La présente traduction m’a été soumise pendant qu’elle était en cours de publication. Je l’ai fait examiner à Londres par un homme de lettres compétent et je l’ai révisée moi-même. J’ai tout lieu de croire qu’on la trouvera fidèle et qu’on en sera satisfait.
W.H. MALLOCK.
The following translation has been submitted to me, during the course of its preparation. It has been examined on my behalf, and under my supervision, by an accomplished scholar in London ; and I have every reason to expect that it will be found faithful and satisfactory.
W.H. MALLOCK.
À JOHN RUSKIN.
Mon cher Mr. Ruskin,
Vous m’avez fait très grand plaisir en me permettant de vous dédier ce livre, et cela pour deux raisons : c’est que je vous dois à deux titres la reconnaissance que je viens vous exprimer : d’abord en qualité de débiteur intellectuel envers celui dont j’ai suivi l’enseignement public ; ensuite, en qualité d’ami envers le meilleur des amis. C’est un mince tribut sans doute que j’ai à vous offrir et peut-être ai-je plus d’avantage à vous le présenter que vous à le recevoir. Du moins, en tant que je représente votre influence, pourrez-vous penser que je n’en suis pas un assez digne représentant. Mais il est un fait sur lequel je dois insister, et qui me rend un peu plus confiant pour vous offrir ce livre, à vous et au public.
La portée de cet ouvrage est indépendante du livre et de l’auteur ; les arguments qu’il renferme ne dépendent pas pour leur triomphe ou pour leur défaite du plus ou moins de succès avec lequel je les fais valoir, et je puis ainsi les associer à votre nom. Ils ne sont pas à moi ; je ne les ai ni découverts ni inventés. Ils sont si évidents qu’il suffit pour les voir de le vouloir ; j’ai été tenté de m’en emparer par ce motif qu’étant si clairs, il semble que personne n’ait seulement daigné y prendre garde, ou du moins les présenter dans leur ensemble, avec soin et d’une manière complète. Ils devraient sauter aux yeux de tout le monde ; au lieu de cela, ils sont restés à nos pieds. Je n’ai donc eu d’autre soin que de m’agenouiller à terre pour y recueillir ces vérités sur lesquelles on marche, dans cette génération ignorante et rebelle à croire.
À quel point ai-je réussi, ce n’est pas à moi d’en juger ; mais si ce que j’ai fait m’inspire peu de confiance, j’en ai davantage dans la valeur de ce que j’ai voulu faire. Au point de vue littéraire, on pourra me trouver bien des défauts. Il pourrait y en avoir de plus graves dont j’aurais peut-être à me reconnaître coupable. J’ai pu appuyer trop fortement sur certains points, et pas assez sur d’autres. On me convaincra peut-être, et rien n’est plus probable, de quelques inconséquences dans les termes ; mais qu’on prenne comme un tout les arguments que je me suis efforcé d’exprimer, et on leur trouvera une vitalité qui ne dépend pas de moi ; et l’on ne prouvera pas qu’ils soient sans valeur, par cela seul que mon ignorance ou ma faiblesse les aura appuyés sur quelque donnée défectueuse, qui s’y trouvera mêlée çà et là. Je n’ai point conscience d’avoir rien dit de faux dans mon livre, mais si l’on m’y signale des erreurs, je ferai de mon mieux pour les corriger. Si ce que j’ai fait n’est pas digne de correction, d’autres viendront après moi qui seront avant moi ; il se trouvera sûrement bientôt quelqu’un qui se livrera avec succès à la tâche dans laquelle j’aurai peut-être failli. Que peut-on d’ailleurs attendre de nous, sinon une large part d’insuffisance, spécialement quand, au lieu de suivre le courant, il faut lutter contre lui ; quand on a à combattre des principautés et des puissances, et qui plus est, la stupidité intellectuelle en haut lieu, et quand on est soi-même plus ou moins affaibli par les influences auxquelles on résiste ?
Mais ce n’est pas tout. Une autre difficulté se présente. Quand on écrit dans le sens de ceux qui veulent la vérité et le bien, on trouve dans le monde tel qu’il est aujourd’hui, que nos principaux adversaires sont des hommes de notre maison. L’insolence, l’ignorance et la stupidité de notre époque ont pris corps ; elles ont pour organes des gens qui sont personnellement la négation de tout ce qu’ils représentent en théorie.
Ce sont des hommes dont la vie privée est empreinte de la plus charmante modestie, et qui représentent dans leur philosophie l’arrogance la plus ridicule ; des hommes qui pratiquent eux-mêmes toutes les vertus, tout en proclamant pour les autres des principes qui mènent à tous les vices ; des hommes passés maîtres en plusieurs genres de science, et qui n’agissent sur le monde qu’en personnifiant dans leur enseignement l’ignorance la plus complète et la plus pernicieuse. J’ai eu à chaque instant l’occasion d’en prendre nommément quelques-uns à partie. À l’exception d’un seul, qu’une mort prématurée a enlevé pendant que ce livre était sous presse, ceux que j’ai nommés le plus souvent sont encore vivants. Quelques-uns vous sont sans doute personnellement connus ; moi, je n’en connais aucun, et vous apprécierez mieux que je ne puis le dire la difficulté que j’ai éprouvée. J’espère seulement que si la fausseté de leur argumentation ne nous a pas fermé les yeux sur leurs mérites, les démérites intellectuels que je puis avoir ne porteront pas préjudice à la vérité de mes raisonnements.
