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Avant de commencer

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Chapitre 1

La vague s’écrasa contre le flanc métallique du porte-conteneurs. Une goutte d’eau salée ricocha sur sa joue. Florent la chassa du bout des doigts. Posant son rouleau en équilibre sur le pot de peinture, il contempla la danse folle de l’océan et du vent. Un combat de titans.

Depuis deux jours, le SO Lausanne subissait le mauvais temps de la mer de Chine méridionale. Le bâtiment de la marine marchande suisse avait quitté Singapour une semaine plus tôt. Ballotté par les flots, il faisait cap sur Brisbane.

Apercevant Serge Vulrien, le bosco, qui lui jetait un regard noir, Florent se dépêcha de se remettre au travail.

Deux mois plus tôt, il avait embarqué avec le statut de mousse. Le plus bas maillon de la chaîne. Peu lui importait.

***

Par la fenêtre du taxi qui le menait de l’hôtel au port, Florent aperçut l’immense bateau recouvert de conteneurs multicolores. Soixante mille tonnes, se souvint le jeune homme. De près, le géant des mers semblait encore plus imposant.

À peine eut-il ouvert sa portière que deux matelots descendirent l’aider à porter ses valises. Heureusement, il avait eu droit à quarante kilos de bagages dans l’avion qui l’avait emmené jusqu’à Auckland. De la nourriture, des livres, des habits, il avait pris un peu de tout. Difficile de se décider quand on part pour six mois.

Florent balaya le port du regard. Tout semblait plus grand. Trop grand. Dans un brouhaha terrible, les grues déplaçaient les conteneurs comme les éléments colorés d’un gigantesque jeu de construction fané par les années et le soleil.

Au rythme des ordres braillés en plusieurs langues, les boîtes de métal s’entassaient les unes sur les autres, véritables remparts de tôle ondulée et rouillée.

Le jeune homme posa un pied hésitant à bord. Des entrailles du navire, l’odeur du fioul le prit à la gorge. Après un bref instant, un matelot le guida jusqu’à la tour métallique située à l’arrière. Par un dédale de coursives, ils arrivèrent devant un bureau. « Capitaine », était-il inscrit en lettres d’or.

À la surprise de Florent, celui-ci ne portait ni uniforme ni casquette. Une simple paire de jeans délavés et un polo. Mais sa barbe blanche lui conférait une impression de sagesse et d’expérience. Après lui avoir souhaité la bienvenue à bord, le capitaine lui donna quinze minutes pour être sur le pont. Prêt à bosser.

En ressortant du bureau, Florent se perdit plusieurs fois. Enfin, il découvrit sa cabine, deux étages plus haut. La pièce n’était pas très grande. Juste la place pour une table de travail, un lit et une minuscule salle de bains. Une petite chambre d’hôtel.

Les escales étaient un moment particulièrement stressant pour les marins. Du fond des cales au sommet de la passerelle, l’agitation emplissait le navire. Certains surveillaient le déchargement des conteneurs, d’autres faisaient le plein de provisions.

Florent passa cinq heures à porter des cartons. Il ne savait pas trop ce qu’ils contenaient, mais ça avait l’air de se manger. Il appréciait d’être occupé. Son esprit s’évadait et il en oubliait presque les raisons de sa présence à bord.

Difficile à croire.

Marin n’était pas exactement la carrière à laquelle il se destinait. Pour survivre, il avait dû s’adapter. L’ancien Florent avait disparu. Brutalement.

Comme Fanny.

Quand il pénétra dans le mess, la cafétéria du navire, Florent adressa un salut timide aux marins présents. Certains le dévisagèrent avec insistance. D’autres levèrent à peine les yeux de leur partie de cartes.

– Je suis Goran, le bosco, le salua un homme robuste d’une cinquantaine d’années en se dirigeant vers lui.

Le « bosco » ? Florent lui lança un regard interrogateur.

– Je suis le responsable des matelots, continua Goran. En gros, je suis sur ton dos toute la journée…

Ils furent interrompus par l’entrée de plusieurs officiers.

– Messieurs, commença le capitaine, j’ai le plaisir de vous présenter notre nouvelle recrue : Florent Daubin. Monsieur Daubin désire découvrir la vie de marin, il embarque donc en tant que mousse.

Cette fois-ci, tous les marins le dévisagèrent.

Le capitaine s’éloigna et Goran entraîna Florent vers la file qui menait à la cuisine.

– Ils vont manger dans le mess des officiers, lui expliqua le bosco. Le lieutenant asiatique, c’est Hong, et l’autre s’appelle Robinson. Il manque encore Fogini, le second capitaine. Il est de quart sur la passerelle.

Florent hocha la tête. Tandis qu’ils parlaient, ils avaient avancé dans la cuisine.

