La Sylvestresse
Marie Brunel
ISBN 9782876835597
Catégorie : Roman
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I
Victorine émergea de son sommeil. La lueur du jour naissant jouait la curieuse à travers les fentes des volets. La pièce était encore sombre, le feu, ranimé par Sylvestre, son fidèle et attentionné complice depuis plus de quarante ans, crépitait dans le cantou et ses flammes virevoltantes dessinaient, par un jeu d’ombres et de lumières, des danseuses de flamenco sur les murs de pierre. Après une volte-face sagement étudiée, un redressement prudent et un saut minutieusement calculé, Victorine atterrit debout sur les dalles froides, sa longue chemise lui caressant les orteils. Cette opération était délicate car le lit, situé dans une étroite alcôve, était haut. Cette situation préservait une certaine intimité, mais rendait imprudent tout mouvement intempestif. Sur la table, une moitié de miche de pain couchée sur un lit de miettes floconneuses, vestiges d’un précédent petit-déjeuner avalé en toute hâte, et un pot de miel attendaient la future convive. Bordant les braises de la cheminée, une casserole de lait se chauffait doucement. Victorine se servit un bol de cet élixir de bienfaits que lui offrait, tous les jours, sa petite chèvre Juliette. Elle eut une pensée émue pour Jaoubertasse qui les avait quittés au début de l’hiver dernier. C’était une chèvre attachante au caractère bien trempé. D’une corpulence avantageuse, elle s’imposait partout où il y avait matière à débattre en menaçant, de ses cornes impressionnantes, quiconque voulait s’opposer à ses volontés. Dans ses périodes de repos, elle étalait, avec noblesse, sa robe fauve flamboyante parée de colliers et bracelets d’hermine, et cet affichage de richesses lui donnait l’apparence d’un chef d’État d’une république bananière. Cet aspect massif lui avait valu le patronyme de Jaoubertasse. Traditionnellement, en patois aveyronnais, tous les mots employés pour qualifier quelqu’un ou quelque chose de massif se terminent par le suffixe « as » pour le masculin et « asse » pour le féminin. À l’inverse, pour tout ce qui est petit et mignon le suffixe employé est « -et » ou « -ette ». Il est facile de comprendre pourquoi la biquette du moment, douce et gentille, s’appelait Juliette.
Après toutes ces douceurs du matin, Victorine se vêtit chaudement, ouvrit la porte sur l’extérieur, et respira avec bonheur l’air frais du matin. Dame Gertrude, la poule favorite de Victorine entra aussitôt dans la pièce et entama une parade de séduction composée de gloussements, hochements de tête et petits sauts de ballerine autour de sa fermière préférée. Appliquant le rituel quotidien, la maîtresse des lieux lança un croûton de pain dans lequel Gertrude enfonça son bec avant de s’enfuir, suivie par toutes les poules de la basse-cour. Victorine s’avança, traversa l’aire où des résidus de paille témoignaient encore du dernier battage des blés auxquels Sylvestre et elle avaient participé. La solidarité paysanne jouait à fond pour exécuter certains travaux agricoles urgents, comme faire les moissons ou rentrer les récoltes avant le mauvais temps. Elle progressa pendant une cinquantaine de mètres encore, entre herbes folles et broussailles.
La rosée avait déposé de minuscules perles fines sur les toiles d’araignées, formant des baldaquins de dentelle suspendus au-dessus d’un lit de verdure. Ces œuvres d’art, aériennes, gracieuses, étendaient délicatement un voile de pudeur sur une vie secrète qu’il convenait de respecter. En bordure de ce plateau, une sorte de belvédère s’avançait sur le vide. Victorine s’y campa solidement sur ses pieds et embrassa du regard ce théâtre de la nature grandiose, offrant un spectacle qu’elle connaissait, dans le moindre détail, mais dont elle ne se lassait jamais. C’est sur cette scène somptueuse que s’était jouée l’histoire de sa vie et maintenant il fallait qu’elle y trouve les forces nécessaires pour affronter le dernier acte.
II
En ce lieu bucolique, la roche calcaire des causses aveyronnais s’est abandonnée aux éléments, se laissant éroder, torturer, découper, percer, s’ouvrir jusqu’au plus profond de ses entrailles. De cette passion dévorante sont nées les gorges de la Dourbie, et, sur les flancs de cet abîme, surgissent les stigmates de cette relation dévastatrice. Au fil du temps, la pierre meurtrie s’est transformée et a livré des œuvres architecturales des plus réussies. Ici, éperons acérés, pitons robustes, statues gigantesques, balcons suspendus, voûtes arc-boutées, chapiteaux ornementaux, défient les simples lois de l’équilibre. Et puis, tout au fond de cet écrin de calcaire et de verdure, la Dourbie épand ses flots généreux, comme pour panser les plaies de cette énorme blessure. Celui qui a la chance de poser son regard sur ce site demeure là, un long moment, figé, saisi par tant de beauté, séduit pour toujours.
Sur les bords tumultueux de l’eau pure de la Dourbie, se dresse un moulin qui, à ses heures de gloire, profitait de la force motrice de cette eau bondissante pour faire tourner sa grosse meule de pierre écrasant sans concession les grains de blé issus des moissons de tous les fermiers des alentours. C’est dans cette demeure bruyante que Victorine a vu le jour, une certaine année 1855, sous le Second Empire. Ce moulin tournait depuis le XVIIe siècle et était transmis de génération en génération.
En 1850, c’est Joseph et Virginie, les parents de Victorine, qui, succédant aux propres parents de Virginie, étaient aux commandes de la turbine. Virginie avait trois frères qui, selon la tradition, avaient eu accès à une éducation laïque et privée, alors qu’elle-même en avait été totalement écartée. C’était la règle, à l’époque, dans les familles paysannes modestes, les filles n’avaient pas accès au savoir.