Ce qui me paraît étrange, c’est qu’on ait à faire valoir de pareils arguments, et ce qui l’est plus encore peut-être, c’est qu’il me soit arrivé de les employer, à moi qui suis un étranger en philosophie, en littérature et en théologie. Mais ce qui m’excuse d’avoir pris la parole, c’est que je suis un débutant ; le blâme que d’autres pourraient encourir ne saurait m’atteindre, lors même que
En tout cas, quel que soit mon livre, ce que je vous dédie ici, mon ami et mon maître, j’en ai la confiance, n’est pas indigne de vous. Ce n’est pas ce que j’ai fait, je le répète, mais ce que j’ai essayé de faire. Comme tel, je vous prie de l’agréer et de me croire, bien que je sois à présent si rarement auprès de vous,
Votre ami qui vous aime et vous admire,
W.H. MALLOCK.
P.S. Vous avez déjà vu une bonne partie de ce livre dans les deux Essais qui ont été publiés par la « Contemporary Review » et dans cinq autres qui ont paru dans le « Nineteenth Century ». J’avais eu alors l’intention, avec l’agrément des éditeurs, de faire imprimer ces Essais dans leur forme première. Mais il y avait tant de choses à ajouter, à retrancher, à rassembler ou à remettre en ordre, que j’ai cru nécessaire de presque tout récrire, en sorte que le présent volume vous paraîtra vraiment nouveau.
Dans ce livre, on rencontrera constamment les mots positif, positiviste et positivisme, appliqués à la pensée et aux penseurs modernes. Pour éviter toute confusion et toute idée fausse, il est bon de dire que, dans l’emploi de ces termes, je n’ai point en vue spécialement le système de Comte ou de ses disciples, mais que je les applique aux vues générales et à toute la situation de l’école scientifique, dont un des membres les plus éminents, je veux parler du professeur Huxley, a été le plus tranchant et le plus dédaigneux des critiques qu’ait eus le positivisme pris dans son sens le plus étroit. Ainsi entendu, le positivisme a donné lieu à bien des débats entre le professeur Huxley et Mr. Frédéric Harrison. Le positivisme, dans le sens où je le prends, se rapporte aux principes que reconnaissent explicitement les écrivains susdits, et non à ceux qu’ils repoussent.
Un changement s’accomplit dans le monde, dont le sens et la portée nous échappent encore ; c’est la transformation d’une ère qui finit et d’une autre qui commence.
FROUDE, Hist. d’Anglet., I.
La question que nous avons à traiter dans ce livre est peut-être de celles qui, pour un grand nombre d’hommes, ne paraissent pas à première vue avoir de signification sérieuse ; il se pourrait même qu’elle n’en eût aucune pour des intelligences saines et droites. Nous voulons chercher, en dehors du sentiment, avec calme et mesure, quelle est la véritable valeur de notre vie humaine, en la soumettant au critérium de cette réalité que réclame le monde moderne ; et nous aurons à nous demander avec impartialité si vraiment elle mérite que nous la vivions. C’est une enquête qu’on a déjà faite sans doute, mais qui n’a pas été conduite comme il le fallait, dans un esprit scientifique, ayant toujours été dénaturée par des préjugés et par des intérêts personnels. L’école positiviste a bien pu se flatter d’avoir posé la question différemment ; mais elle a toujours, du moins chez nous, laissé de côté précisément ce qui fait la valeur de la vie. On a bien de temps à autre affecté de l’examiner, mais ce n’a été que pour la forme, à la façon d’un douanier qui se contenterait d’ouvrir une valise, pour la laisser passer aussitôt. On n’y a touché que très doucement, en usant avec elle comme Don Quichotte avec son casque rapiécé, dont la visière en carton n’eût pas été à l’épreuve d’une lame d’acier. C’est aux lacunes de ces investigations que je me propose de suppléer aujourd’hui, en faisant une étude exacte de ce grand sujet, qui n’a pas été abordé de la sorte jusqu’à ce moment.
Beaucoup, je viens de le dire, n’en verront pas l’utilité ; à leurs yeux, ce n’a jamais été réellement une question ouverte ; ou, si elle l’a été, le bon sens du genre humain l’a depuis longtemps résolue. Ils trouveront donc qu’il est pour le moins superflu de la poser encore. Elle caractérisera pour eux, si tant est qu’elle signifie quelque chose, non pas la perplexité qui s’impose à l’esprit, mais le vague malaise de la sensibilité. C’est, diront-ils, la vieille rengaine du découragement et du désespoir, aussi ancienne que le monde ; c’est une façon de se plaindre commune à toute maladie morale ; on l’a tant de fois entendue qu’on voudrait bien ne plus l’entendre encore.
Mais ayons patience, regardons de plus près et avec plus de calme à la question et nous ne tarderons pas à en voir changer la donnée. Nous verrons que pour avoir été bien des fois posée d’une manière futile, elle comporte néanmoins une signification qui ne l’est pas, tant s’en faut ; que si vieille qu’elle paraisse, telle qu’elle se présente à notre époque, elle devient en réalité complètement neuve ; elle revêt un sens, auquel personne n’est étranger peut-être, mais qui ne laisse pas d’être pratique et urgent (j’allais dire singulièrement étonnant) car, littéralement parlant, il n’a pas son pareil dans l’histoire du genre humain.
Cette situation, je le sens bien, ne s’explique pas à première vue. Mieux comprise même, on pourrait peut-être encore la tenir pour fictive. Il me faut donc tout d’abord l’exposer à loisir et avec clarté. Dans ce but, nous considérerons successivement deux points. Le premier nous dira la portée exacte du doute contenu dans cette interrogation : Is live worth living ? (La vie est-elle digne d’être vécue ? – traduction littérale) ; le second, l’importance nouvelle que ce doute a pris de nos jours.
