Le Centre Culturel International de Cerisy organise, chaque année, de juin à septembre, dans le cadre accueillant d’un château du XVIIe, monument historique, des colloques réunissant artistes, chercheurs, enseignants, étudiants, mais aussi un vaste public intéressé par les échanges culturels.
Entre 1910 et 1939, Paul Desjardins organise à l’abbaye de Pontigny les célèbres décades, qui réunissent d’éminentes personnalités de l’époque pour débattre de thèmes artistiques, littéraires, sociaux, politiques. Entre autres : Bachelard, Curtius, Gide, Groethuysen, Koyré, Malraux, Martin du Gard, Oppenheimer, Sartre, Schlumberger, Valéry, Wells.
En 1952, Anne Heurgon-Desjardins, remettant le château en état, crée le Centre Culturel de Cerisy et, grâce au soutien des « Amis de Pontigny-Cerisy », poursuit, en lui donnant sa marque personnelle, l’œuvre de son père.
Depuis 1977, ses filles, Edith Heurgon et Catherine Peyrou, ont repris le flambeau et donnent une nouvelle ampleur aux activités du Centre. Les sujets se sont diversifiés, les formules de travail perfectionnées et les installations modernisées.
Accueillir dans un cadre prestigieux, éloigné des agitations urbaines, pendant une période assez longue, des personnes qu’anime un même attrait pour les échanges, afin que se nouent, dans la réflexion commune, des liens durables. Ainsi, la caractéristique de Cerisy, comme de Pontigny autrefois, hors l’intérêt, certes, des thèmes choisis, c’est la qualité de l’accueil ainsi que la convivialité des rencontres, « le génie du lieu » en somme, où tout est fait pour l’agrément de chacun.
Les propriétaires, qui assurent aussi la direction du Centre, mettent gracieusement les lieux à la disposition de l’Association des Amis de Pontigny-Cerisy, sans but lucratif et reconnue d’utilité publique, dont le Conseil d’Administration est présidé par Jacques Vistel, conseiller d’Etat.
Le Centre Culturel a organisé près de 400 colloques abordant aussi bien les œuvres et la pensée d’autrefois que les mouvements intellectuels et les pratiques artistiques d’aujourd’hui, avec le concours de personnalités éminentes. Ces colloques ont donné lieu, chez divers éditeurs, à plus de 200 ouvrages, dont certains, en collection de poche, accessibles à un large public.
Le Centre National du Livre assure une aide continue pour l’organisation et l’édition des colloques. Les collectivités territoriales (Conseil Régional de Basse-Normandie, Conseil Général de la Manche, Communauté de Communes de Cerisy) ainsi que la Direction Régionale d’Action Culturelle, apportent leur soutien au fonctionnement du centre. Ne se limitant pas à son audience internationale, l’Association peut ainsi accueillir un public local nombreux dans le cadre de sa coopération avec l’Université de Caen qui organise et publie au moins deux rencontres annuelles.
Renseignements : CCIC, 27 rue de Boulainvilliers, 75016 PARIS
Paris (tél. 01 45 20 42 03, le vendredi a.m.)
Cerisy (tél. 02 33 46 91 66, Fax. 02 33 46 11 39)
Internet http://www.ccic-cerisy.asso.fr ; E-mail : info.cerisy@ccic-cerisy.asso.fr
Ange exterminateur (Université de Bruxelles) Nouveaux enjeux de l’Anthropologie (Balandier) (L’Harmattan) Apprentissage et cultures (Karthala) Architecture normande du Moyen Age (Corlet/PUC) Argumentation (Mardaga) Les théories de la Complexité (Atlan) (Seuil) Auto-organisation (Seuil) Bastide (L’Harmattan) Bateson (Seuil) Benveniste (Revue Linx) Technologies et symboliques de la Communication (PUG) Corps souffrant (Revue Agora) L’analyse stratégique (M. Crozier) (Seuil) Décision (PUL) Discours utopique (10/18) Epistémologie et Cognition (Mardaga) Praxis et Cognition (L’Interdisciplinaire) Le passage des frontières (Derrida) (Galilée) L’Animal autobiographique : Derrida (Galilée) Eugen Fink (Rodopi) Freud : judéité, lumières et romantisme (Delachaux et Niestlé) Structuration du social et modernité avancée (A. Giddens) (PU Laval) Girard : violence et vérité (Grasset) Production du social (Godelier) (Fayard) Le parler frais d’E. Goffman (Minuit) Graal et modernité (Dervy) Herméneutique : textes, sciences (PUF) Individualisme et autobiographie (Université de Bruxelles) Jalousie (L’Harmattan) Création et événement : J. Ladrière (Peeters) Levinas (Cerf) Faculté de juger (Lyotard) (Minuit) Mathématiques et Arts (Hermann) Matérialismes philosophiques (Kimé) Messie (In Press) Arguments pour une méhode (Morin) (Seuil) Modernité en questions : Habermas, Rorty (Cerf) Trois regards sur le Moyen Age (Léopard d’Or) Mythe et mythique (Dervy) Mythes et psychanalyse (In Press) Nietzsche (10/18) Paysage (L’Harmattan) Perspectives Systémiques (L’interdisciplinaire) Plaisir de parler (Minuit) Popper (Aubier-Montaigne) Temps et devenir (Prigogine) (Patino) Positions de la sophistique (Vrin) Prendre place : espace public et culture dramatique (Recherches) Psychiatrie et existence (Millon) Limites de la Rationalité (Découverte, 2 tomes) Ricœur (CERF) Rythmes (L’Harmattan) Saussure (Revue Linx) Sexualité (Plon) Sciences Cognitives (Folio, Gallimard) Service Public ? (L’Harmattan) Spinoza (Institut d’Epistémologie) Ch. Taylor (PU Laval/Cerf) Logos et théorie des catastrophes (Thom) (Patino) Penser le sujet (Tourain) (Fayard) Métamorphoses de la Ville (Economica) Métiers de la Ville (L’Aube) Entreprendre la Ville (L’Aube) Violence et politique (Revue Ligne) Weimar, le tournant esthétique (Anthropos) Wittgenstein (Beauchesne).