– Celui qui fait le service c’est Dae-Ho, le steward. Derrière les fourneaux, c’est Clark.

Une fois servi, Goran se dirigea vers les marins croates.

– Voici Viktor et Ilian. Deux de mes matelots. Si tu as des questions, regarde avec eux.

– Salut, lancèrent les deux hommes avec un mouvement de tête.

– Les gars, je compte sur vous.

Goran lui désigna les deux autres tables du mess. Il y avait celles des matelots indonésiens et celles des mécaniciens, eux aussi croates.

Certains membres de l’équipage prirent la peine de venir se présenter. Tout ce petit monde baragouinait un anglais plus ou moins compréhensible.

***

– Alors, Daubin… On rêve ?

La voix du nouveau bosco fit sursauter Florent. Il ne l’avait pas entendu approcher. Deux semaines plus tôt, Serge Vulrien avait remplacé Goran. Après quelques mois à terre, il reviendrait. Peut-être sur ce bateau, peut-être sur un autre.

Florent le regrettait déjà.

Il détestait Vulrien, et c’était réciproque. Petit et sec, le crâne garni de quelques rares cheveux blancs, il avait la sinistre manie de jouer en permanence avec une balle de fusil. Il ne pouvait s’empêcher de la faire glisser entre ses doigts, la sortant et la remettant dans sa poche toute la journée.

– C’est pas parce qu’ils sont indonésiens qu’ils doivent bosser plus que vous… Avec moi : pas de différence.

– Désolé chef, j’étais perdu dans mes pensées.

– Ça m’intéresse ? Reprenez votre rouleau et peignez. Ce rafiot fait trois cents mètres de long… Faut vous bouger !

Hochant la tête, Florent continua de peindre la rambarde que ses collègues avaient nettoyée le matin même. Le soleil déclinait à l’horizon. C’était bientôt l’heure de la douche et du repas, mais pas question de s’arrêter avant que Serge n’en donne l’ordre. D’ailleurs, le bosco ne semblait pas pressé de s’en aller.

– Y’a pas plus simple comme boulot, continua-t-il. Il suffit de gratter, poncer, brosser et repeindre. L’eau salée corrode tout. Vous devez détester cette rouille.

Florent s’était vite rendu compte que son travail ne se limitait pas à ça : il lui fallait aussi contrôler les conteneurs, les réparer, nettoyer le pont et entretenir tous les recoins du bateau, surtout les plus inaccessibles. Il était le plus jeune matelot, et Serge semblait prendre beaucoup de plaisir à lui refiler les tâches les plus pénibles. Enfin, il avait connu pire.

***

– Salaud !

Florent eut juste le temps de se baisser. Une canette de bière, encore à moitié pleine, lui frôla le visage. La boîte en aluminium alla s’écraser un peu plus loin et roula sur le gravier de l’allée.

À une trentaine de mètres de là, assis sur un banc, un groupe d’adolescents l’insultait copieusement. En cette fin de matinée pluvieuse, le parc était désert.

– Daubin, connard ! Dommage que la peine de mort existe plus, lui lança un jeune homme d’une quinzaine d’années, cigarette au bec.

– Ouais, ils auraient dû te trancher les couilles, ajouta un autre.

Florent les ignora et continua son chemin. Depuis deux mois qu’il était revenu habiter le domicile familial dans la banlieue lausannoise, les insultes étaient monnaie courante. Au début, il s’était révolté, il avait essayé de s’expliquer, de se justifier. Mais à quoi bon ? Tous le détestaient.

C’était pareil avec ses proches. Ses voisins faisaient tout pour l’éviter. Ses amis le traitaient comme un pestiféré. Ceux qu’il avait essayé de contacter ne lui avaient jamais répondu.

Florent n’aurait jamais imaginé qu’une telle solitude était possible. Chaque matin, il devait lutter pour se lever et faire quelque chose de sa journée. Se forcer à sortir. Au moins quelques minutes.

Arrivé devant son immeuble, Florent constata que la boîte aux lettres était pleine. Il devait être le premier à rentrer. Tandis qu’il cherchait sa clé pour se saisir du courrier, madame Michaud sortit du bâtiment. La vieille femme l’avait gardé, vingt ans plus tôt. Sa mère était malade et son père passait jours et nuits à l’hôpital.

– Bonjour, lui dit Florent avec un sourire.

La vieille femme lui lança un regard glacial et continua son chemin sans un mot.

Le jeune homme flanqua un coup de pied à la boîte aux lettres. Il rejoignit son appartement en fulminant.

Alors qu’il se précipitait en direction de sa chambre, le téléphone fixe se mit à sonner. Par réflexe, Florent décrocha. Il le regretta aussitôt. Le combiné affichait « Numéro inconnu ». Encore des menaces. Il en avait reçu pas mal depuis son retour à la maison.