Qu’il soit bien établi, tout d’abord, qu’en demandant si la vie mérite qu’on la vive, nous ne cherchons pas à savoir si, dans sa balance, le plateau des peines l’emporte toujours et nécessairement sur celui des plaisirs ; pas plus que nous ne cherchons à savoir si quelqu’un a jamais été ou est encore heureux. Tout œil qui n’est pas vicié découvre clairement que le bonheur, sous des formes diverses, a été et continue d’être le partage des hommes. Les pessimistes auront beau s’ingénier, ils perdront leur temps à vouloir prouver à celui qui se croit heureux qu’il doit être en réalité misérable. La discussion ne porte donc pas sur cet axiome en lui-même évident, que la vie à bien des hommes a paru digne d’être vécue, mais sur cette proposition bien différente, qu’il en doit être de même pour tous. Et c’est bien ainsi qu’on l’entend, quand on lui attribue les qualités qu’on lui reconnaît universellement de nos jours ; quand on affirme, comme une vérité générale, qu’elle est digne d’être vécue, quand on lui applique ces hautes qualifications qui sont actuellement en usage. Aujourd’hui en effet, la vie est, comme on sait, une chose sacrée, solennelle, sérieuse et pleine de sens. Lui enlever ces épithètes, c’est faire une sorte de blasphème. Et voici ce que signifie ce langage : il signifie que la vie a sa valeur profonde, inhérente à elle-même, indépendante de ce que les circonstances lui font perdre ou gagner, une valeur que tel homme, grâce à ses propres succès, pourra apprécier entièrement, mais qui ne sera pour tel autre, malgré tous les échecs, ni détruite, ni même amoindrie. Certaines formes de l’amour, par exemple, peuvent nous révéler, nous dit-on, cette valeur de la vie ; mais ce qu’un amour heureux est censé nous révéler ne saurait être anéanti par un amour sans espérance. Cette valeur fait partie essentielle de la vie elle-même ; ce n’est donc pas une chance accidentelle, comme la fortune ou la santé ; et l’on doit supposer que nous ne saurions la perdre par d’autres faits que ceux qui nous sont personnels.
Il paraît certain en outre qu’une pareille valeur n’a rien d’imaginaire. Beaucoup ont su la trouver et la trouvent encore actuellement. La question n’est donc pas de savoir si elle existe, mais sur quoi elle repose. À quel point ce trésor est-il à l’abri de la corruption ? À quel point le progrès de nos connaissances peut-il agir sur lui à la façon des insectes nuisibles qui gâtent la moisson ? Il y a des choses dont la valeur est absolument établie, par cela seul que les hommes les apprécient. Elles s’imposent à tous les goûts, défient l’analyse la plus pénétrante et forment ainsi en quelque sorte la base de tout plaisir et de tout bonheur. Mais elles sont rares ; à peine les rencontre-t-on jamais sans aucun alliage ; encore ne produisent-elles alors qu’un effet momentané, qui n’a rien de bien vif. En règle générale, elles se présentent avec des combinaisons très complexes, et se fondent en une infinité de substances nouvelles sous l’influence de nos croyances et de nos associations d’idées ; dans leurs résultats, ces deux agents ont même souvent plus d’importance que les choses sur lesquelles ils agissent.
Prenons pour exemple un élève du collège d’Éton ou d’Oxford, qui a la prétention d’être connaisseur en vins. Donnez-lui une bouteille de vin de Champagne à la Groseille ; dites-lui que c’est une des marques les plus fines, et qu’il vaut deux cents shillings la douzaine. Il le flaire en clignant les yeux de ravissement, il le sirote lentement, de l’air respectueux du gourmet qui s’y connaît ; il éprouve peut-être à le boire plus de plaisir qu’il n’en aurait, si ce vin possédait en réalité toutes les qualités qu’il lui prête et s’il était d’âge à les bien discerner. Sa jouissance est réelle et, jusqu’à certain point, elle repose sur un solide fondement, car le goût du Champagne à la Groseille délecte vraiment son palais. Une boisson nauséabonde, une médecine noire, par exemple, ne lui ferait jamais rien éprouver de semblable. Mais le simple plaisir des sens n’est qu’une faible partie de celui dont il jouit actuellement. C’est dans son ensemble une chose éminemment complexe, et telle est la base sur laquelle repose cette jouissance qu’elle disparaîtrait à l’instant, s’il avait seulement un peu plus d’expérience. Dites-lui quel genre de champagne il vient d’apprécier ainsi, et tout aussitôt s’opérera dans son esprit et sur son visage une transformation curieuse.
Le sentiment que nous avons de la valeur de la vie ressemble, dans sa complexité, à celui de cet élève sur le mérite de ce vin. Nos croyances et nos associations d’idées y jouent le même rôle. Ici, sans doute, nos croyances peuvent être plus sérieuses. La question est de savoir si elles le sont. En certains cas individuels on peut répondre négativement. Miss Harriet Martineau, par exemple, juge la vie par l’expérience qu’elle en a et se persuade bien que c’est une chose très solennelle et très satisfaisante ; elle le proclame hautement, sans la moindre hésitation. Mais une part au moins de la satisfaction solennelle qu’elle y trouve, provient d’une estime ridiculement exagérée de sa propre importance intellectuelle et sociale. Ici, la vie a bien sa valeur, valeur réelle pour la personne qui l’y trouve, mais que la moindre connaissance du monde détruirait à l’instant. Le profond respect qu’on professe généralement pour la vie à notre époque, reposerait-il, à certain point, sur un pareil malentendu ? Quelle part y a cette méprise ? Va-t-il tomber en pièces au souffle d’une plus grande expérience ? Ou bien a-t-il en fait des fondements assez solides pour résister au progrès des lumières, pour s’y développer même ?
