Contradicteurs
Marc Dufumier
Gil Rivière-Wekstein
Médiateur
Thierry Doré
DANS LA MÊME COLLECTION
© Le muscadier, 2013
48 rue Sarrette – 75685 Paris cedex 14
www. muscadier.fr
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Directeur de collection : Jérôme Dallaserra
Couverture & maquette : Espelette
Les opinions exprimées dans cet ouvrage et les données qui s’y rapportent n’engagent que leurs auteurs et en aucune manière ni les coauteurs ni l’éditeur.
ISBN : 9791090685345
A chaque instant, nous pouvons accéder à une multitude d’informations, sur tous les sujets et à partir de n’importe quel endroit. Paradoxalement, il est de plus en plus difficile de trouver des connaissances de base fiables, ce qui tend à renforcer les discours superficiels et les préjugés. Pour lutter contre cette tendance, la collection Choc des idées propose un panorama inédit sur divers sujets d’actualité.
L’introduction et la conclusion de ces ouvrages, rédigées par des spécialistes impartiaux, apportent au lecteur le bagage nécessaire pour aborder sans complexe les arguments des deux contradicteurs. La partie de confrontation entre deux grandes positions antagonistes permet, quant à elle, de faire le tour des problématiques et des solutions proposées.
Courts, synthétiques et faciles d’accès, les livres de cette collection permettent au lecteur de se forger sa propre opinion, et d’échapper ainsi aux discours simplistes de certains autocrates de notre société.
Thierry Doré
Thierry Doré est ingénieur agronome, professeur d’agronomie et directeur scientifique à AgroParisTech. Il préside actuellement l’Association française d’agronomie. Ses recherches concernent la transformation des systèmes de culture pour une agriculture plus durable, en conditions tempérées et tropicales. Parallèlement à la production d’articles scientifiques, il a coédité quatre ouvrages à destination des étudiants, du développement agricole et du grand public.
Depuis quelques années, de nombreux ouvrages en français consacrés à l’agriculture biologique – ou lui faisant une part importante – ont été édités à destination du grand public. Ils sont de deux sortes : certains ont l’ambition de présenter de manière objective l’agriculture biologique, ses performances, son insertion dans la société (Guglielmi et David, 2011 ; Le Buanec, 2012) ; d’autres prennent parti de manière vigoureuse (Dufumier, 2012 ; Rivière-Wekstein, 2011), dans des ouvrages dont les titres évocateurs traduisent bien l’espoir ou la chimère, et nourrissent la polémique.
Acceptons, le temps d’ouvrir cet ouvrage, les termes de ce débat manichéen. Cette introduction vise à poser les bases de celui-ci en fournissant des éléments nécessaires pour traiter trois questions : d’où nous vient-il ? sur quels fondements repose-t-il ? quelles sont les problématiques majeures qui le traversent ? Et à préparer ainsi le lecteur à l’approche des thèses des deux contradicteurs.
L’amorce du passage de la cueillette, de la chasse et de la pêche à l’agriculture et à l’élevage pour assurer une part croissante de l’alimentation de l’humanité s’est faite au Néolithique. L’évolution des agricultures s’est ensuite déroulée en plusieurs étapes (Mazoyer et Roudart, 1997) de manière différenciée selon les régions du monde et selon les cultures. L’apparition de l’agriculture et de l’élevage, et leurs transformations, se sont accompagnées à la fois d’altérations significatives de la nature par l’homme et d’évolutions considérables des modes de vie en société.
Pour aborder l’agriculture biologique, il est nécessaire de garder à l’esprit deux éléments essentiels de l’agriculture. D’une part, il n’existe pas d’agriculture qui respecterait les équilibres naturels, puisque le propre de l’agriculture est de transformer un système qui lui-même n’était d’ailleurs pas en équilibre ; on constatera toutefois que les évolutions agricoles ont amené des transformations des écosystèmes qui peuvent être considérées comme inacceptables. D’autre part, si l’histoire des agricultures est un enchevêtrement d’interactions entre le monde paysan et le reste de la société, complexe, évolutif et très variable dans l’espace – y compris au sein de la seule Europe –, il n’y a pas d’âge d’or de l’agriculture, d’époque bénie où l’humanité était faite de paysans bienheureux produisant chacun leur propre alimentation dans l’insouciance, puisqu’il a toujours fallu se battre contre les aléas climatiques et biologiques, et produire davantage pour une population non agricole croissante.
