Née en 1960 à La Rochelle où elle a grandi, Simone Ansquer vit aujourd’hui sur la presqu’île de Quiberon et y cultive ses passions pour les sports nautiques, les voyages, l’histoire et la peinture. Avec ce septième roman, l’auteure tisse les fils d’une intrigue machiavélique.
Cet ouvrage de pure fiction n’a d’autre ambition que de distraire le lecteur. Les événements relatés ainsi que les propos, les sentiments et les comportements des divers protagonistes n’ont aucun lien, ni de près ni de loin, avec la réalité et ont été imaginés de toutes pièces pour les besoins de l’intrigue. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existant ou ayant existé serait pure coïncidence.
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e-ISBN : 9782355504327
© 2016, version numérique Primento et Editions Alain Bargain
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À mes douze cousines, Guénolé, Cathy, Marie, Sandrine, Valérie, Jessica, Sylvie, Laurence, Virginie, Chantal, Mireille et Joëlle.
Qui étaient-ils ceux qui ralentissaient le pas, voire se plantaient dans l’allée de gravillon et de sable pour lire l’énigmatique épitaphe gravée dans le marbre ?
Qui étaient-ils ceux qui, oubliant, l’espace d’un instant, l’objet de leur visite, jouaient les curieux ? Nulle indécence à jouer puisqu’éveiller la curiosité était une des règles du jeu. Les uns cherchaient en vain sur la plaque tombale, avec discrétion ou sans aucune discrétion, le prénom du défunt. Les autres s’attardaient, méditant sur la mystérieuse phrase. Tous reprenaient leur chemin et ne le croisaient jamais, celui qui aurait pu leur révéler le secret, celui qui fleurissait la tombe chaque matin et chuchotait le prénom de l’être qui reposait là, à jamais. Son murmure faisait frémir les pétales, couleur sang.
Était inscrit sur la tombe : « L’important, ce n’est pas comment vous vous prénommez, mais l’histoire associée au choix de votre prénom. » Pourtant, aucun prénom, nul patronyme n’était gravé dans le marbre. Devant l’épitaphe, un imposant bouquet de pivoines rouges, placé dans un vase noir, captait toute l’attention, donnant un relief aux mots. Murmurer quelques paroles. Faire pleuvoir des diamants, des perles, des larmes et des fleurs pour repousser l’oubli d’un être exceptionnel à jamais disparu tragiquement.
Deux pies regardaient la tombe. Lorsqu’elles prirent leur envol pour planer au-dessus du cimetière de Quiberon, celui qui fleurissait cette tombe pleura.
Le commissaire Anconi se sentait ballotté et il crut d’abord qu’il était dans le métro. Curieusement, il n’entendait pas de grincements métalliques et on semblait ne jamais s’arrêter aux stations. Pourtant, les mouvements étaient bien ceux d’une rame, bringuebalée dans un tunnel sinueux, avec ses accélérations qui manquaient de vous faire tomber à la renverse et ses ralentissements brusques qui vous précipitaient en avant. Il se sentait ficelé comme un rôti et ne pouvait pas plier ses bras entravés. Y avait-il tant de passagers qu’il ne puisse se mouvoir ? Il essaya de remuer et perçut alors une voix lointaine qu’il ne reconnaissait pas :
— Ne bougez pas, Monsieur, tout va bien !
« Tout va bien ? Té ! » Ce n’était pas son impression. Il se débattait dans une atmosphère ouatée, avec la sensation de se noyer car il ne pouvait ni parler ni bouger.
— On va vous ramener bientôt dans votre chambre !
Etait-il à l’hôtel, alors ?
Pourquoi l’avait-on attaché ? Dans quelle gargote étaient-ils donc tombés, et qu’avait-on fait de sa femme Hilda ? Et cette lourdeur qui lui brouillait les idées... Qui donc avait intérêt à le kidnapper ?
Dans le lointain, comme si le bruit venait de la rue, il entendit :
— Alain, tu peux conduire le 5...
Mais il ne perçut pas la suite. Il cherchait le numéro de leur chambre, au Croisic.
« Qué, était-ce le 5 ? » Il eut l’impression brutalement qu’on lui arrachait la gorge et qu’on lui appliquait quelque chose sur le visage. Il essaya de crier, mais sa voix était étouffée et résonnait dans sa tête sans pouvoir sortir.
Il se vit passer sous l’estacade du port, à la barre du “Kurun”, et le mouvement de la mer l’endormit, après un haut-le-cœur désagréable.
— Vous n’avez pas mal ?
Il était toujours en mer, tourneboulé et nauséeux.
— Mal de mer... un peu... s’entendit-il répondre, la voix pâteuse et éraillée.
Il devina une silhouette blanche, des bruits de semelles en caoutchouc, des bottes sans doute ? On lui serrait le bras. C’était quelqu’un qu’il ne connaissait pas. Avait-on peur qu’il tombe par-dessus bord ?
Puis lui parvint un embrouillamini de conversations lointaines. Se noyait-il pour avoir de telles sensations ?
— T’es au courant ?
— De quoi ?
— Pour Delagarde !
— Non... je reviens de congé !
Qui étaient ces voix féminines ? Et ce – ou cette – “Delagarde” ? Les conversations s’éloignèrent, et il ne put malheureusement saisir la suite. Il lui sembla qu’un téléphone sonnait au loin et que personne n’y répondait, au point que le bruit finissait par s’intégrer à cet univers étrange.
Plus tard – il lui sembla que c’était bien plus tard – une sorte de remue-ménage s’approcha. Des bruits de conversation, aigus et graves, se mélangeaient, tantôt forts, tantôt faibles, avec des instants de silence ; des bruits de pas aussi, rassemblés mais dissociés. Cela lui fit penser à la marée, aux mouvements des vagues sur une plage. Aurait-il fait naufrage ?
Lui vint en tête celui de la Méduse, le radeau des survivants, la mer démontée qui les mangeait un à un. Une peinture lui passa devant les yeux, et le regard exorbité des naufragés le fixait. Des bras dénudés tentaient de le saisir pour le jeter par-dessus bord. Mais il était tellement lourd et engourdi qu’il ne réussissait pas à repousser les assaillants.
— Laissez-vous faire, Monsieur, tout s’est bien passé !
