– Les… chaussures… les chaussures…
– Du calme, James, dit une grosse voix. Tu dois te reposer.
J’ouvris péniblement les yeux. Dans une sorte de brouillard épais, j’entrevis la face burinée du capitaine O’Connors. Il était penché sur moi.
– Heureusement que tu as la tête dure comme du bois, mon garçon.
Sans répondre, je jetai un coup d’œil rapide autour de moi. Je reconnus ma cabine. J’étais allongé sur ma couchette, bordé jusqu’au cou, un oreiller me soutenant le dos.
– Notre moussaillon en sera quitte pour une grosse bosse, reprit O’Connors en regardant par-dessus son épaule.
– Une bosse ? murmurai-je d’une voix empâtée, en m’efforçant de rassembler mes souvenirs.
– Aussi grosse qu’un œuf de pingouin, dit la voix d’Owen.
Le grand Gallois se tenait derrière le capitaine O’Connors. Il avait posé son poing sur son crâne.
– Grosse comme ça, ajouta-t-il avec un rire sonore.
J’essayai de me redresser.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Allons, ne t’agite pas ainsi, dit le capitaine en me plaquant d’une main ferme contre mon matelas. Tu as dû te cogner.
– Ça arrive quand on n’a pas le pied marin, rajouta Owen.
Et il rit de plus belle.
– Mais comment suis-je arrivé ici ?
– C’est Oliver qui t’a ramené, dit encore O’Connors. C’est lui qui t’a découvert.
– Oliver ?
– Oui, reprit une voix douce et traînante que je reconnus immédiatement, tu gisais inanimé, dans… dans l’entrepont.
Oliver. C’était bien lui, il se tenait à l’écart, à moitié dissimulé par les larges épaules d’Owen. Pendant une fraction de seconde, son regard rencontra le mien. Une image me revint alors en mémoire. Oliver, recroquevillé contre le mur de sa cabine. Oliver, les yeux sans vie. Et maintenant… il était là. Bien vivant.
Par quel prodige ? Et pourquoi mentait-il ? Je n’étais pas dans l’entrepont.
Je n’y comprenais plus rien. Je fis un effort pour rassembler mes idées, mais la tête me faisait trop mal.
– Bien ! dit le capitaine O’Connors, on va te laisser te reposer, mon garçon.
Je protestai :
– Mais tout va bien, c’est juste…
O’Connors me tapota affectueusement la joue.
– N’oublie pas que j’ai promis à ton père de veiller sur toi.
Puis il ajouta d’une voix ferme :
– Alors, repos ! J’ai assez de soucis comme ça aujourd’hui.
Au moment où le capitaine s’apprêtait à refermer la porte, mon regard croisa une nouvelle fois celui d’Oliver. Il semblait troublé, fuyant…
– Repos, repos ! Il en a de bien bonnes, O’Connors, dis-je à voix haute, une fois seul. Comment puis-je me reposer avec tout ce qui s’est passé au cours des dernières heures sur ce fichu rafiot ? Je tâtai avec précaution la proéminence qui trônait au sommet de mon crâne. Aïe ! Ce n’était peut-être pas un œuf de pingouin, mais ce qui était sûr, c’est que ce n’était pas une bosse due au hasard ou à un quelconque faux pas de ma part, comme semblaient le croire Owen et le capitaine O’Connors.
Quelqu’un m’avait assommé. Purement et simplement assommé. Pourquoi ? Ce n’était pas difficile à deviner, j’étais certainement à deux doigts de découvrir la clé de l’énigme !
Ce qui était plus compliqué, c’était : « qui » ?
Je m’assis avec difficulté. J’avais l’impression que ma tête était sur le point d’éclater, mais je devais coûte que coûte remettre mes idées en place. Car j’étais maintenant certain d’être près de la vérité. Et cette bosse en était la preuve.
Bercé par le balancement régulier du bateau, je repensai aux événements des dernières heures. Qui sait ? Peut-être allais-je enfin arriver à remettre en ordre les pièces de cet incroyable puzzle ?
