Parce qu’on ne sait pas toujours quand l’avion se pose
Parce qu’on a peur de perdre
Et peur de manquer quelque chose
Gérard Manset
Cher Steve,
J’ai renversé un peu de thé sur le papier. Incorrigible maladroit. En contrebas, la ville prend vie. Les vendeurs de glaces sont déjà sur la place, on se presse dans les échoppes, et moi, j’ai les paupières désespérément collées. Le jour n’étant pas tout à fait levé, tu m’accorderas quelques excuses. La paresse estompe vite mes excès d’enthousiasme, comme autrefois et comme toujours. Je me suis réveillé tôt, pourtant ; je voulais me débarrasser de vagues contraintes au plus vite afin de profiter de cette matinée pour ne rien faire.
Oui, je te l’avoue, j’aurais aimé en avoir fini avec cette lettre lorsque le soleil me révélera le contour des mosquées comme on lève le voile sur un corps inconnu, comme si cette place, cette tchaïkhana, cette ville, étaient des amantes capables de se réinventer de nuit en nuit, de m’offrir un visage nouveau à chaque fois que je le désirerais. Il y a là des odeurs, des visages, des étoffes, des mouvements qui vont au-delà de ce que la pellicule et le vocabulaire pourraient restituer. Et seul le trait du pinceau, peut-être, saurait ne pas les trahir. Un jour, je m’inventerai une vie où j’apprendrais à dessiner.
Les mots me sont de moins en moins faciles et je ne sais toujours pas faire court. As-tu remarqué ? Et voilà. A peine deux pauvres paragraphes et le soleil est là qui lèche les montagnes, le palais, l’immense square où, déjà, les heures fraîches donnent envie de flâner. Les mosquées brillent de ce bleu que je ne cesserai de te conter, ce bleu comme il ne peut en exister… Bleu persan. J’ignore si cela se dit. Mon daltonisme léger ne m’interdit pas la beauté, mais ne m’incite pas à la précision en matière de couleurs.
Babil joyeux et brouhaha courtois. Je ne connais ici point de fureur. Et pourtant, ce pays est dit en guerre ou presque en guerre ou bientôt en guerre ; on le dépeint comme un molosse qu’on retiendrait à grand-peine. Il m’est impossible de le croire. Pour moi, l’Iran a l’espiègle visage de cette étudiante qui m’expliquait comment les filles jouent avec leurs mèches de cheveux, comment elles les placent au-dessus de leur foulard pour indiquer leur indifférence ou leur attirance aux garçons qui passent, fine gestuelle du désir sous le regard soudain pataud des mollahs, et qui ajouta, toujours désignant son foulard :
– Savez-vous ce que les religieux ont obtenu en nous collant ça sur le crâne, en cachant nos corps autant qu’ils le peuvent ?
– Non.
– Deux générations d’éjaculateurs précoces…
Et elle avait ri, un rire miroir, un rire fontaine, doux, jeune et désabusé, un rire plein d’appétit, un rire lourd de barrières et fort de les faire tomber, un rire digne d’effrayer les tyrans et les empêcheurs de jouir en paix… Elle était belle et fine et elle dansait les temps d’oppression.
C’est en la regardant s’éloigner que je me suis promis de revenir, discrètement, de festoyer avec elle et les siens le jour où le régime s’écroulerait… D’ici là, je vomirai ceux qui osent parler de l’Iran avec l’infâme condescendance de ces journalistes qui écrivent sans essayer de comprendre, ces sinistres copieurs de dépêches qui nourrissent leur plume dans les pires fast-foods de la pensée.
Car elle ne fut pas ma seule rencontre de choix entre Yazd et Hamadhan ; ce prof d’histoire fou de Camus, ce voleur devenu chauffeur de taxi, trop heureux de sa liberté retrouvée pour qu’on le paie, peuvent en témoigner. J’en ai gardé dans mon cahier des impressions un brin frustrées ; mon incompréhension de la langue m’a ici floué comme jamais, tant ces hommes et ces femmes sont nuances et subtilité, tant je n’arrivais à leur bredouiller qu’un ramassis d’à peu près.
Toujours est-il que sans ces pages trop vite accumulées sur les routes iraniennes, je n’aurais jamais remarqué le poids grandissant de mes vieux cahiers ni recherché un destinataire de confiance.