Ainsi se dessine la question qu’il s’agit de traiter. J’ai à montrer maintenant à quoi tient son urgence, et comment la crise que subit en ce moment la pensée exige qu’on s’en occupe. Une première impression, je l’ai dit, la fait paraître superflue. Nous avons foi dans la vie, et cette foi repose, croyons-nous, sur une trop large expérience pour que nous doutions sérieusement de sa vérité. Mais ce premier sentiment ne va pas loin. Il est purement superficiel et peut tomber en un moment. Remarquons qu’une croyance qui reposait, ce semble, sur une base non moins large, la croyance en Dieu et à l’ordre surnaturel, n’a pas seulement été mise en question de nos jours, mais se trouve en quelque sorte annihilée.
La seule philosophie qui appartienne en propre à notre époque, la seule qu’on nous présente comme un agent du progrès, ne veut voir dans cette croyance qu’un rêve dissolvant du passé. Et pourtant, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, chez les peuples civilisés du moins, la foi en Dieu a précédé de beaucoup la foi en la vie ; elle a été beaucoup plus répandue, et l’expérience l’a confirmée avec tout autant de certitude. Si donc, la première a pu se désagréger sous l’action envahissante de la science, on ne saurait tenir pour accordé qu’il n’en sera pas de même de la seconde. Elle peut résister ; mais, avant de l’avoir étudiée de plus près, nous ne pouvons le garantir. Le consentement universel et l’expérience ont besoin d’analyse ; sinon, ceux qui n’admettent que la vérité positive n’y voient que des témoignages illusoires. Le sentiment aura beau nous défendre de poser la question, la philosophie moderne n’admet pas que le sentiment soit un instrument de découverte. C’est bien un fait en soi, et qui, sans doute, a sa valeur, mais qui ne s’étend pas aux faits qui le dépassent. Qu’on ait aimé Dieu et senti sa présence, cela ne prouve en rien l’existence de Dieu pour un penseur positiviste. Le simple sentiment du respect de la vie ne va pas nécessairement au-delà pour prouver qu’elle a droit à ce respect. L’école moderne affirme très nettement que pour aborder correctement un sujet quelconque, il faut se placer au point de vue d’un scepticisme éclairé, et tenir pour douteux tout ce qui n’est pas démontré certain, à moins que la nature même de l’objet ne rende le doute impossible.
Il y a plus ; indépendamment de ces règles modernes, la question de la valeur de la vie, en tant que fait matériel, a toujours été regardée comme pendante. Les plus hautes intelligences du monde, dans tous les temps, ont semblé disposées parfois à la mettre en doute, et cela, non pas en des âges d’aveuglement, mais à des époques au contraire de grande clairvoyance. Des écailles tombaient des yeux pour ainsi dire, et c’en était fait de la beauté, de la valeur de la vie, comme d’une apparence trompeuse. L’Écriture sainte consacre tout un livre à l’exposition de cette philosophie, qui fut, à l’époque la plus brillante et la plus glorieuse d’Athènes, le dernier mot de la sagesse de son poète tragique le plus fameux. Shakespeare soutient si constamment la même thèse qu’elle a dû évidemment avoir pour lui une signification personnelle et directe.
Toutefois, ceux-là même qui ont partagé cette manière de voir, l’ont envisagée plutôt comme une moitié de vérité que comme une perception complète. Chez Shakespeare, par exemple, elle comporte une véritable terreur. Il en est atteint et tourmenté, il en pâlit ; elle n’implique pas seulement que la vie n’a pour nous qu’une mince importance, mais encore qu’elle en pourrait avoir une tout autre. Si l’on peut trouver ailleurs un pessimisme plus absolu, c’est qu’on l’a pris sans doute pour se donner un air de solennelle affectation, ou qu’on a voulu exhaler ainsi la plainte d’une affection mélancolique.
Les intelligences saines ont toujours refusé de s’associer à cette manière de voir. Ceux qui l’ont défendue n’ont rencontré que l’indifférence, le mépris ou le blâme, au lieu d’arguments. On les a pris en pitié comme des fous, évités comme des cyniques, ou laissés de côté comme des gens frivoles. Et pourtant, en dehors d’une seule raison, tout ce monde européen qui nous a légué ses progrès doit trouver cette manière de voir, non seulement soutenable, mais évidente.
Le vide des choses de cette vie, l’imperfection de ses plaisirs, même les plus élevés, l’impuissance absolue d’y trouver le bonheur : voilà bien, pendant plus de quinze siècles, quel a été le lieu commun des sages et des saints à la fois. L’idée même qu’une des choses de cette vie pût avoir pour nous beaucoup d’importance, a toujours été traitée de puérilité ridicule chez un homme du monde, et d’indignité coupable chez un homme de Dieu. L’expérience et la méditation de la vie n’ont enseigné, ce semble, qu’une seule et même leçon, et n’ont jamais prêché que le sermon de contemptu mundi. Par où le moine fervent a commencé, a fini le monarque rassasié ; mais ce n’était pourtant là qu’un côté de la question. Car il y avait quelque chose dans l’avenir, qui transfigurait cette pensée, et faisait instantanément fleurir comme une rose la solitude sauvage du désert. Prise en elle-même, la vie n’est assurément que vanité, mais ils ne la jugeaient pas à ce point de vue. Toutes ses voies semblaient bien aboutir à des abîmes sans issue et à des déserts sans fin. Elles ne conduisaient certainement pas à un but visible ; mais elles aboutissaient à une invisible fin, aux destinées éternelles de l’âme, à des triomphes supérieurs à toute espérance, ou à des défaites plus redoutables que toutes les épouvantes. La plus commune de nos actions journalières se trouvait ainsi revêtue d’une incomparable signification. Ainsi comprise, la vie cessait d’être une vanité, un rêve de folie, une valeur sans utilité. Ceux qui affectaient de la prendre ainsi passaient pour des insensés ou pour des imposteurs. Jusqu’à présent donc, nous pouvons l’admettre, chez toutes les nations du monde en progrès, la valeur de la vie a pu se démontrer, et les critiques de la raison n’ont pu porter atteinte à cette preuve.