– Bonjour. Mathieu Obst à l’appareil, je travaille pour la compagnie maritime Suisse Océan, lâcha la personne au bout du fil alors que Florent s’apprêtait à raccrocher.

– Allô, Florent, souffla le jeune homme, hésitant.

– Bonjour, Monsieur ! Je me permets de vous appeler parce que nous organisons une grande campagne de recrutement. Nous recherchons des marins pour notre compagnie. Suisse Océan est active dans le monde entier, mais nous sommes basés à Lausanne.

– Il y a une marine en Suisse ? Vous naviguez où ? Sur le lac ?

– Ça étonne souvent, mais oui, il y a bien une marine en Suisse. Depuis la deuxième guerre mondiale pour être exact. Et pour répondre à votre question, nous ne naviguons pas sur le Léman, mais sur tous les océans. Nous transportons des marchandises de port en port.

– Je suis désolé, ça ne m’intéresse pas…

– Vous m’avez l’air jeune, quel âge avez-vous ?

– Vingt-six ans…

– Qu’est-ce que vous avez fait comme formation ?

– J’ai étudié les sciences sociales à l’Université de Lausanne.

– Et vous avez un bachelor ?

– Non, j’ai dû arrêter parce que…

Florent ne termina pas sa phrase. Comment expliquer ?

– Parce que ? reprit son interlocuteur.

– Pour des raisons personnelles.

– Vous pourriez devenir matelot. On ne vous demande aucun papier. Ce serait parfait. Vous pourriez faire des voyages, découvrir de nouvelles villes. Le dépaysement est garanti.

– Non, je suis désolé, mais ça ne m’intéresse vraiment pas. Bon après-midi.

– Tant pis, merci pour votre temps…

Florent resta quelques secondes absorbé par ses pensées. Il sursauta en entendant la porte s’ouvrir. Son père le regarda à peine tandis qu’il enlevait sa veste.

– ’Soir, lança Florent.

– ’Soir, répondit son père.

– Comment ça va ?

– Pas trop mal et toi ?

– Ça va…

L’ambiance entre eux était tendue depuis quelque temps. Le silence régnait toujours quand ils se mirent à table.

– Tu as fait des offres d’emploi ? lui demanda son père pour lancer la conversation.

– Pas aujourd’hui.

– Florent, ça fait quatre mois que tu es là à traîner… Faut pas te laisser aller.

– Je sais, répliqua Florent qui commençait déjà à sentir l’énervement monter, exaspéré d’avoir encore la même conversation. J’en ai juste marre de me faire refouler à tous les entretiens. La seule question qui les intéresse c’est : « Vous l’avez fait ? »

– Peu importe les obstacles sur ta route, il faut que tu continues à avancer.

– Continuer à avancer ? Comme quand maman est morte, c’est ça ? répondit Florent sans réfléchir. Pas le temps de pleurer, pas le temps d’avoir des émotions. On l’enterre et on passe à la suite.

– T’as aucune idée de ce que j’ai ressenti à la mort de ta mère, hurla son père en se levant.

– Si tu m’en avais parlé, je le saurais peut-être, réagit Florent en se levant à son tour pour faire face à son père.

Pendant un instant, les deux hommes s’affrontèrent. Les yeux dans les yeux.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? reprit Florent qui sentait son pouls s’accélérer. Me frapper ? N’oublie pas ce qu’on raconte sur moi…

À ces mots, le regard de son père changea. Il se rassit.

– Excuse-moi, j’aurais dû te parler davantage. Mais je voulais être fort pour toi. Te protéger.

– Trop tard ! cria Florent en quittant la cuisine.

Il se rua dans sa chambre et claqua la porte. Le jeune homme se calma peu à peu. La colère refluait. Il en voulait à son père. Il ne savait pas pourquoi, mais il lui en voulait. Il avait besoin de passer sa rage sur quelqu’un.

Florent s’assit devant son ordinateur et se connecta à Internet. Il tapa « Suisse Océan » dans Google. Le site Internet de la compagnie s’afficha. Le jeune homme navigua quelques instants sur ses pages, faisant défiler les photos des différents bateaux amarrés dans des ports lointains et exotiques. Devenir marin ? Pourquoi pas ?

Chapitre 2

Florent coupa l’eau de la douche et sortit de la cabine. Après une journée à subir le mauvais temps, il appréciait ce moment de chaleur. Le boulot de matelot n’était pas de tout repos. Très loin des heures passées à étudier les sciences sociales sur les bancs de l’université. Il avait adoré ces années-là. Sans doute plus pour les moments entre amis que pour les cours.

