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Remerciements

Thomas, Roland, Laure et Anne,

pour leur lecture attentive et attentionnée.

Première partie

Chapitre 1

Les murs

Premier étage

Caroline

J’ouvre les yeux, comme toujours, cinq minutes avant l’agaçant tututu de mon réveil. Stéphane dort encore. Il a l’air d’un ange qui médite avant de faire un petit geste de la main pour réaliser son prochain miracle. J’effleure son grand corps complètement détendu par le sommeil. Quelques mèches de ses cheveux noirs s’agrippent à son menton et recouvrent sa joue droite. Je dégage son visage délicat, je l’admire. Stéphane sourit. Son rêve doit être agréable. Je passe un doigt sur la fine arête de son nez, caresse sa barbe en broussaille et je me lève.

Une douche fraîche et rapide, une huile très légèrement parfumée sur ma peau et une petite crème fluide sur mon visage frais et lumineux. Je me souris, bien décidée à savourer les quelques années qu’il me reste à me réveiller plus éclatante que la veille au soir. Je brosse mes cheveux, les glisse entre mes doigts, sur mes avant-bras. Ils sont doux et un peu électriques ce matin. Je ne me parfume pas et me maquille à peine, je vais travailler. Je veux inspirer et rassurer mes clientes ; jolie, mince, radieuse, mais sans aucun point commun avec la troublante maîtresse, fantasmée ou non, de leur homme. Les femmes qui viennent me voir doivent se laisser bercer, sans crispation parasite, par les promesses de mes soins. Ce n’est qu’à cette condition que je pourrai permettre à leur beauté de s’épanouir.

J’enfile la petite robe bleue que j’avais préparée hier soir, des sandales à talons beiges, et je me regarde dans le grand miroir de notre chambre. Malgré la pénombre, je me contemple, petit plaisir coupable. Deux baisers sur les paupières closes de Stéphane et je pars.

Sur le pas de la porte, je croise le nouveau voisin : il apprécie ma robe, la couleur me va bien. C’est un homme élégant et plutôt beau, bien que son costume trois-pièces lui donne un aspect raide un peu intimidant. Je me sens flattée par ses compliments, je rougis même peut-être un peu. Cette sensation agréable disparaît lorsqu’il s’approche trop près de mon visage et que je sens des relents d’alcool mêlés à une odeur acide de jus d’orange. Monsieur Nicolas Leroy semble apprécier les petits déjeuners bien corsés.

Si je me souviens bien des paroles sucrées d’Hélène, sa femme, enceinte jusqu’aux oreilles, Monsieur est associé de quelque chose, mais malgré leur très bonne situation, les Leroy avaient envie de vivre dans un quartier populaire. Ils ont tout de même acheté et rénové le dernier étage et les combles pour en faire leur petit nid, et, s’il vous plaît, ils ont arrangé une terrasse sur le toit, qu’il faudra absolument que vous veniez voir, ma chère Caroline. J’attends toujours l’invitation… Je ne devrais pas me moquer. Il y a quelque chose de mélancolique chez cette femme, quelque chose qui me touche lorsque je l’aperçois dans les yeux d’une cliente. Ma voisine regrette-t-elle déjà la vie que sa grossesse va transformer pour toujours ?

Je ne veux pas d’enfants, j’aurais trop peur de ne pas les aimer, de ne pas leur trouver toute la place qu’il faut dans ma petite vie. Je n’en parle pratiquement jamais, les gens me prennent pour un monstre lorsque je le fais, mais tu n’aimes pas les enfants ! Et vous, vous n’aimez pas dormir plus de trois heures d’affilée, partir en vacances, les soirées en amoureux ? ! Stéphane ne me contredit pas. Nous aurions des enfants si j’en voulais, mais comme je n’en veux pas, nous n’en aurons pas. Stéphane n’est pas un homme qui prend des décisions, il n’a pas besoin de transformer sa vie, il la vit. Le quotidien n’a pas de prise sur lui. Depuis bientôt dix ans que nous sommes ensemble, il n’a fait les courses qu’une seule fois ; il a rapporté une plaque de beurre et des tournesols. Je l’accepte comme ça, je l’aime comme ça. Avec lui, je suis complètement libre, il ne me demande jamais rien et me donne tout ce qu’il a.