J’ai donc décidé, tu l’as compris, de me débarrasser de ce trop-plein dans mon paquetage. Tu me diras, lorsque tu me feras rechercher, en Dordogne ou dans les Pouilles, si quelques phrases t’ont plu, si quelques extraits méritent de danser un peu dans ta mémoire. Je n’y vois quant à moi qu’un bouquet d’instantanés dont, par pudeur, j’ai ôté les moins bonnes feuilles. Je pourrais ajouter que rien n’est vrai et que tout est sincère, mais, au fond, ce doit être l’inverse et ça n’a pas d’importance.
Tu verras, on y parle d’une maison née sur un set de table que tu n’as pas dû oublier. Et j’espère que tu as attaqué tes clients nucléairophiles au cocktail Molotov… J’en doute. Ta passion du profit ne s’est sûrement pas éteinte et certaines langues avisées prétendent que lorsque mes crachats passeront par-dessus le mur des centrales, ces saloperies seront devenues propres. C’est dire si je n’ai pas fini de me fourvoyer dans mes combats. Mais ce n’est pas grave, mes espadrilles ne m’ont jamais mené droit devant moi. Mon parcours, je le crains, serait le cauchemar d’Euclide.
Charly ne cesse de me courir sur les nerfs. J’aimerais bien qu’il se transforme en denrée comestible pour que je puisse lui mettre le grand coup de dents qu’il mérite. Mais pour l’heure, mué en plaque d’égout, il se pourrait bien qu’il subisse une autre expression de mon courroux…
Je te souhaite dans un livre, à l’ombre d’un vieil arbre avec, à ta portée, un verre de vin digne.
Amitiés d’Ispahan.
Jens
Nom : Isalia Rodriguez
Lieu : Salamanque
Ingrédients : Quelques notes de mauvaise foi
Conseil : Penser à baisser la tête au moment d’acheter son journal
Je m’appelais encore Yvo Stenic. J’avais les sourcils teints en blond et j’arpentais les cathédrales avec un sombre dégoût au cœur. Assis, seul dans les travées, loin des âmes en prière qui, je ne sais pourquoi, m’empêchaient de profiter pleinement de moi, je n’arrivais pas même à oublier l’orgueil des dorures. Sans doute est-il facile d’affirmer que la sueur du tailleur de pierres vaut mieux que la salive du prêtre, mais l’histoire est entêtée et elle raconte sur les marchés et les parvis que les plus beaux édifices n’ont été bâtis que pour asservir ceux qui les érigent.
Ma révolte était douce sous la pierre. La seule idée du méchant cagnard qui m’attendait dehors m’incitait à ne point insulter trop haut les voûtes sous lesquelles je m’attardais. Je ne trouvais, au fond, dans les lieux de culte qu’un curieux mélange de mépris et d’admiration, cocktail tendre et amer de mon rapport aux hommes. Parler me semblait alors vain, tous les mots du monde étaient dits, redits, et je ne me sentais pas le courage d’adresser une prière sans piété. S’agenouiller sans personne à qui parler, quelle pitié ! Non, l’ombre n’était qu’une occasion de s’éponger le front, le temps de se dire que la paix ne viendrait pas ; pas dans cette vie ; pas dans ma vie.
J’avais quelque peu usé mon corps au soleil andalou et j’étais venu à pied en m’arrêtant dans toutes les tavernes de la Mancha, pour boire de la bière fraîche, les yeux perdus sur la poussière et la route. Don Quichotte traînait encore ici toute sa vaine splendeur, comme Cyrano, comme Léopold Bloom, comme Joseph K., comme ce consul ivre mort au fin fond du Mexique ; les héros qui quittent les livres pour habiter durablement les esprits sont des ratés, des minables, des perdus, des révoltés ; des farfadets aux rêves trop grands pour eux. Ce sont les failles qui sculptent les compagnons imaginaires destinés à compter.
J’allai à Salamanque comme on part en culture. Je sais depuis longtemps, moi qui aime à me nourrir des vieilles bibliothèques, moi qui, dès l’enfance, fus fasciné par l’échelle de bois que l’on déplace le long des rayons, par ces livres dont on effleure la tranche avec timidité et fascination, que mes rêves sont dépassés, poussiéreux. A vouloir que tournent les mappemondes et à goûter la page jusqu’à la dernière ligne, je marche hors de mon temps. Mon passage à l’université, il n’y aura de cela jamais assez longtemps, m’a convaincu de la nécessité de lire seul, pour se bercer les neurones à son rythme, loin des glossaires de méthodologie, des bréviaires bas de gamme que les étudiants ingurgitent comme de la bonne purée.