Au regard de l’histoire des agricultures, l’histoire de l’agriculture biologique est très brève et ne se pose réellement que depuis un siècle environ. Pourtant, retracer cette histoire n’est pas simple. Une difficulté récurrente tient à la définition de l’objet que l’on traite : l’agriculture biologique peut être vue, définie, de différentes manières. La définition actuelle la plus générale – et à valeur internationale sous l’égide de l’Organisation des Nations unies – prend plusieurs formes voisines au sein même du Codex alimentarius (FAO et OMS, 2007). L’une des définitions est la suivante :
L’agriculture biologique est un système de gestion holistique de la production qui favorise la santé de l’agrosystème, y compris la biodiversité, les cycles biologiques et l’activité biologique des sols. Elle privilégie les pratiques de gestion plutôt que les facteurs de production d’origine extérieure, en tenant compte du fait que les systèmes locaux doivent s’adapter aux conditions régionales. Dans cette optique, des méthodes culturales, biologiques et mécaniques sont, dans la mesure du possible, utilisées de préférence aux produits de synthèse, pour remplir toutes les fonctions spécifiques du système. Un système de production biologique est conçu pour :
a) augmenter la diversité biologique dans l’ensemble du système ;
b) accroître l’activité biologique des sols ;
c) maintenir la fertilité des sols à long terme ;
d) recycler les déchets d’origine végétale et animale afin de restituer les éléments nutritifs à la terre, réduisant ainsi le plus possible l’utilisation de ressources non renouvelables ;
e) s’appuyer sur les ressources renouvelables dans les systèmes agricoles organisés localement ;
f) promouvoir le bon usage des sols, de l’eau et de l’air et réduire le plus possible toutes les formes de pollution que les pratiques culturales pourraient provoquer ;
g) manipuler les produits agricoles, en étant notamment attentif aux méthodes de transformation, afin de maintenir l’intégrité biologique et les qualités essentielles du produit à tous les stades ;
h) être mis en place sur une exploitation existante après une période de conversion, dont la durée est déterminée par des facteurs spécifiques du site, comme par exemple l’historique de la terre et les types de culture et d’élevage à réaliser.
Les définitions de l’agriculture biologique mettent l’accent de manière très importante sur les principes et objectifs de l’agriculture biologique. Les moyens pour respecter ces principes et atteindre ces objectifs sont en revanche moins précisés. Le Codex comprend néanmoins de longues annexes fixant les pratiques recommandées (par exemple l’utilisation de légumineuses fixatrices d’azote pour maintenir et augmenter la fertilité du sol), celles qui sont autorisées sous certaines conditions (par exemple l’emploi d’amendements issus de déchets organiques d’activités de transformations agroalimentaires), et celles qui sont interdites. Ces interdictions comprennent surtout le bannissement des produits de synthèse en production végétale (engrais, pesticides) et des organismes génétiquement modifiés, ainsi que des restrictions sur l’emploi des produits vétérinaires allopathiques et sur les semences dont il peut être fait usage.
Le Codex ne constitue cependant pas une réglementation mais un guide pour l’établissement de réglementations locales, qui ne sont pas toutes jugées équivalentes, ce qui pose problème pour les échanges internationaux. En Europe, c’est un règlement du Conseil (n° 2092/91) de plus de cent pages, modifié en 2007 (n° 834/2007) et en 2008 (n° 889/2008), qui fixe ce qu’est l’agriculture biologique, la manière dont les produits qui en sont issus peuvent être transformés, la façon dont le contrôle doit être réalisé, les règles à respecter pour la conversion de l’agriculture conventionnelle à l’agriculture biologique, etc. On y retrouve, comme dans le Codex, un mélange d’objectifs, de recommandations, d’obligations (par exemple sur l’âge minimal d’abattage des animaux) et d’interdictions, incluant notamment, en plus de celles du Codex, l’élevage hors-sol. En France existent un cahier des charges spécifique pour les productions animales et plusieurs cahiers des charges privés respectant les cadres internationaux. Pour l’emploi de pesticides, ils doivent satisfaire aux règles générales relatives aux autorisations de mise en marché, ce qui a poussé les pouvoirs publics à produire un Guide des intrants utilisables en agriculture biologique en France (téléchargeable sur le site <agriculture.gouv.fr>).