J’arrive à l’institut, il est presque sept heures du matin. Ma première cliente, Madame Satra, sera là à sept heures et quart, comme tous les lundis depuis que j’ai ouvert, il y a trois ans, grâce au petit héritage que ma mère m’a laissé.

J’enlève mes sandales, passe mes sabots de travail blancs, ma blouse, et je tresse soigneusement mes cheveux. Je prépare la table, les crèmes, la cire, tamise la lumière à l’aide d’une persienne, puis j’allume une bougie parfumée.

J’aime bien Madame Satra ; chaque lundi, mon cœur se serre quand je la vois arriver, toute tremblante. Elle travaille dans une banque privée, entourée d’hommes qui la détestent et font tout leur possible pour faire disparaître ses élégants talons aiguilles de la direction. Elle passe plus d’une heure et demie dans mon salon pour trouver le courage de les affronter. Elle a besoin d’être constamment parfaite, maquillage permanent, manucure, botox, épilation – alors même que personne n’apprécie l’œuvre d’art que je retouche toutes les semaines entre ses jambes galbées par l’aérobic. À sept heures et quart, elle est fragile, déstabilisée, au bord des larmes, et lorsqu’elle quitte l’institut à neuf heures, elle est prête à s’imposer pour une semaine supplémentaire. Je devine alors une lionne qui ne cédera jamais devant les hyènes, même si elle doit y laisser sa vie.

Je travaille toute la journée, caresse, arrache, frotte. J’écoute et je rassure. Petites filles riches, petites filles tristes. Bourgeoises abandonnées à leur paraître et à celui de leur maison, cadres supérieures écrasées par le poids des contradictions exigées d’elles tous les jours, filles à papa offrant toute leur beauté pour un semblant d’amour. J’ai choisi d’être esthéticienne alors que j’avais tout juste quinze ans. Je voulais un petit salon et quelques habituées. Un projet tout simple que je n’ai jamais regretté. J’apporte un peu de douceur et d’apaisement sur les plaies des femmes, et peu importe si un gouffre sépare nos comptes en banque.

Je ferme tôt le lundi soir, juste avant six heures. Je m’assieds, enfin, et j’allume ma petite radio faussement vintage.

Le chef du Gouvernement italien, Mario Monti, a été chahuté mardi par des habitants de la bourgade de Sant’Agostino, la plus touchée par le séisme de samedi. Par ailleurs, la nuit de dimanche à lundi a été émaillée de nombreuses répliques.

La zone euro file vers la stagnation, selon les prévisions semestrielles de l’OCDE. L’Organisation considère la crise de l’euro comme le plus important risque pour l’économie mondiale.

Un élevage industriel de poulets en Allemagne a été fermé par les services d’hygiène. Plus d’un million de bêtes impropres à la consommation devront être euthanasiées selon les autorités allemandes.

Le brouhaha de la radio me tient compagnie avant que le serveur philippin du bar à sushi voisin frappe doucement à ma porte, à six heures pétantes. Il m’apporte le bento du jour, qu’il m’offre tous les jours avec son petit sourire timide et un thé de connaisseur. Je m’installe, déguste les délicats trésors japonais et attaque ma comptabilité. J’aime les chiffres – bien que les tribulations de l’euro ne m’intéressent pas le moins du monde – et ceux que je vois me plaisent. Mon carnet de rendez-vous est archiplein depuis deux ans déjà. Je ne prends que très rarement une nouvelle cliente. Je ne veux pas agrandir mon affaire, engager quelqu’un ou ouvrir un autre salon, j’aime travailler seule dans ma petite entreprise et nous n’avons pas besoin de plus d’argent. Mes recettes couvrent tous les frais du quotidien, et grâce aux revenus, parfois coquets, de Stéphane, nous sommes même en train de nous constituer un joli pécule qui devrait nous permettre de réaliser notre rêve, avant nos trente ans : une année sabbatique pour faire le tour du monde en bateau.