Les frères devinrent respectivement, notaire, médecin, curé, et Virginie demeura analphabète, se contentant d’accomplir les basses besognes : entretien de la maison, cuisine, lessive, repassage, organisation de la basse-cour, jardinage et autres occupations ménagères. Cette situation eut, cependant, une conséquence avantageuse pour Virginie puisqu’elle reçut, en dot, le moulin familial, ce précieux outil de travail dont les frères se désintéressaient totalement. Seul, Joseph, son mari, pouvait prendre la relève de l’ancien meunier.
Cet homme, vaillant comme Don Quichotte, affronta le moulin avec ses propres armes ; courage, obstination, assiduité et sérieux. La tâche ne fut pas aisée, car les beaux-parents étaient encore au moulin et le père de Virginie avait tendance à vouloir rester maître des lieux et conducteur des travaux. Il fallut toute l’habileté de Virginie, l’extrême patience de Joseph et la fatigue croissante du meunier en titre pour qu’il abandonnât enfin les commandes au profit de son apprenti de gendre.
Dès lors, les affaires prospérèrent et une noria de fermiers, agriculteurs des alentours, se succéda en un ballet croissant d’allées et venues, confirmant l’expression populaire « entrer et sortir comme dans un moulin ». Mais le combat ne se conduit pas sans repos du guerrier, au cours desquels Joseph fit cinq enfants à sa Dulcinée ; deux garçons, Jules et Joseph, puis trois filles, Victorine, Louise et Marie, Victorine, étant l’aînée des trois filles.
Pour perpétuer la tradition, les garçons reçurent un enseignement et les filles en furent privées.
Victorine qui, enfant, avait déjà un caractère bien affirmé trouva cette situation inacceptable.
Lorsqu’elle eut sept ans, elle alla trouver sa mère.
— Maman, je veux aller à l’école.
— Mais voyons, tu n’y penses pas, répondit sa mère.
— Si, justement, j’y pense. Je veux apprendre à lire et à écrire comme Jules et Joseph.
— Mon enfant, je vais t’expliquer quelque chose.
Victorine savait d’avance que, lorsque sa mère employait cette expression, la négociation avait peu de chance d’aboutir, mais elle était curieuse de connaître la justification de ce refus prévisible.
— Dans notre famille, les femmes ne sont jamais allées à l’école. Leur rôle est de rester à la maison pour apprendre à gérer un foyer et à devenir une bonne mère de famille qui aide ses enfants à devenir des adultes honnêtes, travailleurs et respectueux d’autrui, expliqua Virginie à sa fille. Elles n’ont nul besoin d’être instruites dans des institutions spécialisées. L’exemple de la mère est le seul enseignement nécessaire à l’éducation d’une fille. Tu deviendras comme moi une bonne mère de famille et une bonne maîtresse de maison selon les principes que je t’inculquerai. J’ai encore beaucoup de choses à t’apprendre, notamment l’étude des plantes et leur pouvoir médicinal, un savoir que ma propre mère m’a transmis et qui est la spécificité et la richesse des femmes de notre famille.
Tu es non seulement l’aînée de mes filles, mais aussi la plus raisonnable. Ces particularités te confèrent des responsabilités et le devoir de me seconder dans mes occupations. Par contre, pour les garçons, c’est différent, poursuivit-elle ; lorsque la famille en a les moyens, elle peut leur offrir une instruction, car cela leur donne la possibilité d’apprendre un métier et, plus tard, de gagner de l’argent pour faire vivre leur propre famille.
Ce sont les hommes qui subviennent aux besoins de la famille et non les femmes. Ce sera le cas pour toi, lorsque tu te marieras, ton mari t’apportera, par le fruit de son travail, les moyens de vivre avec tes enfants.
— Et si je ne me marie pas, répondit Victorine dans un dernier sursaut de révolte.
— Tu te marieras. Et puis, tu sais très bien que j’ai besoin de toi à la maison pour surveiller tes petites sœurs, surtout Louise, affirma avec force Virginie d’une voix sèche et déterminée, ce qui signifiait que le débat était terminé.
Victorine comprit qu’il ne fallait pas aller plus loin dans la discussion sinon elle s’attirerait les foudres de sa mère, et elle ne pouvait pas contester le fait que Louise avait besoin d’une étroite surveillance. Mais, au fond d’elle-même, elle n’admettait pas qu’une fille soit mise à l’écart, simplement parce qu’elle était fille, et elle se jura de faire tout son possible pour contourner cette règle injuste.
Louise, qui avait un an et demi de moins que Victorine, était une enfant espiègle. Elle se distinguait des autres membres de la famille par son apparence physique et son caractère extraverti. Son visage était façonné gracieusement.
Des joues de porcelaine encadraient un sourire ravageur, sous un immense regard de jais, noyé dans une vague de boucles blondes d’Enfant Jésus. Or, dans la famille, tout le monde avait les cheveux bruns et la peau mate. Virginie se demandait bien dans quels gènes ancestraux Louise avait puisé cette apparence, car sa loyauté envers Joseph n’était nullement mise en cause. D’ailleurs, personne ne songeait à contester cela.
Les habitués du moulin remarquaient cette jolie petite poupée, laquelle, ayant parfaitement conscience de son pouvoir de séduction, jouait habilement de ses atouts en minaudant et papillonnant autour des visiteurs dans des postures de starlette. Ce comportement inquiétait sa mère qui, après réflexion, regrettait d’avoir cédé à la demande du curé lorsque Louise était bébé. Compte tenu de sa blondeur naturelle, ce dernier l’avait choisie pour représenter l’Enfant Jésus de la crèche vivante qu’il avait organisée le jour de Noël, dans l’église. Virginie s’imaginait que peut-être, dans son inconscient, sa fille avait été marquée à vie par cette notoriété précoce, ce qui expliquerait ses attitudes ostentatoires d’aujourd’hui. Cela avait bien été le cas pour ce brave Firmin.
