« Il y a eu deux Marat… le Marat que tout le monde sait… et l’autre Marat, dont personne aujourd’hui ne soupçonne l’existence, celui qui fut l’élève et l’admirateur de Rousseau, l’ami de la nature, le savant auteur de plusieurs découvertes dignes de Newton dans la chimie et la physique, l’écrivain énergique et coloré qui a fait un livre de philosophie digne du philosophe de Genève… celui-là n’a écrit que des ouvrages scientifiques, philosophiques et littéraires ; il était médecin des gardes du corps du comte d’Artois ; il mourut ou plutôt il disparut à la fin de l’année 1789, pour faire place à son homonyme… »
Ces lignes, écrites par Paul Lacroix, en guise d’avant-propos, pour une réimpression d’un Roman de Cœur de Marat, expliquent la genèse de cet ouvrage.
Une question se posait : Marat avait-il été méconnu comme savant, pour s’être jeté, à corps perdu, dans le mouvement qui entraînait alors tous les esprits ? L’injustice de ses contemporains l’avait-elle poussé à changer de route ? Ne se fut-il pas livré à des travaux de science et de philosophie, si ces travaux lui avaient rapporté l’honneur et le profit qu’ils méritaient ; si les Académies ne s’étaient coalisées, en quelque sorte, pour tenir ses découvertes sous le boisseau ; si Voltaire et les encyclopédistes n’avaient pas foudroyé de leur dédain son livre de l’Homme ?
Sans songer à réhabiliter Marat, pouvait-on au moins plaider les circonstances atténuantes ?
Dans toute la période de sa vie qui précède la Révolution, Marat, à diverses reprises, occupe l’opinion, tentant, par tous les moyens, de s’imposer à l’attention publique.
Il publie un traité de physiologie, plein d’idées neuves et hardies. « Par malheur, il ose s’attaquer à la secte des Philosophes, surtout à Helvétius et à Diderot. Il fut écrasé, ou plutôt étouffé dans l’obscurité. »
Il cherche à élucider les problèmes les plus ardus de la physique et présente aux corps savants le résultat de ses travaux. Malgré un mérite très réel, reconnu par les critiques de son temps, en dépit de l’empressement des savants du monde entier à assister aux cours et aux expériences du novateur, tout le mandarinat se lève, comme un seul homme, contre l’audacieux qui refuse de niveler, sous les formules académiques, l’originalité de ses conceptions.
Pourvu d’un diplôme de docteur en médecine, conféré par plusieurs Universités d’Angleterre, précédé d’une grande réputation d’habileté, Marat, dès son retour en France, obtient une des charges les plus convoitées, une des situations les plus enviées à la Cour. Nommé médecin des gardes du corps du comte d’Artois, c’est-à-dire de l’élite des seigneurs qui approchent le frère du roi, il ne tarde pas à se faire une clientèle choisie.
Ses succès de praticien ont un tel retentissement, qu’on accourt de toutes parts solliciter ses consultations. Ses malades reconnaissants lui décernent spontanément le titre de médecin des incurables. Viennent les tracasseries et les déboires professionnels, et Marat, qui avait connu un instant la gloire, Marat, dont le nom allait être inscrit sur la liste des bienfaiteurs de l’humanité, se voit peu à peu contraint de renoncer à l’exercice de son art.
Plus tard, le mal physique minera lentement cette constitution d’une trempe si vigoureuse ; une horrible et douloureuse infirmité viendra s’ajouter aux tourments qui affectent, depuis de longues années, son être moral.
Celui qu’on a bafoué, qu’on a vilipendé, aigri par ces incessantes taquineries, aiguillonné par les tortures de la maladie, se retournera contre ses détracteurs et abusera de ses terribles prérogatives de justicier.
Aurons-nous maintenant le droit de dire que l’étude du Marat inconnu, c’est-à-dire du Marat avant la Révolution, présente quelque attrait ? Pourra-t-on juger, en toute équité, Marat le tribun populaire, Marat le démagogue, sans connaître Marat le savant ?
Ce n’est pas seulement une curiosité d’érudit qui nous a poussé à faire cette besogne ingrate qui consiste à compulser des documents ; c’est surtout le désir de contribuer à fixer un point d’histoire. Peut-être y a-t-il quelque témérité à esquisser une de ces physionomies qui semblent à beaucoup antipathiques d’emblée ; tant il est vrai que les sentiments instinctifs ne se raisonnent pas ! La conviction que nous poursuivions cette étude en toute conscience et sincérité nous a fait tout oublier.
Nous avons réuni patiemment les pièces d’un procès, nous avons constitué un dossier. Nous laissons au lecteur le soin de prononcer.
A.C.
En présentant cette deuxième édition d’un ouvrage depuis longtemps épuisé, à notre public, fidèle et sympathique, nous tenons à faire observer que c’est un livre, pour ainsi dire, neuf, que nous lui offrons. Non seulement l’ordonnance générale en a été modifiée, les chapitres ont été autrement distribués, mais nous en avons ajouté beaucoup de nouveaux : l’édition actuelle comprend, en effet, deux cents pages de plus que le tirage primitif. Nous avons, toutefois, cru devoir supprimer quelques documents justificatifs qui figuraient dans la première édition, renvoyant aux sources imprimées ceux qui désireraient en prendre connaissance.
Par contre, soixante-cinq gravures, y compris de nombreuses pièces inédites (citons, entre autres, le brevet de médecin des gardes du corps du comte d’Artois, un fragment d’ordonnance médicale de Marat, un reçu d’honoraires du même, le rapport original de l’Académie des sciences sur ses découvertes, une miniature et un autographe de sa sœur Albertine, des portraits, pour la plupart inconnus ou ignorés, de Marat et de Charlotte Corday), augmenteront, pensons-nous, l’attrait de cette deuxième édition, que nos lecteurs voudront bien accueillir avec leur bienveillance accoutumée.