2000 : Prospective d’un siècle à l’autre II, dir. E. Heurgon (juin) Communiquer, transmettre : questions de médiologie, dir. D. Bougnoux, F. Gaillard (juin) Les calendriers, dir. J. Le Goff (juillet) Les contes et la psychanalyse, dir. B. Lechevalier, G. Poulouin, H. Syberz (juillet) Autobiographie, journal intime et psychanalyse, dir. A. Clancier, J.-F. Chiantaretto, A. Roche (juillet) Cultures : guerre et paix, dir. T. Nathan, O. Ralet, I. Stengers (août) Dialogisme et textualité (Francis Jacques), dir. D. Vernant (septembre) Le sens de l’école et la démocratie, dir. H. Peyronie, A. Vergnioux (septembre) Cultes et pèlerinages à Saint-Michel : les trois monts dédiés à l’archange, dir. P. Bouet, F. Neveux (septembre).
2001 : Prospective d’un siècle à l’autre III, dir. E. Heurgon (juin) Foucault et l’art, dir. Ph. Artières (juin) Auguste Comte, dir. M. Bourdeau (juillet) Sociologie de la culture (P. Bourdieu), dir. J. Dubois, P. Durand (juillet) Témoignage et écriture de l’histoire, dir. J.-F. Chiantaretto, R. Robin (juillet).
Les organisateurs et les participants du colloque « Droit et littérature dans le contexte suédois » tiennent à remercier :
1/ Le Centre Culturel International de Cerisy, et en particulier sa directrice Madame Edith Heurgon et le président de l’Association des Amisde Pontigny-Cerisy, Monsieur Maurice de Gandillac. Il n’a pas été possible de faire figurer ici la teneur des discussions auxquelles les communications du colloque ont donné lieu, ni surtout la richesse des échanges personnels qui ont eu pour cadre les nombreux endroits ad hoc du château de Cerisy (salon, bibliothèque, table du repas, parc). Ceux qui ont eu l’occasion d’apprécier ce lieu, l’amabilité et l’efficacité de ses hôtes, l’ambiance si particulière et si favorable aux échanges intellectuels qui y règne, sauront ajouter d’eux-mêmes tout cela ; les autres auront peut-être envie d’y goûter à leur tour et rien ne saurait nous réjouir plus.
2/ L’U.F.R. de Langues Vivantes Etrangères et le Département d’Etudes Nordiques de l’Université de Caen.
3/ La Fondation Helge Ax : son Johnson.
4/ La Fondation Wenner-Gren.
5/ Le Fonds du roi Gustav VI Adolf pour la culture suédoise, dont la subvention a rendu possible la présente publication. Puisse-t-elle susciter de nouvelles vocations dans le domaine de la recherche pluridisciplinaire et transculturelle, tel est le vœu que nous formulons pour terminer.
L’idée d’étudier les rapports entre droit et littérature vient du monde anglo-saxon et plus précisément américain. Cette idée a donné lieu à la création d’un courant de pensée dont le livre Law’s Stories représente actuellement le bréviaire sur les campus américains1.
D’une part ce mouvement a généré des études nouvelles sur quelques grands textes du patrimoine mondial tels que Antigone, Billy Budd, Sailor, Le Procès ou encore L’Etranger, dont les problèmes juridiques ont ainsi fait l’objet d’une attention plus fouillée et plus technique. D’autre part, le discours des textes juridiques et jurisprudentiels a été examiné d’un point de vue littéraire ou plus générale ment linguistique.
On peut expliquer l’éclosion et le succès de ce mouvement aux Etats-Unis par l’intérêt pour l’étude théorique de la littérature qui a marqué l’enseignement supérieur dans ce pays pendant les dernières décennies. Les penseurs tels que Foucault, Derrida, Lyotard, Cixous ou Kristeva ont amené les juristes à prendre les études littéraires plus au sérieux, et les spécialistes de l’étude de la littérature se sont sentis en position de force pour soumettre la loi à leur travail critique — c’est le phénomène qu’on appelle enpowerment en anglais.
Pourquoi appliquer les méthodes de ce mouvement au cas suédois ? Deux raisons au moins viennent à l’esprit. La première est que le mot suédois pour « justice », rättvisa, est absent de très nombreux dictionnaires modernes2. La plupart des dictionnaires postérieurs au Ordbok öfver Svenska Språket de 1853 semblent procéder selon l’hypothèse, lourde de conséquence, que l’entrée rätt est suffisante pour définir à la fois rätt et rättvisa. Cela semble affirmer que la justice et la conformité aux règlements sont une seule et même chose. Cela ne va pas de soi et on peut être tenté de se demander quel état de fait a poussé les auteurs de dictionnaires à diffuser une telle opinion, et quelles en sont les conséquences pour le rapport entre le droit et les lettres dans la société suédoise.