Firmin était un garçon du village à qui le sort avait réservé une mauvaise fortune. Enfant, il avait fait une malencontreuse chute d’un rocher et s’était retrouvé cinq mètres plus bas, tout cabossé. Miraculeusement il en était sorti vivant, mais sa tête avait heurté si violemment le sol que toutes ses idées avaient été déplacées et, maintenant, il racontait des choses qui n’avaient plus aucun rapport les unes avec les autres. Il était devenu un simple d’esprit, et c’est pour cette raison que le curé l’avait choisi pour tenir le rôle du ravi dans la crèche. Cela n’avait pas été une très bonne idée, car ce brave Firmin avait rigolé pendant toute la durée de la messe et avait quelque peu troublé le recueillement des fidèles. Mais à la suite de cet événement, tout le monde avait parlé des exploits du ravi ce jour-là, et cette célébrité reconnue était montée à la tête de ce pauvre Firmin, au point que ses idées en furent encore plus dérangées. Il allait raconter partout qu’il avait fait du théâtre, qu’il avait eu beaucoup de succès et qu’il allait devenir le plus grand comédien de tous les temps.
Tout cela avivait l’inquiétude de Virginie qui essayait de tout mettre en œuvre pour soustraire sa jolie petite fille aux regards appuyés, et un tantinet prédateurs, de certains clients du moulin souvent en manque de sexualité. Les remarques fusaient.
— « Sac à rrrrradis », Joseph, c’est pas toi qui as pu faire ça ! Ma parole, tu es Papa comme Saint-Joseph… par l’opération du Saint-Esprit !
— Les miracles n’ont pas lieu que chez les charpentiers, il en arrive aussi chez les meuniers, rétorquait Joseph en rigolant.
Et le visiteur d’ajouter, les yeux brillants :
— « …putain, quelle belle fille ça fera ! ».
Et Joseph de répondre, en citant un proverbe patois :
— « La bomicarié porta pas pan a casa », ce qui signifie, « La beauté n’apporte pas de pain à la maison ».
Alors, Virginie avait doublé sa vigilance en chargeant Victorine, déjà très mûre de caractère et beaucoup moins écervelée que sa sœur, de veiller au grain, ce qui paraissait tout à fait normal dans un moulin. Jules et Joseph étaient en pension dans une école religieuse, du côté de Montpellier, si bien qu’au moulin les responsabilités étaient partagées entre le maître meunier, sa femme et leur fille aînée. Victorine s’occupait beaucoup de ses petites sœurs, mais aussi de l’entretien de la maison, du jardin et des animaux de la ferme. La branche zoologique de ses attributions était sa préférée. Elle aimait le contact avec ses animaux, les poules, les lapins, les cochons et surtout le cheval qui lui montrait beaucoup de signes d’affection, car elle multipliait les attentions envers lui : caresses, carottes, quignons de pain. À défaut de savoir lire, Victorine était attentive à tout ce qui se disait autour d’elle et retenait tout ; c’était la seule façon, pour elle, de s’instruire un peu.
Un jour, le médecin, qui faisait sa tournée dans les villages du secteur de la Dourbie, s’arrêta au moulin pour s’approvisionner en farine et entendit une voix de stentor s’élevant au-dessus du bruit assourdissant de la meule. En s’approchant, il aperçut la silhouette robuste du meunier qui, mouvements de tête et gestes à l’appui, s’essayait au bel canto dans un charabia musical incompréhensible.
Il l’interpella en rigolant.
— Mon brave Joseph, vous chantez comme un ténor italien. Vous voulez peut-être rivaliser avec le célèbre Alberto. Mon frère l’a entendu chanter à l’opéra de Paris, il m’a dit qu’il avait une voix magnifique ! Mais j’y pense Joseph, poursuivit-il, n’auriez-vous pas des ancêtres italiens ?…. du côté de la Vénétie, ce qui expliquerait la blondeur de Louise.
— Non, je ne crois pas, répondit Joseph, mollement. Mais le Docteur se tapa, presque aussitôt, le front de la paume de la main et dit à Joseph :
— Excusez-moi, Joseph, je parle sans réfléchir et je vous raconte des bêtises. La blondeur de ces Italiennes n’a rien de naturel. Je me souviens avoir lu, dans un livre afférant aux sciences de la nature, que les Vénitiennes s’enduisaient les cheveux d’un onguent, à base de safran et de citron, puis les exposaient au soleil pour les faire blondir.
— Ah bon ! répliqua Joseph, un peu abasourdi par toutes ces explications.
Il faut dire que les affaires autres que celles concernant la bonne marche de son moulin ne faisaient pas vraiment partie de ses centres d’intérêt.
Victorine qui avait surpris la conversation en avait, pour sa part, retenu des éléments importants pour son éducation personnelle. Un chanteur qui chante fort comme son papa, c’est un ténor comme le célèbre Alberto, et les Italiennes sont blondes parce qu’elles se mettent les cheveux au soleil.
En conséquence, compte tenu du fait que son cheval n’a pas vraiment de nom et s’appelle simplement « le cheval », elle va surnommer celui-ci « Alberto » parce que ses hennissements sont si puissants qu’on les entend retentir dans toute la vallée de la Dourbie, et elle va demander à Louise d’éviter de se mettre au soleil afin d’être moins blonde et, par la même occasion, se faire moins remarquer.
Le soir, pendant le repas, le meunier relata à sa femme le passage du Docteur au moulin en lui précisant que celui-ci lui avait farci la cabucelle, avec des histoires d’Italiens, de chanteurs d’opéra et de blondeur de cheveux, auxquelles il n’avait rien compris.