Une serviette nouée autour de la taille, il entreprit de se sécher les cheveux. Ils avaient bien poussé depuis sa dernière coupe, à Lausanne. Une fois aplaties, certaines mèches brunes lui cachaient presque les yeux.

Le jeune homme s’était affiné. Il n’avait jamais été gros, mais l’intensité physique du travail de matelot commençait à le sculpter.

Les premiers temps, il avait des courbatures à chaque réveil. Le pire, c’était le mal de dos. Mais il avait fini par s’adapter. Son visage avait pris le teint hâlé de ceux qui travaillent en plein air.

Florent descendit d’un pont et passa devant la porte du bureau du chef mécanicien.

Dans les haut-parleurs du navire retentit la voix de Marc Fogini, le second capitaine.

– Avis à tous, annonça l’officier. Ce soir, nous gagnons une heure. Nous passons de dix-huit à dix-sept heures.

Sans réfléchir, Florent fit tourner la molette de sa montre pour retarder les aiguilles de soixante minutes. À bord, les changements d’horaire étaient constants. Cela avait étonné le jeune homme durant les premières semaines. Le porte-conteneurs traversait et retraversait les fuseaux horaires qui découpent le globe.

Jetant un œil dans le bureau du capitaine, Florent aperçut l’officier en train de mettre de l’ordre dans ses affaires.

– Vous partez ?

– Oui, répondit le capitaine en levant les yeux sur lui. Mon remplaçant embarque demain à Brisbane. D’ailleurs, j’ai une surprise pour vous.

L’officier prit une enveloppe sur son bureau et la lui tendit.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Votre nouveau contrat. J’ai discuté avec les gens de la compagnie. Je leur ai dit que vous étiez un très bon mousse. Ils vous nomment matelot !

Matelot : c’était un grand pas dans sa nouvelle carrière. Il remercia chaleureusement le capitaine.

Tout à sa joie, Florent faillit percuter Beat Freutz, le chef mécanicien, qui sortait du mess des officiers.

Beat le félicita avant de disparaître dans la cuisine, un sourire aux lèvres. Encore euphorique, Florent rejoignit une table du mess.

– Une lettre de ta chérie ? lui demanda Viktor, en montrant l’enveloppe que Florent tenait toujours à la main.

– Non, le cadeau d’adieu du capitaine. Il m’a nommé matelot léger.

– Félicitations ! s’exclama Viktor en lui tapant sur l’épaule. Matelot avant la fin de ton premier voyage. Bien joué.

Les marins présents vinrent lui serrer la main. Florent était fier. Il se sentait enfin légitime parmi eux. Quelques instants plus tard, Beat sortit de la cuisine accompagné par le steward. Un pack de bière à la main.

Proche de la cinquantaine, Beat Freutz n’avait jamais vu la mer avant d’entrer à l’école de marine à dix-huit ans. Grand et robuste, il était le seul autre Suisse à bord. Et le seul à connaître le passé de Florent. Comme tous les Romands, il avait suivi son histoire dans les médias. À son arrivée sur le SO Lausanne, il s’était rapidement rapproché du jeune homme et avait tenté d’aborder le sujet. Sans succès.

– C’est ma tournée pour fêter ça, dit le chef mécano en venant s’asseoir en face de lui. Toujours pas d’alcool pour toi, Florent ? Ça te délierait un peu la langue.

– C’est vrai, on sait pas grand-chose sur toi, renchérit Viktor en souriant. J’ai l’impression de naviguer avec un inconnu.

– Arrête, vous en savez bien assez, rétorqua Florent. Je suis suisse et j’ai vingt-six ans, qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

Tout en parlant, ils avaient commencé à distribuer les canettes. Le chef mécano lança un soda à Florent. Autour d’eux, les parties de cartes avaient repris.

À bord, comme partout sur la planète, le jeu le plus répandu était le poker. Les marins pratiquaient la version moderne : le Texas hold’em. Deux cartes cachées par joueur et cinq, face visible, sur la table. La meilleure combinaison de ces sept cartes l’emportait.

À l’heure de l’apéro, les mises n’étaient pas encore très élevées. Les joueurs pariaient quelques dollars ou une bière lors de la prochaine escale. Sans ça, le jeu n’avait aucun sens, disaient-ils.

Le soir venu, lors de parties endiablées et bien arrosées, les montants engagés pouvaient être énormes. Plus d’un marin avait déjà perdu son salaire sur un mauvais bluff.

Tout en dégustant leur bière, Beat et Viktor commentaient les coups de la partie qui se déroulait sur la table d’à côté.

– T’aurais dû y aller, disait Viktor à un joueur qui avait jeté ses cartes alors qu’il avait une paire de valets. Tu sais très bien que Mladen mise sur n’importe quoi.

En effet, le motorman désigné fit apparaître un deux et un sept. La pire main possible.

