La spirituelle fantaisie que nous rééditons aujourd’hui dans notre collection des Conteurs du XVIIIe Siècle est l’une des compositions les plus fines et les plus élégantes de Crébillon fils. L’auteur du SOPHA y a mis tout son esprit pour reproduire dans un dialogue piquant et léger quelques-unes des scènes qui se jouaient chaque jour à son époque entre les désœuvrés mondains.
Le talent de Crébillon fils a été beaucoup décrié ; de nombreux auteurs l’ont taxé d’immoralité. Nous avons dit dans l’avant-propos qui précède le conte LE SOPHA ce que nous pensions de ces reproches ridicules. Nous ne reviendrons pas sur ce sujet. Crébillon a peint fidèlement les mœurs de son temps sans autre préoccupation que celle d’être, avant tout, exact et sincère. Il n’est pas responsable de la légèreté des personnages libertins qu’il met en scène, et sur lesquels ses contemporains pouvaient facilement mettre des noms d’hommes et de femmes du monde.
Ce n’est donc pas Crébillon qu’il convient de blâmer ; ce sont les mœurs de la société pervertie du XVIIIe siècle sur lesquelles les censeurs sévères peuvent exercer leur esprit de critique et de dénigrement.
Que cherchons-nous d’ailleurs dans ces contes dont nous avons entrepris la réédition ? Quelques heures de distraction, et aussi des renseignements précieux sur la vie courante et les mœurs de nos arrière-grands-parents.
Nous sommes convaincus que nos lecteurs y voient également ce que nous y trouvons. Cela suffit pour justifier l’intérêt qu’il y avait de remettre au jour dans un format facilement maniable et à la portée de toutes les bourses ces ouvrages, – dont quelques-uns sont des chefs-d’œuvre – qui composent notre collection des Conteurs du XVIIIe Siècle.
CÉLIE
LA MARQUISE
LE DUC
LA TOUR : valet de chambre de Célie.
La scène est à Paris, chez Célie, et l’action se passe presque toute dans une de ces petites pièces reculées, que l’on nomme boudoirs.
À l’ouverture de la scène, Célie paraît couchée sur une chaise longue, sous des couvre-pieds d’édredon. Elle est en négligé, mais avec toute la parure, toute la recherche dont le négligé peut être susceptible.
La marquise est au coin du feu, un grand écran devant elle, et brodant au tambour.
Célie, la marquise.
En vérité ! Monsieur d’Alinteuil, tout mon ami que vous êtes, vous m’obligez bien sensiblement de vous en aller.
Il est vrai que sa présence paraissait vous être si à charge, que j’ai peine à comprendre comment il ne s’en est pas aperçu.
Oh ! je ne suis pas sa dupe : il le voyait bien ; mais il trouvait tant de douceur à jouer le rôle d’amant outragé ! Il croyait même y mettre tant de dignité, qu’il était tout simple qu’il cherchât à le prolonger le plus qu’il lui serait possible.
Les hommes, en voulant satisfaire leur vanité, nous donnent quelquefois de bien risibles spectacles ; et je doute fort que, s’ils savaient combien ils nous amusent quand ils prennent avec nous l’air piqué, et qu’ils n’intéressent pas notre cœur, ils n’aimassent pas mieux renfermer leur ressentiment que de nous le montrer.
Assurément ! Quand l’amour leur tourne la tête, on peut dire qu’il la leur tourne bien !
Bon ! l’amour ! il est bien à présent question de cela !
Quoi ! Est-ce que vous croyez qu’il ne vous a pas aimée ?
Je me souviens qu’il m’a dit qu’il m’aimait ; et il m’a, en effet, tant excédée du récit de ses tourments, qu’il serait difficile que je ne me le rappelasse pas ; mais, malgré toute l’importunité qu’il a cru devoir y mettre, il s’en est fallu beaucoup que j’aie été convaincue de ce qu’il voulait que je crusse.
Je ne doute cependant pas qu’il ne vous dit très vrai ; mais, comme vous ne l’ignorez pas, ce n’est point le sentiment que nous inspirons, mais le sentiment qu’on nous inspire, qui nous persuade.
Il fallait, à la cruelle opiniâtreté qu’il y a mise, qu’il n’admit pas cette maxime, ou qu’il crût ce que tous les opéras du monde disent, et si faussement, du mérite de la constance.
Mais qu’espérait-il ? Ne voyait-il pas bien que vous aimiez M. de Clerval ? Et se flattait-il de vous rendre inconstante ?
Pourquoi point ? Soit par le peu de cas qu’ils font de nous, ou par la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes, avez-vous jamais vu d’hommes à qui la certitude d’avoir un rival aimé fit abandonner le dessein de plaire ?