LE VRAI MARAT
Le vrai Marat !… Il faudrait, à la fois, la conscience de l’historien, la sagacité du philosophe, la pénétration de l’analyste, pour étudier cette physionomie ondoyante et multiple.
Qui songerait à s’étonner de notre embarras, quand les contemporains eux-mêmes ont reculé devant ce masque insaisissable ? Ce n’est pas que nous ne soyons mieux placés qu’eux pour prononcer un jugement, mais la tâche est si délicate que nous serions presque tentés de l’abandonner avant de l’entreprendre.
« Tout le monde a voulu parler de Marat, écrit Fabre d’Églantine, tout le monde en a parlé ; chacun se l’est figuré d’après soi-même, chacun l’a peint à sa guise ; chacun l’a montré ou vu selon l’esprit de son parti, et selon le plus ou moins de lumière ou d’aveuglement, d’instinct ou de raison, de penchant ou de calcul qui déterminent le choix de ce parti. Il est résulté de cette complication de traits, sous lesquels on cherche Marat, non pas un portrait, mais une défiguration complète ; non pas un dessin, mais un barbouillage. »
Comment se prononcer en toute indépendance et surtout en toute vérité, sur un homme dont il reste encore à fixer l’image ? Et pourtant, celle-ci a été souvent reproduite, et dans des attitudes combien variées !
L’iconographie de Marat constitue, à elle seule, un volume. L’homme ne ressemblait pas toujours à lui-même, ce qui suffirait à expliquer cette apparente incohérence.
Le Marat mourant de David, la victime immolée « sur l’autel de la liberté », ne rappelle que de fort loin l’orateur triomphant de l’estampe de Duplessi. Le savant de cabinet ne se retrouve que vaguement dans la gravure fameuse représentant le conventionnel à la tribune.
D’aucuns ont mis en relief son rictus inquiétant, sa bouche sardonique, son faciès asymétrique, laissant volontairement dans l’ombre la fierté du regard, le pli découragé de la lèvre, les rides frontales du penseur.
Tantôt on le voit assis à sa table de travail, tenant, d’une main ferme, la plume vengeresse ; tantôt on le surprend au milieu de ses collègues, dans une séance des Jacobins : alors, la tête devient médusante, les factieux peuvent trembler, le terrible Montagnard va apostropher, en termes indignés, les menées des Aristocrates et des Feuillants.
Puis on le trouve dans son intérieur, d’une prévenance attentive, « compatissant au malheur, se défiant 5 l’excès de ses emportements et de sa brusquerie, au point de demander pardon du moindre mot offensant à son entourage ». C’est le brave homme que nous représentent les images populaires, la tête coiffée d’un madras, la chemise négligemment ouverte, vêtu d’une houppelande aux larges basques, insoucieux de sa toilette et de sa santé.
Sa santé ! Elle lui manqua bien souvent, aussi bien la santé morale que la santé physique ; dans les angoisses de sa sensibilité maladive, il souffrit plus encore qu’il ne fit souffrir les autres.
Un écrivain, dont la psychologie pénétrante égale la délicatesse affinée du style, l’a clairement indiqué : « Cette violence intermittente, cette humanitairerie par intervalles, ce sont les résultats, ce sont les phases diverses de la maladie inflammatoire, par où son corps est quotidiennement incendié, et dont il essaie en vain d’éteindre la brûlure farouche, et de calmer les vésicantes démangeaisons, par des immersions et par des manœuvres hydrothérapiques, lesquelles parfois se prolongent pendant des journées tout entières. »
Voilà le mot vrai : Marat était un malade, justifiant à rebours l’axiome latin : Mens sana in corpore sano. Arrivent le prurit, les démangeaisons intolérables, l’individu devient sanguinaire et féroce ; ce qui ne l’empêche, par instants, d’être d’une tendresse exaltée, d’une sensiblerie pitoyable et, si l’on peut ainsi parler, d’un féminisme excessif, qui surprend chez un tel homme.
On a parfois comparé Marat à ce fou de génie, qui crut s’absoudre aux yeux de la postérité, en lui faisant par avance l’aveu de ses turpitudes : comme Rousseau, Marat fut hypocondriaque ; comme Rousseau, il s’exagéra les tracasseries dont il fut l’objet, et qu’il s’obstina, comme lui, à regarder à travers des verres grossissants. Mais, à l’encontre de Rousseau, il subit l’influence du milieu et de son époque. Il épancha sa bile en pamphlets, sa mauvaise humeur en arrêts de mort. Il eut plus de logique, mais moins d’éloquence que le sublime auteur des Confessions et de la Nouvelle Héloïse.
Aigri, plus que de raison, par les persécutions académiques, méconnu comme savant dans les sphères officielles, alors que les feuilles de tous les pays vantaient ses découvertes, on s’étonne moins que, dans la polémique, il ait perdu toute mesure et soit allé – nous l’expliquons, sans l’excuser – jusqu’aux plus regrettables voies de fait.
« Naturellement fougueux et obstiné, impatient de toute contradiction… capable de pousser le dogmatisme jusqu’au délire et l’intolérance jusqu’à la barbarie », ne va-t-il pas, un jour, jusqu’à provoquer le physicien Charles, sans autre motif qu’un dissentiment scientifique ? C’est qu’il entendait difficilement raison sur ce chapitre, ayant la faiblesse de grandir sa valeur à ses propres yeux, parce que ses émules ou ses rivaux s’obstinaient à la nier.
Connut-il, à vrai dire, la jalousie mesquine, l’envie dégradante de qui le dépassait en gloire ou en succès ? Est-il juste d’écrire « que l’égalité était sa fureur, parce que la supériorité était son martyre… que le génie ne lui était pas moins odieux que l’aristocratie, parce qu’il aurait voulu niveler la création ? » Ce sont boutades de poète, chez qui l’harmonie des périodes dissimule trop souvent l’indigence de l’information. Combien nous préférons l’explication personnelle de Marat, quand il consent à nous faire une confidence sincère, sans souci des suffrages de la galerie.