– Au poker, c’est comme avec les femmes, glissa Viktor à Florent. Qui ne tente rien n’a rien.

– Et toi ? C’est quand que tu tentes ta chance ? lui lança Mladen moqueur.

– Avec ta femme ? C’est déjà fait.

Laissant le matelot croate se disputer avec les joueurs de poker, Florent et Beat se mirent à discuter du prochain capitaine.

– Tu sais qui c’est ? demanda Daubin.

Beat sourit en entendant la question.

– On voit que tu viens de t’engager, répliqua Viktor en s’intéressant de nouveau à leur conversation. Ce type est une légende.

– Comment ça une légende ? Qu’est-ce qu’il a fait ?

– C’était mon premier voyage depuis la fin de l’école de marine, expliqua Beat en ouvrant une nouvelle canette. Nous étions tous les deux à bord du SO Genève. Lui était lieutenant sécurité et moi élève mécano. Émeric Cohen, qu’il s’appelle.

***

Beat lâcha la clé à molette sur le sol.

– Quelle merde ! souffla-t-il, épuisé.

Rien à faire. Cette satanée machine ne repartirait pas. Rampant sous la plaque métallique, il se remit debout. Ses mains étaient couvertes de graisse, son visage aussi.

Le jeune mécanicien se dépêcha de ramasser son outil avant que son chef ne le voie. Il n’avait pas du tout envie de prendre une bordée.

Ce n’était pas comme ça qu’il imaginait la vie de marin. Il passait ses journées enfermé dans la salle des machines à nettoyer, graisser et réparer tout ce qui faisait avancer ce navire. S’il n’y avait pas eu le roulis permanent et le bruit constant du moteur, cela n’aurait pas été différent du garage où il avait fait son apprentissage. La taille mise à part.

Ici, tout était gigantesque. La salle des machines était un enchevêtrement sur plusieurs étages de moteurs, de tuyaux, de pistons et de passerelles.

Heureusement, sa journée de travail était terminée. Beat annonça au chef mécano qu’il n’avait pas réussi à réparer la machine. Il s’éloigna en pensant à la douche qu’il allait s’offrir.

– Beat ?

– Ouais ?

– Ce soir, vous prenez le premier quart avec Piotr, lui ordonna son chef. Il vous attendra devant mon bureau. Vingt heures.

– Bien, chef.

Ce soir ? Quelle connerie ! Il avait juste envie d’aller dormir dès le repas terminé. Le mal du pays sans doute. La couleur de l’herbe lui manquait. Voir des montagnes à l’horizon aussi.

Assis sur son lit, Beat relut pour la dixième fois la lettre qu’il avait reçue par la poste durant leur dernière escale à Hô Chi Minh-Ville. Depuis quelques jours, le porte-conteneurs remontait les côtes du Vietnam en direction de Hong Kong. Reposant la lettre avec les autres, il inspira un bon coup. Suzanne lui manquait, et cette pauvre lettre n’aidait pas. C’était même pire.

Quand il sortit de sa cabine peu avant vingt heures, Beat croisa Émeric Cohen dans l’escalier. Le jeune lieutenant sécurité montait à la passerelle, le centre de commandement du navire, pour prendre son quart.

– Ça joue ? lui demanda-t-il. Tu as l’air un peu pâle.

– Rien de grave, un petit coup de moins bien. Le chef m’a demandé de faire le premier quart.

– T’inquiète, on finit par s’y habituer.

En tant qu’officier, Cohen passait ses journées seul sur la passerelle à assurer des quarts. Mais il était toujours de bonne humeur et avait un mot gentil pour tous.

Quelques minutes plus tard, Beat retrouva Piotr, le troisième mécano. Ils descendirent dans la salle des machines et commencèrent leur inspection. Tout était en ordre. Fatigués, les deux hommes s’accoudèrent au panneau de commande. Piotr se mit décrire l’une des premières grosses tempêtes qu’il avait eu à affronter à bord. C’était la troisième fois que Beat entendait cette histoire.

Un bruit strident perça le silence et les fit sursauter. L’alarme.

Dans un même mouvement, les deux mécanos se ruèrent sur le tableau de contrôle. Tout fonctionnait correctement. La sirène continuait de rugir dans les haut-parleurs du navire. Saisissant le téléphone, Piotr contacta la passerelle pour savoir ce qu’il se passait.

– Deux bateaux suspects. Ils nous foncent dessus, hurla Émeric quand il eut décroché. Tous feux éteints…

Les deux hommes se hâtèrent de remonter vers la passerelle. En arrivant au deuxième pont, ils croisèrent le capitaine qui sortait de son bureau.

– Réunissez l’équipage dans le mess ! leur ordonna-t-il avant de reprendre sa course vers la passerelle.

