À l’épi de blé capable de s’élever
face à ce mur éclaboussé de lymphe.
Main en vol, d’Alicia Kozameh, parle de la légèreté. Mais ce faisant, comme si une mimesis s’opérait – plus qu’une mimesis, une consubstantiation – son texte même devient léger. Ainsi, nous lisons qu’une main vole, tandis que l’écriture s’élève sur l’horizon où elle se trouvait jusqu’alors établie.
Sa parole s’élève, ce serait une manière de dire que l’écriture d’Alicia Kozameh se déleste du poids d’un référent précis, de l’objet univoque qui la relie à sa vaste oeuvre narrative. Parce que les récits de Kozameh sont toujours tournés de manière claire vers le monde des choses, des êtres, des faits, des histoires, dont sa parole n’est que le signe, rigoureux et sûr, qui nous renvoie à eux.
Mais les récits s’écrivent en prose, et la prose, nous le savons, est d’ordinaire soumise. La poésie, en revanche, s’avère insoumise envers les choses et le monde. La poésie ne veut pas servir les choses, elle prétend, au contraire, se servir d’elles.
La manière dont elle procède est vaste, hétéroclite, singulière et infinie, si l’on admet la série d’épithètes. Elle opère en pratiquant des transformations, des métamorphoses, des révolutions de ce que le monde lui offre : tel est, fatalement, le destin de toute poésie.
Si la poésie est alors un travail démiurgique, cela n’implique pas qu’il s’agisse d’un travail ex-nihilo. Au contraire – et c’est là que réside certainement le paradoxe qui régit le devenir de tout discours poétique –, la poésie se libère de sa soumission envers le monde en se l’appropriant (en s’appropriant ses formes, ses sonorités, ses spectres, ses mémoires, ses facettes sordides et ses visages resplendissants), pour faire de ce dont elle s’est approprié la substance première dont elle forge ses vers.
Pareil tour de magie est l’acte qui fonde tout énoncé poétique. C’est pourquoi Main en vol peut exposer deux regards, deux perspectives, la seconde dupliquant ce que voit la première, sur un mode enchanté. Car, de même que ce que voit le témoin est magique – la main qui vole arrachée au corps – est aussi magique ce que voit la main en vol, témoin du témoin, comme un écho et un reflet du regard premier.
Nous appelons magique, selon le dictionnaire, ce qui est merveilleux ou prodigieux. Et il est vraiment stupéfiant d’observer une main qui s’élève vers le ciel en provoquant le soliloque d’un témoin, de même qu’il est extraordinaire de contempler le vol d’une main qui répond par son long discours monologique au dire lui-même intérieur de celui qui l’a vue voler.
Mais cette magie n’est ni gratuite ni inoffensive. Parce que lorsqu’elle s’exerce la sensation d’appartenance et de reconnaissance disparaît – nous sommes, en effet, en présence de quelque chose d’exceptionnel, et par conséquent en dehors des perceptions conventionnelles – pour faire place à la transmutation du monde, à sa transformation magique. La matière du monde redevient ainsi, désagrégée et éparpillée, comme un corps fragmenté qui réussit le prodige de son absolue animisation, comme restes d’un corps – synecdoques de chairs – où l’esprit ou une conscience s’incarne pour parler à la place de ce qui ne devrait être que le silence d’une présence muette.
Main en vol incite de ce fait à la lecture allégorique. Qui a lu la prose narrative d’Alicia Kozameh ne peut que conjecturer une transposition signifiante qui semble représenter, dans l’indétermination de son sens, ce que racontent ses récits. Cette lecture est possible, dans la mesure même où elle peut s’avérer réductrice. Parce que la lettre de Main en vol inscrit les figures dispersées de ce que furent les corps – corps argentins mais aussi iraquiens, comme le suggère la lecture de ce poème littéralement déchirant –, sans que leur inexistence actuelle (leur non paraître, leur dis-paraître) renvoie seulement aux corps abîmés par la torture et la prison.
Ou en tout cas : Main en vol peut être le récit poétique de cette exaction de la même manière qu’il serait, en même temps, d’autres récits. Récits d’un devenir existentiel, récits d’une évasion de soi, récits d’un exil dans un monde aliénant. Récits, en somme, qui se nouent et s’entrelacent comme s’il s’agissait des fils d’une même corde, celle que tisse la légèreté du mot de cette écriture poétique.
Roberto Retamoso
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Anne-Claire Huby.
Illustration de couverture Hélène Boissier
Argentine, née à Rosario en 1953, Alicia éprouve le besoin de s'exprimer par écrit alors qu'elle ne sait encore ni lire ni écrire. Un intense désir de justice sociale traverse ses écrits de jeunesse qu'il s'agisse de prose ou de poésie. Durant les années soixante-dix, fidèle à cette aspiration, elle devient militante de l'une des organisations de gauche les plus réprimées par la droite au pouvoir : le Parti Révolutionnaire des Travailleurs. Tout en militant et en travaillant, elle poursuit des études de Lettre et de Philosophie, écrit de la prose et de la poésie. En 1975 elle est arrêtée, comme beaucoup d'autres à l'époque et restera prisonnière politique jusqu'en décembre 1978. Puis elle doit s'exiler, à Los Angeles et au Mexique. Elle rentre à Buenos Aires lorsque la dernière junte militaire quitte le pouvoir et en 1987 son premier roman,Pasos bajo el agua, qui fictionnalise l'expérience carcérale, est alors publié. Suite à cette publication, des menaces contre elle-même et sa fille déterminent leur retour en Californie en 1988.