Cependant, tout a changé de nos jours, sous l’influence de la pensée positiviste. La vie que nous avons reçue en partage a reçu l’empreinte profonde des couleurs du christianisme. Que nous soyons ou non personnellement chrétiens, les sentiments qui nous pénètrent nous la font embrasser au point de vue de cette donnée chrétienne ; et ces sentiments, nous n’avons pu nous résoudre à nous en détacher encore. « Toutes les méthodes positivistes, » a dit un écrivain anglais, populaire dans la nouvelle école, « qui s’occupent de l’homme d’une manière compréhensive, admettent entièrement tout ce qu’on a jamais dit de sa vie intellectuelle et morale… » Mais voici la difficulté. C’est sur un terrain tout nouveau qu’il faut voir se développer ces privilèges qu’on lui accorde. Les avocats de cette maxime ont bien la prétention de la traduire dans la pratique ; ils tiennent, nous le savons, à donner à la vie une valeur extrême et ne tolèrent pas qu’on se refuse à là reconnaître ; mais il leur faut la trouver sur le point même où l’on avait pensé jusqu’à présent qu’elle brillait par son absence. Il faut la trouver, non pas dans un plus vaste et meilleur avenir, où l’injustice fera place à l’équité, le trouble au repos, l’obscurité à la lumière ; pareil avenir ne nous attendant pas. Il faut la trouver dans la vie elle-même, dans cette vie terrestre qui va du berceau à la tombe, que l’imagination ou la sympathie peuvent étendre et prolonger pour l’individu, mais dont on a bientôt, malgré cela, touché les bornes. Limitée dans le temps par la durée de l’existence du genre humain, dans l’espace, par la place que nous occupons dans l’univers, elle l’est encore par la capacité de jouissance que possède notre race.
Voici donc nettement, et d’une façon intelligible, la tâche qu’ont à remplir les penseurs positivistes. Ils ont enlevé à la vie tout ce qui, jusqu’à présent, pouvait aux yeux des sages la sauver de la vanité ; à eux donc de nous prouver maintenant que ce qu’ils nous en laissent n’est pas vain ; à eux de nous prouver la solidité de ce qui a paru creux jusqu’à nos jours, le sérieux de ce qu’on a toujours tenu pour méprisable ; à eux de nous prouver enfin qu’on se contentera désormais de ce qui n’avait jamais contenté personne, et que les esprits les plus larges pourront à l’avenir se mouvoir à l’aise, dans les limites qui n’ont pu suffire encore aux plus étroits.
Maintenant, autant qu’on peut le dire avant d’avoir examiné le sujet, peut-être sont-ils de force à accomplir cette révolution. Rien d’impossible ne s’y révèle. Nos yeux ont pu s’aveugler sur les beautés de la terre, à force de regarder trop longtemps et en vain des cieux toujours vides. Habituons-les à y voir de plus près, ils nous montreront peut-être à notre portée, dans cette vie, ce que nous avons toujours cherché dans une autre. Toujours est-il, en supposant possible cette révolution, que c’est de fait une révolution et qu’il faut un effort pour l’accomplir. Il reste aux penseurs positivistes à nous en prouver la possibilité. Ils ne sauraient s’emparer tout de suite du point le plus en butte à la contradiction, qui même, une fois conquis, ne manquera pas de la provoquer encore. Si cette vie n’est pas impuissante à nous satisfaire, qu’ils nous le montrent ; mais ils ne peuvent guère espérer que sans rien nous montrer du tout, le monde repoussera décidément comme un mensonge ce qu’il a toujours accepté comme une vérité de sens commun.
Cette objection paraît d’elle-même si claire qu’elle n’a point échappé à leur attention. Mais le fait même de sa clarté en a caché la force ; on l’a bien vue paraître à la surface, mais on l’a repoussée comme superficielle. Il a bien fallu pourtant la reconnaître, et y opposer sur tous les points une réponse très laborieuse. C’est cette réponse que je dois examiner présentement. Elle a sa très grande importance et mérite notre attention la plus expresse, car elle contient le principal argument que produise en ce moment la croyance positiviste en faveur de la valeur de la vie. Je montrerai qu’une erreur fondamentale fait ici le vice de l’argumentation.
On reconnaît qu’il y a bien, à première vue, quelque danger de voir la foi dans la valeur de la vie s’écrouler avec la croyance en Dieu. Rien de déraisonnable en cela, nous dit-on, mais on soutient que l’étude scientifique du passé nous fera voir que ces craintes n’ont pas de fondement, et nous rassurera sur l’avenir. On nous renvoie ainsi à une branche nouvelle du savoir, à la philosophie de l’histoire ; et l’on nous promet de calmer avec elle toutes nos inquiétudes. Cette philosophie de l’histoire ressemblerait sur une grande échelle à l’expérience pratique d’un homme du monde. Aussi longtemps qu’on est dans la vie neuf et sans expérience, tout malheur qui survient a quelque chose d’unique et d’écrasant ; mais à mesure qu’on avance, on en rencontre d’autres et l’on s’aperçoit qu’on n’a pas été brisé ; on apprend ainsi à les réduire tous à de justes proportions, et, pour peu qu’on se possède, à tirer de chacun d’eux de salutaires enseignements.