Marat est ou se croit persécuté, cela n’est pas douteux.
J’ai lutté tant de fois, écrit-il le 20 septembre 1791, contre les coups de la fortune ; j’ai été l’objet de tant d’attentats, de tant d’outrages, de tant de diffamations ; j’ai été environné de tant de périls, je leur ai échappé d’une manière si peu commune, qu’il n’est peut-être aucun roman dans le monde qui offre plus de traits neufs et piquants que le simple historique de ma captivité…
Certes, il se pose en martyr à bon compte, et souvent nous le verrons se complaire dans cette posture, flatteuse pour son amour-propre et sa vanité démesurée.
Qu’il fût au-dessus de la corruption, il n’est pas jusqu’à ses ennemis qui ne se soient plu à le reconnaître. Lui-même le proclamait assez haut pour défier à cet égard la calomnie.
Mes principes sont connus, s’écriait-il avec force ; mes mœurs sont connues, mon genre de vie est connu… Que l’homme honnête qui a quelque reproche à me faire se montre, et si jamais j’ai manqué aux lois de la plus austère vertu, je le prie de publier les preuves de mon déshonneur.
Est-ce le langage d’un homme corrompu ? Aussi bien, n’est-ce pas le point vulnérable, la partie découverte qu’ont visée les détracteurs du tribun.
Non, il n’avait qu’une passion, celle de dominer dans la carrière qu’il parcourait. L’ambition de la gloire le hantait ; il n’avait pas l’amour de l’argent.
Pourrions-nous, pour étayer cette affirmation, trouver une preuve plus solide que cette page éloquente où, dans un débordement de franchise, il s’accuse, sans fausse honte, de ce travers ?
Né avec une âme sensible, une imagination de feu, un caractère bouillant, franc, tenace, un esprit, un cœur ouverts à toutes les passions exaltées, surtout à l’amour de la gloire, je n’ai jamais rien fait pour altérer ou détruire les dons de la nature, et j’ai tout fait pour les cultiver… La seule passion qui dévorait mon âme était l’amour de la gloire ; mais ce n’était encore qu’un feu qui couvait sous la cendre…
Les hommes légers qui me reprochent d’être une tête verront ici que je l’ai été de bonne heure ; mais ce qu’ils refuseront peut-être de croire, c’est que, dès mon bas âge, j’ai été dévoré de l’amour de la gloire.
À cinq ans, j’aurais voulu être maître d’école, à quinze professeur, auteur à dix-huit, génie créateur à vingt, comme j’ambitionne aujourd’hui la gloire de m’immoler pour la patrie. J’étais réfléchi à quinze ans observateur à dix-huit, penseur à vingt et un. Dès l’âge de dix ans, j’ai contracté l’habitude de la vie studieuse. À part le petit nombre d’années que j’ai consacrées à l’exercice de la médecine, j’en ai passé vingt-cinq dans la retraite, à la lecture des meilleurs ouvrages de science et de littérature, à l’étude de la nature, à des recherches profondes, et dans la méditation.
Je crois avoir épuisé toutes les combinaisons de l’esprit humain sur la morale, la philosophie et la politique, pour en recueillir les meilleurs résultats.
J’ai huit volumes de recherches métaphysiques et physiologiques sur l’homme. J’en ai vingt de découvertes sur les différentes branches de la physique. Plusieurs sont publiés depuis longtemps, les autres sont dans mes cartons. Mes plus doux plaisirs, je les ai trouvés dans la méditation, dans ces moments paisibles où l’âme contemple avec admiration la magnificence du spectacle de la nature, où lorsque, repliée sur elle-même, elle semble s’écouter en silence, peser à la balance du bonheur la vanité des grandeurs humaines, percer le sombre avenir, chercher l’homme au-delà du tombeau, et porter une inquiète curiosité sur ses destinées éternelles.
Le morceau est d’une facture brutale, mais comme il est énergiquement brossé ! Il est dans l’Ami du peuple, dans ces feuilles volantes où des chiffonniers de l’histoire n’ont voulu découvrir « que la rancune médiocre du médecin sans pratiques, de l’écrivain sifflé, de l’inventeur méconnu ».
Que Marat eût la rancune tenace, que la recherche d’un idéal de souveraine justice lui ait fait juger, plus que sévèrement, les hommes et les évènements, nous n’y contredirons pas. Il avait longtemps attendu la récompense de ses efforts, on continuait à l’ignorer ou à le mépriser ; de là à se croire entouré d’un cercle d’ennemis acharnés à le perdre, il n’y a qu’un pas : un écart de régime, une fluctuation du tempérament ont vite aidé à le franchir.
Est-ce à dire, comme l’écrit Taine, que Marat confine à l’aliéné, et en offre les principaux traits ?
Est-ce bien ce que nous appelons la folie, cet ensemble de symptômes que l’entomologiste-historien décrit d’abondance : « l’exaltation furieuse, la surexcitation continue, l’activité fébrile, le flux intarissable d’écriture, l’automatisme de la pensée, le tétanos de la volonté, sous la contrainte et la direction de l’idée fixe ? »
Ajoutez les symptômes physiques ordinaires : « l’insomnie, le teint plombé, le sang brûlé, la saleté des habits et de la personne ; et, pendant les cinq derniers mois, des dartres et des démangeaisons par tout le corps ».
Nous voyons bien là une dermatose ; mais de l’aliénation mentale, c’est trop dire. À ce compte, le bienheureux saint Labre ou l’héroïque Job mériteraient le cabanon. Diogène, l’intraitable cynique, obtiendrait, sans coup férir, son admission aux Lunatics Asylums.
