ALTER
GOUVERNEMENT
18 ministres-citoyens
pour une réelle alternative
© Le muscadier, 2012
48 rue Sarrette – 75685 Paris cedex 14
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Contribution éditoriale : Alain Créhange
Couverture : Espelette
Dessins : Rodolphe Urbs
ISBN : 9791090685086
Introduction
Mai 2012. Rien ne s’est passé comme prévu. Le président sortant et son concurrent le plus sérieux – du moins selon les médias et les instituts de sondage – ont été tous deux balayés par un grand souffle d’air frais. En toute légalité, sans violence, le peuple français vient d’accomplir une nouvelle révolution. Le Mirac (Mouvement indépendant pour une réelle alternative citoyenne), qui s’est constitué en quelques mois autour des idées de justice sociale, de participation citoyenne et de responsabilité vis-à-vis de la planète et des générations futures, s’est rapidement imposé comme le fer de lance de ce que l’on appelle désormais le Printemps français. Le candidat qu’il a désigné pour l’élection présidentielle s’est lancé dans la course début mars, juste avant la date limite de dépôt des parrainages. Le 6 mai, après une campagne marquée par un véritable enthousiasme populaire, il a remporté le second tour avec plus de 55 % des suffrages.
Très vite, un nouveau gouvernement est formé. C’est une première dans l’histoire de la Ve République : aucun des ministres n’est politicien de métier. Tous sont de simples citoyens et citoyennes. Et tous ont à coeur de montrer aux Français qui les ont élus que le libéralisme débridé de nos sociétés d’aujourd’hui n’est pas une fatalité. Immédiatement, l’action gouvernementale se met en place ; elle confirme qu’une réelle alternative sociale et démocratique est possible – et qu’elle est en train de se réaliser.
…
Ceci a tout l’air d’une fiction, bien sûr – du moins pour l’instant. Car ce qui apparaît aujourd’hui comme une utopie pourrait bien devenir une réalité dans un proche avenir. Qui d’entre nous n’a pas le sentiment que le monde est à un tournant, que les systèmes politiques, économiques et sociaux qui le régissent sont en train de craquer de toutes parts, que seuls de profonds changements pourront nous sortir de l’impasse ou du chaos ?
En ces temps de crise, deux voies s’offrent à nos sociétés : soit celle du repli sur soi, de l’aggravation des inégalités, de la montée des tensions, avec à la clé, comme dans les années 1930, le risque conjugué d’un effondrement de la démocratie et d’une conflagration généralisée ; soit celle d’une remise en question de nos manières de gouverner, de produire, de vivre ensemble, avec un retour aux valeurs d’humanité, de responsabilité et de solidarité.
C’est clairement dans cette seconde voie que s’inscrivent les auteurs réunis dans cet ouvrage – dix-huit personnalités connues et reconnues pour leurs engagements respectifs. Chacun de ces auteurs, se glissant dans la peau d’un ministre, détaille les principes de son action et présente les mesures qu’il s’apprête à mettre en place. Au fil des programmes distillés avec une simplicité rare et – pour une fois – sans langue de bois, se cristallisent la conscience et l’imaginaire communs d’un monde plus juste et plus égalitaire.
Et s’il est vrai que le projet de cet altergouvernement a peu de chances d’être celui qui va réellement se mettre en place en 2012, il se pourrait bien que ce ne soit que partie remise. En effet, devant la montée des menaces qui pèsent sur nos sociétés, on ne peut plus se contenter de rêver le changement : il devient impératif de le réaliser.
C’est pourquoi, en fin de compte, cet ouvrage n’est pas un livre de politique-fiction. Son ambition est de réveiller la conscience des Français. Il s’adresse à vous, lecteurs, électeurs, citoyens, en vous invitant à la lucidité et à l’action ; car pour être les témoins de ces transformations nécessaires, il faut tout d’abord en être les acteurs.
Susan George
Cofondatrice et présidente d’honneur d’Attac
Prenant mes fonctions de ministre des Affaires étrangères dans le nouveau gouvernement, je ne peux hélas que constater que la France, mon pays d’adoption auquel je dois tout – aussi bien sur le plan personnel que sur les plans professionnel et politique –, ce pays longtemps admirable, est en passe de perdre le charisme et la réputation qui ont inspiré tant d’autres peuples depuis 1789.