Encore une ombre claire qui lui assurait que tout allait bien. Dieu garde ! Nul ne se souciait donc de le voir englouti dans un océan déchaîné ? Ou était-ce une main secourable qui tentait de le ramener à bord ?
Le tumulte s’amplifia, la côte devait s’approcher, avec ses rochers pointus prêts à le déchiqueter. C’était comme une vague plus grosse que les autres, qui éclata brutalement, et le ressac se transforma en un tohu-bohu de voix entremêlées qui l’entouraient.
— C’est le monsieur que vous avez opéré en urgence.
— Ah ?
— La vésicule, Monsieur Delagarde...
« Té ! Encore ce Delagarde » pensa Anconi. C’était donc un homme. Il se sentit cerné, comme si brutalement la lumière lui était confisquée. Un gros nuage d’orage lui masquait-il le ciel ? Sombrait-il dans les abysses ? Il cligna des yeux et entrevit plusieurs têtes penchées sur lui, grimaçantes. L’une d’elles, avec une chevelure brune, se détacha du lot et lui glissa dans l’oreille, comme une confidence qu’il ne comprit pas : « C’est la visite... ! »
— Il a eu de la chance... dit au loin une voix masculine, d’un ton qui lui parut goguenard. Était-ce ce Delagarde ?
Une sonnerie interrompit les conversations. Il ne percevait plus que des chuchotements. Il eut l’impression d’un silence d’église, avec ses échos de conversations retenues.
Il n’en entendit pas plus, le brouhaha disparut comme il était venu, et il retourna à son écœurement maritime.
« Tout va bien », « de la chance », décidément personne n’avait l’air de prendre sa situation au sérieux. Après le passage turbulent de cet ouragan, il lui parut que la mer se calmait, son mouvement se faisait plus indolent. Seul subsistait un bruit de fond qu’il attribua finalement au déferlement de lames lointaines sur un rivage inconnu.
Mais qui étaient donc ces personnages qu’il ne connaissait pas et qui cherchaient toujours à le rassurer ? Pourquoi avait-il accepté cette croisière sur le Kurun, lui pour qui la mer évoquait plutôt les coquillages et le vin blanc à la terrasse du restaurant Varasse, au coin de l’avenue de Madrid ? Que signifiait tout cela ?
L’image des bateaux-mouches sur la Seine s’imposa progressivement à lui. Il perçut les lumières vives du bord, l’agitation des passagers prenant place dans le restaurant panoramique. Sa péniche “Zeeland”, glissant sans bruit devant la tour Eiffel, se substitua fugitivement à celle du bateau à touristes, avec Hilda derrière la barre saluant de la main. Il vit le quai s’éloigner et il lui semblait sentir dans le corps le léger tremblement des moteurs. Il passait sous le pont de l’Alma, le garçon l’installait à table, reculant aimablement son fauteuil pour qu’il prenne place. Il dépliait sa serviette sur ses genoux, Hilda était à nouveau devant lui. Il s’entendit dire :
— Je prendrais bien des escargots, té !
La scène se troubla, comme le reflet sur l’eau d’un canal se dissipe après les vaguelettes formées par le lent passage d’un lourd chaland. Une nausée le souleva légèrement. Etait-il à nouveau en mer ?
— Pour les escargots, il va falloir attendre un peu, Monsieur !
— ...
Une silhouette blanche, un visage jeune et rouge, des cheveux courts.
— Vous venez d’être opéré. Avez-vous mal au ventre ?
— Vaï ! Opéré ?
— On vous a amené chez nous cette nuit, Monsieur. Ne pliez pas le bras, s’il vous plaît.
— Cette nuit ? Pourquoi ?
Il avait l’impression que chaque mot lui arrachait la gorge et il ne reconnaissait pas sa propre voix.
— Je vous ai dit, il a fallu vous opérer en urgence. Vous n’étiez pas bien du tout.
— Ah ? Opérer de quoi ?
— Ne bougez pas, il faut que je vous fasse votre piqûre de 15 heures. Vous avez été opéré de la vésicule !
— La vésicule ? Vous avez fait venir le docteur Guénel ?
— Si vous continuez à gesticuler, je vais vous faire mal.
— Il est là, Guénel ?
— Il n’y a pas de Guénel, ici. Ah ! Voilà, c’est fait.
— Qué ?
— Vos antibiotiques, Monsieur, votre vésicule était toute pourrie ! Brigitte, tu peux m’aider à le réinstaller ?
Anconi se sentit ballotté, soulevé, remué en tous sens. Le mal de mer reprit.
— Tenez bien ma main, Monsieur. On va vous arranger votre lit. Oh ! Mais regardez-moi le bazar qu’il a mis !
— Brigitte ! Il y a combien dans le drain, de ton côté ?
— Presque rien. Je note quoi ?
Brigitte avait une voix aiguë, alors que l’autre avait un ton doux et rassurant.
— Tu mets « Traces ». La température ?
— C’est descendu un peu, 39°7. Tu fais une
“hémoc” ?
— Non, un antithermique seulement. Tu vas me chercher un “Prodaf” ?
Le commissaire avait envie qu’on le laisse tranquille. Il avait l’impression d’être manipulé comme un nourrisson chez le docteur.
— Opéré ? Jamais de la vie ! Guénel avait dit... C’est “Voix douce” qui répondit :
— Vous avez été conduit en urgence à l’hôpital, au milieu de la nuit. Vous étiez en plein délire et le chirurgien, le docteur Delagarde, a dit que cela venait d’une sévère infection de la vésicule. Vous avez été pris tout de suite au bloc.
— Ma vésicule était prise en bloc ?
Il entendit un rire étouffé. Il jura que ce devait être “Voix aiguë”.
— Le chirurgien a dit que vous aviez eu de la chance... reprit Voix douce.
Il semblait poursuivi par « la chance », pensa le commissaire qui, Bonne Mère, ne comprenait pas en quoi se faire opérer dans un état grave constituait une bonne fortune.
— Je suis à la clinique ?
— Vous êtes à l’hôpital de Saint-Nazaire, Monsieur. Vous savez, la nuit, pour les urgences, c’est toujours l’hôpital...