Ce à quoi Virginie répondit :
— C’est normal, tout ça, c’est des boniments de médecin. Des boniments, beaucoup de boniments et peu de savoir !
Virginie avait un jugement peu favorable envers l’exercice de la médecine. Elle avait tendance à traiter le corps médical de charlatan, car elle avait pu constater que chaque fois qu’un de ses représentants avait visité un malade, celui-ci n’avait pas manqué de mourir dans les heures suivantes.
— Souviens-toi de ce pauvre Félicien, remarqua Virginie. Toute la journée, il avait fait les foins dans son champ du castelou. Le soir il est rentré, fatigué, et il a dit à sa femme : « Rose, je vais me coucher ». Le lendemain, le médecin est venu et lui a fait prendre des médicaments. L’après-midi, le curé lui administrait l’extrême-onction, et le soir, il était mort.
— C’était son heure, répondit Joseph. Il faut un temps pour naître, un temps pour vivre, et un temps pour mourir. C’est comme ça ! Il est bien maintenant, là où il est !
— Il n’empêche, remarqua Virginie, que le médecin avait dit à Rose : « Faites-lui prendre ce médicament et il ira mieux », or il est mort.
— Alors, il l’a empoisonné, ironisa Joseph !
— Je ne dis pas cela, je veux simplement dire que le médecin n’a servi à rien. Une bonne tisane de verveine et de romarin aurait été plus efficace, rétorqua Virginie.
Virginie avait raison, les visites des médecins étaient presque toujours suivies, dans les vingt-quatre heures, de la mort du patient. Mais leur responsabilité n’était nullement en cause. Les paysans travaillaient jusqu’à l’épuisement, et lorsqu’ils se couchaient c’était pour ne plus se relever.
Les événements se déroulaient presque toujours ainsi. Le paysan, exténué, se couchait ; le médecin, appelé, disait aux membres de la famille : « Faites-lui prendre ce médicament, mais si vous êtes croyants, il vaudrait mieux prévenir Monsieur le Curé pour le cas où…. ». Peu de temps après, on entendait tinter la clochette de l’enfant de chœur qui précédait le prêtre portant le Saint Sacrement ; tous les habitants du village sortaient sur le pas de leur porte, se signaient au passage du prêtre, et regardaient vers quelle maison il se dirigeait. Ils se signaient une nouvelle fois, lorsqu’il entrait dans la maison du mourant, puis toutes les portes se refermaient. Un silence respectueux et une attente recueillie s’installaient dans les foyers. Et puis, soudain, c’était comme une délivrance. Le glas, implacable, égrenait ses notes, vibrantes sous l’écho des montagnes, lancinantes comme une douleur, déchirantes comme un sanglot. Impitoyable, cette alarme mortuaire rappelait à tous, par bribes plaintives, combien la vie est éphémère.
Alors, toutes les femmes et quelques hommes des maisons voisines se rendaient chez le défunt pour assister la veuve ou le veuf, dans les préparatifs de son voyage pour l’éternité. Ces dévouées villageoises habillaient le mort avec ses habits du dimanche en accompagnant cette manœuvre de quelques commentaires personnels :
— Ma parole, je ne te croyais pas si grand !
— Je vais te rabattre un peu les cheveux pour que l’on ne voie pas la tache de vin que tu as sur le front, tu seras plus à ton avantage lorsque tu te présenteras devant Saint Pierre.
— Le pauvre, lui qui parlait beaucoup, il paraît qu’il n’a pas prononcé un mot depuis qu’il s’est couché… À part trois mots, juste avant de mourir.
— Ah bon ! Et qu’est- ce qu’il a dit ?
— J’ai envie de pisser.
— Maintenant il ne souffrira plus et il sera bien plus heureux sans sa femme. Il portait une paire de cornes tellement grandes qu’il n’aurait pas pu passer sous le figuier du père Louis !
— Sa femme sera bien plus heureuse sans lui ; il ronchonnait tout le temps et il l’a faite cocue depuis le premier jour de leur mariage ! Tu peux être sûre que lorsqu’il se présentera devant la porte du paradis, Saint Pierre l’enverra tout droit au purgatoire. Remarque, cela lui conviendra parfaitement, il disait toujours « je préfère aller au purgatoire, c’est là qu’il y a les plus belles femmes ! ».
Lorsqu’il s’agissait d’une défunte, les remarques étaient moins nourries, sans doute par solidarité féminine, mais il y en avait bien quelques-unes qui passaient sous le couperet.
— Celle-là, il faudra se dépêcher de l’enterrer, elle puait déjà de son vivant.
— Durant toute sa vie, elle a eu la cuisse légère, j’espère au moins qu’elle saura se tenir devant Saint Pierre.
Il y avait cependant une réflexion unanime et récurrente à chaque décès :
— Ah… C’était une brave personne !
Virginie, dans sa sagesse populaire, disait en patois :
« Cal nàisser per estre polit, se marida per estre rice, morir per estre brave ».
« Il faut naître pour être beau, se marier pour être riche et mourir pour être brave ».
Pendant que ces esthéticiennes et costumières, spécialistes en soins « post-mortem », se dévouaient sans compter à cette tâche plutôt ingrate, car n’étant gratifiée d’aucune reconnaissance de la part de l’intéressé, les hommes improvisaient une sorte de catafalque destiné à recevoir le cercueil du défunt. Peu de temps s’écoulait avant que l’on n’entende la charrette du menuisier, Anselme, transportant un cercueil parfaitement adapté au gabarit du défunt. Il n’avait pas de stock, il travaillait à « vista de nas » (à vue de nez), mais il avait l’œil. Les hommes plaçaient alors le corps dans le cercueil et les femmes disposaient des chaises et des cierges allumés tout autour, ainsi qu’une petite sellette sur laquelle était posée une soucoupe d’eau bénite où trempait un rameau de buis.