En réfléchissant à la nature de ma nouvelle charge, je constate aussi que la politique étrangère est de plus en plus difficile à distinguer de la politique tout court. Est-ce notre politique étrangère ou bien notre politique environnementale qui devait nous pousser à faire avancer les négociations sur le changement climatique à Copenhague, Cancun ou Durban ? Les deux, bien sûr – et les politiques de la santé, de l’agriculture, etc., doivent y contribuer également, puisque le changement climatique aura irrémédiablement une incidence sur elles. Notre politique concernant l’immigration est-elle étrangère ou concerne-t-elle uniquement le ministère de l’Intérieur ? À une époque où toutes les systèmes financiers de l’Occident et d’ailleurs sont gravement affectés par les mêmes comportements des marchés, doit-on s’en remettre uniquement à Bercy, ou doit-on considérer que la crise financière est profondément liée à nos relations avec les autres pays d’Europe – et de l’Union européenne au premier chef –, mais aussi avec bien d’autres nations ? Et, bien entendu, nos guerres, nos décisions militaires elles-mêmes ne sont plus – ou ne sont qu’exceptionnellement – purement nationales. Je pourrais continuer ainsi au sujet du commerce, de l’aide au développement, de notre rayonnement culturel, de nos investissements, de nos emplois, voire évoquer les épidémies qui pourraient nous menacer.
On le voit : pour le meilleur et parfois pour le pire, la mondialisation est passée par là, les frontières s’estompent et je ne pourrai mener à bien aucun projet de politique dite étrangère sans une profonde coopération avec mes collègues de l’ensemble du gouvernement.
Je peux affirmer toutefois que nous sommes devenus par trop inféodés aux projets belliqueux des États-Unis d’Amérique et de l’Otan, ainsi qu’à l’orientation abusivement néolibérale de l’Union européenne. Beaucoup de Français n’ont pas pardonné – et il n’y a aucune raison qu’ils eussent dû le faire – le camouflet de l’UE qui a traité notre rejet du Traité constitutionnel comme nul et non avenu. Nous aurons à cœur de l’obliger à plus de démocratie et nous chercherons des partenaires au sein de l’Union pour cela. Les dégâts infligés à l’idéal européen par les Commissions et les traités successifs sont profonds et néfastes ; nous y remédierons autant que cela sera en notre pouvoir.
Aujourd’hui, ce sont la finance et les projets des entreprises transnationales qui, dans une mesure beaucoup trop importante, dictent notre politique étrangère. S’il faut protéger les intérêts de notre pays, y compris ses intérêts commerciaux, il est inadmissible que ceux-ci puissent passer avant les intérêts de la nation à plus long terme. Le Printemps arabe, évènement réjouissant s’il en fut, a révélé l’ignorance abyssale de certains de nos services concernant des pays dont ils avaient pourtant la charge ; même des ministres, confondant leurs intérêts privés et ceux de la France, nous ont discrédités aux yeux de peuples entiers.
Que la France ait perdu son indépendance et sa capacité de refus, qu’elle puisse se plier aux exigences de tel ou tel banquier, qu’elle soit persiflée et déconsidérée à l’étranger – tout cela est, à mes yeux, profondément blessant et je suis persuadée que la grande majorité de mes concitoyens éprouvent des sentiments identiques. En conséquence, je chercherai, avec mon équipe et mes collègues du gouvernement, à mettre en œuvre une politique destinée à refermer ces blessures, à renouveler l’attrait de la France, de sa langue et de sa culture, et à restaurer, voire à rehausser son rang parmi les nations.
Numériquement, nous ne représentons plus aujourd’hui que moins d’un pourcent de la population mondiale, mais notre pays peut encore peser d’un poids moral, culturel, politique et stratégique proportionnellement bien plus considérable que les chiffres ne le suggéreraient.
Il ne le pourra toutefois qu’en continuant d’incarner les valeurs qui sont les siennes depuis la Révolution et que je nomme sans ambages : la liberté, le respect des droits de l’homme, le refus de l’oppression, l’accompagnement des peuples en lutte dans la mesure où ils le demandent ; l’égalité, qui passe par une meilleure distribution des revenus et des ressources entre les pays et au sein de ceux-ci : elle conditionnera dans une large mesure l’affectation de notre aide au développement ; la fraternité enfin, dont l’autre nom est solidarité, qui suppose que l’on sache faire la distinction, chaque fois que cela est possible, entre les peuples et leurs dirigeants.