Ainsi, nous dit-on, si nous n’en savions pas tant, nous verrions naturellement, dans le déclin de la foi qui se produit, un malheur sans précédent, qui doit aboutir à une période de ténèbres et de ruines. Mais la philosophie de l’histoire nous montre tout cela sous un autre jour. Elle nous apprend que la condition actuelle du monde, bien qu’anormale, n’a rien d’exceptionnel. Elle nous en signale de parallèles dans les âges précédents. Elle traite la naissance et la chute des croyances comme un phénomène régulier de l’histoire du genre humain, dont nous pouvons suivre distinctement les causes et les retours. D’autres nations et d’autres races ont eu des croyances et les ont perdues ; elles ont pensé, comme certains d’entre nous, que cette perte les conduirait à la ruine ; elles n’ont point péri toutefois. On nous affirme que les croyances sont simplement l’expression provisoire, fictive et mal comprise, du sentiment indestructible de la noblesse humaine qui se cache sous elles ; qu’elles sont artistiques et non pas scientifiques. Une statue d’Apollon, par exemple, une image de la Madone, représentent bien ce qu’on a voulu reproduire ici-bas, mais nullement ce qui peut exister actuellement dans les cieux. Qu’on jette un regard en arrière sur les civilisations les plus hautes de l’antiquité, on verra qu’elles puisaient leur vigueur et leur intensité en des intérêts purement humains. La religion avait bien sans doute une certaine action réflexe sur la vie, mais cette action était toute politique, autrement elle n’eût fait que du mal.
C’est ainsi qu’on nous présente cette vie de la Grèce, si intense, que le monde en ressent toujours l’influence. Son principal stimulus, nous dit-on, était franchement humain. Dépouillé de toute sa théologie, il n’eût rien perdu de sa pénétration. Là, nous saisissons la valeur positive de la vie ; nous y voyons déjà réalisé ce que nous sommes en train de reproduire une fois de plus. On nous parle du christianisme, avec ses tendances et ses vues surnaturelles, comme d’un épisode de maladie et de délire. C’est un rêve confus dont nous nous réveillons enfin. Les sentiments de l’école moderne ont trouvé leur expression dans les paroles suivantes d’un écrivain de notre époque : « Quand un voyageur, usé et vieilli à la peine par de longues années passées chez des hommes d’une autre couleur, revoit enfin le visage d’un blanc, d’un frère, il n’ose en croire ses yeux ; de même, quand nous remontons par la pensée le cours des âges les plus ténébreux de notre histoire européenne, et que nous arrivons enfin à des hommes qui partagent les mêmes espérances que nous, quel tressaillement de cœur nous éprouvons, et comme, au milieu de ce vaste désert, nous serrons la main de… nos ancêtres spirituels ! »
Et la Grèce n’est pas la seule nation dont on suppose l’histoire si rassurante pour nous. On nous signale les anciens Juifs qui ont su apprécier hautement la dignité de la vie, sans avoir jamais eu de croyance à une autre. Mais l’exemple le plus frappant pour nous peut-être se trouve dans l’histoire de Rome, à l’époque de son activité la plus puissante. On nous invite à regarder des hommes, comme Cicéron et César, ce dernier surtout, et à nous représenter la puissante réalité de la vie chez eux. César se souciait assurément fort peu de religion, et le peu qu’il en avait ne jouait aucun rôle dans sa vie active. Il prenait le monde comme il le trouvait, comme l’ont pris et ne cesseront de le prendre encore les hommes sains d’esprit. Et une vie comme la sienne ne lui était pas particulière. On voit en lui le représentant de cette vie humaine, qui florissait, si pleine de vigueur, chez les Romains. Et ce qui rend, nous dit-on encore, cette considération plus instructive, c’est que cette vie a fleuri précisément en des circonstances toutes pareilles à celles que nous regardons comme si décourageantes aujourd’hui. Il y avait alors, comme de nos jours, une vaste désagrégation des anciennes croyances, et, pour un grand nombre, chez eux comme chez nous, c’était un fait gros de tristesses et de menaces. Quand nous lisons Juvénal, Pétrone, Lucien, Apulée, nous nous étonnons de trouver une si grande ressemblance entre leur temps et le nôtre ; les deux époques, même sur de minces détails, se correspondent avec une prodigieuse exactitude ; on en conclut que c’est un argument d’une grande puissance en faveur de ceux qui soutiennent que l’histoire se répète, et que les leçons du passé s’appliquent au présent et à l’avenir.
Mais, quelle que soit ici la part du vrai, ce n’est en réalité qu’une moitié de la vérité, et l’usage qu’on en fait dans l’argumentation présente conduit à une profonde erreur dans la pratique. L’histoire, sans aucun doute, se répète en un certain sens, et l’on peut dire que ce qui a été sera encore. Mais, dans un sens plus profond et plus large, il n’en est rien. Prenons pour exemple la vie d’un homme. Arrivé à l’âge de cinquante ans, il aura gardé sans doute quelques-uns des goûts et des manières qu’il avait à dix ans ; ceux qui le connaissent depuis longtemps ne manqueront pas de s’écrier qu’il est toujours le même. Malgré cela, ils le trouvent bien différent. Plus rien des espérances d’autrefois ; l’éclat du visage, la couleur, le lustre de la barbe et des cheveux, ont disparu ; ce qui l’avait amusé jadis a cessé de lui plaire ; ce qu’il croyait important ne lui paraît plus qu’une futilité ; s’il tient quelque chose encore pour sérieux, ce n’est plus ce qui lui a semblé tel alors. On en dirait autant de l’année, avec les vicissitudes des saisons. Son histoire en un sens se répète tous les jours. C’est toujours le même retour de la lumière et de la nuit, du lever et du coucher du soleil ; celui qui n’aurait vécu qu’un mois ou deux pourrait imaginer que ces vicissitudes impliquent une parfaite ressemblance. Qu’il vive davantage, il s’apercevra qu’il n’en est rien. Dans le courant d’un été, il constatera peu à peu le changement qui se produit, et bientôt il lui faudra reconnaître, qu’entre les jours et les nuits de l’été et ceux de l’hiver, il y a une notable différence ; les fleurs qui s’épanouissaient au matin, pleines de fraîcheur, ont cessé d’ouvrir ou de fermer leurs corolles ; et les deux saisons, il faut en convenir, bien que semblables sur plusieurs points, sont pourtant, dans un sens bien plus vrai, profondément dissemblables.