Il en était beaucoup, à Salamanque, de ces parasites orgueilleux qui s’emplissaient le ventre et se tournaient la tête à longueur de nuits sur le portefeuille de leurs parents. Mais comment leur en vouloir ? Moi-même, je n’aurai sans doute jamais assez de ma vie pour m’imbiber correctement. J’étais venu tout de même, parce que les villes étudiantes sont riches de temps, de rêves et d’ennui à tromper, qu’on y refait le monde avec plus ou moins de bonheur à tous les coins de table et que même l’ermite acariâtre auquel je me surprenais à ressembler n’y manquerait pas de compagnons de digressions chaotiques.
Prenez une salle emplie de beaux parleurs, de bons buveurs, de prétendus experts en eux-mêmes, de maigres timides qui tiennent leur canette à deux mains en fixant la table, d’artistes à la mise un peu trop travaillée, de filles à la veste et à la besace boliviennes, la clope aux lèvres, de ceux qui se savent beaux et qui prennent la pose, de ceux qui essaient d’être beaux et qui la prennent encore plus, de celles qui attendent l’amour, de celles qui le diluent, de celles qui le sanctifient, de celles qui le condamnent ; vous passez entre le bar et les tables, vous vous donnez deux minutes et vous désignez quelqu’un avec qui vous pourriez passer du temps, prendre une bière, partager une cuite ou un lit sans trop vous emmerder.
Qui, ici, peut m’intéresser ? Qui peut apporter quelque chose à ma vie ? Il y a quelqu’un, il y a forcément quelqu’un… La séduction, c’est un rire qui s’étrangle pour ne pas prendre trop de place, c’est une indignation qui affleure dans la voix mais qui ne l’altère pas, la séduction c’est, dans une assemblée gueularde, l’étrange mélodie du troisième violon qui vous fait oublier sur l’instant la grosse caisse et le bombardon. Je dus tendre l’oreille, ce soir-là, pour en savoir plus qu’un prénom ; et l’annuaire eut le bon goût de répondre à mes questions.
J’ai donc laissé une lettre sous la porte d’Isalia Rodriguez. J’avais tracé quelques phrases d’une écriture enlevée, comme si elles n’étaient dues qu’à l’improvisation de l’instant, à une pulsion incontrôlée. Alors que, je dois bien l’avouer, chaque mot était calibré pour intriguer une étudiante de vingt-quatre ans au sourire un brin énigmatique, qui se voulait libre, indépendante, ne dédaignait ni la danse, ni le sexe ni la boisson, mais gardait, dans les gestes et dans l’expression, la pudeur qui convient aux jeunes filles bien éduquées.
Il est agréable de converser avec les filles qui ont usé leurs doigts sur le piano, récité leur solfège et cru que leur père était un demi-dieu jusqu’à la puberté. Les fils de riches sont des cons, tous ou presque, l’accumulation les leste génétiquement d’une incroyable vacuité et je bénis mon père d’avoir manié sa fourche avec pour seule ambition de ne jamais avoir faim… Alors que les filles de riches savent parfois, souvent, faire preuve d’une intelligence au monde qui ne s’apprend pas dans les petits fours.
Café Erasmus. Rien à dire du lieu. Salamanque ne m’a pas offert, du moins je n’ai pas su le trouver, ce bar imparable, cet endroit où l’on se sent chez soi avant même de commencer à boire ; non, Charly, je ne te ferai pas l’affront de corriger ici la longue liste des bistrots mythiques qu’il m’arrive parfois de réciter à mes heures creuses, parce que j’aime ces lieux de douce débauche ; oui, les gares et les bistrots, là où les perdants errent et là où ils s’échouent, là où, on ne sait pourquoi, on compte toujours plus de séparations que de retrouvailles, là où les langues déliées par ce précieux verre de trop disent l’angoisse, la rancœur et la douleur, plus que la paix, l’amour et les certitudes. Qu’elles crèvent les certitudes ; et que crèvent aussi ceux qui les colportent au bar en parlant trop fort !
Les lieux ont su me faire rester plus que les êtres, et pourtant ce sont les êtres que je viens voir, pour qu’ils me racontent qu’un jour, peut-être, il me sera de nouveau possible de m’amarrer quelque part.
Isalia ôta son foulard et sa veste. Elle s’assit. Souriante. Seins à peine dessinés sous son pull. Si discrètement attirante que c’en était indécent.