En réfléchissant sur cette question, on est amené à essayer de faire un nouveau bilan de l’apport de l’école d’Uppsala sur l’ensemble de la culture suédoise du XXe siècle, et c’est là la deuxième raison qui a déterminé ce projet. En effet, si les noms des grands représentants du réalisme juridique scandinave, Olivecrona, Hägerström, Ross, ne sont plus familiers à l’homme de la rue, il n’est pas pour autant certain ni que leur influence a été limitée et détrônée, ni que les ramifications de cette influence aient jamais fait l’objet d’une étude globale. Comme Wittgenstein et les existentialistes, les philosophes regroupés sous l’étiquette d’école d’Uppsala ont voulu dénoncer la métaphysique. Dans leur tentative pour revendiquer pour la philosophie le même statut que la science, ils ont posé en principe l’indifférence à la valeur, la neutralité comme « principe de la pureté de la science » (Ross). Selon Hedenius, « il n’y a pas de place pour des valeurs dans la nature », et selon Hägerström « l’existence et la valeur sont deux choses totalement distinctes. Par conséquent on ne peut pas inclure la valeur dans l’existence ». Olivecrona a défini le droit de la façon suivante : « Ce que nous appelons le droit est en réalité un système de règles à propos de l’usage de la force ». Il paraît intéressant en cette fin de siècle, et eu égard aux changements profonds intervenus dans le modèle suédois ces dernières années, de revenir en arrière sur les conséquences de l’existence et du prestige de la pensée de l’école d’Uppsala, ici résumée et schématisée, sur la littérature suédoise au sens très large, de la lexicographie au polar.
Le projet d’un colloque sur le thème « Droit et littérature dans le contexte suédois » est né de ces réflexions. Un colloque est un imprévisible échange d’idées, et les actes en conservent surtout les apports individuels qui illuminent tel ou tel aspect du vaste problème abordé. Nous espérons que ce volume permettra des aperçus nouveaux sur des facettes de la culture suédoise qui n’ont jamais encore été abordées dans un tel contexte, et qu’il sera ainsi une première pierre pour un travail de synthèse sur les principes fondateurs de la société suédoise contemporaine et leurs manifestations littéraires.
1 Brooks, Peter et Gewirtz, Paul, Law’s Stories : Narrative and Rhetoric in the Law, Yale University Press, 1996.
2 A ma connaisance, il ne figure pas dans les dictionnaires suivants : Nordisk Familjebok (1958), Svensk Uppslagsbok (1952), Tidens Lexikon (1938), Bonniers Lexikon (1966), Focus Uppslagsbok (1981), Stora Uppslagsboken (1985), Björn Collinders Stora Ordboken (1987), Bra Böckers Lexikon (1989).
Droit et littérature. Le rapprochement de ces deux termes est en soi un paradoxe, tant ce qu’ils désignent semble au premier abord incompatible. Mais l’existence même de ce colloque implique que la réflexion d’intervenants venus d’horizons différents est à même de réduire cette apparente contradiction et de mettre en évidence les liens qui peuvent s’établir — à différents niveaux, entre ces deux notions. Nul ne contestera que l’énoncé juridique est fort éloigné de notre conception commune du récit littéraire et qu’il se caractérise par un langage bien spécifique ayant recours non seulement à un jargon technique, mais à une syntaxe et un style rebutants pour le non spécialiste, et en tout cas à l’opposé de l’esthétique supposée du texte narratif.
En choisissant d’évoquer les codes de lois provinciales de la Suède médiévale, on peut espérer résoudre une partie de ce paradoxe, car cette profonde incompatibilité s’estompe quelque peu si l’on remonte au stade primitif des lois que sont ces premiers codes, dont la rédaction, sous la forme que nous leur connaissons, remonte aux XIIIe et XIVe siècles. Dans cette perspective historique, codification du droit et littérature se mêlent étroitement. Nous sommes dans un seul et même contexte, celui de la genèse d’une culture écrite en langue vernaculaire, de l’élaboration d’une littérature nationale au sens propre du terme. La rédaction des lois constitue ainsi l’un des tout premiers événements de ce processus culturel assez tardif en Suède. Ce retard est généralement expliqué par la relative lenteur avec laquelle se mettent en place les conditions favorables à l’éclosion d’une culture écrite : d’une part, une situation politique stable (en l’occurrence, un pouvoir royal fort) et, d’autre part, une Eglise solidement implantée. Or ces deux conditions ne sont vraiment réunies qu’au XIIIe siècle sur le sol suédois.
En opposant trop nettement énoncé juridique et texte littéraire, nous appliquons à l’évidence des catégories de pensée qui ont peu de chance d’avoir eu une réelle pertinence aux époques qui nous concernent. L’usage de plus en plus intensif et répandu de l’écriture a eu un effet incontestable sur la diversification des savoirs et des formes d’expression1. Cela ne signifie pas que les hommes vivant dans des cultures de tradition orale — comme c’était pratiquement le cas en Suède à la veille du XIIIe siècle, aient été dans l’incapacité de ressentir ou même d’établir des distinctions et des démarcations au sein du corpus de traditions qui était à leur disposition. Mais les différents énoncés de cette tradition, destinés à être transmis oralement, c’est à dire écoutés, assimilés et répétés, et relevant donc de processus complexes de mémorisation et de communication, obéissaient tous à des règles communes : celles qu’impose ce support à la fois labile et créatif qu’est la mémoire humaine. Autrement dit, formulations stéréotypées, allitérations, assonances et autres procédés mnémotechniques sont la caractéristique des savoirs transmis oralement, qu’il s’agisse de poésie et de mythes, de listes généalogiques ou de droit. Plus profondément, les clivages auxquels nous sommes habitués et qui nous semblent naturels entre, par exemple, prose et poésie, mythe et histoire, réalité et fiction, s’avèrent bien moins pertinents lorsqu’il s’agit de culture orale.
