Image
Image

Image

Image

Introduction

Tout le monde, en Norvège, connaît le malicieux Askeladd. On raconte ses aventures aux enfants, et même un touriste étranger fait vite connaissance avec ce petit futé qui se débrouille à tous les coups pour obtenir la main de la fille du roi, avec, en prime, la moitié de son royaume. Un petit héros auquel les Norvégiens d’aujourd’hui s’identifient : à leurs yeux il incarne un peu leur pays, naguère parent pauvre des autres États scandinaves, que le pétrole, voilà quatre décennies, a brusquement propulsé parmi les riches.

A priori, Askeladd n’a pourtant rien d’héroïque : c’est le rejeton d’une famille de miséreux, benjamin de trois frères, un petit dernier plutôt fainéant que les siens considèrent au mieux comme un bon à rien et au pire comme un simple d’esprit car il passe tout son temps à rêvasser au coin du feu. Ses parents lui préfèrent de loin ses frères aînés, entreprenants et sûrs d’eux-mêmes, qui n’hésitent pas une seule seconde à partir à la conquête de la plus belle des princesses. Sauf que les épreuves à accomplir pour la mériter sont plus difficiles que prévu. Certaines sont franchement périlleuses : il suffit de pénétrer dans la forêt pour tomber nez à nez avec un troll ; or les trolls détestent qu’on enfreigne leur territoire, dont ils gardent jalousement les trésors depuis la nuit des temps. Ils ont beau être assez bêtes, ils n’en sont pas moins très méchants.

D’autres épreuves sont en apparence plus anodines : remporter un concours de mensonges, abattre un chêne, garder un troupeau de poulains ou de lièvres. Mais il y faut de la subtilité, de la réflexion, de l’astuce, voire l’aide d’un être habituellement méprisé – un âne, un vieillard, une pauvresse. Et c’est le jeune Askeladd qui triomphe tandis que ses frères aînés, égoïstes, vaniteux et vantards, finissent ridiculisés et battus.

Quel est donc son secret ?

Askeladd est un petit frère de la Cendrillon de Perrault. Son nom signifie « Cendre-Pied » : en permanence assis dans l’âtre, il a les chaussons (labb) pleins de cendre (aske). Ce nom, il le doit à Jørgen Moe et Peter Christen Asbjørnsen qui ont collecté et publié en 1843-1844 dans leurs Contes norvégiens la plupart de ses aventures. Dans la tradition populaire, il s’appelait en réalité Askefis ou Oskefis, littéralement « Souffle-Cendres ». Seulement voilà, le verbe fise signifie aussi péter ! Ce qui n’était guère convenable. Alors Asbjørnsen et Moe lui ont fabriqué un autre nom, et c’est sous celui-là que notre héros est passé à la postérité. Mais il peut aussi se nommer Tyrihans, « Jean l’affûteur d’allumettes », parce qu’il fait avec des branches mortes de pin (tyri) du petit bois pour allumer le feu.

Et peut-être, en effet, le feu est-il son complice : près du foyer, Tyrihans/ Oskefis/Askeladd a appris à être assez curieux pour prêter attention à tout ; assez sensible pour avoir pitié des humbles ; assez candide pour leur faire confiance ; et surtout assez intelligent pour se fier à sa malice, qui lui permet de venir à bout de la princesse la plus capricieuse, du roi le plus méchant, du troll le plus féroce.

Askeladd, tel le Petit Poucet, nous montre ainsi que le benjamin, le souillon, le déshérité, celui que tout le monde méprise et qui ne peut donc compter que sur lui-même, est finalement mieux armé pour la vie que ceux qui semblent en possession de toutes les chances et croient que tout leur est dû.

Martine Desbureaux

Image

Menteur !

Il était une fois une princesse si douée pour improviser des mensonges invraisemblables que nul n’avait jamais le dernier mot : elle était tout simplement intarissable. Or, un jour, le roi son père fit savoir par tout le pays qu’il accorderait sa main, ainsi que la moitié de son royaume, à celui qui réussirait à la battre à son propre jeu et à lui clouer le bec.

Un grand concours de menteries fut donc organisé à la cour. Les candidats arrivèrent en foule, mais ils échouèrent tous lamentablement.

Trois frères qui cherchaient fortune résolurent alors de se présenter à l’épreuve. L’aîné s’y essaya le premier. Il se trouva vite à court d’inspiration et dut se retirer. Le cadet ne s’en tira pas mieux.

