mille habitants. Au vu de la taille du centre-ville, frisant le ridicule, de nombreux hameaux devaient parsemer la campagne. Ludovic découvrit un bistrot ouvert, sur une place étonnamment nommée “Place de la révolution d’octobre”. À première vue, le rapport entre ce village tristounet et Saint-Pétersbourg n’était pas évident. Il remonta le col de sa vareuse et fit quelques pas. Il croisa deux ou trois personnes qui le dévisagèrent. Il constata que les rues avaient toutes un nom en lien avec l’ex URSS communiste. Rue Potemkine, impasse Stakhanov, etc. Ludovic prit les plaques en photo. Il y avait là matière à écrire un article original ! Il finit par pousser la porte du bistrot. Ce dernier portait un nom plus classique : “Chez Jojo”.

Sa veste était constellée de gouttelettes d’eau, tant le brouillard était bas. Il ne devait pas faire bien plus de zéro degré, aussi la chaleur qui le submergea en entrant au café lui fit-elle un bien fou.

Une sonnette tinta lorsqu’il poussa la porte. Le bistrot était vide. Une grosse femme fit son apparition en claudiquant. Elle venait d’une pièce séparée de la salle par un rideau de bandes de plastique multicolores qui avait connu des jours meilleurs. Ludovic commanda un café en essuyant ses lunettes. La femme se dirigea derrière le bar en soufflant. C’était sans doute la femme de Jojo. Elle l’observa un instant. Il ressentit sa propre présence comme une incongruité en ces lieux : sa petite chemise à carreaux, ses lunettes fines, ses cheveux savamment « coiffés-décoiffés » Il tenta de cacher ses pieds sous la table : il portait une paire de mocassins en daim… Il n’aurait pas plus dépareillé dans cet endroit probablement habitué à accueillir les chasseurs et paysans du coin que s’il avait porté un masque de Mickey.

Lorsqu’elle vint le servir, toujours en l’observant sans gêne, il se sentit dans l’obligation d’engager la conversation. Surtout qu’à la fixité de son regard, elle venait d’ajouter une série de reniflements porcins.

— Pardon, madame… comment ça se fait… pour les noms des rues ?

— Qu’est-ce qu’ils ont le nom des rues ? Ils vous plaisent pas ? répondit-elle en se frottant une jambe contre l’autre avec un air inspiré.

— Si, ils me plaisent bien, mais… ils sont bizarres, non ?

— On avait un maire communiste. Il a mis des noms de rue communistes. C’est pas plus compliqué. Vous voulez autre chose ?

— Non, merci, ça ira. Ah si ! Vous savez où ça se trouve, un endroit qui s’appelle les Gueyes ?

— Les Gueyes ? Et qu’est-ce que vous voulez aller y faire aux Gueyes ? Y a jamais personne qui demande pour là-bas…

— Eh bien voilà… J’ai hérité d’une maison aux Gueyes…

La patronne arrêta de renifler et de se frotter les jambes. Elle tira une chaise et se posa dessus. Elle continuait à dévisager le jeune homme mais on devinait que l’intérêt l’emportait maintenant sur la méfiance… Pensez donc : il se passait enfin quelque chose dans ce bled paumé, et, coup de chance, elle en était la première informée.

— Vous voilà donc Latourbien maintenant ! Eh ben ça c’est pas mal !

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Comme ça, comme ça. Si mon pauvre Joseph était là…

— Mais enfin, madame, il n’y a quand même rien d’extraordinaire à…

— Oh mon pauvre, vous verrez bien assez tôt ! Il n’y a que deux maisons aux Gueyes. Et vu que le Lyonnais n’est pas mort, c’est de la Viviane que vous héritez. Pas vrai ?

— Oui, c’est ça…

— Bon, moi ce que j’en dis, je vous veux pas de mal mon petit. Mais je veux pas d’histoires non plus. À cause du commerce, vous comprenez ?

— Oui, je comprends, mais…

— Je peux vous dire qu’une chose : méfiez-vous du Lyonnais.

— Vous en avez trop dit. Ou pas assez. Qui est ce Lyonnais ? Pourquoi dois-je m’en méfier ?

