Pour mon fils Mohamed-Akram
Boubaker Ayadi
A Laura, mes parents, ma sœur Claire et Mamama… Merci pour tout.
Julie Wendling
Dans tout le bassin méditerranéen et même ailleurs, Jeha (de son vrai nom Aboul-Ghosn Doujaïn al-Fouzâri pour les arabes, et Nasreddine Khodja ou Hodja en Asie mineure) est le symbole du bon sens s’opposant au conformisme, aux préjugés et à toutes formes du pouvoir.
En effet, réputé dans les temps anciens comme étant un bonhomme sensé, aux propos toujours pertinents, déambulant sur son fameux âne gris Jahjouh, Jeha apparaît peu à peu comme un héros hors norme, tantôt malicieux, tantôt simplet, toujours facétieux.
Parmi tous les personnages marquants de la littérature traditionnelle arabe, il est le seul qui soit présent non seulement dans nos esprits en tant que personnage de conte, mais aussi dans la vie quotidienne de nos sociétés modernes, au point de le confondre avec un contemporain.
Aussi, n’est-on pas surpris de constater qu’en Tunisie, par exemple, certains contes montrent Jeha utilisant les moyens de transport modernes, allant au stade, au cinéma, à la plage, regardant la télé et la vidéo, et même naviguant sur la toile, voire marchant sur la lune.
Grâce à son sens de l’ironie, sa pertinence, son audace, mais aussi à sa bonhomie et sa naïveté feinte, Jeha nous fait rire, à travers ses aventures qui mettent en scène la société entière, toutes catégories confondues, et nous nous délectons de sa façon de tourner en dérision l’arrogance, la vanité et la bêtise aussi bien des puissants que celle des bien-pensants ou encore des petites gens ordinaires.
Face à un personnage aussi insaisissable qu’une coulée de mercure, les gens se gardent bien de se frotter à lui, car il suffit d’un mot de travers, d’une moquerie ou d’une médisance, même proférés derrière son dos, pour provoquer chez lui une réaction, jamais violente, mais toujours empreinte de malice et de rouerie.
En voici quelques exemples…
Jeha était réputé pour son audace, sa présence d’esprit et surtout ses ruses qui avaient fait de lui une légende. Sa réputation se répandit dans tout le pays et même au-delà des frontières. Tout le monde s’accordait à dire qu’il n’existait pas sur terre plus malin que Jeha ; mais un jeune homme, originaire d’un pays voisin, n’était pas de cet avis. Sûr de lui, il se dit prêt à aller à la rencontre de ce fameux Jeha, pour lui prouver et prouver à tout le monde qu’il lui était bien supérieur dans le domaine des ruses et des malices.
Muni de quelques provisions de route, celui-ci marcha des mois et des mois, passant de village en village, ne s’arrêtant que pour poser la question qui le taraudait : « C’est ici que vit Jeha ? » Et toujours on lui répondait : « Non, c’est encore plus loin. » ; jusqu’à ce qu’il fût parvenu à une ville dont les habitants lui étaient tout à fait étrangers.
Après qu’il eut posé son habituelle question, il reçut enfin la réponse qu’il attendait.
– Oui, c’est bien ici, dans cette ville, que vit Jeha, lui affirma un passant.
– Où puis-je le trouver ?
– Prends le chemin du souk, dit le passant, il y aura bien quelqu’un pour t’indiquer où se trouve ton homme.
Il le remercia et reprit sa marche. Au détour d’une ruelle, il rencontra un homme coiffé d’un large turban qui descendait jusqu’aux oreilles, adossé contre un mur. Le nez crochu, la barbichette pointue, le regard pétillant de malice, ce dernier semblait sortir d’un conte des Mille et une nuits.
– Sais-tu où je peux trouver Jeha ?
– Qu’est-ce que tu lui veux ? demanda l’homme à la barbichette.
– Lui lancer un défi.
– Un défi ?
– Oui.
– Dans quel but ?
– On prétend qu’il est l’homme le plus malin sur terre, expliqua le jeune homme. Et moi, je suis d’un avis contraire.
– Explique-toi.
– Voilà. Je suis venu de très loin pour prouver à ce Jeha que je suis plus malin que lui.
– Je connais bien Jeha, reconnut l’homme à la barbichette en s’appuyant de plus en plus contre le mur, et je sais où il se trouve en ce moment.
– C’est vrai ! s’écria le jeune homme, le visage soudain éclairé. Pourrais-tu me mener à lui ?
– J’aimerais bien te rendre service, mais il m’est impossible de quitter ce lieu.
– Pourquoi ? demanda le jeune homme, un peu déçu.
L’homme à la barbichette poussa davantage son dos contre le mur, comme s’il voulait le faire reculer.
– Ne vois-tu pas que je suis occupé à soutenir ce mur ? dit-il. Si je le lâche, ne serait-ce qu’un instant, il risque de s’écrouler.
– Que faire alors ?
– Hum ! fit l’autre. Ecoute, j’ai une idée. Pourrais-tu me remplacer un moment, le temps d’aller chercher Jeha et te le ramener ici-même ? Ainsi, tu auras le loisir de te mesurer à lui autant qu’il te plaira.
– Excellente idée, approuva le jeune homme.
Et avant de s’éloigner, l’homme à la barbichette le mit en garde :
– Fais attention. Ne lâche pas ce mur pour quelque motif que ce soit.
– Ne t’inquiète pas, dit le jeune homme, rassurant. Tu peux compter sur moi.