L’auteure, Andrea Ostojic, est titulaire d’un master en psychologie du travail. Passionnée par la vulgarisation de sa discipline, elle exerce le métier de journaliste indépendante dans le domaine de la presse écrite. Elle collabore notamment avec le magazine Le Cercle Psy.
01 | Après combien de temps peut-on rire d’un ouragan dévastateur ?
L’évolution dans le temps des réactions aux blagues sur les tragédies
02 | Les blagues avec un fond de vérité sont-elles plus drôles ?
L’effet des préférences implicites sur l’appréciation de l’humour
03 | Le rire est-il toujours contagieux ?
L’effet des préjugés sur l’évaluation d’une blague
04 | L’humour méprisant permet-il de reprendre le pouvoir ?
L’usage de l’humour pour rétablir l’équilibre dans les relations
05 | Qu’est-ce qui fait rire les bébés ?
La production humoristique chez les enfants de 2 à 3 ans
06 | Comment certaines personnes nous font-elles rire avec des blagues nulles ?
L’effet de l’origine supposée d’une blague sur son évaluation
07 | L’humour est-il une question de distance ?
L’influence de la transgression et de la distance sur la perception de l’humour
08 | Pourquoi les urgentistes font-ils des blagues morbides ?
L’humour comme mécanisme d’adaptation face au stress
09 | Pourquoi rions-nous quand quelqu’un se casse la figure ?
L’activité cérébrale face à des scènes comiques burlesques
Votre collègue vient de rompre avec sa copine. Vous tentez de plaisanter à ce sujet pour lui remonter le moral, et voilà qu’il vous lance un regard noir. Oups… Il était peut-être un peu tôt pour évoquer, mort(e) de rire, ce moment où il a surpris sa dulcinée en train de batifoler avec son meilleur ami. Certes, comme l’a dit Mark Twain, le temps transforme la tragédie en comédie, mais combien de jours, combien de mois, combien d’années faut-il attendre avant de pouvoir rire d’un événement tragique ? Des chercheurs américains se sont posé la question, en s’intéressant plus particulièrement aux blagues concernant l’ouragan Sandy qui a frappé la côte Est des États-Unis en 2012.
Les chercheurs ont imaginé 3 tweets humoristiques sur l’ouragan Sandy. L’ouragan s’y exprime à la première personne, faisant des blagues sur les destructions qu’il provoque. Ils ont ensuite demandé à 1064 personnes d’évaluer dans quelle mesure ils trouvaient ces 3 tweets drôles. Les participants avaient préalablement été répartis dans 10 groupes. Les membres du premier groupe ont lu les tweets et évalué leur degré d’humour 1 jour avant que l’ouragan ne frappe le pays. Les membres du deuxième groupe ont effectué ce même exercice le jour de l’arrivée de l’ouragan. Les participants des 8 autres groupes ont été interrogés respectivement 3, 8, 15, 22, 29, 36, 64 et 99 jours après la catastrophe. Les chercheurs ont comparé les évaluations d’humour entre les groupes.
La veille de la catastrophe, les tweets ont été considérés comme très drôles. À ce moment, la nature tragique de l’ouragan était encore inconnue et hypothétique. Au cours des 9 jours suivants, alors que la réalité psychologique de la tragédie s’installait — les participants découvrant l’ampleur des dégâts dans les médias —, le degré d’humour perçu a décliné, atteignant son plus bas niveau 15 jours après la catastrophe. Le temps passant, il est devenu de plus en plus acceptable de percevoir de l’humour dans la tragédie : les évaluations du degré d’humour des tweets ont augmenté jusqu’à atteindre un pic à J+36. Cependant, elles ont ensuite diminué à J+64 et J+99.
Si, juste après un événement tragique, les blagues ne sont pas les bienvenues, on peut commencer à en rire après un certain moment. Le temps semble bien avoir le pouvoir de transformer la tragédie en comédie. Cependant, cette évolution n’est pas linéaire. Dans le cas de l’ouragan Sandy, on observe un pic d’humour 36 jours après le drame. Après cette date, les blagues sont perçues comme de moins en moins drôles, car l’événement devient trop lointain et trop insignifiant pour faire rire. En effet, ce pic advient quand l’événement tragique n’est ni trop proche ni trop lointain, car, pour qu’une blague soit drôle, elle doit être un peu dérangeante, mais pas trop non plus… Il s’agirait donc de trouver la bonne distance.
Source : McGraw, A. P., Williams, L. E., & Warren, C. (2013). The rise and fall of humor: Psychological distance modulates humorous responses to tragedy. Social Psychological and Personality Science, 5(5), 566-572.