Alors s’installait le cérémonial habituel. Chacun défilait devant le cercueil, se recueillait quelques instants devant le mort, puis bénissait le corps avec le rameau de buis trempé dans l’eau bénite. Ensuite, les femmes s’asseyaient autour du cercueil, leur chapelet entre les doigts, chuchotant en rafales des « Notre Père » et des « Je vous salue Marie » dans des roulements de rrrrrr, des sifflements aigus, des gazouillis étranges sortis d’une mâchoire édentée, des claquements de lèvres écumantes sous les flots des paroles déversées, de sonores borborygmes ou mélodieux gargouillis, témoignant d’une digestion avancée.
Ce cérémonial était entrecoupé de pauses, au cours desquelles la maîtresse de maison offrait une légère collation, une tasse de chicorée ou de tisane, afin de redonner de l’énergie à tout ce monde en prière. Vers deux heures du matin, l’ambiance pieuse se dégradait sensiblement. Célestine dormait comme un sonneur en ronflant bruyamment et Augustine soufflait les bougies, c’est-à-dire qu’elle laissait échapper, de ses lèvres fermées, un petit zéphyr léger, mais qui, canalisé par la fine ouverture de ses lèvres, sortait en trombe comme d’une sarbacane et aurait pu facilement éteindre la flamme d’une bougie à un mètre de là. Alors la meneuse d’ambiance prenait la décision qui s’imposait.
— Rentrons chez nous, disait-elle, sinon Célestine va nous réveiller le mort, et Augustine va nous éteindre tous les cierges… et puis, désignant la dépouille, il ne risque pas de s’en aller, nous le retrouverons au matin.
C’est ainsi que se déroulait généralement une veillée mortuaire dans ce petit village aveyronnais.
Le lendemain, tout le village défilait derrière le corbillard et les commentaires, dans le cortège, étaient tous aussi réalistes que lors de la veillée mortuaire.
Quatre hommes, tenant les cordons du poêle, ouvraient le cortège, suivis par la famille et les proches, recueillis. Derrière, à quelques pas, les habitants du village avançaient en évoquant, à voix haute, les qualités et les défauts du défunt et, en queue de peloton, quelques joyeux drilles se remémoraient, dans la bonne humeur, les bonnes parties de rigolade qu’ils avaient pu faire avec ce bon vivant qui maintenant ne l’était plus. Et, à l’extrême fin du convoi, ils parlaient de toute autre chose, comme s’ils avaient oublié la raison pour laquelle ils étaient là.
« La sœur de Félicie de la ferme du Castillon a accouché d’une petite fille, au printemps dernier. »
« Caroline, la vache du père Firmin, a mis bas un veau mort-né. Il ne sait pas ce qui a bien pu se passer. Le vêlage a été tellement difficile qu’il lui a fallu l’aide du fermier voisin. C’est une grosse perte pour lui, d’autant plus que l’année précédente, il avait perdu toute sa récolte de blé, à cause de la grêle. »
« Et Auguste ! Cette année, il a perdu deux brebis, piquées par une vipère ! Saloperie de bestiole… ! »
Et les jurons se déversaient à flots et en patois à l’encontre de ce serpent venimeux très présent dans la région.
« Le plus terrible, c’est ce qui est arrivé au cousin d’un oncle de ma nièce du côté de son père. Tu sais, celle qui habite à Nant ! Eh bien figure-toi qu’il a eu le derrière bouché pendant huit jours. On a essayé de le déboucher à grand renfort de lavements, mais ça n’a servi à rien ! Il est mort ! »
« C’est la première fois que j’entends parler de ça ! »
« Moi aussi, mais à bien réfléchir, ça se comprend. Si la merde ne peut pas sortir, forcément que ça pourrit tout à l’intérieur. »
« Moi, j’ai entendu dire que le sacristain de l’église de Sauclières avait failli mourir assommé. Il sonnait les Vêpres quand le bourdon de la cloche s’est détaché et est tombé en passant à dix centimètres seulement de sa tête. Quand on considère le poids du bourdon et la hauteur du clocher, s’il l’avait reçu sur la tête ça aurait fait de gros dégâts ! »
Bavardages et propos de toutes sortes allaient bon train, naturellement, sans interdit, pendant qu’en début de cortège, le curé et la famille priaient pour le repos de l’âme du défunt.
Au XIXe siècle, les gens n’avaient pas peur de la mort. Pour eux, c’était un événement naturel de la vie. On vit, on meurt, quoi de plus normal que cela. Il y avait même un proverbe patois qui disait :
« E lo grand mòt que l’òme obblida, veja-aici, la mòrt as la vida. »
« Et le grand mot que l’homme oublie, le voici, la mort c’est la vie. »
De ce fait, il n’y avait aucun comportement affecté ou hypocrite. Sincérité et sentiments divers s’exprimaient, simplement, en fonction de la personnalité de chacun. La vie continue, disaient ces braves gens, et ils assénaient comme une évidence : « Le plus couillon, c’est celui qui s’en va ! ». Aussi valait-il mieux ne pas faire le couillon trop tôt !
La réflexion de Joseph, quant au décès de Félicien, obéissait à cette logique paysanne. Félicien était mort naturellement. Il avait oublié de respirer, voilà tout ! Victorine, qui avait assisté au débat entre ses parents sur cette affaire d’importance, avait sa propre idée sur la question. Elle avait hâte que sa mère lui transmette tout son savoir sur les plantes sauvages car elle pourrait, à son tour, aider les gens à se maintenir en bonne santé avant que n’intervienne la sentence finale. Déjà elle connaissait à peu près toutes les plantes que l’on pouvait ramasser pour faire des salades, agrémenter soupes et ragoûts ou donner à manger aux lapins ; il ne lui restait plus qu’à connaître celles qui avaient un pouvoir curatif, mais cela ne saurait tarder, car elle savait que sa mère tiendrait sa promesse.