© 2014, Version numérique Primento et éditions Erasme
ISBN : 978-2-51102-608-3
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
Découvrez d’autres titres similaires dans la collection Récits Express :
Contre la montre
Nicolas Ancion
Le commissaire Riga et son adjoint René sont devant une énigme : on a cambriolé la salle des archives du palais de justice, mais les cambrioleurs semblent invisibles, les suspects ont des alibis en béton… Et l’objet dérobé est la seule preuve dans une affaire jugée en ce moment même… Les deux policiers parviendront-ils à résoudre l’énigme qui se pose à eux ? Les heures sont comptées…
L’Hôtel du Bon Vent
Maryvonne Rebillard
Au retour des vacances de la Toussaint, Méline et ses parents, perdus en pleine tempête dans la campagne, s’arrêtent dans un étrange hôtel…
Les lacets blancs
Karel Logist
Benjamin ne reconnaît plus son frère, Frankie. Jusqu’à l’âge de seize ans, c’était le type le plus formidable qu’il connaisse. Puis tout a dérapé : Frankie s’est rasé la tête, pour affirmer sa nouvelle identité. À partir de maintenant, il sera un skin.
Trop pas cool !
Alain Duchêne
Au « joyeux cuisinier », le chef et le serveur attendent le client de pied ferme. Mais le client se fait attendre, comme d’habitude. Aujourd’hui, le chef a décidé de découvrir pourquoi. Il soumet donc son serveur à une répétition générale… Une pièce en un acte à lire et à jouer !
Mais aussi :
Le Early Bird avait appareillé de Dublin, ma ville natale, la veille au soir, vers 20 h, pour se rendre en France.
Bien que je sois d’une lignée d’authentiques marins irlandais, c’était la première fois que je prenais le bateau. La traversée durerait deux jours à travers la mer d’Irlande, puis l’English Channel que les Français appellent la Manche, avant de rejoindre Le Havre, et de là, encore quelques heures à remonter la Seine jusqu’à Paris, but de notre voyage à tous.
Cette situation m’enchantait à moitié puisque mon séjour sur le continent n’avait rien à voir avec des vacances, mes parents ayant décidé de m’envoyer passer quelques semaines chez une cousine qui habite Paris, dans le seul but de perfectionner mon français. Aussi m’avaient-ils confié aux bons soins du capitaine O’Connors, un impressionnant barbu dont le bateau, le Early Bird, faisait régulièrement la traversée entre les îles britanniques et le continent.
J’étais arrivé très tôt dans l’après-midi et, après avoir terminé mon installation, j’avais proposé au capitaine d’accueillir les autres passagers.
– Je te remercie James, m’avait-il dit en bourrant sa pipe. Ça me permettra de préparer tranquillement le départ.
Le premier passager, Samuel Richler, arriva un peu avant 16 h. C’était un vieux bonhomme, voûté et chancelant, dont les mains tremblaient constamment.
– L’un des plus importants joailliers de la place Vendôme à Paris, me souffla discrètement le capitaine O’Connors.
Ensuite, ce fut le tour d’Owen. Un drôle de phénomène celui-là : un ancien joueur de rugby du Pays de Galles. Il parlait très fort, en riant presque à chaque phrase qu’il prononçait. L’homme n’était pas spécialement antipathique, mais sa manière de m’appeler « gamin » à tout bout de champ m’avait rapidement énervé. Après avoir installé l’encombrant Gallois, j’étais remonté sur le pont pour y attendre les autres passagers. En fait, c’est moi qui étais attendu. Un étrange jeune homme était planté au pied de la passerelle. Il était d’une maigreur effrayante, engoncé dans un costume qui lui donnait l’allure d’un épouvantail.
À ses côtés, trônaient deux énormes malles, sanglées de larges lanières de cuir. Un peu intimidé, je m’approchai de ce long squelette dégingandé.
– Je m’appelle James, dis-je en lui tendant la main.
Il posa sur moi un regard noir et froid, presque hostile. Sa main était molle et j’eus l’impression que la moindre pression suffirait à la désarticuler.
– Moi, c’est…
Il hésita.
– C’est… Oliver, dit-il d’une voix légèrement traînante.
La plus grande malle n’était pas bien lourde, mais son encombrement était tel qu’il fallut la tourner en travers pour lui faire franchir l’étroite porte de la cabine du jeune homme.
Comme j’allais proposer de retourner chercher le second bagage, il approcha la main de mon oreille et en fit tomber quelques pièces de menue monnaie.
– Voilà pour ta peine mon garçon, lâcha-t-il pour tout commentaire.
– Non, non, dis-je, autant gêné que surpris de ce geste. Je ne suis pas le mousse. J’ai fait ça pour vous aider.
Il ne prit pas la peine de ramasser les pièces tombées au sol et se dirigea à grandes enjambées vers l’escalier. Je le suivis le plus vite que je pouvais.
Nous étions presque arrivés au niveau du pont supérieur quand il me demanda subitement si j’avais bien fermé sa cabine à clé.
– Non, balbutiai-je, mais… nous serons de retour avec la seconde malle dans quelques instants, et je…
Il ne voulut rien entendre. Il exigea même que je lui remette la clé sur-le-champ.