Or certains traits stylistiques caractéristiques de la tradition orale apparaissent précisément dans les lois provinciales suédoises qui présentent en outre un ton volontiers archaïque2. Il suffit de citer ce célèbre passage de la loi de Dalécarlie3 :
Marght är ilz öki.
Oc wardir hani manz bani.
La bildir a wäg,
flögh wp hani oc a bild,
nipir bildir oc i quid kalli.
Döp hafpi pän karl af.
[Mainte chose peut susciter du mal. Ainsi un coq causera la mort d’un homme. Un soc de charrue se trouvait sur un mur, un coq s’envola et se posa sur le soc, le soc tomba et éventra un homme. L’homme en mourut.]
D’autres exemples de ce type ne sont pas rares. Ainsi, ce passage de l’ancienne loi de Västergötland (Äldre Västgötalagen) :
Dans le commentaire qu’il fait de ce passage, Lars Lönnroth4 souligne la forte allitération et l’empreinte proverbiale de cette énumération hautement métaphorique qui n’est pas sans évoquer les pulur de la tradition islandaise. La comparaison avec la littérature islandaise revient souvent sous la plume des auteurs suédois. En fait, le statut accordé aux lois provinciales est une question d’autant plus cruciale que la Suède se distingue par la pauvreté tant quantitative que qualitative de sa littérature médiévale. Surtout si l’on songe à l’impressionnante éclosion de la culture écrite islandaise du XIIe au XIVe siècle. Les lois ont donc représenté un enjeu extrêmement important aux yeux des spécialistes de la littérature suédoise, leur rédaction étant, comme l’a affirmé L. Lönnroth, le seul domaine de l’ancien art narratif scandinave où la Suède éclipse la Norvège, le Danemark et l’Islande5. Citons encore Carl Ivar Ståhle, spécialiste des lois médiévales et de l’histoire de la littérature, selon lequel « il ne fait aucun doute que l’on soit en droit de qualifier [les lois provinciales] de littérature. C’est notamment dans la configuration orale que l’on distingue clairement derrière l’écriture des textes, que l’on est confronté à une narration délibérément artistique apparentée par son style à la littérature norroise ainsi qu’aux contes populaires et au fond de formules proverbiales communes à l’ensemble de l’aire nordique »6.
De nombreux savants, à l’instar de C. I. Ståhle ont évité d’appliquer aux lois un regard trop critique, préférant souligner leur aspect purement littéraire et présentant ainsi les passages les plus pittoresques. Dans cette perspective, les lois ont été avant tout considérées à la fois comme l’expression du génie littéraire du peuple suédois et comme un témoignage historique hérité des temps les plus reculés, finalement confié au parchemin à partir du XIIIe siècle au terme d’une longue transmission orale. L’un des textes les plus souvent cités afin d’illustrer cette théorie est un article de la section concernant l’inviolabilité de l’individu (Manhälghis balkär XII, 6) dans la loi d’Uppland :
Un homme chevauche-t-il sur un chemin et trouve un cadavre marqué de meurtrissures et de blessures. Il doit retourner sur ses pas et le faire savoir au village le plus proche. Dans ce village, fait-il l’objet d’une vengeance [c’est à dire : s’il se trouve des individus avec lesquels il y a un conflit l’engageant, lui ou sa famille, et qui sont susceptibles de se venger], qu’il le fasse savoir dans le village d’à côté. Là encore, fait-il l’objet d’une vengeance, qu’il le fasse savoir dans un troisième village. Qu’il procède dans ce village comme dans le premier et dise : « J’ai fait une découverte. Un cadavre gît sur le lieu du meurtre, marqué de meurtrissures et de blessures et nul ne sait qui est le meurtrier ». Ceux qui sont présents répondent alors : « Qui peut bien être le meurtrier le plus probable, sinon toi ? » « Non, dit-il, je ne suis pas le meurtrier ». Voit-on du sang sur l’emmanchement de sa lance, sur la fixation de sa hache, voit-on des accrocs sur ses vêtements ou que la pointe de sa lance correspond à la blessure, il est le meurtrier probable de l’homme. Réfute-t-il cet acte, douze hommes doivent alors soit le disculper, soit le déclarer coupable. Le disculpent-ils, il sera dégagé de toute charge. Le déclarent-ils coupable, il paiera une amende de cent quarante marks7.
Sans préjuger de la nature exacte des lois provinciales telles qu’elles nous sont parvenues, il est incontestable que la tradition juridique suédoise prend racine dans des pratiques orales séculaires. Le thing, l’assemblée des hommes libres était, selon l’expression de Lucien Musset, la pierre angulaire de la vie sociale et politique scandinave. Il se réunissait tout d’abord au niveau du canton, unité juridique locale. Le canton se nommait härad dans les provinces de Väster- et Östergötland, terme que l’on rencontre également au Danemark et à l’est de la Norvège. En Uppland comme sur l’île de Gotland, le canton était appelé hundare. Ces deux termes ont manifestement des connotations militaires : le premier est à mettre en relation avec här « troupe armée » tandis que le second est formé sur le numéral cent (hund-) et désignait donc probablement la centaine comme unité militaire. L’un comme l’autre témoigne de l’organisation de la levée navale (v.-suéd. lepunger). Une institution sans doute fort ancienne qui était destinée à fournir des bateaux équipés en vue de la guerre et de la défense des côtes, et qui évoluera, après l’époque viking, vers un simple impôt. Au-dessus du canton, il existait une unité territoriale plus vaste, dont l’étendue était généralement limitée par des frontières naturelles : la province (landskap). S’y tenaient également des assemblées présidées par un lagman (litt. « homme de la loi ») qui était généralement élu8. Ce personnage qui, avant de devenir un agent royal à partir du XIIIe siècle, était le véritable chef de la province, avait un rôle considérable9. Sa fonction était à la fois de réciter la loi (lagh tälia) lors des sessions de l’assemblée, et le cas échéant, de l’expliquer (lagh skilia). Cet enracinement oral des traditions juridiques suédoises est parfaitement exprimé par le terme de laghsagha qui a pris progressivement le sens de « juridiction », mais dont le sens d’origine est « expression orale de la loi » comme il ressort de la loi de la province de Småland qui déclare :
« Nu sculu mæn till thingz fara oc lagh saghu waræ höra » [Il nous faut à présent nous rendre à l’assemblée afin d’écouter la récitation de notre loi]10. Le lagman suédois semble avoir occupé des fonctions proches de celles dont était investi le « récitateur des lois » islandais (lögsögumadr). On a pu supposer que l’institution islandaise avait pu être importée de Suède11, mais il est tentant d’imaginer qu’il s’agit là d’un archaïsme préservé de part et d’autre du monde scandinave.