Les deux mécanos se séparèrent. Ils expliquèrent ce qu’ils savaient à leurs camarades. Deux bateaux inconnus. Des pirates, sans doute.

– Il paraît qu’ils égorgent tous ceux qui ne leur servent à rien, lança l’un d’eux.

Piotr, le seul officier présent, tenta de rétablir le calme.

– Arrêtez vos conneries, lâcha-t-il. Ça leur apporterait quoi de nous tuer ? Ils demanderont une rançon.

– Et vous croyez que notre gouvernement va payer pour nous revoir ? demanda un vieux marin philippin.

– Et le mien ? cria un marin arménien.

L’agitation reprit de plus belle.

Alors que Piotr se préparait à répondre, la porte s’ouvrit à la volée. Le capitaine entra. Ses officiers sur les talons.

– Du calme, messieurs, du calme, dit-il d’une voix ferme. Nous allons tenter de négocier.

– C’est n’importe quoi, hurla Émeric qui était entré dans la pièce en dernier.

– Silence, Cohen, rugit le capitaine. Vous voulez un bain de sang ?

– Vous allez tous nous livrer ? Il y a des fusils à bord. Mettons les gaz et tenons-les à distance. Leurs rafiots ne vont pas plus vite que nous. Ils finiront par laisser tomber.

Il y eut de nombreux hochements de tête dans la pièce. Les marins adhéraient au projet du jeune lieutenant. Les histoires de pirates faisaient froid dans le dos.

Sentant que son autorité était remise en cause, le capitaine monta sur une table du mess.

– Vous allez tous faire ce que je dirai ! Nous ralentissons et nous négocions.

Tournant les talons, Émeric claqua la porte et retourna à la passerelle.

Dans la pièce, l’appréhension était palpable. Assis dans un coin, Beat se maudissait. Il aurait mieux fait de rester dans ses montagnes. En sécurité !

Vingt minutes plus tard, les deux bateaux pirates atteignirent les flancs du porte-conteneurs. À leur bord, les hommes brandissaient leurs armes et tournaient en rond sur le pont. Des fauves en cage. Finalement, des ordres fusèrent en vietnamien et les pirates lancèrent leurs grappins.

Ils se hissèrent avec souplesse le long des cordes et prirent pied sur le navire, fusils à la main et machettes à la ceinture.

Ils avaient les cheveux longs et sales. Leurs pupilles étaient dilatées. Sans doute l’effet de la drogue ou de l’alcool. Intimidés, le capitaine et son second s’avancèrent.

Les pirates les plaquèrent brutalement au sol et les immobilisèrent.

Un Eurasien, qui dépassait tous ses compagnons d’au moins une tête, monta à bord.

– Bougez pas, hurla-t-il dans un anglais approximatif à l’ensemble de l’équipage. Qui est chef ?

L’un des pirates lui marmonna quelque chose en vietnamien en montrant les deux hommes étendus sur le pont.

S’approchant d’eux, l’Eurasien les fit se relever.

– Je suis responsable de ce bateau et de son équipage, commença le capitaine d’une voix qui se voulait ferme.

Le pirate agita la main et son acolyte frappa le capitaine avec la crosse de son fusil. L’officier s’écroula, le souffle coupé. L’un des matelots philippins paniqua. Il se rua vers l’arrière du bateau. Les pirates ouvrirent le feu. L’homme s’écroula, frappé de plusieurs balles dans le dos.

– Vous courir, vous mourir, souffla l’Eurasien avec un demi-sourire.

***

– Pourquoi tu leur racontes ça ? interrompit Vulrien en s’approchant de leur table. Ils vont faire des cauchemars.

Saisissant une bière sur le plateau, il la vida d’une traite. Dans sa main libre, sa balle de fusil voltigeait.

– À ta santé, Daubin… Je me réjouis de continuer à travailler avec toi, conclut-il avec un sourire ironique avant de s’éloigner.

– Je le déteste, celui-là, grommela Florent quand il fut sûr que le bosco ne pouvait plus l’entendre. Et pourquoi il joue avec une balle ?

– Personne ne sait, sourit Beat. C’est peut être un moyen de se détendre. Il a un sale caractère, mais lui aussi mérite le respect. Il était à bord avec nous ce soir-là.

– Qu’est-ce qu’ils ont fait de si héroïque ?

– Lui et Cohen se sont échappés du camp des pirates.

Chapitre 3

Florent se réveilla brutalement. Il essaya de reprendre son souffle en même temps que ses esprits. Il l’avait vue. Fanny. Elle était juste là, allongée devant lui. « Aide-moi », murmurait-elle. Il en était incapable. Son corps refusait de lui obéir.

Le jeune homme jeta un œil à son réveil. Sept heures passées de quatorze minutes. Le quatre se changea en cinq et la lumière crue du néon illumina la cabine.