Moins il pouvait ignorer votre façon de penser, moins l’espoir lui pouvait être permis ; et je m’étonne en conséquence qu’il en ait pu concevoir une minute.
Ma façon de penser ! Eh ! depuis quand donc les hommes nous font-ils l’honneur de nous en croire une ?
À ce que je vois, M. d’Alinteuil n’a été qu’un fou, et, qui pis est, l’est encore. Car que veulent dire les façons qu’il vient d’avoir avec vous ? Que tant qu’il vous a aimée il ait été piqué de n’avoir pas pu vous plaire, et que même il vous en ait haïe, c’est un effet du sentiment et de l’orgueil également blessés, qui, pour être fort injuste, ne m’en surprend pas beaucoup plus. Mais ce qui, je l’avoue, me paraît le comble de la déraison, c’est qu’aussi amoureux de Mme de Valsy qu’il en est aimé, il paraisse encore autant vous haïr de ce que vous n’avez point répondu à sa passion, que si vous n’eussiez pas cessé d’en être l’objet.
Cela ne me surprend pas, moi. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais que la vanité se souvient de ces sortes de malheurs, longtemps après que le cœur les a oubliés.
S’il va porter à Mme de Valsy toute l’humeur qu’il vient de nous montrer, je doute, quelque éprise qu’elle en soit, qu’elle ne le trouve pas, ainsi que nous, de la plus mauvaise compagnie du monde.
Oh ! son auguste front se déridera auprès d’elle. Mais, est-ce qu’en nous quittant il est allé à Versailles ?
Sans doute ! Il l’a dit du moins.
Je n’y avais pas pris garde ; mais voilà ce qui s’appelle de l’empressement ! Dès la nuit dernière à Paris ; et ce soir auprès d’elle ? Je croyais que rien ne pouvait égaler le froid qu’il fait aujourd’hui ; mais je vois qu’on pourrait très bien y comparer le feu qui le brûle.
Voilà pourtant l’amant que vous avez dédaigné.
Et que j’ai, au surplus, l’injustice de ne regretter guère, comme vous voyez. Il est vrai que, tout admirable qu’il est, je puis dire que j’en ai sur moi copie : car par le même temps qu’il va rejoindre Mme de Valsy, M. de Clerval vient me retrouver. Mais dites-moi, je vous prie, comment, jaloux au point où l’est M. d’Alinteuil, s’arrange-t-il avec l’objet de sa nouvelle passion ? Entre nous, elle pense de manière à donner un peu d’inquiétude à l’homme qui lui est attaché.
Ah ! pour cela, il serait, s’il se pouvait, plus jaloux encore que le Jaloux de Navarre que je le défierais d’en prendre : elle ne vit exactement que pour lui.
Je le crois bien, mais c’est que comme elle a déjà vécu pour quelques autres avec la même exactitude, et qu’elle ne les en a pas plus gardés, il ne serait absolument pas dans son tort, si, au milieu de la vive passion qu’il inspire, il craignait d’elle un peu d’inconstance.
Pour son affaire actuelle, elle tiendra sûrement ; car ç’a été de sa part le coup de foudre le plus étonnant qu’on ait jamais vu.
Bon ! Un coup de foudre ! Est-ce que vous croyez aux coups de foudre ?
Mais, Marquise, est-ce que vous n’y croiriez pas, vous ?
Je n’y ai pas, du moins, autant de foi qu’aux mauvaises têtes ; et je ne m’en crois pas plus dans mon tort. Il me semble, de plus, qu’il en est des coups de foudre comme des revenants. On ne voit de ces derniers, et l’on n’éprouve les autres, qu’autant qu’on a la stupidité de croire à leur existence.
Quoi ! vous proscrivez ce mouvement dont la cause nous est inconnue, et qui nous entraîne, avec une violence à laquelle on voudrait vainement résister, vers l’objet qui nous enchante ; même avant que de savoir si nous le frappons aussi vivement que nous en sommes frappés nous-mêmes ?
Non, en le croyant infiniment plus rare qu’on ne dit, je sais qu’il existe ; mais quand je vois de combien d’horreurs on le fait le prétexte, il s’en faut peu que je ne sois tentée de le nier.
Est-ce donc un si grand mal, si l’impression que l’on a reçue est aussi forte qu’elle a été rapide, que les effets de la passion tiennent du genre de la passion même ?
Oui, sans doute, c’en est un très grand : tôt ou tard les hommes nous punissent de nous être manqué ; et, moins encore pour l’intérêt des mœurs que pour le sien même, une femme ne doit point se livrer avec une légèreté qui l’expose toujours plus au mépris de ce qu’elle aime, qu’elle n’en obtient de reconnaissance. De tous les bonheurs que l’amour peut lui offrir, le premier, le plus essentiel, le moins idéal, est le bonheur d’être estimée de son amant. Si le caprice ne le recherche point, l’amour ne saurait s’en passer ; ou, du moins, ne s’en passe jamais sans en être cruellement puni.