La femme repartit dans ses mimiques qui passaient peut-être pour raffinées à Latourbière-sous-Pilat. Deux ou trois fois, elle fit mine de faire disparaître ses lèvres entres ses dents, ne laissant apparaître qu’une moustache vaguement teintée à l’eau oxygénée. Puis elle finit par lancer en regardant ailleurs :

— Bon, pour les Gueyes, vous prenez la direction de St-Régis. C’est la première à gauche après la sortie du bourg. Dès que vous voyez deux bâtiments, c’est là. La vôtre, c’est celle de gauche. Voilà, je peux pas mieux en dire. Le café, c’est pour moi. Une sorte de bienvenue, quoi… Là, je dois aller finir de laver mes boyaux de cochon. À bientôt jeune homme.

La femme se releva en prenant appui sur une table et disparut derrière son rideau en plastique. Ludovic but son café. Il hésita à rappeler la patronne. Puis il décida de la laisser tranquille avec sa moustache, ses boyaux de cochon et ses reniflements. Il quitta le café. Il saurait bien tôt ou tard à quoi la veuve de Joseph faisait allusion. Même si l’idée d’un nouveau tête à tête ne l’emballait pas, il sentait qu’il lui faudrait certainement repasser par là. Mais autant attendre d’en savoir un peu plus sur sa nouvelle situation pour poser toutes les questions en une seule fois.

* * *

Les Gueyes, 15 heures quarante-cinq.

“La vôtre c’est celle de gauche.” Heureusement ! À droite, une ferme crasseuse se dissimulait derrière un tas de fumier majestueux. Ses effluves se mêlaient aux senteurs de moisi et d’humidité. Ludovic avait même failli ne pas voir la petite route qui conduisait aux Gueyes. Il arrêta la Méhari devant le portail de sa nouvelle maison. Il était propriétaire ! Lorsqu’il était ressorti du bureau de Maître Lansonnet, notaire à Bourg-Argental, son patrimoine venait de croître brusquement ! Une maison estimée à cinquante-trois mille euros, une somme de douze mille sept cent huit euros disponible sur trois comptes au Crédit Agricole de St-Genest-Malifaux. Un paquet d’actions dans diverses sociétés s’ajoutait au total. Le notaire s’occuperait de vendre ces dernières. Ludovic était plutôt anti-capitaliste mais le produit de la vente devrait permettre de payer une bonne partie des frais de succession.

Il descendit de voiture et fit jouer une clé pour ouvrir un vieux portail métallique qui grinça un peu. La maison était située en retrait de la petite route nommée Chemin du Kremlin. Une allée gravillonnée coupait en deux un jardinet qui devait être agréable au printemps. Vue de dehors, la maison, qui comptait un rez-de-chaussée et un étage, semblait bien entretenue. Les volets de bois étaient fermés et leur peinture semblait récente. Ludovic estima qu’elle devait mesurer une cinquantaine de mètres carrés au sol et que le terrain, bien clôturé, ne devait pas dépasser les mille mètres carrés. Lorsqu’il avait quitté l’étude de Lansonnet, il s’était dit qu’il vendrait ce bien, récupérerait l’argent et remonterait fissa en Alsace. Mais là, devant cette habitation, ses certitudes commençaient à vaciller. Il ne serait pas mal ici… Il arriverait bien à trouver quelques piges à faire dans un journal du coin. Il ne pensait plus au froid et à l’humidité. Pour la première fois, il tenta d’imaginer cette tante inconnue qui vivait là. Il allait se décider à saisir la clé permettant d’entrer, lorsqu’il entendit une voix l’interpeller :

— Vous êtes agent immobilier ?

Il se retourna et découvrit un homme accoudé au portail. Il s’agissait d’un agriculteur vêtu d’une combinaison verte recouverte d’un gilet sans manches imitant une peau de mouton. Peut-être était-ce même une véritable peau de bête. Un bonnet informe aux couleurs indéfinissables recouvrait une partie de sa tête rougie par le froid, l’abus de charcuterie et le mauvais vin. Il portait des bottes de caoutchouc, également vertes mais maculées d’éclaboussures de bouse de vache.

“Il n’y a que deux maisons aux Gueyes. Et vu que le Lyonnais n’est pas mort, c’est de la Viviane que vous héritez… Méfiez-vous du Lyonnais.”

Il y avait fort à parier que Ludovic se trouvait face au fameux Lyonnais. Lyon était une belle ville, mais le problème de pas mal de ses habitants était de vouloir ressembler aux monuments fastueux de la capitale des Gaules. L’homme qui venait de l’accoster était plus facilement assimilable à un monument de crasse. Drôle de surnom, ce n’était peut-être pas lui. Il faudrait poser la question du pourquoi de ce sobriquet à la bistrotière… Dans l’expectative, Ludovic choisit la prudence. Il lança à son tour :

— Et vous, Monsieur, vous êtes ?…

— Claude Bonnet. J’habite la ferme en face.