Retracer l’histoire de l’agriculture biologique s’avère donc délicat, puisque celui qui souhaite s’y atteler est confronté en permanence à un mélange de principes, d’objectifs, de recommandations, d’autorisations et d’interdictions. Si l’on choisit de se concentrer sur les autorisations et interdictions mentionnées dans un cahier des charges, les premiers textes partagés datent de 1981 au niveau français et de 1991 au niveau européen. Ces textes incluent les procédures de certification, et donc officialisent un ensemble de pratiques. Si l’on s’en tenait à cette acception, il n’existerait donc pas d’agriculture biologique antérieure à ces dates. Les principes et objectifs sont toutefois plus anciens, de même que les agriculteurs ou les prescripteurs qui se revendiquent de l’agriculture biologique.
Les historiens de l’agriculture biologique (Viel, 1979 ; Calame, 2007) mettent en avant l’influence, entre autres, d’un philosophe et d’un agronome : Rudolf Steiner et sir Albert Howard. Tous deux développent, de manière différente, leur réflexion sur l’agriculture en la fondant sur un certain rapport de l’homme à la nature (Steiner, textes fondateurs des années 1920 réédités en 2006 ; Howard, 1970). Appuyée sur ces fondements théoriques, l’agriculture biologique naît dans la première moitié du XXe siècle.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’évolution des agricultures dans les pays industrialisés, que l’on peut caractériser par une artificialisation croissante des agroécosystèmes, assume l’instrumentalisation de la nature au bénéfice des humains. Cette évolution est en contradiction avec les principes de Steiner, et dans une moindre mesure avec ceux d’Howard. À cette époque, l’agriculture biologique se retrouve donc opposée à des évolutions que beaucoup considèrent comme des progrès en agriculture (mécanisation et apports de l’industrie chimique par exemple), puisqu’elles améliorent les conditions de vie des agriculteurs et d’une part importante de la société. L’agriculture biologique est alors extrêmement marginale du point de vue des surfaces et des effectifs d’agriculteurs : on estime ainsi à 3 000 le nombre d’agriculteurs bio en France à la fin des années 1970, soit 0,3 % des exploitants (Viel, 1979).
Le débat se situe davantage au niveau des principes qu’à celui des pratiques – ainsi, c’est au nom d’une certaine vision du vivant que les engrais de synthèse sont refusés. La question de la comparaison des performances ne se pose pas vraiment en tant que telle, puisque le respect des principes est considéré comme permettant de garantir ou de transcender la performance. Ce débat principiel n’est évidemment pas simple. Faut-il, si l’on trouve un intérêt à une vision systémique de l’agriculture, devenir un adepte de la science spirituelle et de la philosophie de Steiner, dont les forces cosmiques « ré-enchantent » dans une certaine mesure le monde ? Cela a dû en dissuader plus d’un… et en séduire d’autres.
La normalisation de l’agriculture biologique au début des années 1980 a marqué un tournant dans les débats à travers l’affirmation de deux questions très liées, celle de l’identité et celle de la sincérité. Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions, qui avaient émergé dans les années 1970, lorsque l’agriculture biologique a commencé à être davantage discutée sur le plan scientifique (Berthou, 1972 ; Cadiou et al., 1975). La normalisation a également permis de quantifier la part de l’agriculture biologique dans la production, ou au moins de l’estimer de manière fiable, plutôt par défaut (certains agriculteurs respectueux du cahier des charges n’entrant pas dans la démarche de certification).
