Introduction

En 1949, un journal canadien, sous le titre de « Pronostics pour l’an 2000 », proposait à ses lecteurs un classement des écrivains francophones qui franchiront le cap de cette fin de siècle : parmi les élus figurait Georges Simenon… Aujourd’hui, nous sommes presque au rendez-vous du troisième millénaire et le « père de Maigret » est considéré comme l’un des grands romanciers de ce siècle, même si d’aucuns voudraient le reléguer aux marges de la littérature officielle, entre le « polar » et les héritiers d’une tradition classique. Georges Simenon est un auteur qui ne laisse pas indifférent : depuis les années 30, il étonne et fascine des acteurs de l’institution littéraire aussi importants qu’André Gide. Pourtant ses détracteurs existent et interdiront au romancier belge d’entrer vraiment dans le sérail : depuis 1933, Georges Simenon espère obtenir un prix littéraire, mais le Goncourt lui échappera régulièrement…

Il faut dire que Georges Simenon n’est pas un romancier comme les autres et que son parcours a dérouté plus d’un critique, surtout en France. Le mot qui vient le plus souvent à l’esprit des commentateurs, c’est en effet phénomène ou encore énigme : on ne comprend pas très bien comment un romancier puisse écrire à ce rythme et obtenir un tel succès populaire. A défaut d’expliquer, les journalistes annoncent des scores que les lecteurs retiendront facilement. Que n’a-t-on pas écrit à ce sujet depuis plus de soixante ans ! Pour le grand public, l’œuvre demeure à l’image du romancier : des chiffres et des performances ! Simenon est l’écrivain aux quatre cents romans et aux cinq cents millions de lecteurs comme il fut l’homme aux dix mille femmes ! La performance, c’est aussi les quatre-vingts pages d’écriture quotidienne ou les quarante romans populaires par an, les dix-sept pseudonymes ou encore le poids des vingt-sept gros volumes des Presses de la Cité qui constituent l’œuvre intégrale.

Les chiffres abondent, qu’ils soient réels ou fantaisistes, et ils finissent par masquer l’essentiel : une œuvre hors du commun qui aujourd’hui encore embarrasse le monde des Lettres, mais continue de se lire, en France comme à l’étranger. Même si les tirages des rééditions ne peuvent rivaliser avec les best-sellers, l’œuvre romanesque a toujours un public fidèle, tandis que les jeunes lecteurs découvrent Simenon soit au collège, soit par le biais du cinéma et surtout de la télévision. Le petit romancier belge a fait son chemin et passera le cap de l’an 2000, donnant ainsi raison aux pronostics du journal canadien de 1949…

Aujourd’hui, il semble donc opportun de s’interroger sur la place réelle de Georges Simenon dans la littérature du XXe siècle : ce romancier pas comme les autres est l’homme des records, mais aussi le champion des clichés ou des simplifications abusives. On essaiera donc d’oublier un peu les chiffres — réels ou fantaisistes — et de retrouver l’aspect qualitatif de l’œuvre, trop souvent réduite aux seuls Maigret.

Mais avant d’aborder l’œuvre, il faudra d’abord retrouver l’homme : Georges Simenon est en effet un personnage de légende pour plusieurs raisons. La première est la confusion qu’il entretient, plus ou moins volontairement, avec le commissaire Maigret : du chapeau à la pipe, c’est la même silhouette qui apparaît sur les couvertures des romans, les jaquettes de cassettes vidéo ou encore sur le récent timbre-poste français à la gloire du policier (l’utilisation d’une photographie de Simenon devant le célèbre Quai des Orfèvres pour représenter Maigret est particulièrement révélatrice !). La seconde raison qui fait de Simenon un personnage de légende tient à ses relations avec les médias : n’oublions pas qu’il est journaliste avant d’être romancier et gère véritablement son « image », comme on dit à présent, grâce à la presse qu’il utilise avec habileté. Si l’on excepte les dernières années de sa vie où la maladie lui interdit toute visite, Georges Simenon recevra un nombre phénoménal de journalistes au cours de son existence, répondant avec complaisance à toutes les questions. Les versions parfois divergentes et souvent fantaisistes de tel ou tel souvenir d’enfance ou de la genèse de ses romans contribueront à fonder la légende, d’autant que la presse joue son rôle de miroir déformant : les articles rédigés dans l’urgence à la mort de l’écrivain en 1989 permettent de se rendre compte du caractère mythique de Georges Simenon. En s’appuyant sur les travaux de ses biographes et sur les souvenirs de l’écrivain, on a donc tenté de retrouver l’homme Simenon : l’origine familiale, la jeunesse liégeoise, les débuts à Paris, le succès de Maigret, la guerre, l’exil américain ou la retraite en Suisse sont en effet autant de tranches de vie qui permettent de comprendre l’œuvre.

