à Christiane
Moi, je crève d’envie de réveiller des gens, je t’inventerai une famille juste pour ton enterrement.
Jacques Brel-Fernand
mercredi 12 avril 2000
Vers l’âge de vingt ans, j’ai commencé une carrière de policier. Inspecteur stagiaire Frédéric Brawner. Mais j’ai vite arrêté car ce métier ne me convenait pas. Trop sombre et trop risqué. Alors j’ai exercé d’innombrables petits boulots, avant de devenir journaliste à L’Écho des Traboules, célèbre hebdomadaire lyonnais.
Et maintenant ça baigne.
Le seul petit souci, c’est que mon ami Marling souhaite parfois que je l’assiste dans ses enquêtes…
Le commissaire Marling, de son vrai nom Franz Maertens, estime en effet que je suis le seul capable de l’inspirer lors de certaines investigations. Il affirme que j’ai des sortes d’antennes. Des sortes d’antennes qui finissent toujours par le mener sur la bonne piste.
Et ces soi-disant antennes ne m’ont jamais révélé pourquoi j’accepte à chaque fois de le suivre dans ses aventures plus ou moins drôles…
Quand mon téléphone mobile a sonné, il y a quelques minutes, j’ai vu son nom s’afficher sur l’écran. J’ai alors supposé qu’il appelait pour mon anniversaire, mais, tout en prenant la communication, j’ai eu un doute. J’ai flairé autre chose. Il était presque 17 heures, j’allais quitter le bureau, et je me suis souvenu que pour ce genre d’événement, Marling a l’habitude d’appeler plus tôt.
Quelque chose l’avait donc empêché de le faire avant.
Un service à me demander, sans doute.
Une requête certainement soupesée une bonne partie de la journée…
— Salut Fred.
— Salut Marling.
— Bon anniversaire mon vieux. Trente-cinq ans déjà…
C’était bien ce que je pensais : Marling venait d’achever sa dernière phrase avec une voix douce. Or, quand il prend sa voix toute douce, c’est qu’il a un truc en tête. Comme par exemple de m’entraîner dans une enquête obscure qui lui refile le trac à l’avance.
Je connais cette grande carcasse de Marling.
Presque par cœur.
Presque.
Et je me connais.
J’ai donc posé quelques jours de vacances et j’ai rendez-vous avec lui, à l’Hôtel de police, demain à 10 heures.
jeudi 13 avril - 10 h 10
— Happy birthday ! me lance Marling dès mon arrivée dans son bureau.
Il m’adresse un clin d’œil et me tend un paquet.
— L’album import des Sexmen ! m’exclamé-je en l’ouvrant. L’enregistrement du concert de juin 99 au Hammersmith… Ça c’est du cadeau ! Merci, commissaire.
— De rien.
— T’as pas trop galéré pour l’avoir ?
— Si. Épuisé sur tous les sites habituels. Mais j’ai fini par tomber sur un obscur forum de fans du groupe. Un gars s’en était procuré un lot en Angleterre. Dix exemplaires. Il a bien voulu m’en vendre un…
— Une fortune, j’imagine.
— Top-secret, mon pote. Tu sauras rien de moi. Et je te dirai pas non plus le nom du forum.
Je lui envoie une bourrade, le remercie encore, puis nous nous asseyons.
— Dommage que t’aies pas pu passer hier soir, dis-je. On s’est fait une bonne petite fiesta.
— Y avait qui ?
— Sonia, Charles et Marc.
— Que des gens du journal… Soirée Écho des Traboules, donc.
— Tout à fait. Si t’étais venu, t’aurais pu parler à Sonia. Depuis que t’as rompu avec ton ex, ça fait combien de temps que t’as pas causé à une fille, commissaire ?
— Bon, bon, c’est promis : je tâcherai d’avoir moins de boulot l’année prochaine…
— T’as déjà dit ça l’année dernière.
— Je sais.
Marling baisse un peu la tête et je souris.
— Allez mister Maertens, culpabilise pas : je te charriais. Dis-moi plutôt pourquoi tu m’as « convoqué ».
Le commissaire abandonne rapidement son air confus.
— Eh bien… j’ai un meurtre sur les bras, Fred.
— Ça t’arrive presque tous les jours, non ?