Quatrième étage

Nicolas

Cette petite robe bleue a chassé les désagréables restes de ma cuite d’hier soir… Cette voisine est vraiment très excitante ! J’ai un peu honte, depuis qu’Hélène est enceinte, je fantasme sans arrêt sur d’autres femmes.

J’aime Hélène, vraiment.

Nous nous sommes rencontrés à l’université, elle était absolument nulle, mais son père tenait tellement à ce qu’elle ait son diplôme qu’elle a travaillé comme un forçat rien que pour lui faire plaisir. C’est comme ça qu’on s’est connus, je la faisais réviser. Je pouvais admirer pendant des heures l’ovale parfait de son visage diaphane, son cou gracile et ses grands yeux noirs. J’étais captivé par sa grâce, sa délicatesse. Je crois que je suis tout de suite tombé amoureux d’elle, mais j’ai freiné le mouvement. Je sentais que ça serait sérieux et je voulais m’amuser avant d’entrer dans la « vraie » vie. C’était un peu ridicule, les filles que je ramenais le samedi soir ne me plaisaient pas, ça ne m’apportait rien, mais j’étais un jeune gars un peu con, persuadé qu’il fallait un nombre de conquêtes respectables avant de se poser. J’ai compris que c’était idiot quand j’ai vu Hélène flirter avec un mec dans mon genre lors d’une soirée étudiante. L’idée qu’un autre la touche, la caresse, m’a fait très mal. Jamais je n’avais ressenti une telle douleur. Hélène ne m’a avoué que plusieurs années plus tard qu’elle n’avait jamais eu l’intention de partir avec ce type.

Dès que j’ai trouvé une place – ailleurs que chez son père – qui nous permettait de vivre confortablement, nous nous sommes mariés. Je voulais qu’Hélène n’ait pas à exercer, je savais qu’elle détesterait le métier encore plus que les études. Grâce à mon salaire, elle peut faire ce qui lui chante : elle crée et vend par Internet des sacs à main, avec un certain succès. Ses anciennes amies, qui achètent et portent ses créations, la critiquent d’exercer une activité si superficielle, si en dessous de ses capacités. Étrangler une de ces pétasses trois étoiles me ferait un bien fou.

J’étais très heureux avec Hélène et je croyais que notre mariage était la meilleure chose qui me soit arrivée. On se complétait parfaitement, dans tous les domaines. Si je suis associé aujourd’hui, c’est grâce à elle ; elle a subtilement séduit le vieux patron et, s’il n’était pas un peu amoureux de ma femme, je sais bien que je n’aurais jamais été plus qu’un vulgaire employé dans cette étude. Elle faisait rire mes vieux potes d’armée et supportait en souriant nos obscènes blagues de caserne. Elle a même réussi là où toutes les autres ont lamentablement échoué ; elle a su aimer ma mère sans m’humilier.

Je voulais vraiment cet enfant avec elle, puis, à la minute où elle m’a annoncé sa grossesse, je n’ai plus eu le moindre désir pour elle, alors même que son corps était encore un parfait petit bijou. Aujourd’hui, elle est énorme, gonflée, boursouflée. Elle se couvre de maquillage pour dissimuler son teint terne, ses cernes noirs. Elle pleure, pour n’importe quoi, n’importe quand. J’ai peur pour elle, je ne sais pas quoi faire, je ne la reconnais plus. Je suis impuissant, bras ballants devant une femme-baleine, une complète inconnue qui a pris la place de mon trésor, de mon amour. Je réponds à la moindre de ses demandes ; je lui ai acheté ce ridicule petit chien qu’elle voulait absolument, je me ruine en vêtements haute couture pour femme enceinte, mais je ne peux pas me résoudre à la toucher, à lui parler. J’ai trop peur d’elle, de cette autre, cette étrangère qui a avalé mon Hélène.