Et pourtant, se rendre promptement ; se rendre tard ; être estimée à cause de l’un, méprisée par rapport à l’autre ; tout cela, dans le fond, pure affaire de préjugé.
Je suis fort éloignée de penser comme vous sur cela ; mais, en supposant que vous eussiez raison, tout préjugé, dès qu’il peut être la source ou le soutien d’une vertu, quelle qu’elle soit, ne mérite pas moins de respect que le plus incontestable des principes.
À vous parler naturellement, je crois bien chimérique la différence qu’on s’efforce d’établir entre ces deux choses-là.
Pardonnez-moi : il y en a une entre elles, et même beaucoup plus réelle que vous ne pensez, c’est que si les préjugés nous soutiennent jusqu’à l’occasion, ils nous y laissent, et que les principes nous la font braver.
Quoi ! Ils nous font braver l’amour, les principes ! Il faut avouer qu’ils ont là un bien beau secret !
Non, ils ne le font pas braver : nous n’en cédons pas moins ; mais nous cédons avec plus de noblesse. Tout ce qui nous heurte ne nous fait pas tomber. Si, comme il n’est que trop vrai, les principes ne triomphent point de la sensibilité du cœur, ils ont, du moins, le pouvoir de dissiper les illusions de l’amour-propre ; de maîtriser l’imagination ; de commander aux sens, et quand une femme n’a pas contre elle de si redoutables ennemis, et qu’il ne lui reste plus que l’amour à combattre, encore pour la vaincre faut-il qu’on lui en inspire ; et quand la sotte ambition de tourner des têtes et la vanité ne la séduisent point, cela ne devient pas si facile.
Vous attribuez donc à la vanité bien de l’empire sur nous ?
Pour juger combien aisément on flatte la nôtre, il ne faut que considérer avec quelle facilité on la blesse.
Si elle est tout à la fois aussi puérile et aussi délicate que vous le prétendez, je crois que l’on doit moins en accuser la nature, qui, à cet égard peut-être, a moins de tort avec nous qu’on ne le dit, que notre éducation qui ne nous la tourne que sur de petits objets ; et les hommes qui, par le genre de leurs éloges, achèvent toujours en nous ce que l’éducation n’avait fait que commencer.
Le premier de ces reproches est très fondé, sans doute ; quant au second, on pourrait y répondre que, comme quand l’on tend un piège à quelque animal que ce soit, on a soin de le munir de l’amorce qui a le plus en elle de quoi l’y attirer ; de même les hommes ne nous disent tant que nous sommes belles que parce qu’ils savent que de tout ce qu’ils pourraient nous dire, ce sera ce qui nous flattera le plus ; que l’amour-propre est toujours en nous plus susceptible de reconnaissance que le cœur ; et que la plus sûre voie qu’ils aient pour gagner le dernier, est de flatter l’autre. Si donc nous ne prisions la beauté, et la peine qu’ils prennent de nous vanter nos charmes, que ce qu’elles valent en effet ; que nous missions à être estimables la vanité que nous mettons à n’être que belles ; que nous crussions enfin (ce qui est de la dernière et de la plus incontestable vérité) que l’amour promet plus de bonheur qu’il n’en procure, et que la vertu en procure toujours plus encore qu’elle n’en promet ; vous verriez que leurs triomphes et nos chutes ne seraient pas si fréquents ; et que, si nous le craignions davantage, le malheur d’aimer ne serait plus si souvent compté parmi les nôtres.
Je ne suis point surprise qu’avec une pareille façon de penser, vous ayez tant fait attendre à M. de Clerval son bonheur.
Il est vrai qu’il ne m’a pas conquise à bon marché.
Ah ! dites-moi un peu, je vous prie, Marquise, comment vous attaqua-t-il ?
Comme, apparemment, il fallait que je le fusse, puisqu’il m’a prise.
Je vous demande pardon ; mais c’est que je me souviens de lui avoir vu certain air léger qui, dans vos idées sur tout cela, ne devait pas le rendre fort propre à vous plaire.
À cet égard, les femmes n’ont guère à se plaindre des hommes que quand elles auraient à se plaindre d’elles-mêmes. Je puis vous assurer, par exemple, que si M. de Clerval ne m’eût pas dit quelle avait été sur cela sa méthode la plus ordinaire, je n’aurais jamais eu de quoi m’en douter ; mais, malgré cela, je ne serais point surprise qu’en certaines occasions l’air léger dont vous parlez ne lui parût encore nécessaire.
