Traduit de l'espagnol (Argentine) par Jean-Baptiste Labrune
ISBN : 979-10-92948-07-3
Titre original : La boliviana.
© Ricardo Strafacce, 2008
ricardostrafacce@fibertel.com.ar
© Mansalva, 2008
Honduras 5270 - (C1414BMV)
Buenos Aires, Argentina
Traduction française © Jean-Baptiste Labrune
Édition française © Zinnia Éditions, 2014
Infographie et mise en page, Magali Homps
Image de couverture d’après une planche de J. A. Roesel (1758)
Retrouvez l'ensemble des publications des éditions Zinnia sur
www.zinniaeditions.com
C’était une fille appelée María Luján Murena, une femme aux cheveux longs et sombres comme les nuits d’hiver, aux courbes généreuses bien qu’elle fût grande et svelte, aux cuisses charnues, au buste fier, ses yeux étaient à se damner et son sourire céleste (les hanches s’accordaient harmonieusement à tout le reste et à son passage, les hommes tombaient comme des mouches), elle était la fleur du Quartier des Crapauds, arrondissement du Trois Février, Province de Buenos Aires, République argentine. Cette María Luján ne souffrait que d’un seul défaut ; plutôt que d’un défaut, il s’agissait en fait d’une discrimination : quand elle était arrivée au pays, certains ne la considéraient guère, simplement parce qu’elle était bolivienne. Ce qui était doublement injuste. Premièrement parce qu’être originaire des hauts plateaux ne constituait pas une raison suffisante pour être dénigrée. Et deuxièmement parce qu’elle n’y était pour rien ! La pauvre était simplement née (comment ne pas s’en rendre compte ?) là où sa mère l’avait mise au monde. Certains tombent sur l’Amérique du Nord, d’autres sur la Chine, d’autres encore sur Paris. Elle, elle était tombée sur la Bolivie : de quel droit pouvait-on le lui reprocher ?
Après un bref passage par la Capitale Fédérale, où elle avait débarqué à peine sortie de son patelin, elle avait bientôt posé ses valises dans ce quartier de fortune où s’entassaient deux mille âmes. Adossé au Río Reconquista, dont les eaux putrides serpentaient le long des habitations, formant la bordure nord du bidonville, le Quartier des Crapauds jouxtait, de l’autre côté, une décharge qui s’étendait à perte de vue et établissait la frontière sud. La décharge séparait le quartier de la zone urbanisée qui, parallèlement à la Route Nationale n°8, s’étendait jusqu’au rond-point de l’Avenue Márquez, et le fleuve le coupait des casernes de Campo de Mayo, ancien siège du Commandement en chef des Armées où étaient maintenant implantés les lycées militaires (École du Commandement, École de Sous-officiers etc.). Vers l’ouest, le quartier s’arrêtait à la route 8 ; vers l’est, il se diluait graduellement dans les terres marécageuses que certains autochtones appelaient Puits de l’Âme, et d’autres, les plus vieux, Puits de l’Âne. À cause des nombreuses usines installées dans cette zone qui déversaient sans scrupules leurs effluents dans le fleuve (c’était, disait-on, un des plus pollués du monde), l’eau n’en était absolument pas potable. En dépit de cela, les enfants du quartier y barbotaient et les crapauds incroyablement nombreux qui sillonnaient ses flots constituaient le principal et bien souvent l’unique aliment des habitants du bidonville.
Comme dans beaucoup de campements de ce genre, les hommes qui caressaient la bouteille et les femmes qui passaient leurs journées à regarder la télévision ne manquaient pas. De quoi vivaient-ils ? Rien de plus simple : ils envoyaient leur progéniture faire la manche dans la Capitale. Et quand l’enfant rentrait après toute une journée à tendre la menotte, le regard triste, l’estomac vide, croulant sous les reproches qu’on lui avait fait dans le train, dans le métro, sur la place ou dans les restaurants, ses parents, avant de lui donner une tasse de lait ou une galette garnie pour apaiser sa faim, lui faisaient rendre compte des recettes.
C’était d’ordinaire un moment excessivement triste : si le gamin ne rapportait pas la somme qu’ils avaient calculée (parce qu’ils se tenaient en permanence informés entre eux du rendement de chaque « poste », ils menaient des statistiques infaillibles), c’était une raclée ; si le pauvre prétextait qu’un autre enfant plus grand, ou plus méchant, lui avait volé l’argent, une autre raclée ( ils ne le croyaient pas, d’où la raclée parce qu’il mentait, à coup sûr il avait tout dépensé en friandises ; ou bien au contraire, ils le croyaient, mais la raclée tombait parce que c’était une pédale qui ne se faisait pas respecter).