Cependant, c’est une lecture attentive des romans de Georges Simenon qui s’impose dès lors que l’on souhaite connaître cette œuvre à la fois éclectique et foisonnante. Il y a en effet trois Simenon qui s’opposent et se complètent à la fois : l’auteur des contes et romans populaires qui préfère utiliser un pseudonyme (même si celui-ci est transparent comme Georges Sim), le créateur des Maigret classé traditionnellement dans le rayon « polar », et enfin le romancier qui cherche « à entrer en littérature » lorsqu’il publie chez Gallimard dès 1934. S’il est facile de faire cette distinction dans les trois carrières de l’écrivain, un tel découpage théorique n’apporte rien à la compréhension de l’œuvre. En réalité, les thèmes les plus récurrents chez Georges Simenon apparaissent dès les œuvres de jeunesse, malgré leurs imperfections et la présence de stéréotypes. De même, il n’est pas rare de rencontrer des personnages très proches, confrontés au même destin, dans la série des Maigret et dans les romans psychologiques à prétention plus littéraire. L’approche thématique qui constitue la deuxième partie de cette étude sera donc globale : les motifs ainsi répertoriés appartiennent à l’œuvre entière (y compris autobiographique), mais seront plus présents encore dans ceux que l’auteur appelait ses romans durs pour les opposer aux Maigret.

La troisième partie de cet ouvrage abordera la réception critique de l’œuvre, car le statut de Georges Simenon est encore incertain malgré une célébrité due au commissaire Maigret, un lectorat que beaucoup d’écrivains pourraient lui envier et une certaine légitimation grâce à l’école et à l’Université. Depuis le début des années 30 où apparaissent les premiers articles critiques, en passant par les études de Gide ou de Claude Mauriac, jusqu’aux derniers essais universitaires, la réception de l’œuvre montre une réelle évolution. Cependant, la place de Georges Simenon au sein de la littérature d’expression française n’est pas toujours celle que le romancier lui-même espérait : l’absence de prix littéraires, la bouderie de certains intellectuels, la relégation dans la « paralittérature » sont autant de signes qui montrent que Georges Simenon n’est pas encore tout à fait accepté par l’institution littéraire. Presque dix ans après la disparition de l’écrivain, il semblait donc important de faire le point sur la réception critique de l’œuvre.

Enfin, on a réservé une place importante à la bibliographie de Georges Simenon. Toutefois, pour conserver à ce livre le format de la collection, on a renoncé à traiter les contes et romans populaires écrits sous divers pseudonymes 1. En revanche, les 117 romans psychologiques, c’est-à-dire les romans durs ont fait l’objet d’un commentaire ou d’un bref résumé selon leur importance. Les Maigret sont simplement mentionnés car ils seront étudiés en détail dans un second volume de cette collection 2. Une bibliographie critique sélective et une filmographie prolongeront cette approche du romancier et permettront à tous ceux qui s’intéressent à l’œuvre de Georges Simenon d’approfondir leurs connaissances…

1 Un volume de la collection pourra, par la suite, être consacré à cette partie de l’œuvre de Simenon qui a fait le sujet d’un ouvrage très complet de Michel Lemoine (cf. bibliographie).

2 Le commissaire Maigret n’est pas oublié dans ce présent ouvrage ; cependant, en raison de l’importance du personnage, un second volume de cette collection « Références » lui sera exclusivement consacré. On y abordera notamment la genèse du personnage, la psychologie et la thématique ; chaque titre fera l’objet d’une brève présentation.