Alors que la voisine… J’ai dû me faire violence pour ne pas tendre la main et caresser ses longs cheveux blonds lorsqu’elle s’est éloignée de son pas décidé. Elle ressemble à une fille de magazine, grande, mince, bronzée, parfaite. Je ne comprends pas comment une nana pareille peut se retrouver avec ce grand niais. Chaque fois que je l’ai croisé, il portait un bleu de travail tout taché. Ma voisine est une princesse qui mériterait d’avoir sa villa, sa piscine, sa bonne, alors qu’elle se traîne un ouvrier un peu con !

***

Les embouteillages… même pas sept heures du matin et je suis déjà coincé… merde ! J’allume la radio et j’écoute distraitement la voix qui m’annonce les dernières news.

Les pertes des banques espagnoles pourraient atteindre 260 milliards d’euros et le secteur risque d’avoir besoin d’une aide de l’État allant jusqu’à 60 milliards d’euros, a affirmé lundi l’Institut de la finance internationale.

Un citoyen suisse bloqué à l’aéroport de New York. Les autorités américaines évoquent un risque de terrorisme islamiste. La famille et l’employeur de l’intéressé réfutent tout lien avec Al Qaïda, l’homme serait même un catholique pratiquant, son prêtre témoigne.

Début mai encore, les autorités estimaient qu’un tiers des abeilles ne passeraient pas l’hiver. Finalement, la moitié de la population a été emportée, soit 100 000 colonies.

Je suis en retard, mais ce genre de détail ne me concerne plus, je suis un des trois associés de l’étude à présent. Mes deux stagiaires m’attendent, nerveux, assis sur les fauteuils en cuir brun de mon bureau. Ils se lèvent d’un bond. Je les fais se rasseoir d’un geste rapide et parviens à bloquer in extremis les images déplacées que m’évoquent le plus doué de mes stagiaires, une jeune femme dont j’oublie constamment le prénom.

Je reprends consistance dans mon costume d’avocat, d’expert. Je me sens un peu mieux. Ici, je maîtrise, je suis capable de régler les problèmes, je suis brillant. Je peux même admirer la photographie de mon Hélène, parfaite dans sa sublime robe de mariée. L’imposant cadre en argent massif ne quitte jamais mon bureau.

J’écoute, corrige quelques erreurs, savoure déjà la harassante journée de travail qui m’attend. Une seule chose me résiste : le prénom de ma jolie et talentueuse stagiaire.

Premier étage

Stéphane

Je m’étire, j’ouvre la fenêtre et je respire profondément. Que c’est bon !

Il est neuf heures, Caroline est partie depuis longtemps, mais je sens encore l’odeur délicate de son corps dans la chambre.

L’eau chaude de la douche me plonge dans une torpeur confortable, prolongée par la vapeur qui a envahi toute la salle de bains. Encore humide, je passe en vitesse mes vêtements de travail. Deux tranches de pain, une barre de chocolat et je peux commencer la journée. Il fait beau !

J’arrive à l’atelier avant Sergio, j’en profite pour compter mon trésor de papier : plus de quatre mille francs en cash. Chaque mois, je vais au bancomat, je retire une somme discrète sur mon compte, puis je cache les billets dans une vieille boîte en fer, rangée au fond de ma caisse à outils. Je ne veux pas que Caroline se rende compte que j’économise de l’argent en plus de notre tirelire « tour du monde ». J’ai envie de la surprendre, de marquer notre histoire d’une pierre blanche.