Comment ! En de certaines occasions ! Est-ce que vous ne l’auriez pas rendu fidèle ?
Non ; mais constant ; et, à mon sens, c’est beaucoup plus.
Quoi ! vous lui passez des infidélités !
Je crois, en effet, lui en avoir pardonné quelques-unes.
Assurément, vous êtes douée d’une belle patience !
Bon ! Quand on est sûre du cœur d’un homme, qu’on le connaît honnête, et que l’on sent que, du côté des choses qui seules sont en droit de former un attachement durable, on a de quoi le fixer, qu’importent tous ces petits écarts dans lesquels les entraînent l’occasion, le caprice, et cette fureur de conquérir qu’ils nous reprochent tant, et dont je les crois, pour le moins, aussi atteints que nous-mêmes ?
En vérité ! je ne vous conçois point.
Il est pourtant bien aisé de me concevoir : c’est que j’ai moins de vanité que d’amour, et que je ne confonds pas avec ses sens les sentiments de celui que j’aime.
Mais, si je m’en souviens bien, je ne vous ai pas toujours vue si tranquille.
Je l’avoue ; et cela était tout simple. M. de Clerval avait, dans le monde, plus usé son imagination que son cœur ; mais je n’en savais rien, et la peur m’était permise. Rien, il est vrai, n’égalait sa vivacité pour moi ; mais, quoiqu’il parût fort amoureux, il se pouvait qu’il ne fût qu’ardent, et qu’il s’y trompât lui-même. D’ailleurs, la galanterie naturelle de son esprit, la noblesse et les agréments de sa figure, la façon dont il avait vécu dans le monde, sa réputation assez faite pour alarmer un cœur tendre, l’idée qu’il semblait avoir des femmes, et qu’à celles qui l’avaient occupé jusque-là, il ne se pouvait point, en effet, qu’il n’en eût pas prise, justifiaient ma défiance. S’il ne m’eût jamais montré que des désirs, il ne l’aurait pas bannie ; il m’a prouvé de l’estime, et m’a tranquillisée.
Vous êtes assurément une maîtresse bien commode ! Vous croyez donc, comme ils voudraient que nous fissions toutes, qu’ils peuvent être infidèles et n’en pas moins aimer ?
Sans doute : ils sont nés libertins ; tout les tente ; mais tout ne les soumet point ; et je ne trouve pas si chimérique la différence qu’ils s’obstinent à mettre entre ces deux choses-là. Encore une fois, fantaisie n’est pas amour ; et si j’ai vu M. de Clerval revenir quelquefois à moi un peu éteint, je ne l’en ai pas moins retrouvé fort tendre.
Je ne sais que vous dire ; mais il me semble que vous risquez beaucoup de lui permettre de ces écarts-là.
Je risquerais beaucoup plus, selon moi, à les lui défendre. Tout ce qu’on gagne à gêner les hommes dans leurs caprices, c’est de les y attacher davantage ; et quelquefois de leur en faire des passions. Je veux, d’ailleurs, qu’il en soit ramené par le vide qu’il y trouve ; le goût du plaisir ne s’use en eux que par le plaisir même. S’il mettait de l’air à toutes ces misères-là, loin qu’il se corrigeât d’y attacher une sorte de prix, il tiendrait sans doute à la fureur des conquêtes jusqu’à l’âge auquel elle ne peut plus donner que le dernier et le plus dégoûtant des ridicules, mais il n’est que libertin, et avec la façon de penser que je lui connais, il ne me sera pas bien difficile de le faire revenir d’un travers dont, par le secours du temps et de ses seules réflexions, il sentirait de lui-même tout le faux.
Je ne puis, Marquise, que vous admirer ; vous imiter ne serait pas en mon pouvoir. Hélas ! le pauvre Prévanes a fait vainement tout ce qu’il a pu pour que je pensasse comme vous : nous avons eu pour cela des scènes !… Ah ! que je me les reproche aujourd’hui ! Qu’il m’est affreux de me souvenir que j’ai cent fois fait le malheur de sa vie !… Grand Dieu ! quelle idée !… Et il n’est plus !
Eh ! Célie ! Quel malheureux souvenir !… Mais j’entends une chaise : c’est sûrement le Duc. Voulez-vous que je le gronde d’être arrivé si tard ? Vous verrez un homme bien embarrassé. Il est tout à fait plaisant quand il croit m’avoir donné de l’humeur.
Hélas ! Marquise, que vous êtes heureuse ! La seule félicité qui puisse me rester au monde est le spectacle de la vôtre. Puisse-t-elle être aussi durable que vous le méritez. Elle pleure.
Savez-vous bien qu’il va croire que c’est sa présence qui vous afflige ; et qu’il se flattait de vous retrouver plus raisonnable ?