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« Sans jamais élever la voix, mais avec passion, il parlait du courage humain et, plus particulièrement, de celui des hommes du 6 juin 1944. Nous étions assis dans son cabinet de travail, vaste pièce ovale inondée de soleil. Autour de lui, accrochés au mur, les tableaux représentaient des batailles navales et des marines. Il y avait aussi, croisés, les sabres d’abordage du XVIIe siècle auxquels il tenait tant. La pièce était pleine de l’histoire de notre pays. Tout à coup, il constata qu’il n’était jamais allé en Normandie. Il ajouta que l’un de ses plus chers désirs était de voir un jour Sainte-Mère-Église, la pointe du Hoc et les plages d’invasion. Celle d’Omaha en vérité, remarqua-t-il avait dû être « un vrai chaudron de sorcière ».

Il désirait marcher à partir de la frange des vagues droit sur les falaises à pic afin de recréer de ses propres yeux la vision de ce qu’avait dû être le champ de bataille. « Chacun, affirma-t-il, devrait, à quelque moment de sa vie, faire le pèlerinage de Normandie, visiter les plages et les cimetières non pas seulement pour pleurer les morts, mais pour ne jamais oublier le courage de tous ».

Un jour, m’assura-t-il, il irait lui-même.

Puis, faisant un geste vers son bureau flanqué de son étendard personnel et de la bannière étoilée, il ajouta en souriant : « Si jamais j’en ai l’occasion ».

Nous étions le 19 juillet 1963, un peu avant midi.

L’homme qui parlait était John Fitzgerald Kennedy. »

Cornelius Ryan
in Paris Match, 6 juin 1964

PRÉFACE

Le Débarquement et la Bataille de Normandie, en dehors des approches historiques, ont inspiré bien des genres : films de fiction, documentaires, bandes dessinées, romans, témoignages, livres pour la jeunesse… des thrillers aussi, tel La Lune d’Omaha de Jean Amila auquel l’auteur adresse d’ailleurs un clin d’œil.

Patrick Amand a choisi de nous offrir ici une douzaine de nouvelles, mêlant astucieusement réalité et fiction. Réalité car l’arrière plan historique est toujours bien présent, y compris dans les moindres détails. Patrick Amand est parfaitement documenté et il est difficile de le prendre en défaut. Sur un fond de réalité, il a su greffer des récits où son imagination – fertile et débridée – se donne libre cours.

Ces histoires sont-elles vraiment imaginaires ? Au départ, elles sont le plus souvent inspirées d’un fait réel ; ce qui n’échappera pas aux passionnés du Débarquement, même si les noms et les lieux ont été changés. Derrière le pseudo parachutiste britannique, « Will Tucot », on reconnaîtra aisément Howard Manoian, faux parachutiste mais véritable imposteur, qui exploita des années durant la crédulité des gens de Sainte-Mère-Église jusqu’à ce que la supercherie soit découverte en 2009.

L’avion de transport C-47 SNAFU Special, héros d’une autre nouvelle, est bien celui que l’on peut voir au musée de la batterie de Merville ; heureusement les membres de l’équipe qui s’est occupée de son rapatriement d’un lointain pays de l’Est vers la Normandie n’ont pas connu le sort funeste que leur réserve Patrick Amand dans La Malédiction du Dakota.

De même, le char Bold qui trône paisiblement sur la place de Gaulle à Courseulles, sauvé des eaux par un certain « Jean Lornois » alias Jacques Lemonchois, se retrouve, lors du 40e anniversaire du Débarquement, à l’origine d’un massacre en règle d’invités allemands perpétré par deux vétérans canadiens tout à la joie d’avoir retrouvé « leur » char… et quelque peu éméchés.

On le devine, Patrick Amand aime l’humour noir et les dénouements hitchcockiens. Nous aussi. Il ne déteste pas non plus l’uchronie, cette réécriture de l’Histoire à partir d’un événement du passé modifié. Partant de l’hypothèse d’un assaut allié sur les côtes normandes le 6 juin 1944 repoussé par les Allemands, il nous décrit - dans un épisode délirant - ce qu’aurait pu être le monde bien des décennies plus tard ; un monde qu’il vaut mieux avoir évité. Une façon peut être, par cette pirouette, de rappeler l’importance et de saluer la portée du Débarquement dont nous commémorons le 70e anniversaire.