Que voulait-elle dire ? Que lui importait, pourvu qu’on le laissât dormir ! Il souhaitait digérer les étranges informations que les deux femmes lui avaient révélées : la gravité, l’urgence, l’opération. Il avait enquêté plusieurs fois au cours de sa carrière, dans le monde des hôpitaux, et il en gardait un souvenir pénible, qui lui faisait encore froid dans le dos. Les longs couloirs, les odeurs, les chuchotements, les regards entendus des infirmières, ceux compassés des professeurs, tout cela lui inspirait une terreur enfantine.
— On vous laisse, Monsieur Anconi. Voulez-vous un calmant pour la douleur ?
Il ne répondit pas, tout à ses souvenirs et à ses craintes. Et puis, il avait juste un peu mal à la gorge quand il essayait de parler.
— Votre femme a été prévenue, mais le chirurgien n’a pas autorisé les visites.
— Ah bon ? dit-il, sans comprendre.
Pauvre Hilda, il se rendit compte qu’il l’avait un peu oubliée. Qu’était-elle devenue ? Les paroles qu’il avait saisies ne parvenaient pas à restituer une réalité, et pourtant, il avait bien entendu « urgence », « opérer », « chance ». Mais chaque mot fuyait, l’un remplaçant l’autre, et il essayait vainement de se concentrer sur l’image qu’ils suggéraient. Chaque fois qu’il tentait de rester sur l’un d’eux, les efforts crispés qu’il faisait pour ne pas glisser demeuraient vains. Inéluctablement, il dérapait vers un monde mouvant qui lui donnait le vertige puis la nausée. Il se demanda s’il n’était pas en train de mourir et, curieusement, il n’en éprouvait aucune peine. Et si c’était son heure, té ?
Quand il ouvrit les yeux, il fut frappé par l’obscurité qui l’enveloppait. Seule une petite lumière rouge brillait, à quelques mètres de lui, et il ne pouvait s’en détacher. Des voix assourdies lui parvenaient, comme les chuchotements de grandes personnes qui ne veulent pas être entendues des enfants qui sont censés dormir.
Pourquoi imagina-t-il aussitôt qu’on parlait de lui, qu’on voulait lui cacher quelque sinistre vérité ? Tiens ! Il lui sembla pourtant que ses idées étaient plus claires, que la mer s’apaisait, qu’il avait moins froid. Il ressentait une sourde douleur dans le ventre. En tâtonnant, ses doigts rencontrèrent des tubes qui semblaient sortir d’un gros pansement. Oh, fatche ! Il retira fébrilement ses mains. Le mot « hôpital » s’imposa à son esprit. Ne lui avait-on pas parlé d’opération ?
Des rires lui parvinrent. Était-ce de lui qu’on se moquait ? Il tendit l’oreille, en évitant le moindre mouvement à cause des tuyaux qui émergeaient de son bandage. Des bribes de conversation filtraient jusqu’à lui.
— ...venu nous interroger.
— T’interroger ? Mais pourquoi ?
— Tu n’as pas su, tu étais en repos...
— Su quoi ? Raconte !
— Dis-moi avant, Anne, tu as fait l’injection du 23 ?
— Non ! L’anesthésiste a arrêté le traitement, lorsqu’il est venu voir l’entrant du 17.
— Vous avez fait une entrée au 17 ?
— Oui ! Vésicule. Opéré dare-dare la nuit dernière par Delagarde. Début d’état de choc et tout, ils l’ont gardé au bloc toute la nuit. Il a failli aller en réa.
Était-ce lui, le « 17 » ? Voix douce ne lui avait-elle pas parlé de vésicule, d’opération ?
Il tendit l’oreille. Les sons semblaient monter et descendre, comme une houle gigantesque qui engloutit momentanément un bateau et le laisse reparaître l’instant d’après. Du coup, il ne pouvait pas saisir le sujet de la conversation.
— ...Policier parisien... Vacances...
— Brigitte... t’interroger ?
— Oui ! Un inspecteur de Saint-Nazaire !
— Hein ? La police ? Il y a eu un problème dans le service ?
— Les journaux n’arrivent donc pas à Mesquer ? Anconi perçut un rire clair. Ce n’étaient pas les mêmes voix que celles qui étaient venues le voir, avant. Avant quoi, déjà ?
— Je ne les lis jamais, en repos ! Sauf la rubrique nécro, pour vérifier si un de nos malades...
— Tu fais ça, toi aussi ?
Un timbre sourd et discontinu interrompit brutalement la conversation. Il perçut un bruit de course, des verres qui s’entrechoquaient. Le commissaire se rendit compte qu’il avait une soif intense. Une porte s’ouvrit, au loin, en grinçant légèrement. Le silence revint un court moment, comme un répit. On entendait à nouveau des résonances indéfinissables, des frottements, des conversations étouffées. Pourquoi Anconi pensa-t-il alors aux offices religieux de son enfance, quand il servait la messe à la parois -se Saint-Cannat de Marseille, apeuré par le cérémonial liturgique et les visages impassibles ? Il s’endormit au balancement de l’encensoir et il crut reconnaître des odeurs d’église...
La sensation d’une présence interrompit le balancement enivrant. Était-ce beaucoup plus tard ? Les mouvements de la mer s’étaient encore atténués.
— Tu t’en es occupé ?
— Oui ! Il était au 17, dans mon secteur. J’étais de nuit avec Béatrice. Il a été transféré de médecine après mon tour de 22 heures. Tiens ! C’était le jour où Mauricette a accouché !
— C’est celui qui s’occupait des travaux, avec des lunettes épaisses ?
— Oui ! Tu sais, tout le monde l’appelait le “Hibou”, à cause de ses yeux agrandis par ses verres, et de son air penché.
— Il était encore jeune, ce type-là. Il était malade ?
— Mais non ! D’après ce qu’on disait, ça l’avait pris quelques semaines avant, par des douleurs dans le ventre. Mais à ce qu’il paraît, il n’en a pas trop tenu cas, au début. Voyant que ça empirait, il s’est fait hospitaliser. Pour un bilan, tu vois ? Il est d’abord allé en “Gastro”, et comme ils ne trouvaient rien d’anormal, ils l’ont transféré en Médecine Interne. Son état s’est encore aggravé et ils l’ont montré à “Maboul” qui l’a pris dans le service pour l’opérer.
— Et il a été opéré ?