Les lois provinciales se répartissent en deux grands domaines12 : celles du Svealand (Suède centrale) et celles du Götaland (Suède méridionale). Cette situation reflète l’antique bipartition entre les Svear et les Götar, les deux grands peuples dont l’union au cours du Moyen Age formera le royaume suédois (Svea-rike, Svi-thjod). Les lois du Svealand sont représentées par les lois d’Uppland, de Västmanland, de Södermanland, de Hälsingland et de Dalécarlie. Quant aux codes du Götaland, il s’agit de l’ancienne et de la nouvelle loi de Västergötland, de la loi d’Östergötland et d’un fragment de la loi de Småland. En marge de ces deux grandes juridictions, il convient de signaler la loi de Gotland.
La loi de Västergötland fut sans doute la première à être mise par écrit. Ce travail, dû au lagman Eskil, le frère du jarl Birger, fut exécuté dans les années 1220. Le manuscrit le plus ancien (en fait deux feuillets) date du milieu du XIIIe siècle et constitue le plus ancien texte suédois conservé sur parchemin. On ignore le contexte exact de ce véritable événement culturel. En revanche, on sait que Snorri Sturluson rendit visite en 1219 à Eskil. Il est évident que l’Islandais profita de ce séjour en Suède pour se documenter sur les anciennes traditions suédoises et que le célèbre épisode de la saga de saint Olaf mettant en scène le lagman Thorgnyr a des chances d’être le reflet de ce travail de documentation. Mais on doit également se demander si la visite d’un personnage aussi important n’a pas pu jouer un rôle déterminant, agir comme un catalyseur dans le processus culturel qui aboutit à la première consignation par écrit d’une loi suédoise. Snorri était non seulement l’un des plus grands lettrés de son époque (de retour en Islande, en 1220, il composera son Edda en prose, un traité d’art poétique, puis sa magistrale et volumineuse histoire des rois de Norvège, le Heimskringla), mais il était en outre juriste et véritable homme d’Etat. En effet, avant d’entreprendre ce voyage en Norvège et en Suède qui le mit en contact avec les principaux acteurs politiques de ces pays, il avait durant trois ans, de 1215 à 1218, occupé les fonctions de lögsögumadr à l’assemblée islandaise. Or la loi de Västergötland fut écrite peu de temps après la visite de Snorri, puisqu’Eskil mourut en 1227. Un possible rôle joué par Snorri reste bien entendu une pure hypothèse. Ce qui est plus tangible en revanche, c’est le fait qu’Eskil ait été membre de la grande dynastie des Folkungar, qui fournit au royaume ses rois et ses principaux dignitaires durant plus d’un siècle, et notamment plusieurs lagmän qui seront à l’origine des principaux codes de lois provinciales. De la fin du XIIIe siècle datent la nouvelle loi de Västergötland (Yngre Västgötalagen) ainsi que la loi d’Östergötland, que l’on doit à Bengt Magnusson, petit-neveu d’Eskil et du jarl Birger. Il semble que cette version repose sur une rédaction plus ancienne, à présent disparue et due au père de Bengt, Magnus Bengtsson.
Le contexte dans lequel la loi d’Uppland vit le jour est mieux connu. En effet, elle fut officiellement reconnue par une lettre de proclamation datée du 2 janvier 1296 émanant du roi Birger Magnusson. Il s’agissait de créer une nouvelle juridiction, celle d’Uppland, par la réunion de trois anciennes provinces (folkland) situées au nord du lac Mälar : le Tiundaland, l’Attundaland et le Fjädrundaland (respectivement : la province de dix, de huit, de quatre hundare). Ces trois provinces avaient été jusqu’alors chacune dotées d’une assemblée et d’un lagman. Ce fut Birger Persson, père de la future sainte Birgitta et lagman du Tiundaland qui eut la tâche de réunir un jury constitué de représentants des trois provinces afin de remplacer ce qui dans les lois était tombé en désuétude ou était devenu incompréhensible et de produire une nouvelle loi commune aux trois folkland, les réunissant ainsi en une seule et unique juridiction. De nombreux historiens ont estimé que la loi d’Uppland constituait sur le plan politique une étape importante dans le parachèvement de l’unité du royaume et parallèlement, sur le plan juridique, un pas en direction de la première loi nationale (landslag) qui fut promulguée en 1347 par le roi Magnus Eriksson et qui d’ailleurs se fondait en partie sur la loi d’Uppland. Au cours de la première moitié du XIVe siècle les autres lois du Svealand furent rédigées dans un laps de temps assez court et influencées par le code d’Uppland (Västmannalagen, Södermannalagen et Hälsingelagen). Enfin, la loi de Dalécarlie (Dalalagen), bien qu’ayant fait également de nombreux emprunts à la loi upplandaise, présente des particularités que certains spécialistes, on l’a vu, ont interprété comme le reflet de l’ancienne récitation orale des lois.