Tous les habitants du quartier ne s’adonnaient pas à cette paresse, bien entendu. La majorité d’entre eux se débrouillait en glanant parmi les ordures des boulons, du carton, des canettes de soda et de bière, de l’aluminium ou de vieux habits. Certains travaillaient dans le bâtiment. Les femmes étaient embauchées à la Capitale comme employées de maison ou dans des usines de la région. Mais presque personne ne choisissait la vie dévoyée de délinquant et celui qui le faisait devait tôt ou tard quitter le quartier parce que les voisins, une fois au fait de cette vie de délits, le privaient de leur salut, de leur confiance, de leur regard.
Dans le quartier, il n’y avait pas d’autorité policière (et la police des autres quartiers n’entrait jamais) ni de dispensaire, ce qui ne posait absolument aucun problème, puisque d’une part, presque personne n’enfreignait la loi (et ceux qui le faisaient partaient accomplir leurs méfaits ailleurs) et que d’autre part, les habitants du Quartier des Crapauds ne tombaient jamais malades.
La santé de fer dont jouissaient les habitants du quartier était à peine croyable. Cet immuable régime à base de crapauds qui nageaient dans un fleuve ultra pollué (tant de fluides industriels infectaient les eaux du fleuve, et de tant de sortes, qu’il n’aurait pas été étonnant que ces pauvres crapauds fussent mutants, ou même radioactifs), peut-être avait-il provoqué quelque étrange combinaison chimique qui avait sur leur métabolisme une influence bénéfique. Ou peut-être que la conscience qu’ils avaient de posséder ce trésor (les crapauds passaient dans le fleuve en quantité si scandaleuse qu’ils ne manquaient jamais à aucune table du quartier), trésor minuscule et pestilentiel mais trésor tout de même, leur rendait la vie plus belle et, tout en les fortifiant, adoucissait leur caractère et leurs moeurs au moyen de cette paix, la santé.
Quoiqu’il en fût, une chose était certaine : tous (hommes et femmes, petits et grands, travailleurs et indolents) se sentaient dignes de ce cadeau que Dieu leur avait fait. Et par dessus le marché, ils avaient la María Luján Murena ! À la Capitale Fédérale, elle avait été victime de discriminations, comme il a déjà été dit. Au Quartier des Crapauds, en revanche, on la traitait, ainsi qu’elle le méritait, comme reine et maîtresse du lieu.
María Luján Murena était arrivée au pays avec l’intention de travailler dans des maisons bourgeoises de Buenos Aires mais bien vite, les circonstances (les mauvais salaires et le fait qu’en raison de sa grande beauté elle eût été courtisée, en paroles et en actes, par les maris et les fils de ses patronnes) l’avaient poussée à reconsidérer son avenir et à s’établir dans le Quartier des Crapauds, où elle avait acheté une petite maison d’une seule pièce en carton et en tôle et s’était faite embaucher dans la plus grande épicerie du bidonville. Don Cosmín Varela, le gérant de l’affaire, avait su la respecter dès le début et en avait tiré immédiatement les bénéfices : la Bolivienne était si belle, et de surcroit si sympathique, que les clients (presque tous les hommes, mais beaucoup de femmes également) préféraient acheter chez lui bien que ses prix fussent plus élevés.
Cependant, tout n’était pas si rose. Quel gâchis, se disaient les braves petites voisines en la voyant s’échiner dans l’échoppe infâme de Don Cosmin Varela. Avec ce maintien et ces manières, regrettaient-elles, il lui aurait été facile de trouver un bon parti à la Capitale. Mais elle, en plus d’être belle et sympathique, elle était née sans malice et ne se plaignait pas de son sort. Avec ce qu’elle gagnait au magasin, elle avait de quoi vivre, de quoi envoyer de l’argent à sa famille afin qu’il ne manquât rien à ses petits frères (douze petits Boliviens qui mangeaient comme des apôtres), et même de quoi épargner quelques sous.
Au mépris des conseils des voisines, qui ne lui voulaient que du bien et la suppliaient de retourner à la Capitale, non plus pour être servante, mais pour trouver un bon parti, elle s’était entichée d’Elpidio Peralta, un humble garçon du quartier qui était maçon et qui l’avait conquise pour toujours sans autre artifice que sa façon de la regarder.
Il est inutile de décrire la manière dont cet ouvrier la regardait : dire « regard profond » ou bien « la profondeur de son regard », ce ne serait pas rendre justice à ces yeux qui épinglaient la Bolivienne comme un papillon. Peralta les plissait, regardait María Luján Murena d’un air pénétrant, et la fleur du Quartier des Crapauds prenait feu.
Ce Peralta avait d’autres qualités. Délicat et infatigable pendant l’amour, mesuré dans la vie quotidienne, il était travailleur, ne buvait pas une goutte d’alcool et n’avait jamais levé la main sur une femme. Peu après avoir connu la Bolivienne, il avait emménagé avec elle dans son gourbi, et, quelques mois de cohabitation amoureuse plus tard, il leur était né un fils qu’ils avaient appelé Elpidio, comme son père, et María Luján, comme sa mère (ils étaient si unis qu’ils ne concevaient pas que l’enfant portât le nom de l’un sans celui de l’autre).