— Oui, mais là… c’est un peu spécial.
— J’imagine.
— Le meurtre a eu lieu avant-hier à Lille et…
— À Lille ?…
— Oui. À Lille. Bon, je t’explique : j’ai un vieux confrère, là-bas, le commissaire Clément Vernaekel, qui m’a téléphoné hier pour me parler de ce meurtre qui le rend perplexe…
— Hem, comment se fait-il qu’un policier de Lille fasse appel à toi ?
— Il ne veut pas traiter l’affaire lui-même. Trop sensible. Alors il préfère me la confier plutôt qu’à ses collègues sur place. Comme il m’a rendu quelques services dans le temps, je peux pas refuser.
— D’ac. Je comprends. Mais pourquoi cette affaire est-elle trop sensible pour lui ?
— Il m’a dit qu’il m’expliquerait ça de vive voix.
— Bon. Et naturellement, je suppose que les instances supérieures sont d’accord pour que tu ailles là-bas…
— Oui. C’est inhabituel et pas très catholique, mais le proc de Lille et celui de Lyon sont OK pour la manœuvre.
— Et re-naturellement, je suppose que tu as parlé de moi à ce Vernaekel…
— Oui. Il tient à ce que tu participes à l’enquête…
Je me passe la main dans les cheveux et soupire.
— Ben mon vieux Marling, si tu commences à me trimballer aux quatre coins du pays, on n’est pas sortis de l’auberge…
— Mmh, je n’ai fait que parler de tes talents à Clément… et il a eu l’air convaincu.
— Ça fait loin, quand même, Lille…
— Ça nous changera d’air. Clément nous a dégotté un hôtel-restau sympa dans le centre-ville : le Stella, rue Faidherbe. On prend ma Lancia tôt demain matin et on y est en six ou sept heures. Et puis t’inquiète pas pour les dépenses : ce sera tout aux frais de la princesse.
— T’es sûr que je te serai indispensable ?
— Sûr.
— Tu t’es encore imaginé que, grâce à mon supposé « radar personnel », j’allais t’aider à retrouver rapidement le meurtrier.
— Le meurtrier est déjà identifié, Fred. Et hors d’état de nuire.
— Il a été coffré ?
— Non, l’équipe de Vernaekel l’a retrouvé mort sur la scène de crime.
— Mmh, attends, laisse-moi deviner : le meurtrier a exécuté sa victime, puis il s’est dézingué et les voisins ont appelé la police suite aux détonations.
— Exact.
— Alors si tu as la victime et son bourreau, qu’est-ce que je viens faire dans cette histoire ?
— Le mobile, Fred. J’ai besoin de toi pour m’aider à découvrir le mobile…
14 avril - 13 h 45 - commissariat central de Lille
Tout en nous décrivant l’affaire, le commissaire Vernaekel me jette de fréquents regards.
Sans me vanter, j’ose affirmer que je constitue le grand espoir de ce bonhomme. Je suis sa lumière, son dernier recours, LA solution. Et bien entendu, ses regards me mettent plutôt mal à l’aise… Car contrairement à ce qu’il semble croire, je n’ai ni baguette magique, ni boîte à miracles. Je ne suis que Fred Brawner, simple journaliste. Marling a encore dû exagérer et lui laisser entendre que j’allais tout résoudre d’un claquement de doigts ou d’un simple regard aux choses…
Ah ! Marling… mon vieux Marling… tu seras donc toujours persuadé que j’ai un don… Mais où vas-tu chercher tout ça ? Si j’avais un tel don, une telle intuition, je serais plus sûr de moi, non ? Je serais incapable d’interviewer des artistes célèbres comme je le fais — avec cette maladresse qui me caractérise et les séduit. Bon, d’accord, depuis qu’on se connaît je t’ai mis une ou deux fois sur la bonne piste, mais ça ne va pas fonctionner à chaque coup, tout de même…
Enfin bref, la réalité est là : je suis assis dans ce bureau avec ces deux commissaires, en plein début d’une béchamel ténébreuse : le 11 avril 2000, un dénommé Emmanuel Tardy a tué un dénommé Édouard Feldmann, puis il s’est suicidé. Et personne ne sait quels étaient leurs rapports avant le drame.