Alicia est également l'auteur des romans Patas de avestruz, 259 saltos y uno immortal, Basse danse, Natatio aeterna et Eni Furtado no ha dejado de correr ; du recueil de contes et récits Ofrenda de propia piel, et du livre de poésie Mano en vuelo.
Ses livres sont publiés dans différentes langues.
Alicia vit et écrit à Los Angeles où elle enseigne l'écriture créative à l'Université Chapman.
ISBN : 979-10-92948-02-8
Titre original : Mano en vuelo, Alción editora, 2009.
© Alicia Kozameh, 2009
Traduction française © Anne-Claire Huby
Édition française © Zinnia Éditions, 2014
Illustration de couverture © Hélène Boissier
Mise en page et infographie : Magali Homps.
Retrouvez l'ensemble des publications des éditions Zinnia sur
www.zinniaeditions.com
Le témoin
Ta main, ta main,
je vois ta main minuscule, je la vois
passer, devancer toute subtilité, s’éveiller
illuminée,
affranchie désormais des questions et sourde, sourde
à toute sonorité,
je la vois passer devant moi et contre
ma raison, je la vois
se planter, souveraine, au juste milieu de l’air
de tous les airs
et danser, distante, lointaine, déployant
son art total
tandis qu’elle se défait de soudaines
tendresses anciennes.
Je la vois passer collée
au mouvement en arc de mes yeux
de mon front, la moitié d’un périmètre qui ne se dilue pas encore
n’est pas dilué
par l’une des ombres qui formulent
agitent
l’instant.
Non seulement le crépuscule, se déguise, déguise
aussi son enchevêtrement de draps subvertis et
filtrés par la lumière toujours détonante et abricotée et perplexe
l’aube.
La cryptique
la jamais auparavant aussi hypnotique
aube.
Je me demande
ce qu’on célèbre, ici.
Ce qu’on célèbre.
Avec tant de splendeur soudaine
fugitive
avec un tel volume de poussière, tant d’ombre et tant de reflet, tant
de fibre en gris, marbrés, s’élevant
s’absentant des surfaces, des plans terrestres.
Qui danse autant, qui secoue tant de pied, tant d’ongle transparent
tant de tête hautaine, génuflexione le genou,
qui décide quelle danse, quelle
intensité,
qui décide
ce qui se célèbre ici, là
au milieu de tant d’étincelle
simultanée
à cette heure des temps.
À cette heure.
À cette aube des temps.
Ta main passer
je vois, je perçois
ta main traverser
les airs asthmatiques, allergiques
s’incruster au centre même de l’asthme,
couper de son trajet décidé l’axe de tous les étouffements.
Et l’oiseau qui la trouve sur son chemin
qui la croise en son propre vol
qui la découvre, tremblant, troublé
qui parvient à assimiler la différence entre plume et phalange, ongle,
à la définir,
qui ne l’accepte pas comme miroir de sa propre plume
quelle question se posera-t-il, qu’aura
-t-il décidé de se répondre
quelle perplexité de rythme le poursuivra-t-elle
quelle paralysie
respiratoire
l’aura affaibli
rendu honteux
dépouillé pour toujours de ses plumes
tandis qu’elle se débat en proie à la circonstance bleue
des hauteurs.
Et l’autre oiseau, le terrestre, l’oiseau de la terre,
celui qui taille une question sur le bois de chêne avec
l’arête la plus affilée d’un diamant, avec la pointe la plus aiguë du prisme,
celui qui oriente son bec en direction du lombric avec la précision
d’un harpon, d’un défi,
celui qui à bond concis, bref, avance en reconnaissance du terrain
qui l’entoure
qui lui incombe, qui à lui seul n’incombe pas,
cet oiseau, cet oiseau déprédateur
s’apprête à recevoir tes doigts
qui arrivent là, arrivent là, tes doigts qui arrivent là
il s’apprête à donner à tes phalanges
pâlies, blêmes
l’inéluctable accueil. Les honneurs.
Je me demande, car je ne sais comment ne pas me le demander,
ce que je célèbre moi avec ce mot en formation,
avec cette syllabe.
Et les corps des danseurs ?
Quelle danse dansent-ils, dans quelle danse
composent-ils cet arrondi,
à quelle danse appartient
ce cercle décrit par chacun de leurs bras, leurs tailles, leurs
cuisses levées,
leurs éclats intensifiés par les inventifs
torrents de l’aurore ?
Quelle danse est-ce ?
Que célèbre-t-on ici ?
Aura-t-elle, là,
l’expansion conséquente de ta lymphe,
étouffé
la voracité de
l’oiseau de la terre, celui aux
pas définis et minuscules ?
L’humanité