Jean Quellien

Professeur émérite

Université de Caen Basse-Normandie

OMAHA BLUES

« C’était une de mes sensations préférées lorsque nous avions fait l’amour. Mary m’embrassait dans le cou tout en laissant sa langue effleurer la racine de mes cheveux. Cela me procurait un sentiment inouï, une chaleur indescriptible qui me faisait frissonner durant de longues secondes ».

Mais là, cette sensation de chaleur, ce n’était pas Mary, mais Slim… Jim O’Gara avait réussi le tour de force d’évacuer la réalité du moment pour se plonger dans des souvenirs tellement merveilleux…

Il était 6 h 30 dans le LCVP PA 26-28 qui amenait le 16th Infantry Regiment de la 1st Infantry Division sur la plage de Colleville-sur-Mer, secteur Fox Green, ce 6 juin 1944.

« Ce con de Slim Slawter venait encore de me dégueuler dans le cou. Il avait tellement vomi depuis notre départ de Porstmouth, que je me demandais comment il pouvait encore m’asperger de bile ! »

Autour de la barge, résonnait un bruit si assourdissant que personne ne pouvait se parler, se regarder, communiquer. Ça canardait dans tous les sens et là, malgré l’entraînement, les avertissements des chefs, tout le monde se disait bien : « Chacun sa merde ! ! ! »

O’Gara faisait partie de ces vétérans de la 1 Division d’Infanterie de l’armée des États-Unis. Les durs à cuire qui avaient fait les débarquements en Afrique du Nord en 1942, en Sicile en 1943 et qui de nouveau se retrouvaient en première ligne ce 6 juin 1944 en Normandie.

« C’est bon ! Que l’Amérique se trouve d’autres héros ! » marmonnait O’Gara depuis le départ de l’Angleterre.

Et pourtant, c’était bien sur les épaules des vieux grognards de la « Big red one » — surnom donné à la 1ère division d’infanterie, au regard du badge qui les stigmatisait : le grand N° 1 de couleur rouge — que reposait une des clés du Débarquement de Normandie : la prise du secteur baptisé Omaha Beach par le Commandement Suprême des forces alliées.

Lorsque la rampe du LCVP s’abaissa, l’enfer se déchaîna. À peine descendu, O’Gara vit la tête de Slim voltiger en l’air et le reste de son corps couler à pic. La moitié des GI présents disparurent en l’espace de quelques secondes, soit tués, soit noyés.

La chance ou le destin firent que Jim O’Gara, une nouvelle fois, fut vivant, mais en première ligne. Il s’évertua à avancer sans réfléchir au milieu des cadavres, dans cette eau glacée, pendant que les balles sifflaient au-dessus de sa tête. Il atteignit non sans mal un tétraèdre — ces pieux en béton dressés sur les plages par les Allemands pour éventrer les embarcations des « envahisseurs ». À marée basse ces objets machiavéliques étaient de précieux abris pour ces soldats livrés à eux-mêmes.

« Cette fois, ça y est : je vais y passer. Les statistiques de survie après trois débarquements sont trop infimes ».

C’est au pied d’un « hérisson tchèque » — ces satanés obstacles antichar composés de pièces en acier soudées entre elles en angle déployé - que O’Gara décida de la tournure qu’allait prendre « sa » guerre.

Ça devait maintenant faire une bonne heure qu’il attendait à environ 200 mètres de la plage balayée par les tirs continus des Allemands. La mer était rouge sang à ce niveau. Les vagues d’assaut se succédaient avec leurs lots de morts et de blessés. Tout le monde était bloqué sous le feu de la mitraille des fusils-mitrailleurs allemands sur cette plage qui allait bientôt être affublée du surnom de « Bloody Omaha ».

O’Gara regardait les soldats se faire faucher autour de lui. Lui était entouré de cadavres ou de morceaux de corps épars. Il sentait bien que ce débarquement n’était pas pareil aux autres. Pour la première fois les Alliés allaient être repoussés à la mer. Donc, il valait mieux ne pas être trop avancé sur la plage.

C’est en pleine réflexion sur son devenir qu'O’Gara reçut sur le dos une masse : le sergent Johnson débarquait à son tour…

« Il fallait que ça tombe sur moi ! Ce vieux débris de Johnson. La quintessence du militaire abruti… Jugulaire, jugulaire. Celui qui nous en a fait chier plus que tout pendant ces mois d’entraînement. »

— Ça va fils ? Je t’observe depuis un moment. Vu que tu n’as pas bougé depuis une bonne heure, je me suis servi de toi comme repère. Tu es blessé ?