Pour en revenir à Vernaekel, je dirais que, question profil psychologique, c’est un sensible. Pas le genre gros dur. Il a l’air du gars bientôt retraité qui ignore toujours s’il est vraiment flic ou pas. D’une voix un peu lasse, il nous apprend qu’il a longtemps pratiqué la peinture en amateur — dans une association nommée Pôle Art — en compagnie de Tardy et de Damien Périer, le procureur de Lille. Il nous déclare ensuite que tous les trois ont sympathisé, qu’ils sont devenus proches, et que Périer et lui-même ont souvent été intrigués par l’air triste qu’affichait Tardy depuis quelques années.
Un air triste qui, selon eux, devait être lié à un événement grave survenu dans son existence.
N’ayant jamais trop osé le questionner, Vernaekel et Périer se retrouvent donc avec leur curiosité intacte et ils voudraient bien connaître son mobile.
Quel prétendu événement grave a poussé Tardy à tuer Feldmann puis à se suicider dans la foulée ?
Vous inquiétez pas messieurs-dames, me dis-je : Frédéric Brawner va vous démêler ça.
Mmh.
— En fait, nous ne voyions presque plus Emmanuel depuis environ quatre ans, précise Vernaekel. Il ne venait plus que rarement aux cours de peinture… Et à chaque fois que nous l’invitions à manger ou à prendre l’apéro, il refusait en disant qu’il se sentait fatigué.
— Problèmes de santé ? demande Marling.
— Je lui ai posé une seule fois la question et il m’a dit que tout allait bien. Le légiste vient d’ailleurs de me confirmer que, d’un point de vue physique, à part un peu d’asthme sans gravité, tout était normal chez lui. Organes relativement sains. Constitution robuste.
— Dépression, alors.
— Sans doute. Mais due à quoi ?
— C’est ce qu’on va essayer de découvrir, Clément. Dis-moi : ce Feldmann, tu le connaissais ?
— Non. J’ai simplement aperçu son nom deux ou trois fois dans le journal. Il était président d’une association qu’il avait créée : l’APE. Un truc pour les gosses.
— Et en ce qui concerne le procureur Périer ?
— Idem : il ne le connaissait pas plus que moi.
Marling hoche la tête, puis Vernaekel nous présente un sachet contenant un Luger P08.
— L’arme du crime, dit-il d’une voix toujours aussi lasse.
— Numéro de série limé… constate Marling en déballant le pistolet.
— Oui.
— Dis donc, Clément : sauf son respect, c’était quand même un drôle de zigue, ce Tardy, pour posséder une arme de guerre au numéro limé…
— Je ne sais plus trop quoi penser, Franz. Emmanuel ne m’a jamais parlé de ce pistolet… Cela dit, il y a eu des batailles dans la région en 39-45 : ce doit être une arme de dotation qu’Emmanuel — ou quelqu’un d’autre — a dérobée sur un soldat allemand mort.
— Possible. Mais pourquoi en avoir limé le numéro ?
— Aucune idée, répond Vernaekel en nous remettant un dossier intitulé « Tardy/Feldmann ».
Nous le parcourons en vitesse : photos de la scène de crime, portraits des protagonistes encore vivants, adresses et clés de leurs logements, auxquels s’ajoutent quelques informations concernant les deux hommes.
— Y a pas grand-chose, dit Vernaekel, gêné. Dès que j’ai su qu’il s’agissait d’Emmanuel, je n’ai pas tardé à tout suspendre. Je préfère que ce soit quelqu’un d’autre qui s’occupe de ça. Trop brûlant pour moi… Et je ne veux pas que mes flics s’en mêlent non plus… Emmanuel Tardy était un ami et j’estime que ce qui s’est passé ne les regarde pas…
— OK, fait Marling en refermant le document. Mais dis-moi : et le rapport d’autopsie ?
— Le légiste l’a terminé ce matin. Tu pourras le récupérer à l’Institut médico-légal. Rue Verhaegue. Quartier sud.
— Bon. Eh bien on va s’y mettre de suite, dit Marling en enfournant le dossier dans sa serviette. Rue Verhaegue, quartier sud.
— En bagnole vous en avez pour un quart d’heure. Tu montres ta carte au gars du parking, il te dégottera à coup sûr une place.