L’auteur des Origines poursuit : « À de pareils signes, le médecin reconnaîtrait à l’instant un de ces fous lucides qu’on n’enferme pas, mais qui n’en sont que plus dangereux. » Même il se hasarde à étiqueter la maladie : « c’est le délire ambitieux, bien connu dans les asiles. Deux prédispositions, la perversion habituelle du jugement et l’excès colossal de l’amour-propre, en sont les sources : et nulle part, ces sources n’ont coulé plus abondamment que dans Marat. »
C’est parler d’autorité sur un des sujets les plus controversés de la pathologie mentale, et nous ne pouvons qu’admirer cette aisance. Combien plus avisé se montre Taine, quand il se contente de rester psychologue ! Combien plus exact ce jugement auquel, pour notre part, nous n’hésitons pas à souscrire, sauf de légères réserves :
« Pendant trente ans, Marat a roulé en Europe ou végété à Paris, en nomade et en subalterne, écrivain sifflé, savant contesté, philosophe ignoré, publiciste de troisième ordre, aspirant à toutes les célébrités et à toutes les grandeurs, candidat perpétuel, et perpétuellement repoussé… Il n’était fait que pour enseigner une science ou exercer un art, pour être un professeur ou un médecin plus ou moins hasardeux ou heureux ; pour suivre, avec des écarts, une voie tracée d’avance… »
Il a la manie des persécutions, dit encore Taine, et il formule son diagnostic en trop bons termes, pour que nous ne citions pas le passage :
« Naturellement le soi-disant persécuté se défend, c’est-à-dire qu’il attaque. Naturellement, comme il est l’agresseur, on le repousse, et après s’être forgé des ennemis imaginaires, il se fait des ennemis réels, surtout en politique, où, par principe, il prêche tous les jours l’émeute et le meurtre ; naturellement enfin, il est poursuivi, décrété par le Châtelet, traqué par la police, obligé d’errer et de fuir de retraite en retraite, de vivre des mois entiers à la façon d’une chauve-souris dans un caveau, dans un souterrain, dans un cachot sombre. »
Une fois, dit son ami Panis, il a passé « six semaines assis sur une fesse, comme un fou dans son cabanon, seul à seul avec son rêve. Rien d’étonnant si, à ce régime, son rêve s’épaissit et s’appesantit, s’il se change en cauchemar fixe ; si, dans son esprit renversé les objets se renversent ; si, même en plein jour, il ne voit plus les hommes ni les choses que dans un miroir grossissant et contourné ; si, parfois, quand les numéros sont trop rouges, et que la maladie chronique devient aiguë, son médecin veut le soigner, pour arrêter l’accès et en prévenir les redoublements. »
Mais n’insistons pas davantage et n’oublions point que nous n’avons voulu qu’étudier la carrière scientifique de Marat.
Si l’esprit politique de l’Ami du peuple ne nous appartient pas, on ne nous contestera que le médecin et l’homme de science relèvent de notre compétence. Nous estimons que nous avons quelque droit de peser sa valeur à ce point de vue tout spécial, appuyant notre opinion sur la lecture raisonnée de ses œuvres, et la fortifiant des appréciations qu’ont portées sur elles tant les critiques contemporains, que la science actuelle.
Hors son côté technique et documentaire, notre travail poursuit cet unique but : aider les historiens à écrire, sur de nouvelles données, une biographie, complète et définitive, d’un homme dont le rôle n’a pas été, jusqu’à ce jour, encore nettement élucidé.
Divers et contradictoires sont les jugements qui ont été portés sur Marat.
Pour Mme Roland, c’est un « monstre » ; qui n’a rien de commun avec la nature humaine, enchérit un détracteur acharné.
« Un limier altéré de sang, un loup enragé », souligne Walter Scott.
Un « charlatan d’une imagination folle, d’un caractère haineux et d’un cœur féroce », ainsi le peint le comte de la Bédoyère ; un énergumène, le caractérise dédaigneusement Sainte-Beuve ; un empirique, dit simplement Chalmers.
Carlyle, se départant de la sérénité froide de l’historien, s’emporte jusqu’à l’invective : « Médecin des chevaux, médecin des chiens, horseleech, dogleech », sont des épithètes plus que désobligeantes, inexactes. Mais voici l’outrage : « Homme répugnant, extérieurement et intérieurement, homme maudit, jeu cruel de la nature, sombre oiseau de l’espèce des alcyons ; le chagrin, l’incurable Philoctète Marat. »
D’autres l’ont vu sous un jour différent, l’ont jugé avec plus d’indulgence ; des adversaires n’ont pas craint de vanter ses mérites : tel, le royaliste Beaulieu, osant avancer qu’« il n’était ni sans moyens naturels, ni même sans une instruction assez étendue ».
Fabre d’Églantine, qui l’avait personnellement connu, écrit qu’« il avait du génie, de l’esprit, de l’érudition et du goût, de grandes vertus, quelques défauts, mais point de vices ».
Camille Desmoulins l’appelait le divin Marat. Saint-Just lui trouvait « une âme pleine de sens, mais trop inquiète… ».
Honni par les uns, exalté par les autres, Marat a fait naître autant de panégyriques que de pamphlets, et l’on a quelque embarras à le juger sans partialité.
Le juger, disons plutôt l’expliquer.
Laissons à d’autres, s’il leur convient, le souci d’une justification ou d’une apologie ; c’est un essai d’explication psycho-physiologique que nous voudrions, tenter, ne nous dissimulant ni la difficulté de la tâche, ni peut-être la vanité du résultat.
« On apprend mieux à connaître Marat dans la partie de sa vie qui a précédé la Révolution que dans celle qui a suivi », écrivait déjà Brissot, un contemporain du personnage, et il en donnait cette plausible raison : « Depuis 1789, il a été constamment sur les tréteaux. Auparavant, on le voit chez lui et plus au naturel. »
On est, généralement, mal informé sur cette première période de la vie du tribun, que son rôle pendant la Révolution a fait trop oublier.