Certains humoristes — pensez, par exemple, au youtubeur Norman — font preuve d’un talent particulier pour décrire des situations du quotidien dans lesquelles nous nous reconnaissons. Ce qui déclenche notre amusement, c’est ce moment où l’on se dit : « C’est exactement ça ! » Un chercheur américain a baptisé ce style d’humour « It’s so true » : c’est le surgissement de la vérité qui déclenche le rire… La question qui se pose alors est la suivante : quand nous trouvons qu’une chose est drôle, est-ce parce que que nous pensons qu’elle est vraie ? Par exemple, si nous rions d’une blague raciste, peut-on en déduire que nous sommes racistes ? Des chercheurs américains se sont penchés sur la question.
L’objectif des chercheurs était de voir si nous avons tendance à rire davantage de blagues qui expriment des choses que nous considérons comme vraies. Pour ce faire, ils ont demandé à 59 étudiants de visionner un one-man-show humoristique de 30 minutes. Ce numéro comique comprenait des blagues exprimant des stéréotypes sur les Blancs et les Noirs et des blagues sur les rôles sociaux des hommes et des femmes. Un système de détection des expressions du visage a été utilisé pour repérer les moments du spectacle que les participants trouvaient amusants. Ces mêmes participants ont également passé 2 tests d’associations implicites, qui permettent d’évaluer la force des stéréotypes concernant les Blancs et les Noirs et concernant les rôles des hommes et des femmes, chez la personne qui passe le test. Par exemple, l’un des tests évalue dans quelle mesure la personne associe, de manière inconsciente, les termes « homme » et « femme » avec les termes « carrière » et « famille ».
Les participants ont davantage ri des blagues qui correspondaient à leurs préférences implicites. Par exemple, les participants qui ont montré des préférences implicites plus marquées pour les Blancs que pour les Noirs ont davantage ri aux blagues racialement connotées (qui évoquaient, par exemple, le fait qu’il est dangereux pour des Blancs de s’aventurer dans les quartiers noirs). Il en est de même pour les différences entre hommes et femmes : les participants qui ont, inconsciemment, plus fortement associé les hommes avec la carrière et les femmes avec la famille ont davantage ri aux blagues sur les différences entre hommes et femmes.
Il semblerait que nous appréciions davantage une blague si nous pensons qu’elle contient une part de vérité. Ce constat nous amène à nous questionner sur les plaisanteries un peu racistes ou misogynes qui nous font rire : nous sommes persuadés que « ce n’est pas sérieux », nous affirmons que « c’est juste pour plaisanter », mais, d’après cette étude, le fait de rire intensément de ces blagues pourrait être révélateur de ce que nous pensons vraiment, sans que nous en ayons forcément conscience.
Source : Lynch, R. (2011). It’s funny because we think it’s true: Laughter is augmented by implicit preferences. Evolution and Human Behavior, 31(2), 141-148.
On se demande parfois à quoi servent les rires préenregistrés dans les séries comiques… Leur seule fonction semble être de nous taper sur les nerfs. En réalité, leur rôle est d’encourager le rire chez le téléspectateur. L’hilarité a, en effet, quelque chose de contagieux. Quand nous voyons ou entendons quelqu’un rire, nous avons aussi envie de rire. C’est presque automatique. Mais réagissons-nous de la même manière au rire de tout le monde ? Si certaines personnes nous contaminent avec leur rire, d’autres ne nous donnent pas du tout envie de rire avec elles… Comment expliquer ce phénomène ? Des chercheurs australiens ont tenté de répondre à cette question.
Ils ont demandé à 60 étudiants d’écouter, seuls dans une pièce, un extrait d’un spectacle comique. Le même extrait était utilisé pour tous les participants, à quelques différences près : les participants des groupes 1 et 2 ont écouté un extrait dans lequel on pouvait entendre des rires du public à la fin de chaque blague, alors que ceux des groupes 3 et 4 ont écouté le même extrait, mais sans rires du public. Avant l’écoute, les chercheurs ont par ailleurs annoncé aux participants des groupes 1 et 3 que le public du spectacle était constitué d’étudiants de leur université. En revanche, ils ont dit aux participants des groupes 2 et 4 que le public était constitué de militants d’extrême droite. Des observateurs ont recensé les moments où les participants avaient ri. Les participants ont ensuite dû évaluer le degré d’humour du spectacle comique.
Le but des chercheurs était de montrer que, quand nous entendons quelqu’un rire, et que nous identifions cette personne comme faisant partie de notre groupe d’appartenance (par exemple, un étudiant de la même université que nous), nous avons tendance à rire avec elle. En revanche, les chercheurs s’attendaient à observer l’inverse avec une personne que nous considérons comme extérieure à notre groupe d’appartenance (par exemple, un militant d’un parti politique dont les idées sont opposées aux nôtres). Les résultats ont confirmé leurs hypothèses : les participants ont ri davantage et évalué le spectacle comique plus favorablement quand ils croyaient avoir entendu des rires d’étudiants plutôt que des rires de militants d’extrême droite.