— D’accord, Clément. À plus tard.
— À plus tard, messieurs. À plus tard… Je préviens le légiste… Et bon courage…
14 h 35
Le médecin légiste qui nous reçoit ne ressemble guère à Christian Vauget, son homologue lyonnais avec qui Marling travaille à longueur d’année. Il se nomme Marius Bocqueret et c’est un petit homme chauve à l’air candide — affublé d’une blouse manifestement trop grande pour lui.
Avec un sourire cordial, il nous fait entrer dans la salle où il a installé les corps, suivant les directives de Vernaekel.
Nous nous approchons des deux tables d’autopsie. Sur chacune d’elles est étendu un vieillard blanc comme de la paraffine, la taille recouverte d’un drap.
Le plus proche de nous est l’assassiné. Édouard Feldmann. Barbu et chauve, il a un trou au niveau du cœur, un autre en plein front, et l’occiput dévasté. Mis à part ces blessures, il semble dormir, comme la plupart des macchabées.
Sur l’autre table est étendu son assassin. Emmanuel Tardy. Lui n’a pas de barbe, mais a tous ses cheveux. Une belle tignasse blanche. Ses lèvres sont brûlées et sa nuque détruite. Suicide classique : balle dans la bouche, d’où cervicales en compote.
Tardy et Feldmann étaient du même âge, dixit le dossier. Tous deux nés en 1920. Or, nous constatons que, contrairement à Feldmann qui possédait un physique quelconque, Tardy, malgré ses 80 ans, était encore beau et musclé. Une vraie force de la nature. Je rouvre le dossier et nous examinons un portrait de lui jeune : avec sa grande taille, ses cheveux blonds et ses yeux bleus, il faisait penser à une sorte de demi-dieu…
Lorsque le toubib commence à énumérer ses constatations, nous l’écoutons à peine. Après tout, ces deux hommes sont décédés et les dires de Bocqueret n’y changeront rien. Tardy a tué Feldmann avant de s’expédier, c’est un fait avéré, et on ne pourra revenir en arrière. Nous, ce qui nous intéresse, c’est le pourquoi. Pourquoi cette brutalité, pourquoi cette sauvagerie, pourquoi ces trois coups de feu quasi simultanés ?
Je dis « quasi simultanés » car je suis sûr que ça a dû être rapide. Le tueur a massacré sans traîner : beng, beng, deux balles tirées sur l’autre à cinq secondes d’intervalle, et l’instant d’après, la troisième entre ses propres mâchoires. D’ailleurs, les déclarations de Bocqueret corroborent : il est en train de nous affirmer que les deux hommes sont morts presque en même temps — température de leur foie, de leur fondement, bref l’assortiment habituel des sacro-saintes autopsies…
Tout en nous confiant son rapport, Bocqueret rajoute que la balle qui a tué Feldmann est celle tirée dans le cœur — la circulation sanguine venait de cesser quand le deuxième projectile, tiré à bout portant, lui a ravagé l’encéphale.
Voilà. Marling et moi sommes donc dans cette morgue lilloise, en plein quartier sud, avec pour mission d’élucider ce foutoir.
La première chose qui vient à l’esprit, c’est qu’il s’agit d’une vengeance. D’une histoire de plat qui se mange froid. Tardy a dû remâcher longtemps un truc amer, il s’est retenu des années, puis la soupape a lâché et il a enfin réalisé le bilan sanguin : « Tiens ordure, voilà une balle pour ton cœur et une autre pour ton crâne. Pour être bien sûr que tu crèves… Et maintenant, vu que tu as totalement détruit quelque chose dans mon existence, j’ai plus qu’à crever moi aussi, espèce de raclure qui a tout gâché. »
Oui, ça s’est passé de cette manière. C’est évident. Mais ça n’avance pas à grand-chose de se ressasser la scène, car les protagonistes ne sont plus là pour nous éclairer…
Alors que nous reste-t-il à faire ?
Comment procède-t-on dans ces cas-là ?
Eh bien tout d’abord nous irons chez Feldmann, puis chez Tardy, en espérant que l’inspection de leurs logements et les enquêtes de voisinage nous apporteront des indices — les fameux indices censés nous aiguiller vers le mobile.