Notre politique étrangère sera néanmoins réaliste. Nous reconnaissons que la France ne pourra éviter de traiter, dans bien des circonstances, avec des régimes autoritaires que nous n’approuvons pas ; mais nos ambassadeurs et leurs collaborateurs auront dans tous les cas pour consigne d’être à l’écoute de toutes les forces sociales et politiques en présence, notamment celles que l’on ne rencontre guère dans les salons à la mode et les réceptions officielles.
Une puissance aux moyens limités ne saurait consacrer une attention égale à toutes les parties du monde et doit fixer des priorités. Les nôtres seront, d`une part, le rapprochement et la coopération avec les pays du pourtour méditerranéen et de l’Afrique ; d’autre part, l’action auprès de l’Union européenne et de ses pays membres. Nous chercherons à y accroître notre influence et nous exploiterons toutes les possibilités de coopération renforcée avec d’autres pays membres de l’Union européenne, de manière à faire évoluer la fiscalité, les politiques d’emploi, les systèmes sociaux, l’action écologique, etc. – en visant à tirer le tout vers le haut. Dans le même temps, nous nous préparerons à faire valoir le besoin d’une convention constitutionnelle élue, composée de citoyennes et de citoyens européens, chargée de proposer un nouveau traité constitutionnel qui devra être ratifié par référendum dans tous les pays membres.
Tout en recherchant de bonnes relations avec tous, nous nous concentrerons davantage sur notre fuseau horaire – autrement dit, sur les pays se trouvant à quelques heures de vol de chez nous, soit l’Europe des 27, la Turquie, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne.
Notre premier acte diplomatique d’envergure sera la reconnaissance officielle de la Palestine. Nous ne romprons en aucune manière avec Israël, mais nous ferons valoir qu’avec la politique entreprise auparavant, nous nous engagions dans une voie dangereuse. Ce sont notre sécurité et nos intérêts vitaux qui sont mis en péril par une relation depuis longtemps beaucoup trop unilatérale : la situation de la Palestine représente une injustice flagrante qui ne peut attirer au monde, et à la France en particulier, que des ennuis. Beaucoup d’amis d’Israël – et nous demeurerons de ceux-ci – sont d’accord avec nous sur ce point. De plus, l’intérêt national exige qu’aucun pays ne puisse nous dicter notre conduite.
La France doit se proposer, si les intéressés l’acceptent, comme plateforme permanente de négociation et de résolution pacifique des conflits entre la Palestine et Israël, l’objectif ultime étant d’organiser le démantèlement progressif des colonies et un retour aux frontières de 1967, assorti de garanties crédibles pour la sécurité d’Israël. Cette politique doit comporter un volet sur la distribution équitable de l’eau et, éventuellement, une aide à l’installation d’unités industrielles de dessalement. Notre budget de coopération au développement pourra y contribuer.
Parallèlement à cet engagement auprès des peuples palestinien et israélien, nous retirerons immédiatement d’Afghanistan – où nous n’avons jamais rien eu à faire – celles de nos troupes qui s’y trouvent encore. Et pour ne plus jamais risquer de nous faire manipuler par quiconque, nous reprendrons immédiatement notre indépendance vis-à-vis de l’Otan. Notre politique en matière de sécurité internationale visera à réaliser, enfin, l’union des forces militaires européennes, prévue de longue date mais jamais mise en œuvre. Sans cela, notre indépendance dans un domaine aussi vital que la défense ne sera jamais que conditionnelle.
Nous gardons en mémoire certains évènements innommables tels que le génocide de 1994 au Rwanda. Que la France ait pu être mêlée de près ou de loin à cette abomination est insupportable et ne doit plus jamais se produire. En collaboration avec mon collègue de la Défense, j’ai l’intention de mettre sur pied un système d’alerte rapide pour évaluer le risque que des actes similaires se produisent à l’avenir dans des lieux où notre intervention pourrait se révéler nécessaire ; dans un tel cas, nous veillerons à étudier la situation de près, de manière que l’attitude de la France ne puisse être considérée comme partisane et que son action soit exclusivement orientée vers la résolution des conflits.
Nous serons attentifs aux appels qui pourraient nous être adressés par des forces sociales et politiques de pays en crise, tels ceux qui nous sont venus de Libye en 2011 ou ceux qui pourraient un jour provenir de l’Afrique subsaharienne. Mais toutes nos interventions auront pour principe d’obtenir et de maintenir l’arrêt des combats, de favoriser la séparation des combattants appartenant à des forces sociales, politiques ou ethniques opposées et de servir d’intermédiaire pour la résolution de ces conflits, éventuellement en coopération avec les représentants d’autres pays du Nord et du Sud, de manière a contrecarrer toute accusation d’impérialisme.