— Pas tout de suite. Maboul le trouvait trop fatigué et il l’a montré aux anesthésistes. C’est “Dupion” qui l’a vu. Il a fallu faire plein d’examens, on est descendus au scanner au milieu de la nuit ! La famille était là, à tout surveiller, quel bazar ! Il était de plus en plus mal, somnolent, presque comateux et il délirait. Finalement, sur l’insistance de son entourage, Maboul l’a pris au bloc.
— Qu’est-ce qu’il a trouvé ?
— Rien justement, simplement un foie un peu gros, je crois, mais pour lui, ça n’expliquait pas ses symptômes. Il était furieux et il a envoyé balader la famille en leur criant : « Je vous l’avais bien dit ! »
— Ça s’est mal passé, alors ?
— Très mal, tu connais Maboul ! C’était au petit matin, il les a accusés de l’avoir obligé à opérer, qu’il était convaincu à l’avance qu’on ne trouverait rien etc. Pfut ! On ne savait plus où se mettre, avec Laurence.
Anconi, plongé dans le noir, avait fini par saisir la conversation et faisait des efforts pour ne pas perdre le fil.
La discussion – des intonations féminines – était de plus en plus claire, comme si l’importance de la confidence chez l’une et la curiosité grandissante de l’autre avaient eu raison de toute retenue. Le commissaire voyait filtrer une lumière jaune qui dessinait un encadrement de porte, mais il ne pouvait, même en étirant la tête, deviner aucune silhouette.
Il n’avait pas tout compris, mais il avait nettement conscience qu’il s’agissait de l’histoire d’un malade.
Était-ce la sienne ? Il avait le sentiment que non, mais ne pouvait s’empêcher de le craindre. Oh, fatche !
Qui était ce Delagarde ?
Le dialogue lui parvint à nouveau :
— Mais... La police ?
— La famille a porté plainte !
— Contre l’hôpital ?
— Oui ! Et figure-toi que la direction se défausse sur les médecins... Surtout sur Maboul, qu’ils ont dans le nez. Du coup, on interroge tous les personnels, on cherche la petite bête.
— Oh là là !
— Un inspecteur est venu fouiner dans le service, décortiquer nos méthodes de travail, avec un “suce-crayon” de la direction, qui le suivait d’un air coincé. On a eu droit chacune à un interrogatoire : « Comment est Maboul avec vous ? Comment est Maboul avec les malades ? » Et patati et patata.
— C’est dingue, ton histoire ! Anconi devina l’autre partir d’un grand rire, puis ajouter, comme hors d’haleine, et on la sentait obligée de parler par saccades :
— Il faut bien dire qu’un suce-crayon qui claque... dans son propre hôpital... et en plus d’un truc qu’aucun toubib de l’établissement n’a compris... c’est pas banal !
Le commissaire ne put s’empêcher de sourire en entendant pouffer les deux femmes.
— Tu vas sûrement être questionnée aussi...
— Mais je ne sais rien sur le Hibou, je n’étais pas là, moi... Et Maboul, qu’est-ce qu’il dit ?
Mais qui était donc ce fada de Maboul qui revenait sans cesse dans la conversation ? s’interrogea Anconi.
— Tu le connais, il fait son sourire idiot, figé, avec l’air de te prendre pour une gourde, dès qu’il est question de l’affaire.
— Quand il est comme ça...
— La police t’a interrogée, alors ?
— Oui ! Et en plus, il a fallu que je revienne sur mes repos !
— Qu’est-ce qu’ils t’ont demandé ?
— Il a fallu que je raconte tout, l’admission du Hibou dans le service, comment il était, qu’est-ce que je lui ai fait, qui s’est occupé de lui, à quelle heure il est descendu au bloc...
— Oh là là ! Ma pauvre Brigitte !
— Comme si on avait le temps de noter les heures à la seconde près ! J’ai mis ma perfusion à 23 heures 33 minutes et 20 secondes, je m’en souviens très bien, Monsieur le grand inspecteur ! Tu parles !
Anconi perçut des rires étouffés, puis l’autre voix reprit, insolente comme dans une réplique de théâtre de boulevard :
— Oh ! Vous savez, Monsieur le grand inspecteur, je me souviens bien ! Ce jour-là, le service était vide, aucun malade, pas d’opération, pas d’entrée ! Rien ! Il n’y avait que monsieur Hibou ! Alors pensez ! On a eu le temps de noter les horaires de ses soins à la seconde près.
Pour un peu, on aurait entendu les rires, dans la salle, té...
— Bonsoir, Monsieur Anconi, je suis votre infirmière de nuit. Comment vous sentez-vous ?
Le commissaire entrouvrit des paupières lourdes. Il eut l’impression de se réveiller d’un pesant sommeil et il avait un peu mal à la tête.
— Vous êtes Brigitte ?
Pourquoi posa-t-il cette question ? Il n’en savait rien, cela lui était venu comme ça. Pour masquer son réveil, parce qu’il avait honte d’être surpris endormi ? Pour tenter de prolonger la conversation qu’il avait perçue, il ne savait plus d’ailleurs quand ?
— Non, Monsieur, Brigitte est partie.
Il fit un « Ah ! » sans conviction et ajouta :
— Elle a une voix qui porte. Quelle heure est-il ? Il fait nuit ?
— Il est 9 heures du soir, Monsieur. Vous avez dormi toute la journée.
— Dormi ?
— C’est normal, après une intervention. Vous avez été opéré la nuit dernière.
Qui lui avait déjà parlé d’opération ? Guénel ? Mais il avait dit que ce n’était pas pour tout de suite. Après, qu’avait-il fait ?
La nouvelle infirmière était maigrichonne, aussi pâle que sa blouse, avec une grande queue-de-cheval nouée par un nœud de couleur, et portait de fines lunettes d’acier. Sans la coquetterie qu’elle arborait dans ses cheveux, Anconi aurait juré que c’était une bonne sœur.