– Je vais m’en occuper moi-même, dit-il en tournant les talons, visiblement irrité.
Pendant qu’Oliver retournait à sa cabine, je grimpai tranquillement l’échelle qui menait au pont supérieur.
C’est à ce moment-là que la voiture des Jefferson arriva en trombe. Jamais je n’avais vu une automobile aussi belle que celle-ci. C’était une conduite intérieure comme on en voit que dans les films américains, d’une longueur inimaginable.
À peine le véhicule eut-il stoppé qu’une sorte de nain s’en extirpa et se dirigea à petits pas pressés vers la passerelle du Early Bird. Il était suivi comme son ombre par une femme qui portait un chapeau ridicule et une multitude de bijoux accrochés sur sa poitrine.
– Allons, ma chère, allons ! dit l’homme en s’adressant à sa compagne. Dépêchez-vous ! Le bateau va partir sans nous.
– La ménagerie s’agrandit, pensai-je, amusé. Si ça continue comme ça, la traversée ne va pas être triste.
Il faut dire que les deux nouveaux arrivants n’étaient pas spécialement bien assortis. Autant monsieur Jefferson était petit et large, autant son épouse était grande.
Le gros homme tenait à la main une mallette noire qu’une chaîne reliait à son poignet. À plusieurs reprises, il jeta autour de lui des regards inquiets, serrant nerveusement son précieux bagage contre sa poitrine.
O’Connors, qui semblait le connaître, s’était précipité immédiatement à sa rencontre. Après quelques mots échangés à voix basse, les deux compères filèrent vers l’avant du bateau, c’est-à-dire vers la cabine du capitaine, laissant sur place la pauvre Mrs Jefferson. Je m’approchai d’elle et, presque malgré moi, je laissai échapper :
– Ça doit être important ce qu’il y a dans la petite mallette !
– Au lieu de te mêler de ce qui ne te regarde pas mon garçon, peut-être pourrais-tu m’aider à trouver ma cabine ? rétorquat-elle d’un air pincé.
Comme je regagnais le pont après avoir installé Mrs Jefferson, je me souvins que la seconde malle d’Oliver était toujours sur le quai.
– Zut, zut et zut, pensai-je en apercevant Oliver assis sur son bagage, je vais me faire remonter les bretelles.
Pourtant le jeune homme m’accueillit avec un large sourire. Soulagé de ne pas recevoir une bordée de reproches, je saisis immédiatement l’une des poignées de cuivre de la malle. Il attrapa l’autre, à demi rongée par le vert-de-gris.
– Celle-ci est plus lourde que la première, dit-il. Si tu le veux, nous ferons plusieurs étapes pour ne pas te fatiguer.
Il semblait de meilleure humeur. J’en fus soulagé et en profitai pour lancer la conversation.
– C’était très bien le coup des pièces, tout à l’heure. Comment avez-vous fait ?
Pour toute réponse, il posa son lourd fardeau sur le sol, puis frappa dans ses mains. Une nuée de rubans multicolores s’en échappa. Je restai bouche bée.
– Extraordinaire ! Vous êtes magicien ?
Il hocha la tête en signe d’approbation. Puis, saisissant à nouveau la lourde malle, il précisa :
– Illusionniste plus exactement.
Il rajouta, avec une certaine fierté :
– Je dois donner une représentation à Paris, la semaine prochaine, au théâtre des Champs-Élysées. Je pense que ma carrière va enfin pouvoir débuter sérieusement.
Comme nous allions commencer la descente vers les cabines, il me pria de passer devant, prétextant qu’il n’avait pas bien repéré les lieux.
La malle était si lourde que nous fîmes une nouvelle pause, juste devant la cabine de M. Richler. Oliver tendit alors la main dans ma direction. Un instant, je crus qu’il s’apprêtait à me montrer à nouveau ses talents de magicien.
– Peux-tu me passer la clé, mon garçon ? Je voudrais ouvrir la porte de ma cabine.
– Euh… votre cabine…
Et d’un geste hésitant, je lui rappelai que sa cabine se trouvait à l’autre bout du couloir. Il eut un sourire gêné.
– Suis-je bête ! proclama-t-il d’un ton faussement enjoué. Je… je n’ai vraiment aucun sens de l’orientation.
Nous tirâmes alors la malle sur les quelques mètres qui restaient à parcourir.
– Alors, cette clé ? répéta-t-il en me présentant une nouvelle fois sa longue main décharnée.
– Mais… la clé… C’est vous qui l’avez gardée.
– En es-tu bien sûr ?