Je me souviens encore parfaitement de la sensation de brûlure que j’ai ressentie la première fois que j’ai vu Caroline. Nous avions tous les deux quatorze ans. Je la regardais comme on admire une œuvre d’art, de loin, avec émotion, respect. C’était la fille la plus populaire de l’école, tout le monde l’adorait. Moi, j’étais un peu à l’écart, j’aimais déjà les bateaux et les carnets où griffonner des notes et des dessins. J’étais si ébloui que je n’ai même pas vu, encore moins compris qu’elle m’avait choisi. Pourquoi moi ? Je ne sais toujours pas. Caroline sera la plus belle et la plus populaire des filles dans toutes les écoles où la vie la mènera et moi, je serai toujours un peu à part. Je sais pourtant qu’elle est heureuse avec moi et je ne veux pas laisser passer la moindre brindille de cette chance. Je veux être avec elle, pour toujours.

Il y a trois ans, ma mère s’est remariée avec son voisin, le boucher. Caroline et moi étions les deux témoins. Quand ma mère a dit oui, le menton du vieux fiancé tremblait un peu et les yeux de Caroline se sont remplis de jolies larmes. Alors, après la fête sur la place des Grottes, autour de la fontaine – le meilleur barbecue de l’histoire du quartier, voire du monde – j’ai dessiné une bague, pour Caroline. Une pierre de jade, un fil d’or et un petit diamant.

Je ne me rappelle plus bien ce que m’avait dit la bijoutière pour le devis, mais je crois que mon argent devrait suffire maintenant.

Sergio arrive de son petit pas guilleret. Sergio, c’est mon apprenti, je l’aime bien. Il se concentre sur le travail quand il le faut, c’est important, l’électricité sur les bateaux ça peut être dangereux. Et puis, quand on fait la pause, on échange des dessins. Sergio fait de la bande dessinée. Seulement des planches de quatre cases pour le moment, mais il prend confiance doucement, et je suis sûr que d’ici la fin de son apprentissage, il aura dessiné tout un album.

Il voudrait travailler avec moi après avoir obtenu son certificat, il aimerait que je l’embauche. Je n’avais jamais pensé à engager quelqu’un pour de bon, mais j’aime apprendre le métier aux jeunes et peut-être que Sergio a besoin de rester encore un peu avec moi. Caroline m’a dit qu’elle s’occuperait de tous les papiers si je me décide à le garder avec moi.

Sergio me dit bonjour avec un petit sourire, mais sans me regarder dans les yeux, c’est trop difficile pour lui. Il se met tout de suite au travail et, comme toujours, il allume la radio avec le volume au minimum.

La Suisse romande n’a pas trop souffert du ralentissement de l’économie mondiale l’an dernier. Le PIB romand affiche une croissance de 2,4 pour cent, progressant ainsi davantage que la moyenne nationale helvétique.

La Corée du Sud prévoit de dépenser 1,68 milliard d’euros au cours des cinq prochaines années pour acheter des centaines de missiles face aux menaces nucléaires de la Corée du Nord, a révélé la presse sud-coréenne.

Une école vaudoise doit fermer pour cause de manque d’élèves. Dans le petit village de Cuarnens, seulement quatre enfants se sont présentés lundi matin à l’école.

J’éteins la radio, signe que je dois lui donner une explication. Sergio pose ses outils et m’écoute, très attentif, en fixant ses mains bien à plat sur l’établi. Il se corrige immédiatement et je rallume son poste tout en appréciant l’engagement qu’il met dans son geste.

À midi, nous mangeons des œufs durs, une salade de tomates et une baguette de pain que Sergio n’oublie jamais d’acheter à la boulangerie de la gare. Le repas se passe toujours en silence, Sergio parle très peu. Ça ne me dérange pas, je l’observe, j’essaie de le comprendre et je crois que je n’y arrive pas trop mal.

Il range toujours très attentivement les restes et les déchets. Une fois toutes les miettes sagement alignées dans son mouchoir, il ouvre son sac et en sort une serviette à carreaux renfermant quelque chose d’apparemment très précieux. Il pose le trésor sur ses genoux et déplie très délicatement le tissu grossier. Ses yeux brillent, il entrouvre un peu la bouche et le fameux gâteau aux carottes, que l’éducatrice de son enfance lui apporte encore de temps en temps, apparaît au grand jour. Sergio est un garçon adorable, il me tend la plus grosse part, les yeux étincelants de plaisir. Je savoure, lentement. Je suis son rythme. Une fois le festin terminé, nous nous lavons les mains au savon de Marseille. Je me prépare un café très noir pendant qu’il pose une planche de quatre cases à même le sol. Je souffle dans ma tasse et je vois, pour la première fois, un visage humain sur les dessins de Sergio. Il me ressemble un peu.