L’hilarité n’est pas toujours contagieuse. Dans certains cas, le rire des autres peut même avoir un effet dissuasif : pendant un spectacle comique, si nous voyons des personnes rire dans le public, nous aurons tendance à rire aussi, à condition que nous identifiions ces personnes comme des pairs. En revanche, si nous avons l’impression que ces personnes sont très différentes de nous, l’effet sera inversé : nous n’aurons pas envie de rire avec elles, et aurons même tendance à juger négativement la personne qui les fait rire.
Source : Platow, M. J., Haslam, S. A., Both, A., Chew, I., Cuddon, M., Goharpey, N., et al. (2005). “It’s not funny if they’re laughing”: Self-categorization, social influence, and responses to canned laughter. Journal of Experimental Social Psychology, 41(5), 542-550.
Pourquoi rit-on ? Depuis l’Antiquité, les intellectuels n’ont eu de cesse d’élaborer des théories afin de répondre à cette mystérieuse question. Selon l’une de ces théories, le rire serait l’expression d’un plaisir lié à un sentiment de supériorité vis-à-vis d’un objet considéré comme risible, car dévalué, dégradé et donc inférieur. D’après cette « théorie du sentiment de supériorité », nous rions toujours aux dépens de quelqu’un. Est-ce vraiment le cas ? Intéressés par cette hypothèse, des chercheurs américains ont mené une expérience afin de mettre en évidence des situations dans lesquelles s’exprime cet humour de la supériorité.
220 étudiants ont participé à l’étude. Il leur a d’abord été demandé de décrire une transgression relationnelle — une trahison, un mensonge, une promesse non tenue… — qu’ils avaient subie, dans le cadre d’une relation amicale ou amoureuse, durant les 3 derniers mois. Ils ont ensuite répondu à plusieurs questions, notamment sur la sévérité de cette transgression, sur leur comportement envers le « transgresseur » depuis celle-ci — en particulier, sur la manière dont ils utilisaient l’humour avec lui — et, enfin, sur leur degré de satisfaction par rapport à cette relation.
D’après les réponses des participants, plus la transgression subie avait été sévère, plus ils exprimaient de l’humour agressif envers la personne qui avait commis cette transgression. Les participants qui ont rapporté produire plus d’humour négatif envers leur « transgresseur » ont aussi rapporté plus de comportements cohérents avec ce que les chercheurs appellent le « pouvoir punitif » — soit le fait de se sentir légitime et capable de punir le transgresseur, notamment par des agressions symboliques. L’utilisation d’humour négatif envers le transgresseur n’a pas été associée à une meilleure satisfaction concernant la relation avec celui-ci.
« La plaisanterie est une injure pleine d’esprit, et cette injure est la disgrâce d’autrui pour notre propre divertissement », écrivait Aristote, l’un des premiers philosophes à avoir soutenu l’idée selon laquelle le rire est un moyen de nous positionner comme supérieurs à l’objet de notre hilarité. D’après les résultats de cette étude, la théorie d’Aristote semble s’appliquer dans le cas de personnes qui ont été trahies ou trompées par un ami. Ces personnes ont en effet tendance à utiliser un humour agressif pour rabaisser l’ami en question, dans le but de rétablir un équilibre dans la relation, de reprendre le pouvoir. Cependant, même si l’humour agressif apporte probablement une certaine satisfaction à son auteur, il semblerait que ce comportement ne soit pas vraiment bénéfique pour la relation.
Source : Vallade, J. I., Booth-Butterfield, M., & Vela, L. E. (2013). Taking back power: Using superiority theory to predict humor use following a relational transgression. Western Journal of Communication, 77(2), 231-248.
« Caca boudin ! Crotte ! Prout ! », hurle votre neveu de 3 ans, tout en se dandinant avec un slip sur la tête. Puis, il s’écroule de rire, apparemment très content de lui. Vous êtes alors pris(e) de nostalgie pour cette période de la vie où, visiblement, il en fallait vraiment peu pour se taper une bonne tranche de rigolade. Qu’est-ce qui fait rire les bébés ? À partir de quel âge sont-ils capables de comprendre l’humour et de produire par eux-mêmes des contenus humoristiques ? Quelles sont les plaisanteries les plus efficaces auprès des tout-petits ? Des chercheurs américains ont mené l’enquête.