Ponctuel comme toujours.

– Réveil général ! cria un matelot qu’il ne put identifier.

La soirée de la veille s’était prolongée. Heureusement, il s’en était tenu à sa résolution. Pas d’alcool. Les autres ne le comprenaient pas, mais il avait ses raisons.

Ce matin, sa tête le remerciait. Il eut de la peine à dissiper les brumes de sommeil qui l’enveloppaient, mais, quand il fut debout, il se sentit en pleine forme.

La journée s’annonçait bien. Ils arriveraient à Brisbane vers quatorze heures. Florent avait reçu l’autorisation de faire un tour à terre. Ce n’était que la deuxième fois depuis son embarquement. L’occasion rêvée pour lui de faire les magasins et d’appeler son père pour lui annoncer sa promotion.

En entrant dans le mess, Florent aperçut Viktor et Ilian qui lisaient le journal dans un coin.

– Quelles sont les nouvelles ?

Absorbés par leur lecture, les deux hommes ne levèrent pas le nez.

– C’est incroyable ! Y’a pas un seul journal en français, pesta Florent. C’est une compagnie suisse quand même…

Tous les journaux qu’ils recevaient étaient exclusivement en croate ou en indonésien. Les langues les plus répandues parmi l’équipage.

– Rien de spécial, finit par répondre Viktor en haussant les épaules. Des tremblements de terre, des attentats, les affaires du monde…

Après avoir avalé son petit-déjeuner en vitesse, Florent descendit au vestiaire pour enfiler sa tenue de travail. Il était presque huit heures, Vulrien se ferait un plaisir de l’engueuler s’il était en retard. Se dépêchant d’attacher ses lacets, il courut rejoindre les autres sur le pont principal.

Étonnamment, le bosco manquait à l’appel. Quand il arriva enfin, il salua ses matelots, le sourire aux lèvres. Tandis qu’il répartissait les tâches du matin, sa balle voltigeait entre ses doigts.

– Daubin, vous retournez peindre votre bastingage. Et bougez-vous un peu. Si on bossait tous à votre rythme, le navire coulerait sous le poids de la rouille ! Cet après-midi, je veux que vous donniez un coup de main à la cuisine pour réceptionner les provisions.

– Désolé chef, je vais à terre. Autorisation du capitaine…

– Vous allez glander pendant les autres bossent ? coupa Vulrien qui avait perdu son sourire.

Florent se mordit la langue pour ne pas répondre et rester calme.

Guettant sa réaction, le bosco le dévisagea de longues secondes. Dans sa poche, Florent serrait les poings. Si seulement il pouvait lui en coller une. Même pas la peine d’y penser.

Il fut heureux de retrouver son pot de peinture, son rouleau et sa rambarde. Maudissant Vulrien en silence, il se remit à peindre et la matinée passa sans qu’il s’en rendît compte. Quand il rejoignit le mess pour le repas de midi, il constata qu’il n’était pas le seul à avoir des problèmes avec leur nouveau bosco.

– Quel connard, celui-là, vociférait Taiki, un jeune matelot indonésien. Ce matin, il m’a fait repasser six fois dans un ballast. Il trouvait que c’était pas assez bien nettoyé. Je lui aurais fait avaler sa balle ! Je regrette Goran.

Tandis que les autres matelots racontaient les différentes mésaventures qu’ils avaient eues avec Vulrien ou avec d’autres boscos, Florent alla voir le cuisinier.

Clark Baldacci était un personnage haut en couleur. Proche de la soixantaine, américain de naissance, il prétendait avoir tenu un restaurant chic à New York avant de s’embarquer. Florent en doutait. Même s’il cuisinait bien, sa gourmette en argent et sa chaîne en or faisaient plus mafioso que chef étoilé. Surtout qu’il était toujours l’instigateur des jeux d’argent, des parties de poker sans fin et des paris divers à bord.

– Je peux venir avec toi au centre-ville cet après-midi ? lui demanda Florent quand il le trouva en train de remuer son riz au fond de la cuisine.

Il savait que Clark adorait se rendre dans les marchés locaux, afin de trouver des produits frais, à chaque fois qu’ils faisaient escale.

– Bien sûr, boy. Je connais Brisbane comme ma poche, je te ferai découvrir tous les endroits intéressants. Mieux qu’un guide touristique.

Le cuisinier n’avait pas menti. Quand ils montèrent dans un taxi après avoir quitté le SO Lausanne, il indiqua précisément au chauffeur le quartier dans lequel il voulait se rendre. Le véhicule traversa différentes raffineries avant de pénétrer au cœur de la métropole. Brisbane était une ville moderne typique avec ses hauts gratte-ciels de verre, de béton et d’acier. La verdure avait survécu grâce aux nombreux parcs présents aux abords du fleuve.