Elle poussait un chariot qui crissait désagréablement. Le commissaire se demanda aussitôt si l’opération avait été conduite avec du matériel usagé qui avait fait pester le chirurgien. Lui vint alors en tête une enquête passée – Bonne Mère, il lui semblait que c’était très ancien – enquête qui l’avait amené dans un célèbre hôpital parisien. Le grand patron – comment s’appelait-il, déjà ? – avait été très réservé lors de leur premier entretien, au point qu’il en gardait une impression de petit garçon convoqué dans le bureau du principal. Il revoyait sa haute silhouette grisonnante se découpant devant d’impressionnants rayonnages couverts d’épais ouvrages médicaux aux numéros dorés, en cravate sous sa blouse blanche doublée d’un long tablier qui lui tombait aux pieds, bien droit derrière son bureau Empire, les mains posées sur un maroquin vert. Comme l’affaire les avait amenés à se revoir – une sale histoire impliquant un petit truand qu’il avait dû opérer – il s’était progressivement adouci et une certaine complicité était née entre eux, celle de professionnels aguerris qui connaissaient tous les rouages de l’administration publique. Le professeur s’était laissé aller à des confidences et s’était plaint, à mots couverts, de budgets insuffisants, de manque de personnel, de tracasseries permanentes que lui imposait la direction des Hôpitaux de Paris à la moindre demande. Ils avaient trouvé là un terrain commun.
— Vous dormez encore, Monsieur Anconi ?
En même temps qu’elle lui parlait, elle préparait quelque chose. Il entendait des bruits de fioles en verre tandis qu’elle agitait dans sa main un petit flacon contenant un liquide jaune et brillant. Il remarqua des bouteilles au-dessus de sa tête – deux grandes au liquide clair et une plus petite remplie d’une substance qui ressemblait à du lait – avec des tubulures qui s’emmêlaient jusqu’à son bras. « Hôpital, opération, infirmière... »
— Qui est-ce, ce Maboul ? demanda-t-il brusquement.
Le nom lui revenait, s’imposait dans une nouvelle mémoire, lui semblait-il.
— Oh ! Monsieur ! C’est le surnom de notre chirurgien... Euh... c’est entre nous... Il ne faut pas... Comment savez-vous ?
Le commissaire se sentit gêné, comme pris en faute d’avoir écouté aux portes, mais tellement curieux d’en savoir davantage. Une atmosphère de Quai des Orfèvres l’envahit sournoisement.
— C’est votre Maboul qui m’a opéré ?
— Oui ! Bien sûr...
— Bonne Mère, ce n’est pas très rassurant. Maboul... Il n’a pas toute sa tête ?
— C’est juste un surnom... mais il a des doigts de fée, je vous assure !
Embarrassée, elle aussi, elle ajouta vivement, et Anconi vit nettement du rose venir à ses joues pâles :
— Avez-vous mal au ventre ?
— Un peu... j’ai surtout le crâne d’un lendemain de “trop bu”...
Elle lui demanda de chiffrer sa douleur entre 0 et 10, lui expliquant que le service expérimentait une échelle de cotation, mais il eut l’impression qu’elle voulait l’éloigner d’un sujet scabreux. Il réfléchit et proposa sans conviction :
— Disons... 4, peut-être 5... Il n’était pas familier avec cette note qu’il fallait donner au mal, comme à l’école.
— Je vous fais un calmant ?
— Té, si vous voulez...
“Bonne sœur” s’éclipsa dans un léger frôlement de tissu, sans que son pas ne fasse le moindre bruit. Malgré son inconfort, Anconi ne put s’empêcher de penser à une religieuse se rendant à complies et il sourit intérieurement. À son retour, elle portait une boîte en métal brillant.
Le commissaire lui demanda :
— Votre Maboul, quel est son vrai nom ?
— Il ne faut pas l’appeler ainsi ! C’est le docteur Delagarde ! Le patron, ici ! Je dois refaire votre pansement, il est tout décollé. Dites-moi si je vous fais mal...
Anconi, tendant le cou, découvrit une grande plaie sur son ventre. La vue du sang qui suintait, des tuyauteries qui sortaient de son corps, remplies de liquide d’un rouge brunâtre, lui firent venir au front une grande suée glaciale...
— Je suis joli ! s’effraya-t-il.
— Mais c’est très beau, ça ! fit Bonne sœur d’une voix admirative, tout en posant habilement des compresses avec une pince, et son mouvement se terminait par un claquement métallique sec. Clac ! Clac !
La tête du commissaire tournait, tournait, il eut peur de tomber dans le vide, comme dans un ascenseur qui se décrocherait et s’écroulerait au fond de sa cage. Le tintement des instruments résonnait dans sa pauvre tête comme le choc de multiples épées qui allaient le transpercer. Comment pouvait-elle dire « beau » en parlant de ce champ de bataille ? Il attendait que le vertige s’amenuise, et était incapable de prononcer un seul mot. Bonne Mère, qu’avait-on fait de lui à son insu ? « Hilda ! Hilda ! Je tombe ! » cria-t-il en lui-même.
— Ça va, Monsieur Anconi ? Si c’est trop douloureux, il faut me le dire.
Il parvint à secouer la tête, très faiblement, et eut cependant un haut-le-cœur. Il serra les poings, ferma les yeux et tenta de ralentir sa chute.
— Voilà, c’est fini. Avez-vous besoin de quelque chose ? Je repasserai après mon tour.
Elle rangeait ses instruments, une odeur d’éther s’était répandue autour de lui et avait remplacé celle de l’encens. Cela sentait la pharmacie, maintenant. Comme s’il craignait de voir s’éloigner Bonne sœur, il demanda faiblement :
— Il y a beaucoup de malades, ici ?
Il n’entendit pas la réponse et s’endormit aussitôt, épuisé. Il rêva d’un chirurgien fou qui ouvrait les ventres à la chaîne, d’un geste solennel, un sourire sardonique aux lèvres. Les malades se succédaient entre ses mains, poussés par des infirmières en queue-de-cheval. En deux mouvements précis, l’affaire était entendue et d’autres mains se saisissaient de l’opéré pour le pousser dans un ascenseur qui s’envolait sans bruit et s’arrêtait brutalement en grinçant. Puis vint son tour, et il se retrouva dans un grand hall inondé de lumière crue.
— Vous avez crié ?
Un pinceau lumineux le cinglait en plein visage. C’était une nouvelle voix, et il fut frappé par une intonation féminine presque agressive, qu’il ne connaissait pas.
— Quelque chose qui ne va pas ? reprit la voix acariâtre.
— L’ascenseur... le chirurgien... té, je croyais... balbutia-t-il à grand-peine.