Les lois provinciales suédoises, mais également les autres codes scandinaves, ont fait l’objet, depuis plus d’un siècle de recherche, d’une abondante littérature émanant à la fois de philologues, de spécialistes du droit et de la littérature médiévale, d’historiens, et plus récemment, d’anthropologues. Il est donc logique que des points de vue assez divergeants aient été exprimés à leur sujet. Au XIXe siècle, les historiens du droit de l’école allemande cherchèrent à reconstruire un droit germanique originel à partir, d’une part, des codes de lois des peuples issus des grandes invasions (Loi Lombarde, Burgonde, etc.), et d’autre part, des lois de la Scandinavie médiévale. Si les premiers ont manifestement subi l’influence du droit romain tardif et du christianisme, les secondes apparurent plus pures. Cette tentative de « paléontologie juridique », manifestement influencée par la grammaire comparée indo-européenne et empreinte de romantisme est à présent tombée en obsolescence13. Mais elle a influencé l’étude des lois scandinaves et notamment suédoises, puisque celles-ci présentent de nombreux archaïsmes. Mais comment doit-on regarder ces archaïsmes ? Et s’agit-il de véritables archaïsmes ? La question a suscité un intéressant débat au cours de ces vingt-cinq dernières années14. Un certain nombre de critères attribués traditionnellement à l’authenticité et à l’antiquité ont été repris au service d’une argumentation inverse : non seulement un trait stylistique comme l’allitération, particulièrement en usage dans la loi de Dalécarlie, texte extrêmement controversé, n’est pas lié à des processus mnémotechniques, mais représente un trait d’érudition et d’influences littéraires étrangères, voire de recréation d’un style volontairement archaïsant15. L’historienne Elsa Sjöholm a tenté de démontrer que la tradition juridique suédoise telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous remonte, non pas à la société pré-chrétienne, mais à la tradition légale européenne fondée en grande partie sur la Bible (Loi mosaïque) et sur la loi Lombarde16 ; une tradition dont elle constitue en fait un prolongement septentrional. D’autres auteurs ont adopté une attitude intermédiaire, n’excluant ni les véritables archaïsmes, ni les rhabillages récents17. La question est de savoir s’il est possible de déterminer ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas. Les textes de lois nordiques apparaissent relativement hétérogènes. Mais à la différence d’autres traditions juridiques, comme celle de l’Irlande ancienne où il est parfois possible d’identifier différentes strates linguistiques et culturelles, les lois suédoises ne se laissent pas analyser de la sorte. On a souvent mis en avant le fait que les codes de lois provinciales avaient été des livres privés. Doit-on en conclure qu’ils préservent plus scrupuleusement le droit coutumier local, ou bien que leur contenu est avant tout destiné à servir les intérêts de celui qui les a rédigés ou fait rédiger ? Quoi qu’il en soit, il est difficile d’imaginer que le contenu de ces lois ne reflète pas les pratiques sociales contemporaines de leur rédaction. Il est intéressant de constater que le débat relatif aux lois provinciales présente de nombreux points communs avec les discussions qui depuis plus d’un siècle, tentent de déterminer la nature des sagas islandaises. Ces dernières sont-elles enracinées dans la tradition locale ou au contraire représentent-elles de purs produits de la société islandaise du XIIIe siècle ?
Dans ce cas également, la question reste posée et n’est pas prête d’être résolue.
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1 On renverra sur ces questions aux travaux de l’anthropologue anglais Jack Goody. Cf. également les réflexions de M. T. Clanchy.
2 Voir à ce propos l’important article de C. I. Ståhle 1965 : « Lagspråk » et l’étude fondamentale d’Elias Wessén 1965 : 23-29.
3 Cf. E. Wessén 1965 : 52 et L. Lönnroth 1987 : 55.
4 Cette présentation en strophe est restituée par L. Lönnroth (1987) : 55. En aucun cas elle n’apparaît dans le manuscrit. Cf. C. J. Schlyter 1827/I : 65 : Äldre Västgötaland, Fornamix b. § 7. Fornæmi (de næma, « prendre » désigne l’usage ou la dépossession illégale d’une chose appartenant à autrui, sans que l’infraction se commette secrètement ni avec violence (cf. L. Beauchet 1894 : 249).
5 Ibid, p. 52.
6 C. I. Ståhle 1955 : 39.
7 Voir E. Wessén 1965 : 64 sq.
8 Plusieurs sources suggèrent cependant que cette fonction pouvait parfois se transmettre de père en fils. Cf. Sturluson, Snorri, La saga de saint Olaf, ch. 78, Ed. Bjarni Adalbjarnarson, Heimskringla, IF XXVII, p. 111.
9 Sur l’organisation de l’ancienne société suédoise, on consultera L. Musset 1951 : 100 sq. et P. & B. Sawyer 1993 : 80 sq.
10 Cité par G. Hafström 1965 : 166.
11 Cf. G. Hafström 1965 : col. 151.
12 L’ensemble des lois suédoises ont été éditées par C. J. Schlyter (1827-1877) ; les lois provinciales, quant à elles sont traduites et commentées par Åke Holmbäck et Elias Wessén (1933-1946).