III
Virginie avait tenu sa promesse, elle avait légué toute sa science en herboristerie à sa fille aînée, mais cet héritage précieux était assorti de nombreuses recommandations et mises en garde. La connaissance des plantes était, pour Virginie, une science ésotérique qui ne pouvait être confiée qu’à des disciples déjà empreints de cette philosophie rigoureuse, ce qui n’était pas l’apanage du plus grand nombre. Certaines plantes étaient dangereuses, car puissamment nocives, et même qualifiées de « poison » ; d’autres étaient à proscrire, car une certaine éthique devait être respectée. C’était le cas, par exemple, d’une plante qui avait le pouvoir de provoquer un avortement. Mais Victorine, qui était dans sa quinzième année, était parfaitement apte à comprendre cela.
Elle était devenue une jeune fermière accomplie et une parfaite maîtresse de maison avec une panoplie de savoir-faire très éclectique. La cuisine et la fabrication du pain, la couture, la broderie. Elle savait aussi, et c’est un élément essentiel de la culture aveyronnaise, fabriquer les cochonnailles. Ce n’était pas ce qui lui plaisait le plus dans son travail, car auparavant il fallait supporter les cris du cochon que l’on égorge et cette phase de l’opération lui était très pénible. Elle poursuivait la surveillance sur ses petites sœurs. Marie, la plus jeune, ne lui posait aucun problème, mais Louise, ayant toujours la tête dans les étoiles, était une vraie préoccupation. C’était un feu follet, virevoltant à droite et à gauche, dans le souci de se faire remarquer et d’obtenir des compliments.
Un jour, Virginie, prévenue par Victorine, l’a rattrapée, in extremis, sur la charrette d’un client qui l’emmenait pour lui faire voir le paon qu’il avait dans sa cour de ferme. Les propos de la meunière à l’encontre de cet imposteur qui, selon ses propres affirmations, avait les meilleures intentions du monde envers la petite, furent sans appel. Il reçut une volée de bois vert dont l’acidité lui fit grincer les dents comme lorsque l’on boit un jus de citron pressé, après une crème caramel. Bref, elle lui fit comprendre de quel bois elle se chauffait, tout en lui précisant, l’œil menaçant, qu’il avait peut-être voulu montrer le paon à sa fille, mais qu’elle lui interdisait de faire la roue devant elle, et que s’il ne comprenait pas, il allait recevoir des explications de son gaillard de mari en personne, lequel allait s’employer, de facto, à les lui faire entrer, de manière persuasive, dans sa cabucelle de vicieux.
Louise était devenue une jeune fille, éclatante comme un bouquet de fleurs fraîchement cueillies, mais imprévisible et incontrôlable. Elle était parfaitement convaincue d’être promise à un bel avenir. Elle n’avait pourtant rien fait pour cela, elle s’était plutôt laissée vivre, s’occupant de sa petite personne, et laissant les autres membres de la famille pourvoir à tous les travaux inhérents à la bonne marche de la maison, de la ferme et du moulin. Des rêves plein la tête, elle se berçait d’illusions et n’imaginait pas une seule seconde qu’elle puisse rester une paysanne au fin fond de l’Aveyron.
À l’inverse, Victorine avait épousé l’âme de cette terre, humble, mais si riche, rude, mais si généreuse, hostile, mais si chaleureuse, une vraie bonne terre qui mérite le paysan parce qu’elle sait qu’il lui sera dévoué jusqu’à la mort. Elle avait reçu de cette culture paysanne un vrai cadeau ; une philosophie de vie, dont elle était imprégnée à jamais.
Victorine connaissait tous les paysans qui venaient au moulin. Elle parlait facilement avec eux et portait un vif intérêt à la manière dont se déroulaient leurs affaires. Des discussions avec ces gens, riches d’un savoir inné, d’une expérience rodée à toutes les situations, même les plus difficiles, et d’un sens aigu de l’observation de tous les composants de la vie, elle tirait des enseignements qu’elle emmagasinait dans sa tête. Parmi la clientèle du moulin, le père Guibal était une figure légendaire. Depuis quelque temps, il était accompagné d’un jeune homme qui devait avoir dans les dix-sept ans. Il s’appelait Sylvestre et secondait le brave fermier, dont la vitalité commençait à faiblir, dans ses tâches de manutention.
Cet éphèbe n’était pas vraiment un Adonis, mais il émanait de sa personne un charme auquel Victorine commençait à ne pas être insensible. Comment pouvait-il en être autrement ! Sylvestre était la joie de vivre personnifiée. Toujours de bonne humeur, attentif aux autres et disponible pour tous, malgré ses nombreuses occupations. Il venait d’un village voisin et il était heureux, à l’occasion du déplacement qu’il faisait avec le père Guibal, de découvrir les charmes évidents de ce beau village au bord de la Dourbie, de son moulin pittoresque, et de la fille du meunier, Victorine, qu’il avait remarquée dès le premier jour.
C’était un garçon timide, issu d’une famille plutôt modeste, voire pauvre. Il avait cinq frères et sœurs et tous travaillaient depuis leur plus jeune âge pour faire vivre la famille. Ils retournaient la terre, faisaient les moissons, les foins, gardaient les chèvres, les brebis, cultivaient des légumes. Bon an mal an, ce travail parvenait à faire vivre toute la famille, mais il n’y avait pas de place pour autre chose. La vie des membres de cette famille était régie uniquement par des bras, le cerveau étant mis en jachère.