L’eau rouge du sang de ses camarades et le bas de son treillis en lambeau lui indiquèrent une réponse toute trouvée pour son sergent :

— Ahh ! Jambe inutilisable. Ahh ! Déchiquetée… Ahhh ! Regardez ! En attente de secours…

Johnson, le regard vers d’autres exploits héroïques, dit seulement à O’Gara :

— Tiens bon soldat ! On reviendra te chercher ! L’Amérique n’oublie pas ses fils !

Il s’élança comme un fou vers la plage qui voyait de plus en plus s’accumuler les cadavres.

***

La sortie d’Omaha Beach commençait à s’effectuer. Pour autant, après une traversée de la plage pour le moins périlleuse, O’Gara avait trouvé refuge derrière un amoncellement de galets et de ferrailles qui lui offrait une protection inespérée. Il y avait autant de débris matériels que de corps sans vie. C’est au milieu de ce spectacle de désolation que le Private Jim O’Gara, vétéran de l’US Army, aux campagnes militaires auréolées de gloire, décida qu’il allait disparaître dans le tumulte des bombardements et fusillades.

« Si je ne me casse pas de ce champ de bataille, c’est sûr que j’y laisse ma peau. »

O’Gara réfléchissait au meilleur moment et à la meilleure manière de déserter. Il avait un avantage pour lui : de père Irlandais, sa mère était d’origine française. Éprise de culture, elle s’était fait un point d’honneur à éduquer son fils aux rudiments de la langue de Molière. En travaillant son accent, quoique relativement peu marqué, il pouvait aisément se fondre dans la population civile française.

Le bruit était démentiel autour de lui. Les balles sifflaient de plus en plus. Les râles des soldats mourant sous la mitraille allemande étaient de plus en plus forts. L’armée américaine n’avait pas l’air disposée à sortir de ce bourbier rapidement. En se retournant vers la mer, O’Gara contemplait le désastre. Des dizaines de barges dégueulaient des GI’s qui allaient pour la plupart se faire ouvrir le ventre par les rafales ennemies. Mais au bout d’un moment, les cibles furent plus nombreuses que la force de frappe allemande. Donc, de-ci, de-là, certains téméraires arrivaient à braver ce déluge de feu et rejoindre les éléments les plus avancés sur la plage. C’était là le « génie » de l’armée américaine : faire débarquer sur les plages plus de soldats que de balles allemandes qui mathématiquement ne pourraient pas aligner tout le monde.

O’Gara observa un soldat qui zigzaguait entre les obstacles avec une science militaire d’une précision qui ne pouvait laisser l’ombre d’un doute sur l’identité du héros du moment : un sous-officier zélé ou un fayot qui avait bien répété les mouvements maintes fois reproduits lors des entraînements. Quoi qu’il en soit, le brave sautait d’obstacle en obstacle, jouait avec les épaves de chars, les « hérissons tchèques » les tas de cadavres et narguait ainsi les balles du III ème Reich. Le héros se dirigeait ainsi sur lui. O’Gara se planquait, très embêté d’être dérangé au beau milieu de son plan de désertion. Mais bon, … « Super GI » allait bien vite prendre sa route vers la gloire ou… une bastos entre les deux yeux.

« Johnson ! Merde ! Qu’est-ce qu’il fout là ce con ! Je le croyais déjà à Caen. »

Le sergent Johnson vint s’affaler à côté d’O’Gara. Trempé, couvert d’algues, le regard injecté de sang.

— Putain, les Krauts ! M’auront encore pas eu ! Trois fois que je fais l’aller-retour sur cette putain de plage pour ramener le matériel de destruction des barbelés. ILS NE M’AURONT PAS ! ! !

Johnson parlait tout seul, exultait… avant de s’apercevoir de la présence de quelque chose de vivant à ses côtés.

— Ah, fils… Tu vas m’aider à emmener ces torpilles Bangalore là-bas !

Tout en indiquant les hauteurs dominant la plage, Johnson se retourna et croisa le regard d’O’Gara. Il reconnut le soldat croisé quelques heures avant, coincé dans l’eau, blessé.