Dans une première étude, ils ont recruté 47 duos parent-enfant et leur ont demandé d’interagir pendant 10 minutes. Les enfants — âgés de 2 à 3 ans — étaient filmés. Les parents avaient préalablement été encouragés à faire des blagues avec leur enfant pendant cette interaction. Ils ont ensuite été questionnés sur les types de blagues qu’avait produites leur enfant. Dans une deuxième étude, 113 parents d’enfants de moins de 4 ans ont rempli un questionnaire en ligne sur les productions humoristiques de leur(s) enfant(s).
À partir de l’observation des interactions parent-enfant et des observations rapportées par des parents, les chercheurs ont constaté que les enfants copiaient des blagues dès la première année de leur vie, et produisaient des blagues nouvelles dès l’âge de 2 ans. Quand ils faisaient une blague, les enfants souriaient ou riaient en regardant leur interlocuteur, ce qui montre qu’ils cherchaient à provoquer une réaction. Les chercheurs ont distingué plusieurs types d’humour : l’humour consistant à détourner les objets de leur usage habituel (mettre sa culotte sur sa tête), l’humour consistant à jouer avec les concepts (dire que le cochon fait « meuh ») et celui consistant à jouer avec les dénominations (appeler un chat un chien). Les activités qui faisaient particulièrement rire les petits sont les jeux de cache-cache, ceux qui impliquent le corps (faire des grimaces, se jeter par terre), ceux qui consistent à chatouiller et à se courir après, et les sujets tabous (gros mots…).
Quand ils sont tout petits, les enfants commencent par reproduire des actions humoristiques qu’ils ont observées. Vers l’âge de 2 ans, ils acquièrent la capacité de créer eux-mêmes des contenus humoristiques. En grandissant, le type de blagues qu’ils produisent évolue parallèlement au développement de leur intelligence. Le comportement des enfants montre qu’ils cherchent à partager avec les autres leurs expériences humoristiques. Cela met en évidence un aspect central de l’humour, soit sa fonction sociale : un fou rire est d’autant plus agréable qu’il est partagé.
Source : Hoicka, E., & Akhtar, N. (2012). Early humour production. British Journal of Developmental Psychology, 30(4), 586-603.
Lors d’un repas de famille, votre cousin Gérard, le gai luron de service, raconte une histoire drôle qui fait hurler de rire toute la tablée. Le lendemain, vous racontez la même blague à vos amis, et c’est le bide total. Vous avez pourtant fourni des efforts considérables pour raconter cette histoire de la manière la plus amusante possible. Vous vous êtes même entraîné(e) devant votre glace ! Comment expliquer qu’une même blague, racontée par 2 personnes différentes, ne suscite pas les mêmes réactions ? Des scientifiques britanniques ont émis une hypothèse à ce sujet et tenté d’en faire la démonstration dans une expérience.
169 étudiants ont participé à cette expérience. Chacun d’entre eux s’est vu présenter une feuille de papier reprenant 5 histoires drôles. Chaque histoire drôle était précédée d’une phrase qui présentait la personne qui avait raconté cette blague et le contexte dans lequel elle avait été énoncée (par exemple, « dans une interview télévisée à la BBC, l’humoriste Ricky Gervais a dit… »). Tous les participants n’ont pas eu les mêmes informations sur les personnes qui avaient raconté les blagues : pour les participants d’un premier groupe, il était écrit que les blagues avaient été racontées par des comiques célèbres, alors que, pour ceux d’un deuxième groupe, ces mêmes blagues ont été attribuées à des célébrités non comiques. Après avoir lu chaque blague, les participants devaient évaluer leur niveau de drôlerie.
Tous les participants ont dû évaluer les mêmes histoires drôles. Pourtant, une différence significative a été mise en évidence entre la note moyenne de drôlerie donnée par les participants du premier groupe et celle donnée par les participants du deuxième groupe. En effet, les blagues ont été perçues comme significativement plus drôles quand les participants pensaient qu’elles avaient été racontées par des comiques plutôt que par des célébrités non comiques.
Qu’une blague soit considérée comme drôle ou pas ne dépend pas que de son contenu : l’origine de cette histoire drôle a un impact sur le fait que nous la trouvions amusante ou pas. Nous pouvons plus facilement envisager qu’une plaisanterie est drôle si elle est racontée par une personne que nous considérons comme drôle. Nous serons alors particulièrement « bon public » face à ses blagues, même quand elles ne sont pas terribles. Votre cousin Gérard étant considéré comme le clown de la famille, il parvient toujours à déclencher l’hilarité des invités lors des repas de Noël, même avec des blagues un peu nulles. En revanche, si ces mêmes blagues, racontées par vous, laissent vos amis de marbre, cela signifie peut-être qu’ils ne vous considèrent pas comme quelqu’un de très marrant…
Source : Johnson, A., & Mistry, K. (2013). The effect of joke-origin-induced expectancy on cognitive humor. Humor, 26(2), 321-341.