13 Sur ces questions, on consultera B. M. Wåhlin 1974, E. Sjöholm 1990 et O. Fenger 1991.
14 Cette polémique a été résumée brièvement mais avec clarté par P. Norseng 1987 : 61-63.
15 Cf. G. Utterström 1975.
16 E. Sjöholm 1990 : 70 sq.
17 Voir par exemple l’étude de P. Foote 1975.
L’attribution du prix Nobel de littérature est le principal événement annuel dans le Landerneau (mondial) des Lettres. Il est arrivé qu’elle déclenche des polémiques, même si c’est désormais plutôt dans la perplexité qu’elle plonge les critiques littéraires (au moins hexagonaux) devant des noms aussi exotiques que Wislawa Szymborska, Wole Soyinka ou Kenzaburo Oe. La surprise réelle ou feinte a remplacé le dépit, ce dont on ne se plaindra pas. Mais elle souligne bien la portée désormais universelle du prix, ce qui n’aurait pu que réjouir son fondateur, épris d’internationalisme. Les arcanes ayant présidé à l’attribution des prix dans le passé sont désormais assez bien connus du fait du livre rédigé sur ce sujet par l’un des membres de l’Académie chargée de cette délicate mission, je veux parler de Det litterära Nobelpriset, de Kjell Espmark1. Je suis assez bien placé pour le savoir, puisque je me suis rendu coupable (le mot n’est pas trop fort et je vais bientôt le prouver) de sa traduction française2. Nous savons désormais tout (ou à peu près tout) sur les motifs (avoués et avouables) qui ont conduit à attribuer le prix à tel ou tel écrivain, parfois aux dépens de tel autre, comme dans « l’affaire Tolstoï », ou à le décerner « en vain », comme dans « l’affaire Sartre ». Il n’est pas de mon propos de revenir là-dessus, mais plutôt de tenter de me mettre dans la peau du testateur (dans ses chaussures, diraient les Suédois) et de me demander si ses volontés ont bien été respectées.
*
Pour cela, il est indispensable de se reporter au testament… dans sa version originale. Le prix de littérature doit être attribué, faut-il le rappeler, à den som inom litteraturen har producerats det utmärktaste i idealisk riktning. C’est là où l’artiste s’embarrasse, comme on dit, et en particulier le traducteur — qui n’est pas toujours un artiste. Que faire devant une pareille formule ? Dans ma panique (car la traduction était évidemment très pressée, comme toujours lorsque les éditeurs sont décidés), j’ai eu recours à une solution que je considère maintenant comme un peu lâche, pour ne pas dire beaucoup. Je me suis référé à la version française « officielle » diffusée par la fondation Nobel, par l’intermédiaire de l’Institut suédois. Je me suis donc abrité derrière des autorités morales et juridiques incontestables, même si je me suis refusé à écorcher la langue de Molière au point de dire « d’une tendance idéaliste », me contentant d’un « de tendance idéaliste » déjà bien peu satisfaisant. Et c’est quelque chose que je regrette aujourd’hui. Mais, pour sortir de cette difficulté il aurait fallu, au fond, pouvoir mener la réflexion que je me propose aujourd’hui, ce dont je n’avais pas le temps et qui n’entrait pas vraiment dans le cadre de ce que l’on me demandait alors de faire.
Il faut dire que peu d’adjectifs auront causé autant de huvudbry (que je traduirai par casse-tête… suédois) que ce petit mot idealisk. Il figure bien, en effet, dans le vocabulaire (ordlista) de l’Académie suédoise, mais au sens de fullkomlig, mönstergill, ypperlig, ce qui correspond au français « idéal(e), parfait, exemplaire ». La difficulté réside bien entendu dans le fait que Nobel l’a couplé avec un substantif qui ne le supporte pas dans cette acception. Une œuvre de tendance idéale, cela n’a pas de sens, pas plus en suédois qu’en français. Il faut donc chercher ailleurs. Ce qu’on s’est empressé de faire en Suède même, vu l’urgence, encore une fois, quand il s’est agi de commencer à traduire ce testament dans les faits. Et l’on a alors, en ajoutant les trois petites lettre ist, transformé le vocable dans un sens acceptable par la raison et surtout par l’époque. Tout le monde ne s’y est pas laissé prendre : en particulier Strindberg (recalé du prix, il est vrai) qui, dès 1910, faisait remarquer, dans son Discours à la nation suédoise, ce petit tour de passe-passe, qui est au fond une escroquerie morale. Mais Wirsén, le tout-puissant secrétaire perpétuel de l’époque, ne pouvait guère manquer une aussi belle occasion de tirer ce formidable outil que lui léguait Nobel dans le sens de l’idéalisme à la Boström, sorte d’hymne à la hiérarchie et à l’ordre établi. Tout cela pour trois petites lettres, ce n’était pas cher payé.
L’époque Wirsén a donc vu les volontés de Nobel interprétées dans le sens de ce qu’il qualifiait lui-même d’« idéalisme noble et sain »3 — à noter que le suédois dispose curieusement d’un concept (celui d’idealitet) que le français ne connaît pas vraiment, puisque « idéalité » y désigne simplement le « caractère de ce qui est idéal ». Ainsi s’explique le choix de Sully Prudhomme (que notre époque aurait tendance à qualifier d’« aboli bibelot d’inanité sonore », pour reprendre une expression d’un de ses contemporains) pour inaugurer le palmarès. La première décennie ne brille pas par l’audace des choix (à part celui de la première femme, suédoise il est vrai) et elle a assez mal vieilli, mis à part peut-être Kipling (mais le Kipling qui a été couronné était plus celui de la supériorité de l’homme blanc que celui du Livre de la jungle) et Bjørnson (resté malgré tout bien confidentiel dans le vaste monde).