Quatrième étage

Hélène

Nicolas s’en va, je n’ouvre pas les yeux. Je n’ai pas besoin de voir qu’il ne me regarde pas. Je parviens à retenir mes larmes jusqu’à ce que la lourde porte d’entrée se referme sur l’appartement vide et silencieux. Je le déteste cet appartement. Tout y est parfaitement design et hors de prix. La décoratrice a choisi le meilleur, du canapé au moindre bibelot, en passant par quelques œuvres d’art très bientôt célèbres que j’exècre. Les meubles blancs et leurs angles carrés créent une ambiance très chic qui me fait froid dans le dos. Tout est neuf, sans chaleur, sans âme. J’aimerais de vieux canapés élimés, une grande table familiale en bois, des tapis tachés, des pivoines fanées, de ridicules gadgets rapportés de vacances. J’aimerais de la poussière, de la vie. Je me sens étrangère dans mon propre appartement, rejetée, comme une greffe incompatible.

Cet intérieur n’est qu’un prolongement de Nicolas, ou plutôt une tumeur qui s’échappe du recoin le plus primaire de sa personnalité. Mon mari a besoin de tout ce paraître pour se sentir bien, fort, à sa place. Il a voulu que nous nous installions ici. Il n’était pas question d’aller vivre à la campagne. Il avait trop peur de côtoyer ma famille et mes amis d’enfance qui lui rappellent sans cesse qu’il n’est pas comme nous, qu’il ne vient pas du même monde, c’est si rafraîchissant, ma chérie ! comme me l’a confié une de mes anciennes camarades d’école. Je pensais que Nicolas se débarrasserait de son ridicule sentiment d’infériorité en devenant associé – sans aucune aide de mon père –, mais non. Il a toujours besoin de plus, plus, plus, pour prouver, à je ne sais qui, qu’il n’est plus le fils de la concierge prématurément vieillie par le vin en berlingot. Ça me touchait à l’époque de l’université, j’étais béate d’admiration devant lui, tout ce qu’il faisait me paraissait extraordinaire – sa chambre de bonne insalubre était pour moi l’endroit le plus excitant du monde. Nicolas avait les meilleures notes de la volée et subvenait seul à ses besoins. Il travaillait sans arrêt, il avait un but et j’étais tout à fait sûre qu’il l’atteindrait : il se trouverait une place, à force de talent et de persévérance, au cœur de la belle bourgeoisie genevoise. Il m’a fallu presque dix ans pour réaliser que ça n’arriverait jamais. Il n’aura jamais la légèreté nécessaire : le secret de ma classe n’est pas tant la largesse de ses moyens que le désintérêt, presque le mépris, de l’argent. Nicolas, lui, est obsédé par sa réussite financière et sociale, comme seul peut l’être un homme qui a dû se battre pour l’obtenir.

Je savais qu’il était fasciné par ce que je représentais, mais je croyais qu’il m’aimait aussi, moi. Je me suis trompée. J’ai joué mon rôle pour lui, mais il ne parvient pas à entrer dans son propre costume et il me hait pour cela. Nicolas ne m’aime pas, mon corps engrossé de son enfant le dégoûte. Je le dégoûte.

Ce matin, je n’ai pas envie de me lever. J’aimerais dormir et ne plus jamais me réveiller.