Ensuite…
Ensuite, je me mettrai à souhaiter que tout ça ne nous attire pas trop d’ennuis.
16 h 05
Édouard Feldmann vivait dans le Vieux Lille, au 3e étage d’un immeuble propret de la rue Voltaire.
Tandis que Marling déverrouille la porte de son appartement, je relis le maigre dossier.
Fils unique, célibataire et sans enfant, Feldmann était d’origine autrichienne. Il s’était installé en France en 1946, avait repris en 47 une épicerie prospère, puis avait créé en 50 l’APE — Association pour la Protection de l’Enfance. Il avait revendu son commerce il y a quelques années et occupait seul ce logement qu’il avait acheté et aménagé en 48. (Informations recueillies auprès des voisins, des commerçants du quartier et de l’APE.) La porte étant dépourvue de poignée extérieure, la police a ouvert le domicile avec le double que possédait le concierge et n’a constaté aucune effraction.
Donc la victime a ouvert à son assassin…
J’observe la porte dès notre entrée et je remarque qu’elle n’est pas équipée d’entrebâilleur.
Nous gagnons le salon et examinons les projections de sang puis les impacts des projectiles. Seule la balle destinée au cœur de Feldmann n’est pas ressortie — car fichée dans une de ses côtes dorsales. Celle tirée dans son crâne a laissé une marque sur le plancher, tandis que celle ayant tué Tardy a creusé un cratère dans le mur, près de l’entrée de la pièce.
Nous faisons un rapide tour du propriétaire… et je suis vite troublé par les splendides boiseries qui ornent les lieux.
Tout simplement car je n’arrive pas à ressentir le côté chaleureux qu’elles sont censées offrir à une habitation. L’appartement fait cossu, mais c’est tout. De plus en plus perplexe, je finis par penser que ces boiseries marron foncé sont plutôt là pour cacher quelque chose. Pour enterrer un truc au sein de leurs ténèbres. Oui, c’est ça : quelque chose ici fleure le malsain, le morbide. Mais je me laisse sans doute emporter par mon imagination…
Nous terminons la visite par un retour au salon, et Marling me demande ce que j’en pense.
Je ne dis rien mais j’ai envie de rire. D’ailleurs je ris intérieurement. Je me compare à une espèce de « baromètre » qu’il baladerait un peu partout en vue d’obtenir la vérité. J’en viens même à me prendre pour un phénomène de foire qui, lorsque le directeur de L’Écho des Traboules ne voudra plus de lui, proposera ses services à Barnum ou à l’Amicale des Policiers Déboussolés.
Bon allez, cessons de déconner et tâchons de répondre à Marling.
— Pour l’instant j’en pense rien, annoncé-je en m’approchant de la bibliothèque.
Je caresse un instant ses boiseries, sombres également. On dirait vraiment que leur propriétaire a voulu, grâce à elles, se couper de la lumière du monde. Et cacher des noirceurs dans leur obscurité.
Oh ! Comme c’est bien dit, Brawner : « Cacher des noirceurs dans leur obscurité ». Superbe. Mais ça ne fait guère avancer la machine.
Je continue à regarder la bibliothèque. Sa teinte m’« envoûte » littéralement. Elle me fait penser à la pluie, à la désolation, la mort. Pourtant les livres alignés sur ses étagères ne sont pas forcément tristes : il y a là tous les titres et auteurs universellement connus. On se croirait au rayon littérature d’un vide-greniers. C’est un peu comme si…
… Mais non, je délire…
Allez Fred, laisse aller tes pensées — Marling s’impatiente, suspendu à tes lèvres.
Laisse aller tes pensées puis trie-les afin de ne lui donner que les bonnes.
Bon… alors… c’est un peu comme si Feldmann s’était « fabriqué » une existence bien plan-plan. Comme s’il souhaitait passer pour un autre et…
Pff, je déraisonne. L’ambiance de cette enquête me tourneboule, voilà tout. La visite à la morgue m’a impressionné, donc je me mets à fabuler. Et puis Marling m’a tant bassiné avec mes « antennes », que je finis par me croire surdoué.
En me sentant obligé d’imaginer, de broder, à tout prix.
Dans tous les sens.