— Putain, c’est toi ! Bravo fils, t’as réussi à rejoindre la plage ! Et là tu es coincé dans ce trou.

Le regard de Jim O’Gara rabaissa de quelques mesures l’enthousiasme militaro-patriotique de Johnson : il venait de comprendre qu’en face de lui se tenait un lâche et non un héros.

— Putain, ta jambe déchiquetée ! C’est du pipeau ! T’as rien mon salaud ! T’as laissé tes frères se faire dézinguer à ta place planqué derrière tes bouts de fonte ! !

O’Gara ne savait que dire. Il pensait juste que son plan tombait à l’eau et que non content d’échapper à la mort sur cette plage normande, il risquait le peloton d’exécution quelques mètres plus loin et quelques jours plus tard. C’était trop con. Maintenant qu’il avait décidé de mettre les bouts et d’en finir avec cette guerre qui de toute façon allait se poursuivre pendant des mois et des mois jusqu’en Allemagne… et sûrement au Japon.

Pendant que Johnson vociférait comme un fou, O’Gara sortit sa dague et tout naturellement l’enfonça dans le ventre de son sergent. Il l’enfonça si fort que ses doigts se retrouvèrent dans les viscères de son supérieur. Le bruit alentour couvrit l’agonie de Johnson qui pissait le sang par la bouche. O’Gara repoussa le corps inerte sur plusieurs cadavres qui gisaient non loin de là.

« Voilà, les dés sont jetés. »

O’Gara n’avait plus beaucoup de choix maintenant. Il retira la dague et la balança au milieu des galets en contrebas. Il retourna le corps de Johnson face contre terre pour ne plus voir sa sale gueule.

Il dégagea le corps d’un des GI étendu sur ce coin de plage. Un des cadavres avait la tête à moitié brûlée, arrachée… méconnaissable. O’Gara enleva le Dog Tag, plaque d’identité militaire, du cou du macchabée et la changea avec la sienne.

Jim O’Gara venait de mourir sur cette plage d’Omaha Beach. Il s’appelait désormais Peter H. Robery. Pour déserter, ça allait être beaucoup plus pratique afin de brouiller les pistes.

***

O’Gara passa la journée planqué au beau milieu d’un amas de chars déchiquetés en bordure de la plage. Tout s’agitait autour de lui : les tirs, les hommes… Personne ne vint à proximité de ce tas de tôle où, dans un recoin, il réussit même à s’assoupir quelques minutes.

À la tombée de la nuit, O’Gara sortit de sa planque et rejoignit les soldats en position quelques mètres plus loin. Tout était confus, désorganisé. Des rumeurs de contre-attaque allemande laissaient tout le monde sur le qui-vive. Des soldats étaient planqués dans des trous individuels.

O’Gara se fondit dans ce fatras et rejoignit un campement où le soldat Robery qu’il était devenu fut accueilli avec indifférence comme un nouveau rescapé du « désastre victorieux » d’Omaha Beach.

***

O’Gara se fit des plus discrets dans le campement de fortune installé vers St-Laurent-sur-Mer. Le badge de son unité arraché de sa veste, il naviguait sans mal dans ce joyeux foutoir guerrier sur lequel planait constamment la menace d’un sursaut de l’armée allemande.

Le soleil se couchait tranquillement sur cette journée funeste.

Dès l’aube, O’Gara partit seul sur les chemins de la campagne normande. Ça ne paraissait pas surprenant que ce soldat recherche son unité.

Il croisa en route deux soldats de la 1st DI complètement paumés eux aussi. Sans se poser de questions, les trois hommes se regroupèrent et firent le chemin ensemble, étonnamment sans croiser d’ennemi, sans aucune escarmouche. Sans s’en rendre compte, ils avaient emprunté un couloir de quelques centaines de mètres que les Allemands n’avaient pas couvert. Ce corridor leur parut interminable tout autant qu’étrange, semblant être habité par des forces maléfiques. Ils y étaient dans ce merdier normand ! Mais avec une sensation étrange : pas d’ennemis en vis-à-vis, d'explosions de mortier et autres fusils-mitrailleurs…

Après une journée d’errance dans l’arrière-pays normand, — O’Gara crut apercevoir une pancarte indiquant la commune de « Formigny » — les trois compères de fortune trouvèrent une grange pour se reposer. Sans rien dire, les propriétaires du lieu, les Gauthier, des paysans du bocage qui avaient bien observé l’arrivée des soldats, vinrent voir les libérateurs tout en leur amenant de quoi se restaurer.