Une fois seul, Daubin se hâta de trouver un magasin de téléphones. Plusieurs marins lui avaient expliqué la technique la plus pratique pour joindre ses proches : acheter une carte SIM du pays et l’insérer dans son propre portable.

De tête, il composa le numéro de son père. Florent se demandait quel accueil il allait recevoir. Père et fils ne s’étaient pas quittés en bons termes. Depuis son départ, ils avaient à peine échangé quelques mails. Les vingt marins du SO Lausanne devaient se partager le seul ordinateur connecté à Internet à bord.

Les sonneries se répétaient. Aucune réponse.

Découragé, le jeune homme remit le portable dans son sac. Il essayerait plus tard.

Se baladant au hasard, Florent retrouva la place du marché qui s’animait en cette fin de journée. Entre les étals, les mères de famille avec leurs enfants et leur poussette côtoyaient des dames plus âgées qui tiraient péniblement leur chariot à commissions derrière elles. À la terrasse d’un café, un groupe de retraités observait la scène, une bière à la main.

Avec de grands gestes de la main, un marchand lui fit goûter de la viande séchée de kangourou. Délicieux. Pendant que le vendeur lui en emballait plusieurs tranches, Florent entendit deux hommes se disputer de l’autre côté du stand. Levant les yeux, il reconnut Clark, mais son interlocuteur était caché par l’auvent de toile. Florent se dépêcha de payer et rejoignit le cuisinier. Il était seul.

– Qui était-ce ? lui demanda-t-il directement.

– Qui ça ?

– Le type avec qui tu t’engueulais.

– Oh, lui ? Rien d’important, juste un touriste qui m’a bousculé. J’ai essayé de lui expliquer les bonnes manières…

Florent observa le cuisinier un instant, ne sachant pas s’il devait le croire ou non.

– Pour être aussi malpoli, ça devait être un Américain, ajouta Clark avec un sourire. Allez, aide-moi à porter le poisson et la viande que j’ai achetés pour accueillir notre nouveau capitaine.

Chapitre 4

Le lendemain matin, Florent eut la mauvaise surprise de devoir travailler avec Vulrien. Dans la brume matinale, ils cheminèrent en silence sur le pont principal.

Ensemble, ils s’attaquèrent aux vingt boulons qui maintenaient fermée l’écoutille donnant accès aux ballasts. Une fois remplis d’eau, ces immenses réservoirs permettaient d’équilibrer le bateau en fonction de son chargement.

Pour éviter les courts-circuits, les ballasts n’étaient pas alimentés en courant électrique. Les deux hommes durent descendre un projecteur par l’ouverture métallique pour pouvoir travailler.

– Tu nettoies toute cette partie, lui dit Vulrien en lui indiquant vaguement une zone du bout de sa balle. Je reviens avant midi pour contrôler.

C’était donc ça. Serge ne comptait pas passer la journée à bosser avec lui, mais seulement le laisser trimer comme un chien pendant qu’il se la coulait douce.

Après deux heures de travail acharné, Florent avait bien avancé. À force de brosser la rouille, tous les muscles de son dos et de ses bras le brûlaient. Il s’assit une minute. Par l’écoutille, il percevait le bruit des vagues qui se brisaient sur la coque.

Avant de se remettre au travail, Florent essaya de déplacer le projecteur à l’intérieur du couloir métallique. Impossible. Il se résigna à continuer dans la pénombre.

Quand Vulrien revint, vers onze heures, il ne fit aucune remarque sur son travail. Constatant que le projecteur était devenu inutile, le bosco ordonna de l’échanger contre une simple torche électrique bien plus maniable dans les profondeurs du ballast.

Ravi de ces quelques minutes de répit, Florent aida son chef à rapporter le projecteur au magasin. De retour dans le ballast, il posa la torche à côté de lui et se remit au travail.

Éclairé par la minuscule tache lumineuse, le ballast avait un côté effrayant. Surtout avec ce silence. Il écouta. Pas un bruit. Revenant sur ses pas, Florent fut surpris de ne pas voir la lumière du soleil filtrer par l’écoutille.

Comment était-ce possible ? Il n’avait pourtant pas avancé aussi vite. Il pointa sa torche sur les parois. Où avait-il commencé à travailler ?

Il leva les yeux à la recherche de l’écoutille. Fermée ! Se hissant sur l’échelle métallique, Florent essaya de repousser la trappe avec l’avant-bras. Rien à faire, elle était bloquée.

Sans réfléchir, il utilisa sa torche pour taper contre la masse sombre qui le séparait de l’air libre. Le bruit était assourdissant. Personne ne vint. Paniqué, il se mit à hurler de toutes ses forces.