Alors qu’en résumé, je ne sais plus où j’en suis.
Prenant un air inspiré, je survole de nouveau les titres des bouquins. Leur relecture, conjuguée à la noirceur des boiseries, ravive mon malaise…
Stop. Allons Brawner, ressaisis-toi. Si Feldmann avait fait installer des boiseries marron hyper foncé, ça n’en fait pas un Belzébuth pour autant…
— T’en penses toujours rien ? demande Marling.
— Toujours rien.
— On attaque la fouille ?
— On attaque la fouille.
*
Conformément aux ordres de Vernaekel, rien n’a été saisi dans le logement, à part les corps des défunts. Nous retournons au salon après n’avoir rien trouvé d’intéressant dans les autres pièces. Tandis que Marling ausculte divers meubles, je m’empare de l’agenda de Feldmann posé sur un bureau.
L’objet, comme l’indique sa couverture, lui a été offert par une compagnie d’assurances. Et il est quasi désert. Excepté des rendez-vous réguliers à l’APE, il n’y a aucune annotation.
Mmh, ce Feldmann semblait avoir peu d’amis et ne pas voir grand monde…
Je délaisse l’agenda et ouvre une commode au hasard.
Celle-ci contient un album-photos.
C’est relativement intéressant, les photos.
Relativement intéressant.
Je m’empare de l’album et, au fil des pages, je découvre la jeunesse d’Édouard Feldmann. D’abord bébé en gros plan tenu dans des bras, puis, plus âgé, posant en pied avec ceux qui devaient être ses parents, oncles, tantes, cousins, cousines (airs de famille)…
Rien d’extra là-dedans.
Du noir et blanc classique.
Sauf qu’à un moment, sur un portrait de Feldmann post adolescent, j’aperçois un regard.
Un drôle de regard capté au vol sur cette photo instantanée…
C’est intéressant, les regards.
Carrément intéressant.
Une pensée me vient et je réfléchis un moment. Ensuite, l’album-photos à la main, je m’approche de Marling occupé à fouiller un placard aussi sombre que les boiseries.
— Barbie, dis-je alors qu’il referme celui-ci avec l’air bredouille.
— Pardon ?
— Barbie, répété-je en lui montrant l’instantané. Klaus Barbie. Et aussi Josef Mengele.
Marling scrute l’image.
— Tu veux dire qu’il s’agit de Barbie ou de Mengele jeunes ?
— Non. C’est bien Feldmann. Avec ses cheveux et sans barbe. On reconnaît bien le haut de son visage…
— OK, et alors ?…
— Alors, sur cette photo, il a le même regard.
— Que Barbie et Mengele ?
— Oui, dis-je en posant l’album sur le bureau. Si tu regardes des photos du procès de Barbie et certains portraits de Mengele, tu constateras que, sur cet instantané, Feldmann a le même regard. Un regard d’oiseau. D’oiseau de proie.
— D’oiseau de proie ?… Bon, si tu le dis. Et ça signifie quoi ?
— Je sais pas encore vraiment. Mais ça me paraît être un indice intéressant.
— Si tu le dis.
— On devrait aller sur Internet, Marling, pour comparer ce portrait avec ceux de Barbie et de Mengele. Juste pour voir.
Au lieu de répondre, Marling me fixe une fraction de seconde. Je connais bien ce genre de regard… C’est quand il se met à douter de moi. Qu’il se demande s’il a bien fait de m’embaucher…
Eh oui : Marling est capable de me faire totalement confiance, de me « déifier », puis de douter soudain de mes capacités.
Réaction tout bêtement humaine.
— D’accord, finit-il par dire : on ira sur Internet. Ton « indice intéressant » me paraît maigre, mais on ne sait jamais. (Il saisit l’album-photos, qu’il se met à feuilleter machinalement.) T’as rien remarqué d’autre ? demande-t-il en relevant la tête.
— À part que l’agenda de Feldmann est désertique, non. Rien de notable pour l’instant. Et toi ?
— Rien non plus.
— On démarre l’enquête de voisinage ?
— C’est parti.
*
Sans faire la moindre pause, nous interrogeons des voisins, des commerçants proches, ainsi que la personne qui a repris l’épicerie de Feldmann.