La France ne veut rien diriger hors de chez elle ; elle veut au contraire aider à l’émergence de solutions pacifiques et équitables partout. À ceux qui nous diraient que ce n’est pas ainsi que l’on défend les intérêts de ses entreprises, nous répondrons qu’ils ont une conception bien étroite de la nature de ces intérêts – et de ce que pèsent les intérêts des peuples au regard de ceux des puissances économiques.
Dans le domaine de la coopération euro-méditerranéenne, le processus de Barcelone, lancé en 1995, n’a jamais joué un rôle significatif. Il n’a en définitive qu’un mérite : celui d’exister et, ainsi, de poser le principe de relations plus étroites entre les pays de l’Union européenne et ceux du pourtour méditerranéen. Nous examinerons les moyens de redonner de l’élan à ce processus avec tous les pays concernés, du Nord et du Sud, à travers des réunions de travail sectorielles. Celles-ci pourraient aboutir à une grande conférence, soit de relance de Barcelone, soit de lancement d’un nouveau cadre pour nos efforts dans ce domaine.
Il y a beaucoup à faire pour accroître la coopération en matière de culture, d’énergie, d’environnement et de commerce ; je veillerai, avec mes collègues des ministères concernés, à ce que des actions concrètes soient menées en ce sens.
Nous aurons une attention particulière pour le rayonnement culturel de la France et nous rétablirons les budgets appropriés dans ce domaine. La fermeture d’écoles et de lycées français, souvent considérés par les parents, dans les pays concernés, comme les meilleurs possibles pour l’avenir de leurs enfants, a été une tragique erreur. Il serait irréaliste de vouloir les rendre gratuits, mais nous pouvons encourager un système de bourses avec l’aide de partenaires locaux. Nous devons reconnaître pleinement l’intérêt pour la France d’avoir en face d’elle, dans l’avenir, des élites parlant le français, connaissant notre culture et portant une image positive de notre pays. Nous entreprendrons aussi de favoriser les tournées à l’étranger de nos écrivains, de nos artistes et de nos intellectuels ; ils sont souvent heureux de représenter leur pays (comme d’en connaître un autre) et de faire connaître leur travail, cela à titre gracieux.
Au lieu de refouler les immigrés quand ils arrivent chez nous, souvent après d’indicibles souffrances, notre politique vis-à-vis de l’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne s’attachera à rendre leur migration moins nécessaire. Quand les citoyens ont des opportunités économiques et sociales chez eux, la grande majorité d’entre eux ne cherchent pas à quitter leurs pays. Pour aller dans ce sens, en accord avec mon collègue de l’Agriculture, nous mettrons fin à toute politique de dumping de nos produits agricoles sur les marchés du Sud ; nous achèterons les produits de ces pays sous le régime du commerce équitable et nous réexaminerons toutes les règles commerciales – tarifs, quotas, etc. – les concernant.
Il devient de plus en plus évident qu’une véritable politique étrangère ne peut se conformer en tous points aux exigences des institutions telles que l’Organisation mondiale du commerce. La clause de la nation la plus favorisée, par exemple, nous oblige à donner à tous nos partenaires commerciaux les avantages que nous déciderions d’accorder à certains. Pour rompre avec cette logique ultralibérale, nous voulons au contraire, en harmonie avec le principe de solidarité, favoriser les pays qui, eu égard à leur niveau de développement, font le maximum pour respecter le droit du travail, les droits de l’homme et l’environnement. Nous voulons également pratiquer un protectionnisme au cas par cas – au niveau non pas national, mais européen – en soutenant nos industries de pointe, mais en laissant les frontières ouvertes aux produits des industries matures telles que le textile. Nous serons intraitables sur le vol de propriété intellectuelle et sur les contrefaçons, et nous assumerons clairement cette position à Bruxelles et à Genève.