***

Des tirs de 88 réveillèrent les trois soldats, frères d’armes paumés en terre étrangère tout autant qu’en territoire ennemi. Sentant la canonnade qui se rapprochait, Firmin Gauthier ne souhaitait pas plus développer sa « collaboration » avec les troupes de l’Oncle Sam, après des années d’un certain confort avec l’occupant vert de gris. Les héros furent prestement remerciés et priés d’aller libérer la France un peu plus en avant dans les terres…

« Peter », Joe Bullway et John Tuck partirent donc libérer le reste de la France.

O’Gara gardait en tête son dessein d’après débarquement. La quiétude apparente de ce coin de Normandie ne devait pas lui faire oublier que sauver sa peau c’était tout simplement aujourd’hui abandonner ses oripeaux de l’armée américaine pour se fondre dans un monde en folie abandonné par la raison des hommes. Le champ de bataille témoignait de cette aliénation.

En discutant, très innocemment, O’Gara avait presque réussi à convaincre Joe Bullway de le rejoindre : ce paysan du Kentucky s’était engagé dans l’armée pensant revenir un an plus tard au pays en héros. Au bout de deux ans, il écrivait à sa petite amie qu’il allait bientôt se faire trouer la peau en Europe.

« Ce connard ne va pas me suivre. Trop pleutre ! N’éventre pas un sergent de l’armée des États-Unis d’Amérique qui veut ! ».

Nouvelle ferme : les trois soldats furent accueillis en héros. Tout le monde était là dont les Résistants emprunts d’admiration pour les GI’s et fiers d’arborer leur arsenal de guerre qui avait tant servi depuis 1943 pour le groupe FTP « Ravachol ».

***

Les soldats perdus furent accueillis avec enthousiasme dans le groupe de Résistants. Les GI’s ne furent pas effarouchés par l’accueil, bien contents de s’affranchir de la hiérarchie pour mener leur guerre. Guerre que souhaitait quitter le plus vite possible le Private O’Gara. Les contacts rapidement pris avec les combattants FTP lui laissèrent des éventualités de sortie de guerre très intéressantes : un officier du groupe Ravachol, cadre du Parti Communiste, ne voyait pas d’un mauvais œil le ralliement d’un fils de l’Oncle Sam à la libération patriotique et indépendante du territoire national.

Lorsque le 10 juin 1944 l’action conjuguée des FTP « appuyés par l’armée américaine » permit de réduire à néant le point d’appui 104 aux alentours de St-Laurent-sur-Mer, les correspondants de presse US se précipitèrent pour couvrir ce haut fait d’armes. Le même jour que le massacre d’Oradour-sur-Glane. O’Gara ne voyait pas d’un bon œil cette déferlante de communicants. Mais il était, comme ses camarades, porté en héros : après la boucherie d’Omaha Beach, l’Amérique voyait là un « struggle for life » comme ce grand peuple les aime tant.

Une déferlante médiatique s’abattit sur cet événement. Stars and Stripes, journal des forces armées américaines sur le théâtre des opérations en Europe en fit sa Une le 14 juin. O’Gara avait un sentiment mitigé. La gloire de ce haut fait d’armes — quoiqu'un tant soit peu exagéré — pouvait lui procurer une « retraite dorée », mais il allait falloir relever l’épreuve de l’usurpation d’identité : pas sûr que le soldat Peter H. Robery soit très prolixe.

***

Le 21 juin 1944, une jeep de la Police Militaire se présenta au camp situé dans l’arrière-pays de St-Laurent-sur-Mer.

Les MP se dirigèrent vers la tente du commandement du camp et firent appeler sur-le-champ le Private Peter H. Robery.

O’Gara s’attendait à de nouvelles congratulations de je ne sais qui : les anciens de la bataille de la Marne, l’association du souvenir combattant anglais…

L’adjudant Charles prit sa respiration :

— Soldat Peter H. Robery, Scotland Yard nous a chargés de retrouver l’assassin de Jeannie Mouthwall, résidant 19 Downing Street retrouvée étranglée le 7 juin 1944 au matin par des voisins. Après une enquête des plus sérieuses, il apparaît que :

— Jeannie Mouthwall fréquentait un soldat américain ;

— Ce soldat lui a rendu visite dans la nuit du 31 mai au 1er juin 1944 ;

— Jeannie Mouthwall a été étranglée avec son bas cette nuit-là ;

— Une dague réglementaire de l'armée des États-Unis, portant la mention « Peter H. Robery » a été retrouvée sur place ;

En conséquence, nous vous informons que nous vous condamnons à mort pour le meurtre de Jeannie Mouthwall.