Derrière l’éclat aveuglant d’une lampe de poche, l’ombre claire de la blouse lui parut très épaisse. Mais il ne pouvait en distinguer l’apparence, à la fois invisible et toute-puissante.
— Fatche de fada ! Où suis-je ? Qui êtes-vous ? Où est Hilda ?
Il avait du mal à reprendre pied, et le faisceau qu’on lui flanquait en pleine figure n’était pas sans lui rappeler les interrogatoires à la lanterne au commissariat, à ses débuts, avec les questions récurrentes : nom-prénom-profession...
— Je suis l’aide-soignante. Vous êtes à l’hôpital ! Il faut rester tranquille, vous allez réveiller les autres malades. Vous avez besoin de quelque chose ?
— Il faut prévenir Hilda... insista-t-il, comme un gardé à vue aurait réclamé son avocat.
— C’est la nuit, Monsieur, il faut dormir ! Il était trempé de sueur. “Acariâtre” sortit de la chambre et revint quelques instants plus tard. Elle lui fourra un objet froid sous le bras, déclenchant chez lui un grand frisson.
— On va voir s’il a de la température...
Elle resta immobile près de lui. Lentement, il évacua le cauchemar. Il fit surface dans une autre réalité, comme si une brume épaisse se dissolvait. Température... ? La grande cicatrice, l’opération, l’hôpital, tout se reformait en images d’abord tremblantes, puis de plus en plus nettes. Il lui sembla retrouver une lucidité fantastique, comme si ses idées étaient exposées à une lumière éclatante.
— 39°9...
Il avait été opéré par ce Delagarde qu’elles appelaient toutes Maboul, même Bonne sœur, si discrète. Le papotage de Voix douce et de Voix aiguë resurgissait, par bribes, en vagues successives. Il avait bien perçu que Maboul avait opéré le Hibou, et Dieu garde, que Hibou était mort !
Brusquement, il se sentit en danger. Et s’il allait mourir, lui aussi, sous la main de ce chirurgien dérangé ? Peut-être savait-il qu’Anconi était policier à Paris ? Avait-il imaginé qu’il était venu exprès instruire son affaire et le confondre ? Rien de plus facile alors pour lui de saboter l’opération ! Cela expliquerait sa forte fièvre... Sa présence dans cette chambre obscure... Et puis son toubib Guénel lui avait bien dit que l’intervention n’était pas urgente, alors pourquoi le faire passer sur le billard ?
Et qu’était devenue Hilda dont on avait interdit la visite ? Sans doute Maboul avait-il cherché à l’éloigner, pour mieux avoir le commissaire à sa merci... La voix de Bonne sœur interrompit ses réflexions. Il crut l’entendre parler à quelqu’un au loin – Acariâtre ? – et perçut le grincement du chariot qui approchait.
— Je voudrais parler à... au chirurgien... articula-t-il. Il avait failli dire Maboul.
— Il n’est pas là, il est encore au bloc opératoire, dit-elle en allumant une veilleuse. Vous le verrez demain, à la visite. Pour l’instant, on va faire baisser votre température, dit-elle en ajustant ses lunettes d’un geste mécanique. Vous avez près de 40° !
— Quel âge a-t-il, votre Maboul ?
— Je ne sais pas, ça ne me regarde pas, mais il a beaucoup d’expérience, si c’est cela que vous voulez savoir. Je vais vous faire une injection pour la fièvre, d’accord ?
Il se demanda pourquoi on sollicitait son approbation. N’avait-il pas été conduit ici de force ?
— D’après vos collègues, il aurait quand même des ennuis, té ?
— Comment savez-vous ça ?
Il perçut un peu de courroux dans le ton de Bonne sœur.
— Il m’a semblé entendre...
— Des bruits de couloir. Pff ! Voilà ! Je vous ai fait un antipyrétique. Si ça ne suffit pas, il faudra mettre de la glace...
— J’ai soif, Mademoiselle, je...
— Oh ! Vous n’avez pas le droit de boire encore, vous venez d’être opéré !
— Eh bé, quand je... ?
Elle ne le laissait pas terminer ses phrases. Pourquoi Anconi pensa-t-il que c’était pour détourner la conversation ? Ou pour l’écourter ? Il osa encore une dernière question, moins directe :
— Ma femme a rencontré ce chirurgien ?
— Je ne sais pas, Monsieur, je suis de nuit... mais probablement que oui.
— Et elle pourra me rendre visite bientôt ?
— Le docteur Delagarde a bien signifié que, pour l’instant, vous n’aviez pas droit aux visites. Vous étiez trop mal, vous avez déliré une partie de la journée.
— Déliré ?
— Oui ! Vous poussiez des cris, vous parliez dans votre sommeil. Si si ! C’est noté dans nos transmissions. Vous répétiez sans cesse « On va couler ! On va couler ! »
— Je n’ai vraiment pas le droit de boire ?
— Je vais vous humecter les lèvres.
Il sentit un contact frais sur sa bouche, avec une odeur de citron qui ressemblait à celle des désodorisants bon marché.
Il se demanda ce que voulait dire « c’est noté dans les transmissions ». Est-ce que l’on notait toutes ses réactions, comme dans son commissariat ? Du coup, il demanda encore :
— Le Hibou... il est quand même mort... après l’opération ? Je ne l’ai pas inventé ?
Elle pinça les lèvres pour lui signifier que cela ne la regardait pas, mais ne dit pas non.
Le commissaire pensa que c’était bien une réponse de religieuse.
Bonne Mère, où est donc mon tabac à rouler ?
Il récolta un regard sévère de Bonne sœur.
— On ne fume pas ici, Monsieur. Et puis dans votre état, vous n’y pensez pas !
Elle éteignit la veilleuse, lui montra le fonctionnement de la sonnette d’appel, une sorte de poire au bout d’un fil qui lui sembla trop court.
— On reviendra pour la température.
Le grincement du chariot disparut avec celle qu’il appelait maintenant Bonne sœur. La porte, refermée avec un petit bruit de succion, le laissa dans une ombre que seul ponctuait un minuscule point lumineux vert et obsédant. Il fixa ce repère, dans le silence, en tentant de récapituler sa peu envieuse situation.