Nous porterons une attention toute particulière aux transferts de richesses provenant des pays en développement. L’enrichissement sans cause et le système de la Françafrique ont vécu. Les dirigeants qui volent leurs peuples et pillent les fonds publics n’auront plus l’appui de la France. Nous protégerons nos ressortissants et les intérêts légitimes de notre pays, pas la corruption et les prébendes. Nous renoncerons à la quasi-totalité des dettes des pays de l’Afrique subsaharienne – mais à certaines conditions. Les économies budgétaires ainsi réalisées chez eux, jointes à notre contribution au titre de la coopération au développement, doivent être consacrées à des programmes élaborés avec la participation des organisations paysannes, syndicales, féminines, etc. Ces programmes pourront inclure la reforestation, l’amélioration des systèmes agricoles, la gestion de stocks alimentaires, etc. Ils doivent servir à améliorer la vie et l’emploi des personnes sur place et à minimiser le besoin d’immigration non désirée.
Bien entendu, comme on vient de le voir, bon nombre d’objectifs ambitieux à l’international ne peuvent être atteints qu’avec la coopération de tout le gouvernement et l’action concertée de plusieurs ministères. J’ai déjà mis l’accent sur ce point. Signalons encore quelques éléments sensibles dans ce domaine.
Notre politique étrangère est intimement liée à celles de l’énergie et de la sécurité intérieure. Il nous faut reconnaître que notre dépendance à l’égard du pétrole importé – parfois en provenance de zones géographiques particulièrement instables – est excessive et dangereuse. Elle nous oblige à protéger des voies maritimes sensibles et de nombreuses installations, sur notre territoire et ailleurs. Nous devons diminuer rapidement cette dépendance, car la mobilité de nos forces armées et de police, de même que la sûreté des circuits commerciaux complexes (par exemple ceux des produits alimentaires, sanitaires, etc.), sont à la merci d’une défaillance de nos approvisionnements en carburant. Selon une formulation imagée, si les transports commerciaux et de sécurité ne pouvaient plus circuler, nous serions « à neuf repas de distance de l’anarchie » – en d’autres termes, il ne faudrait pas plus de trois jours avant que les populations ne cèdent à la panique et que les supermarchés ne soient dévalisés.
Aussi faut-il tout mettre en œuvre pour arriver à une autosuffisance bien plus importante en matière de ressources énergétiques, ainsi que dans d’autres domaines essentiels, pour n’être à la merci d’aucune décision d’un pays étranger, quel qu’il soit.
Dans tous les domaines de l’action gouvernementale, il est primordial de disposer de renseignements précis, fiables et dont nous maîtrisons les sources. Cela n’a pas toujours été le cas ces dernières années ; ainsi, en dépit d’avertissements venant de quelques ONG françaises, notre gouvernement ne savait officiellement rien de la crise des subprimes en Amérique avant qu’elle ne déferle sur notre continent. Nous devons donc renforcer notre capacité à collecter et à analyser les renseignements en provenance de l’ensemble de la planète, ne serait-ce que pour parer à l’éventualité d’une crise puisant ses racines à l’étranger. Nos diplomates nous y aideront par leur connaissance très fine du tissu politique, économique, social, religieux, etc., des pays où ils exercent leurs fonction – le renseignement de terrain était un domaine d’excellence de nos services jusqu’à ce qu’il soit sacrifié pour des raisons idéologiques et financières ; il doit revenir au cœur de nos circuits d’information.
Revenons à l’Europe. Nous n’envisagerons pas de procéder à de nouveaux élargissements officiels comme celui de 2004, mais nous renforcerons nos relations de coopération commerciale, politique, sociale, fiscale et culturelle avec les pays européens, y compris ceux qui sont en dehors de l’Union européenne. Pour les pays qui ont adhéré en 2004, notre souci sera d’accompagner leur développement, de manière à amener rapidement leurs salaires au même niveau que ceux de l’Europe des Quinze. Des fonds structurels aussi importants que ceux qui furent autrefois consacrées à l’Espagne, à la Grèce, à l’Irlande, au Portugal, devront être accordés à l’Europe de l’Est, dont nous ne pouvons accepter que son rôle dans l’Union se cantonne à servir de réservoir de main d’oeuvre à bon marché.
Je n’oublie pas, bien sûr, notre relation transatlantique d’amitié avec mon pays d’origine, les États-Unis, qui existe depuis nos révolutions respectives. Pour autant, il ne sera plus jamais question de participer à des guerres décidées hors de nos frontières. Aussi nos troupes seront-elles entièrement retirées d’Afghanistan dès ma prise de fonctions.