Il en est de même de l’histoire du monde. Isolez certains phénomènes, et, sans aucun doute, ils se répéteront ; mais cela n’arrive qu’autant qu’on les isole. Sur bien des points, la civilisation contemporaine et la pensée du monde européen peuvent nous paraître comme la répétition du passé ; nous nous persuaderons rencontrer nos frères dans les anciens âges et pouvoir, comme le dit l’auteur cité plus haut, leur serrer la main à travers les siècles. En réalité, il n’y a là qu’un mirage décevant, quand on en fait l’application à des questions aussi profondes, aussi universelles que celles que nous traitons, à la religion, à la pensée positive et à la valeur de la vie. Les positivistes et les incrédules du monde moderne ne sont point ceux de l’ancien monde. Alors même qu’ils tiennent un langage identique, un abîme incommensurable les sépare. Dans nos affirmations et dans nos négations interviennent de nouveaux facteurs, qui tout de suite enlèvent toute valeur aux comparaisons. Leur importance apparaîtra bientôt plus clairement, mais je dois dès à présent en donner rapidement une idée.
Le premier de ces facteurs, c’est l’existence du christianisme, c’est ce vaste et manifeste changement dont il a été la cause et le signe dans le monde. Il a fait une œuvre, et cette œuvre demeure ; nous en ressentons tous les effets, que nous le veuillions ou non. Pour la décrire de la façon la plus sommaire, cette œuvre, la voici. Le surnaturel, dans l’ancien monde, était quelque chose de vague et d’indéterminé. Les théologies classiques, en tout cas, bien qu’elles lui eussent jusqu’à certain point donné un corps, ne pouvaient en réalité en exprimer qu’une très faible partie. On sentait confusément qu’un plus vaste mystère enveloppait Jupiter, avec les hiérarchies olympiennes ; ce mystère d’ailleurs demeurait sans forme dans l’esprit du peuple, et des hommes comme Platon ne pouvaient eux-mêmes le définir que très imparfaitement. Le surnaturel, comme un clair-obscur partout diffus, brillait ici davantage, s’assombrissait ailleurs, mais n’avait nulle part de centre ni de foyer. Le christianisme l’a mis au foyer, il a concentré en un seul tous les points brillants, et réuni tous les rayons qu’on ne découvrait pas avant lui. Cette vague idée du bien, dont Platon avait dit que tout homme en présageait la réalisation, sans pouvoir dire comment elle s’accomplirait, a trouvé dans le christianisme sa forme définitive, et c’est la divinité qui l’a revêtue. Ce Dieu, au point de vue extérieur, a conquis, on peut le dire, sa souveraineté, comme le César romain. Il a absorbé dans sa personne les fonctions de tous les dieux qui existaient avant lui, comme le César romain avait absorbé toutes les fonctions de l’État ; et ici encore, comme on l’a remarqué du César, le tout se trouva être incomparablement plus grand que la somme des parties. Scientifiquement et philosophiquement, ce Dieu est devenu la cause première du monde ; ce fut le père de l’âme humaine et son juge en même temps, et, de plus, ce fut encore son repos, sa joie et son désir. À la lumière de cette conception développée, l’homme apparut comme un être plus élevé ; ses pensées eurent à passer sous le regard du grand discriminateur. Il avait été fait à la ressemblance du Seigneur des seigneurs ; il fut de la famille du Tout-Puissant, devant lequel tremble le monde visible ; ainsi, chaque détail dans la vie d’une âme humaine est devenu incomparablement plus vaste que les profondeurs de l’espace et du temps. Et non seulement, le sentiment de la dignité humaine s’est développé de la sorte et a pris une forme définie, le sentiment correspondant de la dégradation est devenu aussi plus intense et plus défini tout à la fois. On trouve bien dans Eschyle l’ombre de cette idée du péché, mais ce n’est qu’une ombre vague et sans forme. Le christianisme lui a donné son vrai sens et sa profondeur. Seulement, le désespoir, qu’on eût pu rencontrer dans cette voie, s’est adouci dans l’espérance. En fait, le christianisme a proclamé clairement un surnaturel, dont les hommes avant lui avaient, sans le savoir, plus ou moins conscience. Cette proclamation, complète ou non, est en tout cas la plus complète que l’homme ait connue. Et en voici le résultat pratique : quand de nos jours on nie le surnaturel, on le nie d’une façon dont jamais il n’a été nié précédemment. Nos négations et nos affirmations sont sans comparaison plus complètes. Le surnaturel, dans l’ancien monde, était comme un parfum pour embaumer la vie, contenu en cent vases divers, dont deux ou trois seulement s’ouvraient pour les mêmes hommes et chez les mêmes peuples ; ils pouvaient donc s’en défaire sans que la plus grande partie du parfum cessât de subsister encore. Mais pour nous, c’est en quelque sorte tout le parfum qu’on a mis dans un seul vase ; si nous le rejetons, nous l’aurons perdu entièrement, et nous n’aurons plus qu’une atmosphère inodore.