Des cris de joie stridents se mélangent à mes rêves. C’est la fillette du troisième qui rentre de l’école. J’essaie de visualiser son visage rond, ses yeux bridés et toujours brillants de curiosité, sa petite bouche rose. Je me souviens de chacun de ses traits, mais je ne parviens pas à retrouver son prénom. Le silence, à nouveau. Je me traîne hors de l’immense lit, allume l’écran plat le plus proche. Euronews, les misères du monde glissent sur mes oreilles. La crise, la guerre, la mort. Sur l’écran, je vois un petit homme chauve dans un costume gris, démodé, trop grand. Professeur quelque chose explique. Mon cerveau sort une minute de son marasme pour entendre cette misérable petite phrase :

La moitié des hirondelles qui sont parties pour leur migration en septembre ne sont pas revenues avec le printemps, c’est très alarmant.

Les larmes me piquent les yeux. J’entends le chien, ce petit monstre puant qui couine. Je le regarde, interdite. Je le porte jusqu’à la terrasse, l’enferme dehors. Il tiendra compagnie au jacuzzi.

Troisième étage

Mei

Maman est contente du dessin que j’ai fait à l’école. Il est joli mon papillon, je l’ai fait tout rouge pour qu’il porte bonheur à maman, et à papa aussi.

J’ai raconté à maman que la maîtresse m’a grondée quand je lui ai expliqué qu’on pouvait pas mettre du vert sur mon papillon, le vert ça va pas avec le rouge ! Tout le monde sait ça ! Elle est un peu bête des fois, ma maîtresse… Mais je lui dis pas, maman m’a interdit, même si papa dit souvent des gros mots pour dire comment elle est bête, ma maîtresse. Elle m’a grondée encore une autre fois, aujourd’hui. J’ai pas bien parlé, elle a dit, la maîtresse. Mais c’est pas vrai ! C’est elle qui a pas compris parce que j’ai oublié de parler tout le temps la langue de l’école. Des fois, ça se mélange et je dis des mots de la langue de la maison, à l’école.

Le mercredi je vais à la maison de quartier, là-bas, il y a un autre enfant qui mélange les langues, il s’appelle Achik. C’est mon amoureux. Il est plus petit que moi et c’est le plus beau et le plus intelligent des garçons. Il a des yeux verts et des cheveux comme moi, mais ses yeux, ils sont tout ronds, comme presque tous les yeux des gens ici. Quand on sera plus grands, on se mariera avec Achik, parce qu’on est amoureux. Des fois on mélange les langues les deux en même temps et alors plus personne comprend ce qu’on dit. Ça les fait rire quand on mélange les langues à la maison de quartier, mais à l’école, la maîtresse, elle rit pas beaucoup… Elle devrait rire plus. Mon papa il dit que si on rit pas, on se fait des cancers dedans.

J’entends le petit chien de Madame Hélène, j’aimerais bien le caresser, il est tellement mignon, tout doux, tout chou ! J’aimerais bien en avoir un comme ça, mais maman a dit que j’étais encore trop petite pour avoir un animal. Peut-être j’aurai un poisson bientôt.

Maman souffle sur ma tasse de thé et la pose sur la petite table du salon. Elle allume le DVD pour mettre son cours de français sur la télévision. Je dois encore un peu l’aider, mais bientôt y aura plus besoin, ma maman parlera aussi la langue de l’école ! Le DVD ne marche pas tout de suite et je vois des images de gros cochons morts sur l’écran. C’est très triste et un peu dégoûtant. Je ne comprends pas ce qu’ils disent, c’est la chaîne de papa, CNN, il y a que lui qui comprend la langue qu’ils parlent dans cette chaîne.

Après le DVD de français, maman me fait travailler. Ça sent bon quand elle trempe le pinceau dans l’encre noire. Ça glisse sur le papier, c’est beau. C’est tellement facile pour maman… Je me souviens du caractère pour amour, mais j’ai oublié celui pour écrire. C’est difficile les caractères, mais avec maman ça va, elle me caresse les cheveux, même quand je me trompe.

Deuxième étage

Carlos

Comme si le clébard ne suffisait pas, il fallait que la gamine s’y mette ! Putain, quel boucan ! Je pensais qu’avec le bordélique congénital rentré chez ses parents, la souillon