Elle commanda un café. J’aurais préféré qu’elle choisisse une bière ou un verre de rouge. Les conversations sans alcool manquent d’un brin d’exaltation, de cet enthousiasme un peu factice qui permet de franchir plus aisément les barrières de la bienséance et de dire, peu à peu, plus que l’on aurait imaginé.
Elle se tenait en face de moi, presque complice, comme s’il était tout naturel qu’un inconnu glisse une lettre sous sa porte et demande à lui parler. Ce n’était pas de l’orgueil ; elle n’avançait pas assez les seins pour cela, ni de la luxure ; elle avait les lèvres trop discrètes. Elle ne semblait ni anxieuse ni intimidée, juste un brin curieuse.
– Vous me racontez le truc tout de suite ?
– Le truc ?
– Un rendez-vous aussi absurde, ça n’existe pas, il y a forcément un truc…
Que lui dire ? Sinon que je n’avais presque pas menti (performance), que ma vie se résumait à mes rencontres, que je l’avais croisée par hasard, que je l’avais à peine regardée, que je l’avais écoutée deux minutes, pas plus, mais qu’elle m’avait soudain paru indispensable. Je lui dis que je ne savais pas précisément ce qui m’avait plu en elle, que je m’étais laissé prendre à sa voix légère qui ne démordait pas mais refusait de parler haut, ne désarmait pas mais renonçait à utiliser l’artillerie lourde, les arguments biaisés qui tonnaient de partout. Elle n’essayait pas de changer la donne à l’heure de la défaite et j’en avais été ému.
– Vous évitiez les phrases définitives, c’était doux, désuet et doux.
– Pardon ?
– Parmi vos amis, à cette table… Ils montaient tous le ton. Pas vous. Mais vous vous obstiniez. Sans essayer de parler plus fort…
– Je ne suis pas douée pour parler fort.
– Non. C’est d’ailleurs votre goût pour la discrétion que je craignais en vous écrivant.
Une gorgée de café, un vague sourire…
– Je suis là… Mais je vous avoue que j’ai hésité. L’intelligence voudrait plutôt que je prépare un examen ou que je passe la soirée dans les bras de mon copain, vous ne trouvez pas ?
Aïe ! Je déteste que l’on affiche son statut ou son état civil d’entrée de jeu. L’utilisation du copain, du fiancé ou d’un mari, pour se préserver d’une hypothétique avance ou d’une poussée d’affection, m’a toujours fait l’effet d’une castration chimique, d’une débandaison intégrale peu propice même aux rapports asexués. Et les nuits où le copain, le fiancé et le mari avaient le bon goût de disparaître des mémoires, à l’heure où le désir s’empare des gestes et des corps, mes mains en gardèrent tout de même une certaine rancune et leur promenade douce sur une peau inconnue s’en trouva quelque peu altérée. Je n’avais pourtant pas le droit de ciller, puisque ma lettre précisait que ma queue resterait bien sagement à sa place et que je n’avais plus l’âge ni le courage de faire la cour à des filles trop belles pour moi. Je n’en considérai pas moins cette borne préalable comme une offense injustifiée.
– J’imagine que, consciencieuse, vous étudiez plus qu’il ne vous est nécessaire, j’imagine aussi que si les soirées avec votre copain vous sont agréables, vous ne risquez pas de grandes surprises ni d’orgasme impromptu. Vous êtes venue parce que je vous offre une diversion.
Je croyais avoir taillé dans le vif. Le coup de l’orgasme, forcément. Pas très élégant, mais efficace, pensais-je. Seulement voilà, Isalia ne réagissait pas à l’aveugle quand on la titillait, même avec une parfaite mauvaise foi et l’envie affichée de voir couler un peu de sang.
– Rassurez-vous, je n’ai pas besoin de changer de partenaire chaque semaine pour assurer la bonne santé de mes orgasmes. Et pour le reste, il est vrai que j’étais assez curieuse de rencontrer un homme qui se donne tant de peine pour quelques mots…
Balle au centre, donc. Mais je m’avoue définitivement séduit lorsque te voilà, reposant ta tasse de café sur la table et demandant, turbulente chipie, à la fois timide et sûre de tes effets :
– Cela ne vous dérange pas si je choisis le vin ?