O’Gara bredouilla juste :

— Mais… Il faut un procès pour m’entendre… Ce n’est pas possible. C’est une erreur ! Écoutez, je…

— Êtes-vous en mesure de nous présenter votre

dague ?

— Non… Mais parce que…

— La justice militaire américaine — incorruptible et intraitable comme l’a rappelé le Commandant Suprême du corps expéditionnaire Allié, le général Eisenhower — compte tenu des efforts consentis par nos alliés britanniques, moins de deux semaines après le Débarquement, n’a que faire de vos jérémiades !

***

Le 3 juillet 1944, le soldat Peter H. Robery fut pendu à l’orée d’un petit village normand.

Le même jour, Madison O’Gara reçut un courrier de l’armée des États-Unis lui annonçant que son fils Jim était « mort au combat » sur les plages de Colleville-sur-Mer pour libérer le monde libre du joug nazi.

NOS DEUX VIES POUR VOTRE LIBERTÉ

« Nos deux vies pour votre liberté ».

Tel était le slogan, la marque de reconnaissance que les deux vétérans s’étaient donnés depuis le milieu des années 80, ce moment où ils s’étaient rencontrés lors de commémorations du Débarquement.

Le Maire de la commune de Canteville, grand humaniste lorsqu’il ne magouillait pas dans des combines politiques, avait tout de suite mis en avant l’aventure des deux hommes — ennemis d’hier — aujourd’hui unis dans la célébration. Il avait su jouer de la présence bénie de ces deux vétérans dans sa commune.

Les deux anciens combattants étaient devenus de véritables complices. Loin du choc de l’acier, des tirs croisés et des exploits guerriers, Karl Montag et Will Tucot avaient réussi à abolir tous les ressentiments qui pouvaient exister depuis 1944.

Entre eux, n’existait aucune amertume. C’était main dans la main que les deux papys allemand et anglais prodiguaient la bonne parole pacifiste auprès des collégiens et lycéens de la région. Colloques, conférences, expositions… Leur volontarisme était à la hauteur des sollicitations. Et à chaque cérémonie, ils étaient tous les deux en première ligne. « Une fois de plus » comme ils aimaient à le rappeler.

***

Will Tucot, 20 ans, le para de la 6th Airborne, parachuté dans la nuit du 5 au 6 juin, chargé avec 200 de ses compagnons d’enlever le point d’appui fortifié à l’est de l’embouchure de l’Orne. Point d’appui qu’ils avaient surnommé « Bunker Adolf ».

Sur son chemin, Karl Montag, 22 ans, Grenadier dans la 716eme division d’infanterie, affecté à la défense de ce point d’appui, crucial sur le flanc ouest des futures zones du Débarquement.

Les combats furent intenses et meurtriers en ce ciel d’été 1944. Des pertes par centaines des deux côtés. Des canons, pris, repris… changeant de mains toutes les deux ou trois heures.

Puis ça avait été le raz-de-marée côté allié, qui se solda par les derniers morts et premiers prisonniers allemands.

Blessé, Montag s’était retrouvé dans un hôpital de fortune monté à la hâte sur le terrain. En plein cœur des combats sa compagnie était sur le point de se rendre, le drapeau blanc allait être hissé au sommet d’un pommier lorsqu’une pluie d’obus de mortier s’était abattue sur eux. Soudainement submergés, les soldats sortirent les uns après les autres de leur abri en hurlant des « Kamarads » « Der krieg ist beendet »… Oui, la guerre était bien finie pour eux et commençait la captivité pour les plus chanceux, une douloureuse agonie pour les blessés graves. Karl Montag avait eu l’épaule droite et le cou salement endommagés. Cinquante ans plus tard il en conservait une raideur qui l’empêchait de tourner la tête vers la droite. Mais il remerciait chaque jour Dieu de l’avoir gardé en vie sur terre. Les conditions dans