Pour montrer ma bonne foi, je retournai mes poches d’un geste nerveux. À ma grande stupéfaction, la clé tomba sur le plancher. Décidément, ce garçon était prodigieux.
Comment avait-il pu réussir ce nouveau tour de passe-passe ?
ans un mot, il ramassa la clé et la glissa dans le trou de la serrure. La cabine d’Oliver était minuscule. La première malle en occupait la plus grande partie. Je voulus la déplacer pour pouvoir faire entrer la seconde, mais elle resta clouée au sol. Impossible de la faire bouger d’un pouce.
– Tu la trouves plus lourde que tout à l’heure ? dit le magicien, comme s’il avait lu dans mes pensées.
– Comment est-ce possible ?
Son œil pétillait. Il sortit un foulard de sa poche, le roula en boule dans sa main, puis d’un geste sec, le jeta dans ma direction. J’eus un mouvement de recul, mais au lieu d’un morceau de tissu, ce fut une colombe qui se trouva libérée. Elle passa derrière moi et s’envola à tire-d’aile par le hublot ouvert.
– Tout n’est qu’illusion, mon garçon.
Puis il saisit la grande malle par l’une de ses poignées et commença à la faire pivoter. Il y eut un bruit sec et la poignée de cuivre se rompit net.
Oliver laissa échapper un juron. Il releva avec précaution sa manche droite. Une longue estafilade sanguinolente barrait son poignet.
– Ce n’est rien, dit-il en s’efforçant de cacher sa contrariété, une simple éraflure.
Le Early Bird prit donc la mer un peu avant le coucher du soleil. Quand la côte irlandaise eut disparu dans la brume du soir, le capitaine O’Connors, libéré des manœuvres d’appareillage, invita ses passagers à venir se restaurer dans la grande cabine servant de salle commune.
Le vieux marin était certainement plus habitué à affronter les tempêtes qu’à organiser des réceptions… Pourtant, pour ce premier repas commun, il s’était efforcé de mettre les petits plats dans les grands. Il avait même revêtu un superbe uniforme et avait troqué sa vieille casquette en toile contre un képi assorti à sa vareuse.
O’Connors fit asseoir ses invités autour d’une table des plus accueillantes, puis il fit rapidement les présentations. Tout le monde était là, notamment les derniers embarqués : Pickwick, un homme sans âge, et William Baker, un jeune dandy tiré à quatre épingles. Je le trouvai un peu ridicule avec son costume bariolé impeccablement repassé, son jabot en dentelles autour du cou et surtout ses incroyables chaussures. Des chaussures à damiers noirs et blancs.
La première partie du repas se déroula le mieux du monde. Les conversations allaient bon train et les gens faisaient connaissance, en toute simplicité. Mrs Jefferson ne semblait apprécier que modérément ce qui était dans son assiette, ce qui n’était pas le cas de son mari. Le gros homme s’était jeté goulûment sur l’entrée, histoire certainement d’entretenir un peu son embonpoint.
Owen, le bruyant rugbyman, semblait, quant à lui, plus intéressé par les liquides qui se trouvaient sur la table…
– J’ai le gosier aussi sec qu’après un match contre ces fichus « froggies », disait-il à tout bout de champ.
Il saisissait aussitôt la bouteille de whisky et en remplissait son verre. Il en profitait pour servir copieusement Pickwick, qui finit par être pris d’un tangage qui n’avait rien à voir avec la houle du soir.
Depuis le début du repas, j’observais Oliver du coin de l’œil. Le jeune magicien semblait de fort méchante humeur. Il avait constamment le nez dans son assiette et ne prononçait pas un seul mot. J’essayai à plusieurs reprises d’engager la conversation, mais à chaque fois, il se contenta de grommeler quelque chose entre ses dents qui semblait vouloir dire « Fiche-moi la paix ».
Décidément, ce garçon était surprenant. D’ailleurs, la plupart des passagers du Early Bird ne l’étaient-ils pas tout autant ?
Comme nous allions attaquer un Irish Stew, William Baker se leva lentement. Il avait la mine défaite de celui qui se sent gagné par le mal de mer.
– Excusez-moi capitaine, dit-il avec un haut-le-cœur, je crois que je ne pourrai pas honorer plus longtemps votre collation.
Il sortit de sa poche un mouchoir brodé, le plaqua sur sa bouche et se précipita vers le pont. Nous l’entendîmes monter quatre à quatre l’escalier qui menait au pont, puis un bruit caractéristique nous indiqua qu’il était en train de rejeter à la mer ce qu’il avait ingurgité quelques minutes plus tôt.