Arrive donc, entre nous, une bouteille de Sembrador de la Mancha qui m’apaise à la première gorgée. Bénie soit la complicité des vignes, les yeux qui brillent doucement, sans folie ni agressivité. La trêve est scellée. Plus de volonté de piquer ou d’ébouriffer. Les mots se déposent simplement, presque nus, avec des riens de pudeur, comme des coquetteries d’enfance, mais débarrassés des uniformes et des lourds effets de dentelles. Plus besoin d’en faire trop avec le verbe pour se masquer le cœur.
– Et vous espérez que je vais vous raconter quelque chose d’exceptionnel ?…
– Non.
Elle déplia ma lettre comme pour en vérifier les termes, studieuse, hésita à en relire un passage, renonça, la glissa bien repliée dans son sac.
– Alors qu’est-ce que vous collectionnez au juste ?
– Les conversations ; je vous l’ai écrit. Mais elles se résument rarement à ce qu’on dit.
Je lui racontai que Gengis Khan, au faîte de sa gloire, alors qu’aucune armée ne paraissait capable de seulement freiner ses troupes, se sentant vieillir, se posa l’épineuse question de la succession. Il savait que la rivalité des fils détruit bien souvent l’œuvre du père, et que ce que les fils ne détruisent pas, les petits-enfants s’en chargent. Puisque sa mort posait problème, Gengis Khan décida tout simplement de ne pas mourir. C’est dans ce but qu’il fit quérir Chang Chun, un moine taoïste, un sage de plus de septante ans dont la parole était réputée dans toute la Chine. Pour rejoindre le khan qui guerroyait en Asie Centrale, une pleine année de voyage fut nécessaire. Et au bout du périple, quand enfin les deux hommes se rencontrèrent, l’essentiel de la conversation fut ainsi expédiée : Je voulais savoir s’il existe un moyen de ne pas mourir, dit Gengis Khan. Non, répondit Chang Chun. Je le craignais, dit Gengis Khan.
– Voilà le résultat de la conversation ultime, celle qui met en présence le Maître et le Sage. Elle se solde en une syllabe. Non. Non, les mots ne sauvent personne, jamais. Mais leur tournure apaise, leur rythme soulage, ils font rêver ou réfléchir ; ils attisent la curiosité, l’humour, l’orgasme…
– L’orgasme, encore ?
– Oui, enfin disons : la curiosité et l’humour. L’orgasme est un peu prématuré.
– Vous pourriez dire déplacé…
Ce sourire…
– Va pour déplacé !
Isalia avait la révolte légère. Il lui arrivait de trébucher au fil de ses idées, emportée par l’enthousiasme, par peur que le silence me laisse voir la faille en ses mots. J’ai souvent surpris ce suprême manque d’assurance qui fait parler un peu trop vite, cette peur intime d’être jugé, de ne pas être à la hauteur, hauteur de quoi, hauteur d’homme, ces hommes qui souffrent tant de se draper dans un panache de circonstance, alors qu’il serait plus simple de se contenter de bas calembours, de boire, de rire, de pleurer et de dire, là, en vrac, tout ce qui nous dépasse et tout ce qui nous tétanise… Mais Isalia était de celles qui maçonnent leurs failles avec beaucoup de soins, en fins sourires, en mots déposés avec tout le tact requis. Polie. Oui, polie, parce que son éducation n’autorisait pas certaines transgressions, mais plus que cela… Elle portait sur les autres un regard dénué de mépris, des yeux d’indulgence. Elle attendait ce que j’avais à dire, amusée, vaguement moqueuse, sans espoir, mais sans jugement. Curieuse avant tout…
Et j’imaginais Isalia au spectacle, Isalia au théâtre, assise quelque part, sur une chaise ou dans la poussière, Isalia dans les salles clinquantes, au balcon des opéras, Isalia dans des remises ou des hangars, entre une harpe et un orchestre punk, avide de se laisser emporter, ne demandant qu’à être prise, surprise, éprise.
Une gorgée de vin…
– Et à part vous intéresser de trop près à mes orgasmes ?
– Oui ?
– Que faites-vous pour gagner votre vie ?
– Charlatan.
– Charlatan en quoi ?
– Charlatan en tout, mais expert charlatan. Je choisis mes spécialités en fonction des attentes.
– Personne ne vous demande vos diplômes ?
– Des papiers idiots, j’en ai plus qu’il en faut, des recommandations en vrac, des vraies comme des fausses… Mais le plus souvent, je n’ai pas besoin de m’en servir.