En France, les chiffres relatifs à l’agriculture biologique sont accessibles auprès de l’Agence Bio et, au niveau international, auprès de l’Ifoam (International Federation of Organic Agriculture Movements). Ils indiquent qu’actuellement, l’agriculture biologique est présente dans 160 pays, sur 37 millions d’hectares (dont une forte part de prairies et de surfaces pâturées), soit environ 1 % des surfaces cultivées ; en France, avec un peu moins d’un million d’hectares, l’agriculture biologique couvre entre 3 et 4 % des surfaces cultivées. Il s’agit d’une forte augmentation, cette part ayant été multipliée par un facteur sept environ depuis le milieu des années 1990.
Comme pour l’agriculture conventionnelle, une part (variable selon les années, environ 30 % en moyenne) de l’approvisionnement français en produits issus de l’agriculture biologique provient de l’importation. La demande pour ces produits augmente, s’intégrant dans une sorte de cercle vertueux pour la production biologique, liant accroissement des conversions, soutien financier accru des pouvoirs publics (significatif depuis les années 1990 et renforcé à la fin des années 2000) et des collectivités locales, intérêt des consommateurs, investissement des acteurs de l’agriculture conventionnelle dans l’agriculture biologique (chambres d’agriculture, acteurs de la transformation et de la distribution, etc.). Cette spirale positive est concomitante d’une généralisation d’une certaine méfiance envers l’agriculture conventionnelle. Dès lors, l’État fixant des objectifs ambitieux de surfaces consacrées à l’agriculture biologique (6 % en 2012 et 20 % en 2020), celle-ci est posée en alternative possible à l’agriculture conventionnelle, ce qui ouvre le débat de la légitimité de l’agriculture biologique : en quoi ses performances (environnementales, économiques, sociales, alimentaires) lui permettent-elles de tenir ce statut ?
Avant d’esquisser les problématiques majeures du débat, il est essentiel d’avoir conscience qu’il est malaisé de caractériser sur le plan technique les performances de l’agriculture biologique, surtout quand on souhaite effectuer une comparaison avec l’agriculture conventionnelle. Pour la plupart des questions posées dans le débat sur la légitimité de l’agriculture biologique – l’agriculture biologique favorise-t-elle la biodiversité ? les rendements en agriculture biologique sont-ils plus ou moins élevés qu’en agriculture conventionnelle ? etc. –, on constate qu’il existe diverses réponses, parfois contradictoires, même lorsqu’elles sont obtenues par une approche scientifique rigoureuse. Trois raisons expliquent cette situation embarrassante.
La première raison est que l’on a affaire à des processus biologiques ; dès lors, la diversité inhérente au vivant explique une variabilité des réponses à une expérimentation. Ce n’est qu’en répétant une même expérimentation plusieurs fois que l’on peut s’approcher d’un résultat, et en donner une estimation que l’on apprécie avec une marge d’erreur. Le témoignage d’une observation unique en biologie ne peut être ainsi pris comme la garantie d’une vérité générale.
La seconde raison a trait au fait que l’agriculture modifie des écosystèmes complexes, soumis à une diversité d’interactions avec l’environnement (notamment à travers le climat). En dehors de toute considération relative à l’agriculture biologique, on constate ainsi systématiquement une forte variabilité des résultats dans les expérimentations agronomiques. En agroforesterie, par exemple, la pratique consistant à implanter sur une même parcelle des arbres et des cultures annuelles peut parfois présenter un bilan positif (amélioration des performances de la culture annuelle grâce à une meilleure utilisation des ressources notamment) et parfois un bilan négatif (concurrence des arbres vis-à-vis de la culture annuelle, hébergement dans les arbres de ravageurs de la culture annuelle). En agriculture, il n’existe donc pas de système universel garantissant une réussite, mais une nécessaire adaptation des systèmes agricoles aux écosystèmes locaux, avec le support de connaissances agronomiques génériques.
Enfin, la troisième raison tient à la diversité des mises en œuvre de l’agriculture biologique. Comme on l’a vu, le cahier des charges recommande, autorise, interdit, mais n’impose