Les seuls espaces de temps soustraits à cette règle du labeur acharné étaient consacrés aux pratiques religieuses. Comme dans toutes les familles aveyronnaises, ils avaient trouvé la foi dans leur berceau et s’en étaient nourris depuis toujours.
Cette manne spirituelle leur apportait une paix intérieure et une force morale inébranlables. Messes, prières, méditation spirituelle étaient sources de bienfaits et temps de repos salutaires. C’est dans cet esprit que Sylvestre fut envoyé, dès l’âge de dix ans, servir la messe comme enfant de chœur dans la paroisse communale. Il officiait régulièrement et assistait, avec sérieux et application, le bon curé Privat, très dévoué à ses ouailles, et que tout le monde aimait bien.
Au bout de quelque temps, Sylvestre était devenu l’homme de confiance du curé et avait l’autorisation d’ouvrir tous les endroits secrets qui abritaient les objets sacrés du culte. Il ouvrait aussi le placard qui contenait les bouteilles réservées au vin de messe. La qualité de ce vin était sans commune mesure avec la piquette locale.
Le curé Privat était issu d’une grande famille de viticulteurs bordelais, installée dans le médoc depuis plusieurs générations, laquelle lui faisait parvenir des caisses entières de leur meilleur cru. Lorsque Sylvestre débouchait une de ces bouteilles sélectionnées et qu’il versait le vin dans les burettes, il se dégageait de ce flacon un parfum agréablement nouveau, que les trois enfants de chœur présents découvraient avec intérêt et curiosité. Et comme toute curiosité mérite d’être satisfaite, ils goûtèrent ce breuvage jusqu’à évacuation d’une burette, en son entier. Cette expérience leur fut tellement agréable qu’ils se consacrèrent régulièrement à la célébration de Bacchus, lors de chaque office.
Quelques messes plus tard, l’abbé Privat s’étonna de la rapidité avec laquelle ses bouteilles de vin se vidaient. Pour pallier cet inconvénient, les trois lascars eurent l’idée lumineuse de rajouter de l’eau dans la bouteille de vin, afin que le volume du contenu demeurât plus longtemps dans le contenant.
Mais, le combat des lois de la chimie défiant les lois du palais, était très aléatoire. Lorsque le père Privat célébra la messe, à l’issue de cette manipulation à haut risque, il ne manqua pas de s’apercevoir, en fin connaisseur qu’il était, que le sang du Christ avait plus le goût d’un gargarisme que d’un château Margaux. Bien qu’amusé par l’incident, le curé se fit un devoir d’adresser de vertes réprimandes à ces œnologues en herbe et il garda par-devers lui les clés de ce plaisir enivrant.
Hormis ce point évoqué des préparatifs de la messe, Sylvestre prenait plaisir à préparer l’autel. Il manipulait avec soin le grand livre de messe qui le séduisait par la richesse de ses enluminures aux couleurs nobles et chatoyantes.
Ce manège délicat fut remarqué par le prêtre qui le félicita, dans un premier temps, puis lui demanda :
— Sais-tu ce qui est écrit, là ?
— Non, répondit, tout confus, Sylvestre. Je ne suis jamais allé à l’école, et je ne sais ni lire ni écrire.
— Voudrais-tu que je te l’apprenne ?
— Oh ! Oui… Oui… Oui… Mais, je n’ai pas le temps ! Il faut que j’aille travailler aux champs !
— Mais tu peux venir le soir, juste après le travail, cela ne me dérange pas, rétorqua l’abbé Privat.
Ce marché fut conclu, dans l’instant, entre les deux parties. Les progrès de Sylvestre furent proportionnels à l’enthousiasme qu’il mettait à apprendre, c’est-à-dire qu’ils furent rapides.
Au bout de quelques mois, il savait lire et écrire dans la langue de Molière, il lui fallait maintenant apprendre à agencer les mots, les organiser, les accorder dans les règles établies par la grammaire, et faire des phrases. Le curé lui fixait un thème autour duquel il fallait qu’il brode des mots pour composer des phrases, puis il lui demanda de raconter des histoires, et pour couronner le tout, il lui prêta des livres à lire. Alors, le soir, à la veillée, sur un coin de la table familiale où fumaient encore quelques châtaignes grillées dans la cheminée, Sylvestre s’essayait à des écrits personnels, sous l’œil inquiet de sa mère qui avait peur qu’il attrape une méningite. Le curé observait, avec plaisir, les progrès remarquables de son élève, et un jour, il constata que son style était arrivé à un point tel qu’il pouvait être qualifié de bonne facture. Tout heureux, il alla répercuter cet avis élogieux à ses parents, ce qui permit à sa mère, Joséphine, d’aller raconter dans tout le village que son fils écrivait comme un notaire.
Joséphine n’avait jamais lu d’actes notariés, pour la bonne raison qu’elle-même ne savait pas lire. Elle n’avait pu, de ce fait, apprécier le lyrisme évident dont ces textes étaient nourris, mais elle avait dû apercevoir ce type de documents et constater qu’ils étaient composés de nombreux feuillets noircis de mots. Elle en avait conclu, tout simplement, que c’est dans cette profession que l’on trouve les meilleurs écrits. À partir de cet épisode glorieux, Sylvestre fut officiellement affublé, dans son village, du sobriquet : Le Notaire.