Ainsi, il était à l’hôpital. Il avait été opéré de la vésicule par un certain Delagarde, alias Maboul. En quelles circonstances ? Il ne s’en souvenait pas. Il semblait être dans un état grave, d’après Voix douce. Il gardait une forte fièvre, n’avait pas le droit de boire ni de fumer. On lui interdisait toute visite. Il imagina le couloir du Palais de Justice où les prévenus, entravés aux poignets, attendaient leur entrevue avec le juge. Et puis lui revenait cette histoire de Hibou, mort après une opération par Maboul. L’avait-il rêvé ? Bonne sœur avait eu l’air gênée quand il avait posé la question, ce qui donnait l’impres...
Une sonnerie de téléphone interrompit son laborieux travail de mémoire. Dring ! Dring ! Dring ! Pourquoi entrevit-il le Quai des Orfèvres sombre et désert, la nuit, quand une sonnerie retentissait dans les bureaux vides ?
Le Hibou faisait partie de la maison, mais quel rôle y tenait-il déjà ? Une chose était sûre, il était mort, et Maboul était inquiété. Et les cancans devaient aller bon train dans les couloirs de l’hôpital...
Dring ! Dring ! Personne ne décrochait...
Épuisé et couvert de sueur, Anconi eut soudain la vision fugitive de la « une » d’un journal : « Hôpital de Saint-Nazaire : Mort du sous-directeur ». Il fit des efforts intenses pour préciser l’image du bandeau. D’où lui venait-elle et pourquoi ?
Ses paupières étaient lourdes. Il eut le temps de s’asseoir à une terrasse, cigarette aux lèvres, devant un pastis, et d’ouvrir le journal. Cette envie de dormir, peuchère !
Dring ! Dring ! Dring ! Il perçut encore le timbre insistant qui s’éloignait, comme si on déplaçait le combiné pour n’avoir pas à décrocher. Dring ! Dring...
Si Salomé n’était pas née un 22 octobre, bien des années plus tard, jamais elle n’aurait découvert un cadavre gisant nu sur un sol en cèdre rouge du Canada. Il avait suffi d’un calendrier pour qu’une main posée sur son épaule d’adulte ait la précision d’un geste meurtrier.
Si elle ne s’était pas prénommée Salomé, à trente-six ans, elle n’aurait pas vécu une nuit d’enfer à Quiberon. Pourtant, rien ne la prédestinait à se prénommer ainsi. Sa mère ne s’appelait pas Hérodiade, son père n’avait aucune culture religieuse et nulle grand-mère, tante ou aïeule ne portait ce prénom. Alors, pourquoi ses parents avaient-ils choisi de l’appeler Salomé ? Imaginer que son père puisse conserver un souvenir ému de l’interprétation de Rita Hayworth dans la Salomé ou garder en mémoire l’opéra en un acte de Richard Strauss aurait été mal le connaître. Le matin de la naissance de sa première - et à ce jour unique - fille, l’heureux homme avait attrapé le calendrier accroché sur le mur de la cuisine pour dire à haute voix aux cinq garçons qui lui faisaient face : « La sainte du jour est... Salomé. » Comme il avait procédé de pareille façon avec ses autres enfants, la surprise ne fut pas au rendez-vous. Depuis plusieurs semaines, toute la maisonnée scrutait cet almanach des postes. D’abord Paul, l’aîné de la fratrie, le seul sachant donner un sens aux lettres juxtaposées, prenait un malin plaisir à haranguer une maigre foule masculine, juché sur un tabouret de la cuisine. Tel un orateur du Speaker’s Corner à Hyde Park, le garçon délivrait la bonne parole à un jeune public enthousiaste. Jean, Marc et Louis l’écoutaient religieusement déclamer : « Renée, Adeline, Ursula, Salomé ou bien Mélodie. » Albain, le benjamin trépignait, bavait puis répétait : « Salomé ou Mélodie. » Puis, la mère qui mangeait des yeux l’almanach. Elle s’était plongée dans de savants calculs calendaires afin de forcer son corps à lui obéir. Fâcheux aurait été de subir la délivrance la veille du 22 octobre, aussi limitait-elle ses mouvements afin de ne pas accoucher prématurément. À la date du 21 octobre correspondait le prénom d’Ursula, considéré par la future maman comme étant un mauvais présage, puisqu’issu du latin « ursus », signifiant « ours ».
En conséquence, cette femme déterminée avait tenu tête à tout le corps médical en décidant de la date de son accouchement, prétextant vouloir être attendue par une équipe médicale au grand complet et l’obstétricien qui l’avait suivie tout au long de sa grossesse. La véritable raison n’avait pas transpiré. Dans la fratrie, seul Paul n’était pas dupe du stratagème de sa mère.
Quant au père, n’ayant que fort rarement fréquenté les églises, l’histoire de Salomé, la pécheresse lui était inconnue, alors il s’en tenait à son almanach des postes, son « empêcheur de tourner en rond » comme il le dénommait.
Ainsi, la princesse naquit le jour voulu et se prénomma Salomé. L’histoire associée à son prénom aurait pu en rester là, mais la principale intéressée se rebella. C’est le jour de son quatorzième anniversaire que Salomé décida de s’affranchir de l’anecdote du calendrier qui entachait, selon elle, le choix de son prénom. Alors, l’adolescente proposa au monde sa version personnelle. Elle décréta que son père, féru d’astrologie et ce de façon insoupçonnable, avait vu en elle, le petit corps céleste au doux nom de Salomé, évoluant avec grâce au cœur du système solaire et découvert par Max Wolf en 1905. De par sa volonté, elle devint, ce jour-là, un astéroïde perdu sur terre, ce qui lui plut bien plus que de se languir dans la peau de la réincarnation d’une sainte.
Ce dont elle ne se doutait pas c’était que les ailes de la mort planaient déjà au-dessus de sa tête, attendant que la jeune fille devienne enfin une femme pour envelopper son corps avec une volupté morbide.
C’était l’instant de personne ou peut-être de tous. Hommes, femmes et enfants présents dans la Grande Galerie, emportés par la beauté du lieu, venaient d’arrêter le temps. Salomé les embrassa du regard et sut que l’instant magique qui venait de s’écouler n’était pas le sien mais le leur. Cette particule temporelle, elle n’avait pas pu la partager avec eux ou peut-être pas su. La perte de cette seconde la décomposait intérieurement. Était-elle si différente des autres, à ce point vidée de toute émotion ? Elle se sentait incapable de prendre la moindre décision, hormis celle de se fondre dans cette foule cosmopolite, de se glisser anonymement dans son flot. Si faire semblant de regarder, sans même voir, lui demandait une énergie folle, alors comment aurait-elle pu arrêter le temps ?