Je lui dis que je ne restais pas longtemps en place, que j’aimais le mélange et les rencontres, que je supportais mal les clubs, les castes et les régiments scouts, tout ce qui s’ingénie à nous uniformiser. Je lui dis qu’essayer d’être soi-même et ne brandir que ses propres armes pouvait être épuisant.
Elle me demanda mes lectures, les journaux qui accompagnaient mon café du matin et elle sourit lorsque je détaillai les journalistes que j’avais aimés, les éditos, les billets d’humeur, les reportages qui m’avaient marqué.
– Vous êtes d’une touchante incohérence.
– Excusez-moi, mais je ne vous suis pas.
– Vous venez de me faire un éloge de la différence et de la recherche de l’autre, et vous martelez des titres de journaux qui vous ressemblent. Le monde est rempli de gens de gauche qui lisent des journaux de gauche et de gens de droite qui lisent des journaux de droite. L’intérêt consisterait plutôt à comprendre ceux qui ne réagissent pas comme nous, non ? Nous pensons à l’abri de nos petits barbelés personnels, comme pour nous réconforter. Vous ne trouvez pas ça un peu contradictoire ?
Quand je ne sais plus quoi répondre, je cite. Je dispose d’un assortiment tout terrain depuis le temps, ça n’adhère pas parfaitement, mais ça colle ce qu’il faut.
– Le désordre des êtres est dans l’ordre des choses, disait Prévert.
– Et la saleté ?…
Elle avait dans les yeux l’inquiétude de celle qui sent combien la vie s’applique à vous traîner dans la boue, mais qui se sait un peu trop fraîche pour que ses manifestations de douleur, l’étalage de ses peurs, ressemblent à mieux qu’un caprice. Alors, elle passait sur ses ombres, elle se redressait sur sa chaise, une nouvelle question aux lèvres, tant il est poli de s’intéresser aux autres.
Le vin est bon, toujours. Les tapas un peu gras cassent le goût ; il faut une ou deux gorgées pour le retrouver. Isalia presse sa serviette sur sa bouche, légèrement, plus une esquisse qu’un geste. Son verre reste limpide. J’aimerais, oui, j’aimerais garder mon verre propre, pouvoir contempler le vin à la lumière sans les traces de doigts, les empreintes de lèvres.
– La saleté… Même dans mes meilleurs rêves, je ne souhaite plus devenir propre. La crasse, les saloperies que j’ai pu faire, les mauvaises nuits, les mensonges, tout cela s’agglutine. C’est comme un égout qui voisine avec la mémoire courante et dont on se détourne comme on peut.
– Eh bien, c’est gai !
Les verres s’entrechoquent, elle me regarde en confiance ; les expressions de son visage me sont déjà familières.
J’aime cette petite magie, la naissance d’une complicité, alchimie rare et enivrante. Isalia se doute depuis un bon moment que ma lettre promettait plus que je ne tiendrais, que mes conversations ne sont qu’un artifice et que je ne vais pas changer le cours de sa vie. Elle pourrait être déçue, reprendre son sac et me planter là; mais je sais qu’elle n’en fera rien. Quant à moi, il y a longtemps que je ne me suis senti aussi bien, à simplement me laisser parler.
Et nous continuons à nous bercer l’un l’autre de nos théories improvisées. Je crois que je devrais écrire un précis de philosophie instantanée, un florilège de ces explications du monde un peu boiteuses que l’on invente sans y penser, ces passerelles de mots que l’on se jette juste devant les pieds pour ne pas trébucher sur un bord de phrase, pour le plaisir de se jouer du ridicule, pour amuser son partenaire.
J’alignais quelques phrases sans enjeux, quêtant le brillant de son regard dont je me demandais comment j’avais pu me passer jusqu’ici. Ceux qui jugent l’intensité d’une relation en termes de durée sont d’infâmes couillons. On peut vivre cinquante ans côte à côte sans être plus l’un pour l’autre qu’une vague habitude. N’importe… Isalia me regarde, les mains sous le menton, intriguée, et le simple fait de représenter un petit quelque chose pour elle vaut sur l’heure tous les alcools et les médicaments connus.
Amoureux ? Oui. De l’instant et sans voir derrière l’instant. Laisser le désir fondre comme un bonbon dans le fond de mon crâne. Désirer sans désirer user de son désir, ça pourrait se dire ?
Non, je ne peux pas te laisser poursuivre, boursouflé dissimulateur !