Nous citerons comme exemple le matérialisme de Lucrèce. À bien des égards, ses négations ressemblent beaucoup aux nôtres : mais, un peu au-dessous de la surface, cesse la ressemblance. Il a nié la théologie de son temps avec autant de force que les positivistes nient celle du nôtre. Mais la théologie qu’il rejette est incomplète et puérile. Il ne nie pas Celui qui embrasse et soutient toutes choses, car il ne le connaît pas. Sa négation des dieux qu’il repousse lui laisse la liberté d’en affirmer d’autres, dont l’existence, à tout bien considérer, est pourtant incompatible avec ses prémisses scientifiques. De même, quand il proteste contre l’immortalité de l’âme, ce qu’il nie n’est pas ce que nous nions nous-mêmes. Le seul avenir qu’il connaisse ne nous peut impressionner que d’une triste manière. C’est le simple prolongement de ce qu’il y a de pire dans la vie, et jamais le complément de ce qu’elle contient de meilleur. Nous sommes dans un cas bien différent. Autrefois on ne pouvait nier absolument le surnaturel, parce qu’on ne le connaissait point assez. Entre ne le point affirmer ou le rejeter, il existe une très grande différence. Beaucoup de croyances que repoussent les positivistes modernes sont de celles dont vivaient plus ou moins sciemment les positivistes de l’antiquité.
En un mot, voici la situation de l’école positiviste de nos jours. Elle a des exigences à satisfaire dans la vie humaine qu’on n’a jamais connues jusqu’à présent, et, pour bien des raisons, la vie humaine est plus incapable que jamais d’y donner satisfaction. Mais ce n’est pas tout. Il nous reste un troisième point à envisager, un troisième facteur, qui entre dans le cas particulier à la crise actuelle. C’est le besoin intense qu’on éprouve de se rendre compte de tout ; cet instinct s’est développé dans le monde moderne et y a introduit un élément tout nouveau. Dans le cours des générations dernières, il s’est fait en l’homme une curieuse transformation. Il a beaucoup perdu de son ancienne spontanéité ; il est devenu un être qui a besoin de regarder en avant et en arrière ; son caractère instinctif de détermination a faibli sous l’influence de la réflexion. On n’admet plus rien à présent sans en savoir le pourquoi, et l’on a appris à démonter tous les motifs de nos actions. Non seulement nous savons davantage, mais nous ne cessons de ruminer nos connaissances. Ainsi, la pensée moderne ramène toutes les religions à de simples idéalismes créés par l’homme ; elle admet volontiers, qu’en cette qualité, elles ont exercé une grande influence, mais elle nous enseigne que nous nous construirons dans l’avenir de nouveaux idéalismes, avec cette seule différence que nous saurons alors ce qu’ils valent et que nous ne les confondrons plus avec les faits objectifs. Mais une chose échappe à nos penseurs positivistes ; ils oublient que l’idéalisme qui a exercé son action sur un peuple, l’a obtenue par cela même qu’on y voyait autre chose, et qu’on le prenait pour un fait très réel. Ils oublient que la position changera, sitôt qu’on lui attribuera une autre nature. Il n’y a, que je sache, aucun exemple dans l’histoire, qui nous montre les hommes stimulés ou sérieusement affectés, aucun assurément qui nous les montre enchaînés et assujettis par un pur idéalisme, reconnu comme tel, sans qu’une réalité y corresponde. L’enfant a peur, quand sa nourrice lui dit qu’un homme noir va descendre par la cheminée pour l’emporter. L’homme noir n’est qu’un idéal sans doute ; et pourtant, l’enfant en est affecté. Mais il cesserait de l’être, du moment qu’il saurait à quoi s’en tenir.
J’ai parlé jusqu’ici des peuples dont l’histoire a plus ou moins directement affecté la nôtre. Mais il y a une partie considérable du genre humain, avec laquelle, à dire vrai, notre progrès n’a pas de connexion. Les religions de ces races, qu’on commence aujourd’hui à étudier sérieusement, sont invoquées à l’appui des doctrines positivistes. Ainsi, au dire de Mr. Leslie Stephen, « la plus légère esquisse de l’histoire religieuse du genre humain nous montre que des croyances, qui ont eu plus d’adhérents que le christianisme, qui ont fleuri pendant de plus longues périodes, ont négligé tout ce qui peut, aux yeux de ses défenseurs, donner quelque valeur à l’enseignement chrétien sur la vie future. » Le docteur Tyndall signale, avec un air de satisfaction pleine de confiance, l’évangile du bouddhisme, « comme étant celui d’une morale purement humaine, en dehors, non seulement de Brahma et de la trinité brahmanique, mais de l’existence même de Dieu ». De plusieurs autres côtés, on fait appel à ce qu’on nomme vaguement « les nombreux symboles de l’Orient » ; mais c’est au bouddhisme, sous ses formes variées, qu’on semble toujours en revenir. Voyons donc quel est le résultat réel de ces prétentions. Nos positivistes ont invoqué le bouddhisme, et ils ne manqueront pas d’y aller. De tous les faits humains, c’est un des plus considérables et des plus importants. Mais il est loin d’avoir la signification qu’on lui attribue généralement.
stimuluscomme une fournaise
fait prodigieux
Le sentier que suivait la pensée a fait un coude ; il a tourné au versant d’une montagne, et désorientés, nous nous sommes mis à regarder une perspective que nous n’avions jamais vue encore. Les leaders du progrès ont salué de leurs acclamations ce point de vue nouveau, et nous ont déclaré avec assurance que nous avions en face de nous la terre promise. D’autres, plus réfléchis, moins prompts à tout accepter d’instinct, s’aperçoivent que le brouillard enveloppe toute la scène et pensent que nous n’avons aucune raison d’assurer, si c’est ou non la terre promise. Ils voient de graves motifs pour examiner de plus près et se demandent si le brouillard, en se levant, au lieu de nous présenter un splendide coup d’œil, ne découvrira pas une scène de désolation.