Tout en parlant, Bonnet avait ouvert le portail et se dirigeait vers Ludovic. Il le toisait tout en avançant, comme s’il jaugeait une vache. Arrivé à la hauteur du jeune homme, il lui tendit une main calleuse et reprit :

— Je dis ça à cause de la tenue… Vous êtes pas un gars du coin, ça se voit ! Par contre, la voiture, elle est à vous ?

— Oui.

— Immatriculée 67, c’est où, ça ?

— En Alsace.

— Oui, c’est bizarre ça, pour un agent immobilier… Je me disais aussi que votre accent… ça faisait un peu Allemand.

— Bien Monsieur, vous pouvez me dire ce que vous voulez ?

— Oh, rien… Je bricole dans ma cour et je vous vois entrer chez la Viviane… Alors je me suis dit…

— Regardez, j’ai les clés, tout va bien. Je ne suis pas un cambrioleur !

— Enfin, si vous êtes une agence… Moi, je suis bien pour vous l’acheter la maison à la Viviane… Surtout que vous trouverez personne d’autre !

— Ah bon ? Et pourquoi ça ?

— Je voudrais bien vous y voir moi… avec une ferme en face ! Les bêtes, les mouches en été, l’odeur d’ensilage… Surtout que je compte faire du chou ce printemps dans le champ derrière…

— Vous y vivez bien ici, vous ?

— C’est pas pareil. Je suis d’ici moi. J’y suis né dans cette ferme…

— Bon écoutez, on verra. Pour le moment, elle n’est pas à vendre cette maison. Je suis le neveu de Viviane. Et je vais habiter là.

— Mais la Viviane elle avait pas de nev…

— Vous ne voulez pas voir mes papiers quand même ?

— Non non, excusez-moi… Enfin, si vous avez besoin de quelque chose… On a du lait, des œufs, de la charcuterie…

— Pourquoi pas ? Mais pour le moment, excusez-moi, il ne fait pas chaud. Je rentre. À une autre fois.

Ludovic poussa la porte sous le regard inquisiteur de Bonnet. Il referma sèchement et tira le verrou. Il ne s’était pas fait un ami, mais il s’en foutait comme de sa première chemise.

Pour l’heure, ses préoccupations étaient tout autres. Il faisait un froid de canard dans la maison. Après avoir ouvert un volet, il constata, en observant les radiateurs, qu’il y avait un chauffage central. Ludovic s’y entendait dans certains domaines, comme la conduite d’une interview ou les parties de vert-de-gris. Mais il était incapable de mettre une chaudière en route. Il aurait fallu commencer par trouver la chaudière… Apercevant une cheminée et quelques bûches posées à côté, il entreprit de faire du feu. Par chance, le tirage était bon et le bois bien sec. Rapidement, de belles flammes apportèrent chaleur et clarté dans la pièce. Il finit d’ouvrir les volets et fit un rapide tour du propriétaire. La maisonnette était propre comme un sou neuf. La tante devait être un peu maniaque. Il déambula un moment, saisissant un objet de temps à autre, l’observant et le reposant. Il fut surpris de découvrir une étagère garnie de coupes et de médailles diverses. Les étiquettes qui y étaient apposées mentionnaient des lieux et des dates. Certaines étaient récentes, d’autres remontaient aux années soixante. La tante faisait du sport… Elle ne devait pourtant pas être toute jeune.

Le frigo était presque vide. Il jeta une assiette garnie de riz et d’un bout de viande à la poubelle et fit rapidement l’inventaire. La tante mangeait bio… Lait de soja, quenelles bio, lentilles bio. Il trouva quand même une boîte d’Apéricubes et deux ou trois bières. Bio, les bières, évidemment. Il se cala dans un fauteuil près de la cheminée, but, fuma une clope et grignota des bouts de fromage. Il n’avait pas mangé depuis son départ de Strasbourg aux aurores. Il n’y avait pas un cendrier dans la maison, bien entendu. Le foyer remplit cet office. Parfois, il se levait pour ajouter du bois, ou pour remettre les bûches incandescentes en place.

Il se mit à feuilleter d’épais albums de photos qu’il avait trouvés dans la chambre. Il était quand