Pour à peu près tout le monde (l’observation est trop exacte pour que nous ne la contresignions pas), Marat est resté ce qu’il fut aux yeux de ses collègues à la Convention, des Girondins et de la plupart des Montagnards, une « bête féroce » : le mot est de Buzot. Un « insensé », le qualifie le dantoniste Baudot, un médecin, il importe de le faire remarquer ; et quand Taine caractérisera Marat un « fou lucide et monstrueux », il ne suivra qu’une tradition.
Sans entrer dans le vif du débat, Marat présenta-t-il, véritablement, des signes d’aliénation ?
On a noté de l’asymétrie de la face, stigmate appréciable ; mais a-t-il toute l’importance qui lui a été attribuée ? Par contre, qui ne conviendrait que Marat fut atteint, à un degré éminent, du délire des persécutés ?
À l’exemple des monomanes de son espèce, il avait, de lui-même et de tout ce qui en émanait, l’idée la plus haute ; se plaignant sans cesse qu’on n’eût pas rendu suffisamment justice à ses mérites, prêtant à ceux qu’il croyait ses ennemis les plus extravagants desseins, se vantant de déjouer « les ressorts secrets, les ruses, les menées, les artifices » de ceux qu’il s’imaginait ligués contre lui.
À une époque, il voit des émissaires constamment attachés à ses pas. Ses lettres sont interceptées ; les libraires, aux gages du gouvernement, portent entrave à la publication de ses ouvrages. Les « éditeurs des papiers-nouvelles » refusent de les annoncer, « même à prix d’argent », et ne donnent aucune raison de leur refus.
Marat, alarmé, redoute les « attentats auxquels un ministre audacieux pourrait se porter contre lui » ; et, pendant six semaines, il place une paire de pistolets sous son chevet ; mais le ministre, averti, juge sage de ne pas se présenter.
Cet accès de vanité morbive ne saurait, évidemment, suffire pour formuler un diagnostic ; mais il nous autorise à classer le personnage parmi les malades de l’orgueil, si on se refuse à le compter au nombre des persécuteurs persécutés.
Sans doute, il n’est pas atteint au même degré que son compatriote J.-J. Rousseau, dont il se proclame l’admirateur enthousiaste, le disciple fervent ; mais il offre avec son modèle bien des points de comparaison.
Il eut, au moins, ce point de commun avec le philosophe de Genève : la sensibilité. Cette « âme sensible », il la tenait de sa mère qui, seule, avait, selon son expression, fait éclore dans son cœur « l’amour de la justice et de la gloire ».
On aime à être renseigné sur les mères des grands hommes, pour la part qu’elles ont pu avoir à la formation de leur caractère.
Tout ce qu’on sait de la mère de Marat, c’est qu’elle était des environs de Genève, et qu’elle s’appelait Louise Cabrol, un nom d’origine française. Elle était, présume-t-on, issue de protestants français réfugiés en Suisse.
Son père, fils de David Cabrol, de Castres en Languedoc, exerçait la profession de perruquier. Il avait été reçu habitant de Genève le 15 octobre 1723. De juillet 1725 à juin 1734, il eut six enfants de sa femme, Pauline-Catherine Molinier, fille de Bernard Molinier, perruquier comme lui ; il l’avait épousée le 14 octobre 1723. Bernard Molinier, comme son gendre, était un réfugié français, qui était venu se fixer à Genève pour raison de religion.
Louise Cabrol n’avait que seize ans, quand elle épousa Jean Mara, fils d’Antoine Mara, de Cagliari, en Sardaigne.
Le père de Marat était peintre et dessinateur. Il s’était fixé à Genève vers 1740 et avait été reçu habitant l’année suivante (10 mars 1741) ; son mariage avait eu lieu trois mois auparavant, le 21 décembre 1740.
On a prétendu que les Mara, ne pouvant s’avouer Juifs, s’étaient faits protestants. Nous n’y contredisons pas, mais nous réclamons des preuves. Nous devons seulement à la vérité de dire que l’on trouve mentionné, parmi les témoins qui ont signé au contrat de mariage, un nommé Paul-Abraham Mendez, d’autres écrivent Mendes, « ci-devant juif vénitien ». Mais cela constituerait tout au plus une présomption.
Pour nous en tenir aux certitudes, le père de Marat dut arriver en Suisse avec quelques ressources. Il fonctionnait à cette époque, à Genève, une Bourse italienne, sorte d’institution charitable pour secourir les réfugiés italiens ; or, Jean Mara ne figure pas sur ses registres, alors que son témoin Mendes s’y trouve inscrit, pour une faible somme, il est vrai.
Il ne fit qu’un court séjour à Genève, puis il vint se fixer à Boudry, petite ville de la principauté de Neuchâtel.
Que venait faire à Boudry ce Jean Mura, natif de l’île de Cagliari ? Y exercer sa profession de peintre-dessinateur : en 1747, on le trouve employé à ce titre dans la fabrique des sieurs Clerc et Cie.
Le 21 avril 1765, il recevait la bourgeoisie de Boudry, moyennant la somme de 400 livres, payée comptant, environ 240 francs.
Quand survinrent les troubles du pays, en 1768, se voyant à la veille de manquer de pain, il conçut le projet de revenir à Genève renouveler son habitation, « ce qu’il exécuta le lundi de Pâques, muni des certificats de Messieurs les quatre Ministraux et Pasteurs de la ville, datés l’un du 1er et l’autre du 2 avril ».
Malgré la protection de S. Exc. milord Keith, qui l’avait engagé à fixer sa résidence à Neuchâtel, le père Mara se vit obligé de déménager en toute hâte et de précipiter son départ pour Genève, muni d’un sauf-conduit.
Il arriva dans cette dernière ville le 15 mai (1768). Le 19, alors qu’il se croyait en sûreté et à l’abri des persécutions, il recevait une lettre anonyme, insultante et menaçante, où sa femme et ses filles étaient odieusement injuriées.
Dans une requête envoyée à « Monseigneur le Vice-Gouverneur et à MM. du Conseil d’État », Jean Mara demandait raison de ces calomnies, en même temps qu’il sollicitait la protection de Leurs Seigneuries. Cette requête était accompagnée d’une lettre adressée au secrétaire d’État, dont il implorait l’assistance et l’appui.