Les choses s’amélioreront un peu avec l’accession de Karlfeldt au poste de secrétaire perpétuel, en 1912. Mais, très bientôt, c’est la guerre qui va venir inhiber les choix de l’Académie, ainsi que le prouvent les « copies blanches » qu’elle remet quatre années sur six au cours de cette période. On a vu mieux comme preuve de courage. Même le choix qui nous paraît aujourd’hui le plus audacieux, celui de Romain Rolland, l’est beaucoup moins qu’il ne le paraît, car il n’a été opéré que fin 1916 au titre « rétroactif » de 1915, procédé un peu facile d’écriture de l’histoire : le vrai courage aurait été de couronner Rolland dès 1914, ce qui était possible même au nom de la neutralité. Mais on craignait trop de faire de la peine aux belligérants. Le vivier scandinave a d’ailleurs été bien utile, alors, puisqu’on note quatre nordiques (plus un Suisse : Spitteler) sur six lauréats. Ce qu’on a pu qualifier de « surreprésentation nordique » (terme que je conteste fermement) était ainsi établi pour longtemps.
Les années 1920 sont marquées par l’accession de Per Hallström à la tête du comité Nobel, par les fortes personnalité de Schück, Böök et Österling au sein des organes de décision et par la primauté accordée au « grand style »4. On ose enfin couronner un impie notoire comme Anatole France, un semi-païen comme Yeats ou un trouble-fête comme Shaw. Mais il est intéressant de noter que trois années de suite, de 1925 à 1927, l’Académie s’accorde une année de réflexion de plus, malgré la disposition prévoyant de couronner une œuvre de l’année, et on reste très européocentriste puisque, à part Tagore en 1913 (mais celui-ci écrivait en anglais), il faut attendre 1930 pour voir apparaître, avec Sinclair Lewis, le nom du premier non-européen — héritier de la culture anglo-saxonne. C’est Kawabata qui sera (en 1968 !), le premier représentant d’une culture non-européenne. Instructif est aussi le fait qu’en 1928 on préfère Sigrid Undset à un Gorki qui n’était pas encore momifié par le stalinisme et qui restera, lui aussi, un des grands oubliés et surtout un de ceux qui auront fait en vain le plus grand nombre de tours de piste. Et Thomas Mann lui-même aura bien du mal à s’imposer, même après La montagne magique, tandis que Nexø est qualifié « d’obscur »5 et que Joyce et Proust sont royalement ignorés.
Les années 1930 sont placées sous le signe de l’universalité du message, critère un peu plus nobélien que les précédents mais qui n’est pas toujours appliqué avec bonheur, si l’on pense au cas de Pearl Buck. Les choix de Pirandello et de Eugene O’Neill ont cependant dû faire se retourner Wirsén dans sa tombe. Sillanpää peut aussi être considéré comme une revanche posthume de Tolstoï, avant que la Seconde Guerre mondiale ne fasse retomber l’Académie dans un attentisme prudent et peu dans l’esprit de Nobel. Ce n’est donc qu’une fois la paix revenue que l’Académie va enfin se permettre quelques audaces, à la recherche de ceux qu’en 1948 elle ose enfin, sous l’impulsion d’Österling, qualifier de « novateurs »6. Elle se permet une petite excursion en Amérique du Sud avec Gabriela Mistral, avant de frapper très fort avec Hesse, Gide, T. S. Eliot, Faulkner et Bertrand Russell, puis Hemingway, Laxness, Jimenez, Camus, Pasternak, Saint-John Perse et… Sartre. Cette décennie est sans doute la plus belle du palmarès, sur des critères strictement littéraires confirmés par la postérité immédiate. Quelle aberration a donc amené le nom de Winston Churchill à se glisser dans une pareille collection de gloires artistiques ? C’est là à mes yeux la « honte » de l’Académie. Mon père possédant à l’époque les Mémoires de guerre de sir Winston, je m’en souviens comme de monuments d’ennui, interminable collection de notes, circulaires et lettres peut-être utiles à l’établissement des faits historiques, mais sans aucun de ces éléments d’analyse ou de synthèse qui font les grands historiens. C’est littérairement nul et… « idéalistement » aussi. Car quelle trace d’idéalisme (à un sens quelconque du terme) a-t-on bien pu trouver là ? Winston Churchill était un homme d’action, un réaliste qui a mis toute son énergie au service d’un combat qui nous permet de ne pas vivre, aujourd’hui, sous la botte nazie. Mais son « idéal » n’avait rien que de terre à terre : gagner la guerre à tout prix et assurer la survie de l’Empire britannique. Comment a-t-on pu voir là « l’œuvre la plus remarquable » de l’année, c’est un mystère inexplicable, si ce n’est par des considérations politiques qui sont une trahison des idées de Nobel, qui avait explicitement souhaité bannir toute « considération de nationalité ». Sans doute aurait-il été moins scandaleux (surtout en gardant à l’esprit certains propos de Nobel à Bertha von Suttner dont nous reparlerons bientôt) d’attribuer à Churchill le prix de la paix.
Les années 1960 poursuivent dans la même optique, avec de belles audaces comme Asturias, Kawabata et Beckett (sans compter Agnon et Nelly Sachs, avec qui ont commencé les surprises), avant que ne triomphe, sous l’impulsion de Lars Gyllensten, le point de vue dit « pragmatique » de l’utilité du prix : à savoir tirer de l’ombre un certain nombre d’écrivains qui, sans cela, risquent de rester inconnus. Il ne s’agit pas vraiment d’un SAMU littéraire, mais bien de s’appuyer sur certains témoignages selon lesquels Nobel avait expressément exprimé l’idée que le but de ses prix n’était « pas seulement de récompenser des prestations déjà réalisées mais tout autant de créer les meilleures conditions possibles pour la poursuite d’une œuvre et la concrétisation de « promesses » déjà manifestées auparavant »7. Voilà