Aimait-elle les musées ? Détestait-elle les galeries ? Elle perdait pied, ne supportant plus ce qu’elle était devenue, une femme de trente-six ans qui avait perdu le goût de vivre. Pourrait-elle un jour se relever de l’infamie que Julian venait de lui faire subir ?
Tout était Éverest, signe d’une dépression naissante. Tout. Le nombre de toiles d’exception était si grand qu’il lui paraissait impossible de faire un choix, de s’attarder sur l’une plutôt que l’autre. Avides de culture, les promeneurs évoluaient avec une déconcertante facilité alors qu’elle se déplaçait avec la sensation d’être écrasée sous le poids d’un monde injuste. Pire, sa perception déchirante de l’environnement aggravait son état léthargique. En enfilade, des peintures italiennes évoquaient l’attachement des artistes du XVIe siècle à la religiosité dans ce qu’elle avait de plus sombre. Une foultitude de saints martyrs et de Christ sur la croix s’exposaient à la vue des visiteurs. Si peu de joie de vivre se détachait des murs de la Grande Galerie que Salomé considérait l’ensemble avec dégoût. Pourtant, elle ne déambulait pas seule. Tel un poisson pilote profitant de l’onde créée par la nage de son requin personnel, en l’occurrence Bastien, elle suivait le parcours linéaire tracé par le jeune homme. Lorsque Bastien s’arrêta net devant une des œuvres, elle fit de même sans sourciller, voire même avec la satisfaction de pouvoir s’en remettre à Bastien et au choix qu’il venait de faire. Ce matin-là, l’esprit de Salomé restait clairement hermétique à toute forme d’art et son corps agissait mécaniquement au gré de la progression et des haltes de son compagnon. Elle haïssait la terre entière et cette haine engluait totalement les synapses de son cerveau.
Que Bastien se laisse peu à peu physiquement envahir par une toile de maître, elle n’en avait que faire. Bien plus que regarder la peinture qui lui faisait face, le jeune homme semblait la voir avec une acuité extrême, s’attachant à percer le moindre détail. L’envoûtement dura une éternité. Le temps suspendit son vol et reprit enfin son cours, lorsque sur le ton de la confidence, il chuchota :
— Cette madone te ressemble... énormément.
Levant le nez, Salomé ouvrit grand ses yeux puis grimaça ostensiblement. Elle combattait des démons intérieurs prêts à la dévorer et son ami lui proposait de contempler la toile la plus morbide qui soit ! La scène était particulièrement terrifiante. Une demoiselle au visage d’ange recevait la tête tranchée de saint Jean-Baptiste. Du sang s’écoulait du cou sectionné pour goutter dans une assiette en fer que tenait la jeune femme entre ses mains. Buste en avant et regard tourné à l’opposé, elle ne semblait pas apprécier l’offrande faite par une main masculine, celle d’un inconnu. L’artiste s’était contenté de peindre un avant-bras, laissant au spectateur tout le loisir d’imaginer la face dantesque de l’auguste donateur. Ce dernier empoignait une touffe de longs cheveux pour maintenir, suspendue dans le vide, la tête du décapité aux paupières closes et à la barbe rousse.
Muet, Bastien, doigts glissés dans les poches de son jean et pouces reposant sur les pans de sa chemise, scrutait l’œuvre qui l’aspirait dans un tourbillon mystérieux. Salomé s’écarta de quelques pas et se mit à examiner le jeune homme. Il incarnait la génération geek avec son look d’éternel adolescent et son manque de style qui lui donnait un style, celui de Bastien Guainler. Veste noire nonchalamment ouverte sur une chemise du même ton, jean brut et tennis grises, il se la jouait cool, voire trop cool compte tenu de son âge. À trente ans, les boucles de sa toison brune faisaient craquer les mères et les grands-mères, et il s’en amusait volontiers. Salomé avait un tout autre avis sur le sujet, jugeant ce casque capillaire ridicule.
Cependant, là dans la Grande Galerie, le beau gosse avait la mine grave parce qu’un mystère le préoccupait.
— Encore plus surprenant, la gente dame se prénomme Salomé... La Salomé de Bernardino Luini, dit-il en se retournant puis il renchérit : Tu n’aurais pas des origines italiennes, par hasard ? Peut-être qu’un Milanais a échoué en 1500 sur les côtes bretonnes. Vois ces cheveux d’un blond vénitien, ce nez délicat, ces lèvres fines et ce port princier. Ma petite, tu contemples ton aïeule ou bien ton sosie du Moyen Âge.
Épaules rentrées, Salomé ne lui répondit pas, jouant l’aphasique. Elle adorait et détestait tout à la fois que Bastien la surnomme « La petite », prenant le contre-pied de la réalité, puisqu’elle était de six ans son aînée et le dépassait d’une tête par la taille. Naturellement et dès leur première rencontre, il s’était octroyé le droit de la gratifier du doux sobriquet de « Puce » puis au fil des mois, s’était même permis de l’appeler « Baby », « Lutine », « Lilliputienne » et autres qualificatifs du même acabit. Tel un Indien jivaro, il se complaisait dans le rôle du réducteur de tête de la forêt amazonienne et Salomé acceptait, sans se poser toutefois en victime. Trois ans qu’il agissait ainsi.
Pourtant, avec son mètre quatre-vingts et son corps de libellule, elle ne ressemblait en rien à une puce. Probablement que son comportement justifiait bien plus le choix de ce sobriquet. Instable, elle agissait par sauts successifs, sans vraiment suivre un chemin tout tracé. À force de s’évertuer à s’intéresser à tout sans rien approfondir, elle effleurait les sujets. En perpétuelle quête, elle n’avait de cesse de chercher le déclic qui ferait d’elle une femme d’exception. L’éclectisme de sa garde-robe marquait particulièrement son errance. Dans son dressing, s’accumulaient des tenues de tous les styles, du bobo intello, du branché des beaux quartiers au carrément sexy.
Ce matin-là, elle souhaitait effacer jusqu’à son