Le père de Marat mourut le dimanche 26 janvier 1783, à 4 heures du soir. L’acte de décès le désigne comme maître de langues, qualité qu’on retrouve dans l’inventaire des biens « délaissés par Sr Jean Mara maître de langues, demeurant en cette ville ». Cet inventaire, daté des 8 et 28 février 1783, comprend : 1° 44 numéros de meubles, batterie de cuisine, etc., le tout estimé (ou vendu ?) 520 florins ; 2° un numéro 45, ainsi conçu : « la bibliothèque du deffunt a été vendue au poids, à 6 sols la livre. Elle a pesé 134 livres, fait 77 florins » ; 3° « nentillage », ses draps et linge, 7 numéros, faisant 41 florins. Total : 638 florins.
L’héritage du père Mara était de mince valeur ; aussi les enfants s’étaient-ils, pour la plupart, mis à apprendre un métier manuel.
L’aînée des filles, Marie, née à Boudry, en 1746, est souvent appelée Marie Madeleine. Comme sa sœur et son frère cadet, elle revint à Genève avec son père et, du vivant de celui-ci, épousait, le 21 juillet 1782, à Genève, Gédéon-Isaac Brousson, fils d’Antoine Brousson. Sa signature figure, avec celle d’un de ses frères, Jean-Pierre, au bas d’une pétition envoyée à la Convention par « la famille de l’infortuné Marat » demandant justice contre le « scélérat qui a revêtu des habits de femme », pour assassiner l’Ami du Peuple. L’acte de décès de cette sœur de Marat porte la date d’octobre 1817.
Son autre sœur, Albertine, naquit en 1760, et non en 1758, comme l’a écrit Chèvremont, ou en 1757, si l’on s’en rapporte à la Nouvelle Biographie générale.
Le 4 février 1783, peu de jours après la mort de son père, « un curateur fut nommé à Albertine, âgée de vingt-deux ans, et à Jean Mara, âgé de quinze ans, mineurs ». Ainsi nous est confirmé l’âge d’Albertine, dont l’acte de baptême, retrouvé dans les registres de Neuchâtel, porte la date de 1760. Albertine Marat fit le commerce d’horlogerie et d’aiguilles de montres. À la date du 7 octobre 1786, un contrat d’association était conclu entre Jean-Louis Moré, maître horloger, et demoiselle Albertine Marat. Il y est dit que la demoiselle Marat s’engage à enseigner « audit Sr Moré » tout ce qui concerne son art de faiseuse d’aiguilles de montres, « autant qu’il le pourra comprendre ».
Outre ces deux filles, les époux Mara eurent quatre fils. Jean-Paul était l’aîné.
Vint ensuite au monde, en 1745, Henri Mara, qui partit de bonne heure pour la Russie, où il parcourut une carrière brillante. Le gouvernement russe avait fondé, à Saint-Pétersbourg, une maison d’éducation modèle, pour la jeunesse aristocratique de l’empire, le lycée de Tsarkoië-Selo. Presque tous les professeurs de cet établissement étaient des étrangers, élevés dans l’esprit libéral du temps. Henri Mara professa la littérature française, sous le nom de M. de Boudry. M. de Boudry compta parmi ses élèves le futur prince Gortchakoff ; l’éminent diplomate fit honneur à son premier maître.
Nous n’avons que peu de renseignements sur Henri Marat. Brissot rapporte, dans ses Mémoires, qu’il fit le pèlerinage de Ferney avec un jeune frère de Marat, non moins original que lui. « Il avait jeté quelques écrits dans le torrent politique qui agitait alors Genève. Il y était peu connu, et sa famille n’étant pas à l’aise, il prit le parti de passer en Russie et d’embrasser la carrière du préceptorat, où l’on peut gagner de l’argent, si l’on n’y gagne pas de la considération… »
Un deuxième frère de Marat, David, naquit le 15 février 1756. L’histoire est muette sur son compte. L’allusion qui y a été faite plus haut semble indiquer qu’il fut, dans son enfance, plutôt turbulent.
David Marat avait étudié la théologie à Genève.
Le quatrième fils vit le jour le 23 janvier 1767. Il reçut les prénoms de Jean-Pierre. Il se fit connaître par son habileté dans la fabrication des aiguilles de montres et des compensateurs. Il se fixa à Genève.
Le 4 avril 1791, il se mariait, à Vandœuvres, près Genève, avec la fille d’un bijoutier. Il serait mort à Calsruhe, vers 1846, âgé de soixante-dix-neuf ans.
C’est de ce dernier que descendent les représentants actuels de la famille. Un de ses fils, Jean-Paul-Darthé Marat s’établit à Genève ; il avait demandé, en 1843, l’autorisation de reprendre le nom hispano-sarde de son grand-père Mara, ce qui lui fut accordé. Sa belle-fille, Mme E. Mara, a publié, en 1872, à Genève, un roman, sous le titre de : Lina Dale.
C’est à Boudry qu’a vu le jour, le mai 1743, et qu’a été baptisé, le 8 juin de la même année, sans parrain, et avec, pour marraine, sa grand-mère, Jean-Paul Marat, qui va désormais nous occuper.
La maison natale du futur démagogue était située dans le bas de la ville, entre le bureau de la Préfecture et l’auberge dite du Lion. Cette maison, petite et basse, ne se distinguait en rien des immeubles voisins. Le rez-de-chaussée était occupé par une boutique d’épicerie.
L’aspect général de l’immeuble ne s’est guère modifié ; il appartient à un hôtelier, et la boutique du bas a disparu. Il reste à l’étage une grande chambre, basse de plafond, avec une fenêtre à trois pans, qui donne seule quelque cachet à la façade.