Dans ces petites communes, on aimait bien surnommer les gens. Ces surnoms, plus ou moins flatteurs pour l’intéressé, ne devaient rien au hasard, mais à une particularité intrinsèque de leur personnalité ou de leur aspect physique. C’est ainsi que l’on appelait un habitant de ce même village Le Tonnelier, parce qu’il avait les jambes arquées comme s’il avait passé toute sa vie à cheval sur un tonneau. Il y avait aussi LeTaste-Vin, car cet homme était constamment en état d’ébriété, et lorsqu’on lui en faisait la remarque, il prétextait qu’il avait voulu goûter son vin pour voir s’il vieillissait bien. Le Marteau définissait un homme qui, face à la remarque qu’on lui faisait sur son gros nez, répondait toujours : « à une belle porte, il faut un beau marteau ! ». L’Esclop (en français, le sabot) se rapportait à une personne à la figure allongée, et au menton projeté vers l’avant, en forme de sabot. La flèche la plus imagée, peut-être, était celle décochée à une brave dame, un peu corpulente qui, probablement gênée par la cellulite qu’elle avait autour des cuisses, marchait les jambes écartées. Les hommes l’appelaient Le Bout, parce que, disaient-ils, un morceau avait dû lui rester à l’intérieur.
Ce catalogue était élaboré durant de longues soirées d’hiver, organisées chez l’un ou chez l’autre, autour d’un feu crépitant, pour déguster une poêlée de châtaignes, une fouace, des crêpes, un gâteau à la broche ou autres délicieuses pâtisseries préparées par la maîtresse des lieux.
Ces académiciens du verbe s’en donnaient à cœur joie. Les remarques fusaient, brutalement, sans concession, sans artifice, sans maquillage. Tous participaient à la fabrication de ce bottin mondain, façon paysanne, où les particularités de chacun, agrémentées de dérision, servaient de titres ou de décorations. Chacun dégustait dans la bonne humeur cette potion magique composée de sirop de grenadine mâtiné d’un peu d’orange amère.
Mais rien de tout cela n’était fait méchamment, ni dans l’intention de nuire. C’était simplement l’occasion de rigoler un bon coup. Les intéressés, eux-mêmes, n’en prenaient nul ombrage. Lucides, équilibrés dans leur tête et sachant faire la part des choses, ils acceptaient sans broncher ces qualificatifs, les considérant même comme une sorte d’appellation d’origine contrôlée, certifiant leur pure origine paysanne.
IV
Sylvestre était maintenant un jeune homme accompli, mais, pour se réaliser complètement, il lui fallait prendre femme et fonder une famille.
Depuis qu’il avait vu Victorine au moulin, son esprit était un peu chamboulé. Il lui avait parlé souvent, et avait trouvé en elle quelque chose de profond et chaleureux qui correspondait à ses attentes, et il avait fait sauter les verrous de sa timidité. Alors il multipliait les attentions envers elle. Il lui apportait des fleurs ou des fruits de son jardin. Ces marques d’intérêt, petit à petit, faisaient fondre le cœur de Victorine.
Ils avaient entre eux des conversations très diversifiées, au cours desquelles ils se découvrirent mutuellement et s’apprécièrent au point qu’ils prirent vite conscience qu’ils ne pouvaient plus se passer l’un de l’autre. Sylvestre, en totale confiance, s’était mis à nu devant Victorine, il lui avait tout raconté ; sa condition modeste, ses travaux ruraux, sa participation assidue aux offices religieux, y compris l’épisode de dégustation des grands crus du Bordelais, et son apprentissage de la lecture et de l’écriture avec le bon curé Privat. Ce dernier épisode de la vie de Sylvestre fut source d’émerveillement pour Victorine.
— Tu sais lire et écrire ! Quelle chance tu as ! lui dit-elle avec admiration.
— Si tu veux, je pourrai t’apprendre, répondit Sylvestre, tout heureux de pouvoir faire quelque chose pour celle qu’il regardait déjà avec les yeux de Roméo.
— Oh, oui ! répondit-elle, les larmes aux yeux.
Lui offrir ce à quoi elle rêvait depuis qu’elle était toute petite la comblait d’une émotion qu’elle ne pouvait contenir seule, et elle se réfugia dans les bras de Sylvestre qui, pour la première fois, les referma sur elle avec bonheur. Ils savourèrent ensemble ce moment de complicité intense.
Désormais, Sylvestre venait voir Victorine chaque fois qu’il pouvait s’échapper de son travail à la ferme familiale. Celle-ci lui dévoilait tous les détails de ses occupations, lui présentait ses animaux et leur histoire personnelle.
Pour aller voir Alberto, il fallait franchir la Dourbie et emprunter un petit pont de pierre des plus gracieux, mais qui donnait une impression de fragilité inquiétante. Sa voûte était formée d’un assemblage de pierres semblant avoir été disposées là, par hasard, les unes contre les autres, mais prouvait surtout le savoir-faire des anciens qui, à défaut d’être architectes ou ingénieurs, possédaient une connaissance intuitive et empirique des lois de la physique pour créer des œuvres d’une grande beauté et d’une solidité étonnante. Il était passé sur ce pont nombre de troupeaux ou d’attelages et celui-ci n’avait jamais tremblé.
Victorine avait sorti Alberto de son écurie, le matin, et il était en train de brouter une herbe bien grasse dans un champ près de la Dourbie. Dès que celui-ci aperçut sa fidèle amie, il s’approcha à petits trots. Victorine lui fit grignoter une carotte et Sylvestre fut invité à en faire autant, ce qui scella une entente cordiale entre les deux parties.
— As-tu essayé de le monter ? demanda le jeune homme.
— Il n’est pas du tout habitué à cela ! C’est un cheval qui sert à tirer des charges ou à labourer. Je suis sûre qu’il n’aimerait pas avoir quelqu’un sur le dos, répondit Victorine, l’air dubitatif.
— Essayons ! lança Sylvestre. Et, joignant le geste à la parole, il souleva Victorine par la taille et la hissa jusqu’à la croupe de l’animal, sur laquelle il sauta à son tour en enserrant la taille de sa bien-aimée.