Je souhaite mener avec mon collègue à la Défense un examen complet de nos forces armées. La France a-t-elle réellement besoin de disposer du troisième budget militaire du monde, après les Américains et les Chinois ? Ne devrions-nous pas plutôt investir dans davantage de soft power ? Dix lycées et dix centres culturels français à l’étranger ne valent-ils pas trois avions Rafale ?
Il faut que nos forces armées puissent participer efficacement à la protection des citoyens en cas de désastres naturels ; qu’elles puissent protéger nos voies de communications vitales et notre approvisionnement en produits essentiels, y compris l’énergie. Mais comme je n’ai cessé de le souligner, notre pratique politique, commerciale, culturelle, etc., nous apportera bien plus de sécurité que des armes en plus.
Je souhaite donc qu’une part importante de nos industries d’armement soit amenée à se reconvertir dans la production de biens socialement utiles ; nos compatriotes qui travaillent dans ces industries seront rémunérés pendant le temps qu’il faudra pour mettre leurs compétences et leur ingéniosité au service de ces nouveaux projets, qu’ils élaboreront en commun avec tout le personnel de manière que personne ne se retrouve sans emploi.
Qu’en est-il des institutions internationales telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation des Nations Unies et ses agences spécialisées ? J’ai déjà noté qu’il sera nécessaire d’apporter quelques révisions aux règles de l’Organisation mondiale du commerce. Le cycle de Doha, lancé par celle-ci en 2001, semble moribond ; mais s’il devait revivre, nous n’hésiterions pas à faire usage de notre veto dans le cas où l’OMC prétendrait imposer certains aspects de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) ou de l’Accord sur les droits de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC).
Nous avons peu de poids au sein de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international, mais nous ferons de notre mieux pour que la Banque mondiale cesse d’investir dans les projets à base d’énergies fossiles et que le FMI abandonne le consensus de Washington – ce dispositif censé aider les pays en difficulté à résorber leur dette, mais dont l’effet réel est de les contraindre à l’austérité et à la déréglementation, les soumettant encore davantage au bon vouloir des marchés.
L’Organisation des Nations Unies et ses agences spécialisées font ce qu’elles peuvent, mais bien trop timidement. Elles aussi sont trop souvent sous le contrôle des États-Unis, mais nous ferons bon usage de notre droit de veto au Conseil de sécurité chaque fois que nous le jugerons nécessaire.
Il y a de multiples façons de projeter l’influence de la France dans le monde et il est de mon devoir, en tant que ministre, de travailler à développer cette influence, en particulier sur le plan économique. Mais tout en continuant à aider nos grandes entreprises, je souhaite privilégier nos PME, qui innovent, qui ont de vraies idées de coopération avec nos partenaires étrangers, et dont l’intérêt pour ces pays ne se limite pas à l’exploitation de leurs ressources et de leur main-d’œuvre. Je demanderai donc à mon collègue de l’Économie et du Travail de nous aider de manière permanente à identifier les entreprises françaises les plus aptes à apporter des investissements productifs et à être de vrais partenaires pour le développement.
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La fierté que j’éprouve en devenant ministre des Affaires étrangères de la France s’accompagne d’une conscience aiguë de ne pouvoir m’en acquitter sans l’aide de tous mes collègues et de tous les citoyens.
Nos aspirations, on l’a vu, sont vastes et nombreuses. Nous avons la volonté d’aider la Palestine à vivre et de contribuer à la résolution définitive des conflits au Moyen-Orient ; de retirer nos troupes d’Afghanistan et de sortir de l’Otan, tout en redéfinissant le rôle des forces armées dans le cadre d’une union des forces militaires européennes. Nous voulons construire une autre relation avec l’Afrique, relancer la coopération euro-méditerranéenne et traiter l’immigration non par la répression, mais par des mesures favorisant le développement des pays d’origine. Nous nous engageons à œuvrer pour une Europe qui soit enfin sociale et démocratique et à infléchir autant que possible les politiques des institutions internationales. Nous rechercherons plus d’autonomie énergétique et nous soutiendrons le succès à l’étranger de nos entreprises, en particulier de nos PME.
C’est à des moments pareils que l’on confesse humblement n’avoir pas eu la chance, contrairement aux autres membres de ce gouvernement, de passer les vingt premières années de sa vie en France et d’avoir de ce fait, pour ainsi dire, ses traditions dans le sang. J’aurai besoin de l’appui de tous pour contribuer à porter l’esprit éternel de la France aux confins du monde – et ce n’est pas là une figure de style.