Cette pièce, que l’on assure être la chambre ou naquit Marat, sert aujourd’hui de billard. On n’y trouve, en fait de reliques, que deux portraits de notre héros, accrochés au mur et, à côté de l’un d’eux, l’image de l’ange de l’assassinat ! Singulier rapprochement, qui atteste l’éclectisme de celui qui le ménagea.
On sait peu de chose sur l’enfance de Jean-Paul Marat. À s’en rapporter à ses propres déclarations, il aurait vécu, jusqu’à l’âge de seize ans, en Suisse, son pays natal.
Il avait commencé ses études à Neuchâtel. La bibliothèque municipale de cette ville possède un dictionnaire latin-français, aux feuillets maculés d’encre, et portant la signature : Jean-Paul Mara. Ce n’est que plus tard qu’il ajoutera un t final à son nom, pour lui donner une allure plus française.
Il reconnaît lui-même qu’il était d’un naturel indomptable. On a rapporté un trait qui peint son caractère. Il avait onze ans. Puni, injustement selon lui, il refuse pendant deux jours d’aller à l’école et, pendant ces deux jours, se prive de toute nourriture.
Ses parents, ne pouvant venir à bout de son obstination, l’enferment dans une chambre : il ouvre la croisée et se précipite dans la rue. Il en résulta une blessure au front, dont il garda toute sa vie la cicatrice.
Gamin têtu et violent, ainsi nous apparaît-il dès son jeune âge.
Et quel orgueil, pour mieux dire quelle vanité hypertrophiée ! À cinq ans, il aurait voulu être « maître d’école ; à quinze ans, professeur ; auteur à dix-huit ; génie créateur à vingt… » Ce sont ses propres déclarations.
Son père avait beaucoup contribué à cette éducation.
De bonne heure, le jeune Marat s’était familiarisé avec la plupart des langues européennes. Il avait appris le français, l’anglais, l’italien, l’espagnol, l’allemand et même le hollandais, sans préjudice des langues mortes, comme le grec et le latin. Un bibliothécaire suisse, M. Félix Bovet, a rapporté qu’il eut entre les mains un exemplaire du Florus franciscus, du P. Berthault, appartenant à Marat. On lisait, sur la garde du volume, le nom du futur conventionnel, accompagné de ce qualificatif étrange, mais significatif : Étudiant en Humanité !
Le désir ardent de s’instruire poussa de bonne heure Marat à tenter les aventures, à entreprendre de lointains voyages. Il n’avait pas plus de dix-sept ans, lorsqu’il sollicita du roi Louis XV la faveur d’être attaché à l’expédition de l’abbé Chappe d’Auteroche, envoyé à Tobolsk pour observer le passage de Vénus sur le soleil. Probablement en raison de son jeune âge, sa demande ne fut pas agréée.
Cet échec ne le rebuta pas. Il était plus que jamais décidé à parcourir le monde, afin de s’initier aux mœurs et aux lois des peuples, et aussi pour s’assimiler plus parfaitement leur langue. La mort de sa mère leva ses dernières hésitations.
Résolu à conquérir une situation, Marat quitte la Suisse et se rend d’abord en France.
Sa première étape fut Bordeaux, où il séjourna deux ans. Pendant ce temps, il fut le précepteur d’un des enfants de M. Paul Nairac.
À l’époque où débutait le mouvement révolutionnaire, les Nairac étaient à Bordeaux depuis plus d’un siècle. Ils étaient établis, comme raffineurs, dans une maison de la rue du Moulin.
Paul Nairac, le seul de la famille qui ait laissé un nom, naquit à Bordeaux, le 2 avril 1735. Le Dictionnaire des Parlementaires indique qu’il fut député du tiers aux États Généraux de 1789, et qu’il mourut « à la fin de l’Empire », dans sa ville natale, où il s’était retiré. Il y habitait 14, allées de Tourny, avant de se fixer dans l’hôtel qu’il fit édifier, par le célèbre architecte du grand théâtre de Bordeaux, Louis, au n° 17 du cours du Jardin-Public, aujourd’hui hôtel de Curzay.
Paul Nairac est surtout connu comme armateur ; il fournit des navires pour le transport des troupes, lors de la guerre d’Amérique. On montre, chez son arrière-petit-fils, un fort beau portrait de Louis XVI, que le roi lui donna en témoignage de gratitude.
On s’étonnerait que le député royaliste ait choisi pour précepteur le démagogue Marat, si on ne connaissait cette circonstance, que Mme Paul Nairac, née Jeanne-Barbe Welter, était d’origine suisse. Elle dut influer sur le choix de son mari et l’engager à confier à son compatriote l’éducation de ses enfants.
Quoi qu’il en soit, le séjour de Marat à Bordeaux explique comment il a pu prendre part à un concours ouvert, en 1782, par l’Académie de Bordeaux et dont le sujet était l’Éloge de Montesquieu. Le travail de Marat qui, d’ailleurs, n’est pas sans mérite, fut rejeté, sur le rapport de de Sèze, de la famille qui compte parmi ses membres l’éloquent défenseur de Louis XVI.
L’ouvrage de Marat avait été trouvé « froid et languissant, manquant également de grâce dans le style, d’énergie dans les pensées et, dans son ensemble, de ces vues philosophiques auxquelles le sujet fournissait un si vaste champ et tant d’occasions de se développer ».
L’Académie de Bordeaux reconnaissait que « Montesquieu ne peut être loué que par des grands écrivains, et les grands écrivains se vouent rarement à la gloire des auteurs ». C’est pour ce motif, qu’elle ne jugea pas bon de décerner la récompense qu’elle avait annoncée, le grand écrivain qui l’aurait méritée ne s’étant pas révélé.
« Pour peindre un Alexandre, il faudrait un Apelle », telle est la devise qui accompagnait l’œuvre de Marat ; elle serait une preuve de sa modestie, si elle n’était un simple artifice de rhétorique.
Lorsque Marat rédigea ce mémoire, il avait « promené sa pauvreté vaillante et studieuse » à travers la plupart des pays d’Europe et s’était déjà fait connaître par de nombreuses publications.
Il avait séjourné dix ans en Angleterre : « L’envie de me former aux sciences et de me soustraire aux dangers de la dissipation m’avait engagé de passer en Angleterre », déclare-t-il dans une lettre du 20 novembre 1783.
Bien qu’il n’ait pas précisé la date de son départ pour la Grande-Bretagne, on présume qu’il passa trois ans à Paris et en Hollande, avant de devenir sujet britannique, de par les circonstances.
Dès octobre 1769, Marat exerçait la médecine à Londres, quoi qu’il n’ait acquis son diplôme que huit ans plus tard.
Marat paraît avoir également exercé à Newcastle, vers les années 1770 à 1773. On croit généralement que ce fut à l’occasion de ses services philanthropiques pendant une grande épidémie, qu’il reçut le diplôme lui conférant le droit de cité à Newcastle.
Il a longtemps existé dans cette ville plusieurs clubs organisés par Marat, durant son séjour, « sinon totalement, du moins en grande partie ».
Un journaliste de Newcastle a relaté qu’au mois de mai 1865, il eut sous les yeux un exemplaire des Chains of Slavery (les Chaînes de l’Esclavage), que Marat avait adressé au « Métier (ou Compagnie) des pelletiers et gantiers ». Ce même publiciste a relevé, dans les journaux locaux, à la date de 1774, que les métiers des « maçons en briques » et des orfèvres et antiquaires avaient reçu aussi des exemplaires de l’ouvrage précité.
C’est pendant qu’il était à Newcastle, que Marat aurait été le héros d’une aventure, sur laquelle la lumière est aujourd’hui définitivement faite. L’incident scandaleux auquel il aurait été mêlé mérite d’être conté, ne fût-ce que pour faire justice de ce qu’on a, depuis, reconnu n’être qu’une odieuse calomnie.
Une légende a longtemps identifié Marat avec un personnage des moins recommandables, qui fut, à certaine époque, professeur (sous-maître) à la Warrington Academy, et qui avait été condamné à cinq ans de travaux forcés, pour vol de médailles au préjudice de l’Ashmolean Museum, d’Oxford.
Ce particulier s’enfuit en Irlande, fut arrêté à Dublin et condamné à être détenu sur les pontons, à Woolwich. C’est là qu’un de ses anciens élèves de Warrington, natif de Bristol, le rencontra. Il aurait été, ensuite, libraire à Bristol, où il fit faillite ; pour ce fait, il fut enfermé dans la geôle de cette ville, jusqu’au jour où il fut libéré par la Société locale de « secours aux prisonniers incarcérés pour de petites sommes ». Un membre de cette Société, qui l’avait personnellement secouru dans la prison de Bristol, l’aurait vu plus tard à l’Assemblée nationale, à Paris, en 1792, et prétendait l’avoir reconnu sous les traits de… Marat !
En ce qui concerne la faillite de Bristol, M. John Taylor, de cette ville, a déclaré qu’« aucune mention d’un fait semblable ne semble exister dans les archives et documents imprimés ou manuscrits ; et toutes les recherches récentes qu’on a pu faire dans ces derniers n’ont fourni aucun témoignage à ce sujet ».
Le crime le plus grave, le vol au Muséum d’Oxford, paraît être une question vidée par la publication d’un extrait du Book of the Crown Court for the Oxford Assises. À M. J.-L. Matthews, clerc des Assises pour la circonscription d’Oxford, on doit le document d’où résulte, que les noms de baptême de Marat étaient Jean-Paul ; alors que ceux du personnage qu’on a confondu avec lui étaient John Peter. Les initiales étant les mêmes, l’erreur commise par les fonctionnaires de la prison devient explicable.
D’où venait la confusion ? De l’histoire de la « Warrington Academy » publiée dans le Monthly Repository, où l’on fait allusion à une note manuscrite placée sur un exemplaire des Chains of Slavery, appartenant au British Museum.
La répétition constante de ces accusations méritait une enquête. M. H. Morse Stephens s’y est livré avec une louable conscience et une rare ténacité. Il résulte de ses recherches qu’il s’agissait, en réalité, d’un certain Le Maître, alias Maire, alias Mara, qui avait enseigné, à Oxford, le dessin de « broderie au tambour », sous le nom de John White. Auparavant, il avait professé à l’Unitarian Academy, de Warrington, et c’est lui qui avait dérobé à l’Ashmolean Museum des médailles et une chaîne en or.
Le vol fut commis entre le 3 et le 5 février 1776. Arrêté à Dublin le 26, et reconnu coupable, Le Maître fut condamné, le 6 mars 1777, à cinq ans de travaux forcés.
À rapprocher les dates, il s’agit, bien évidemment, d’une autre personne que Marat. Le 21 novembre 1775, celui-ci publiait, en effet, son Essay on Gleets, dédié à l’Honorable Compagnie des Chirurgiens de Londres : il avait été reçu docteur à l’Université Saint-André d’Écosse quelques années auparavant.
Le 1er janvier 1776, Marat datait de Church Street, Soho, quartier de Londres, sa brochure intitulée : A singular disease of the eyes (une singulière maladie des yeux). Le 24 juin 1777, il était nommé médecin des gardes du corps du comte d’Artois ; il ne saurait donc être le voleur condamné le 6 mars 1777 à cinq ans de hard labour.
La cause nous paraît définitivement entendue.
Peut-être trouvera-t-on que nous avons trop insisté sur cet épisode, assez confus, de la vie de Marat ; mais le désir de rétablir la vérité, autant que celui de répondre à une assertion légèrement émise, nous a engagé, au risque d’être accusé de prolixité, à publier ces détails assez communément ignorés. L’honorabilité même de Marat étant en cause, il importait de tirer les choses au clair. Quelques excitations criminelles qu’on puisse reprocher à l’Ami du Peuple, nous nous devions de reconnaître que sa probité était restée hors de toute atteinte.