Le plus jeune des trois, Askeladd, ne voulait pas être en reste. Il trouva la princesse inspectant avec son père la ferme royale.

« Bonjour Votre Altesse, dit-il poliment.

– Bonjour. Je vois que tu admires notre étable. Il n’y en a sûrement pas d’aussi vaste dans ton village : si deux vachers jouent de la corne chacun à bout, ils sont si loin l’un de l’autre qu’ils ne peuvent pas s’entendre.

– Oh ! que si, répondit Askeladd. Notre étable est si longue que si une vache conçoit un veau en y entrant, son veau est prêt à naître quand elle en sort.

– Ah bon. Mais votre taureau n’est sûrement pas aussi impressionnant que le nôtre. Deux hommes juchés sur ses cornes n’arrivent pas à se toucher du bout d’un bâton long d’une toise.

– Peuh ! Deux hommes perchés sur les cornes du nôtre ne s’entendent pas l’un l’autre jouer de la trompe.

– Vraiment. En tout cas vous n’avez sûrement pas autant de lait que nous. Ici on trait dans des barriques, on fait cailler le lait dans des chaudières et nos fromages sont grands comme des roues de charrette.

Image

– Oh, chez nous on trait dans des citernes, le lait caille dans des cuves à brasser la bière et nos fromages sont gros comme des maisons, c’est une jument baie qui foule la pâte pour les presser. Un jour elle est tombée dedans, et au bout des sept ans qu’il a fallu pour manger le fromage on y a trouvé un cheval de la même couleur. En le menant au moulin je lui ai brisé l’échine, mais je l’ai réparée avec un tronc de sapin et il ne s’en est pas porté plus mal. Le sapin, lui, a tellement poussé que j’ai pu grimper jusqu’au ciel ; là-haut, la Vierge Marie tressait des cordes avec de la semoule. Tout à coup le sapin s’est rompu ; je ne pouvais plus revenir sur terre, alors la Vierge m’a fait descendre au bout d’une corde. J’ai abouti au fond d’un terrier de renard. Il y avait là ton père avec ma mère en train de rapiécer des souliers. Et ma mère a donné une telle gifle à ton père que les croûtes de sa gale lui en sont tombées de la tête.

– Alors là, tu mens, fit la princesse interloquée. Mon père n’a jamais été galeux.

C’est ainsi qu’Askeladd remporta la main de la princesse et la moitié de son royaume.

Le troll qui cachait son cœur

Un roi avait sept fils en âge de se marier. Il les habilla somptueusement, leur donna à chacun une splendide monture et les envoya dans le vaste monde se chercher femme – tous, sauf le septième, Askeladd, le petit dernier. Celui-là, son père ne pouvait se résoudre à s’en séparer. Il chargea ses frères de lui ramener une fiancée pour pouvoir le garder près de lui.

Après avoir chevauché bien des lieues et visité bien des palais, les six princes arrivèrent chez un roi qui avait six ravissantes filles. Ils en tombèrent amoureux, leur firent la cour et obtinrent leur main. Puis se mirent en route avec leurs fiancées pour rentrer chez eux célébrer les noces.

Tout à leur bonheur, ils avaient oublié Askeladd.

Mais ce bonheur fut de courte durée : alors que leur joyeuse compagnie traversait le domaine d’un troll, celui-ci, en colère, les changea tous en pierre. Les mois passèrent ; le roi, ne voyant pas revenir ses fils, se morfondait de tristesse.

« Père, demanda Askeladd, laissez-moi partir à la recherche de mes frères !

– Pour rien au monde, mon fils ! Je n’ai plus que toi ! »

À force de supplier, Askeladd finit par obtenir sa permission. Il ne restait plus à l’écurie qu’une vieille jument. Qu’importe ! Le jeune prince se mit en selle, embrassa son père et partit.

Il chevauchait depuis quelque temps quand il aperçut un oiseau noir qui battait de l’aile : c’était une corneille si exténuée de faim qu’elle n’avait plus la force de s’envoler.

« Donne-moi à manger, par pitié ! supplia-t-elle. Je te le revaudrai quand tu en auras besoin.

– Je me demande bien ce que tu pourrais faire pour moi, pauvre carcasse ! Mais tiens, c’est de bon cœur ! » répondit Askeladd en lui jetant ses provisions.

Un peu plus loin coulait un ruisseau d’eau claire. Sur la berge, un gros saumon se tordait, la bouche béante, dans une gerbe de gouttelettes.

« Par pitié, remets-moi à l’eau, haleta-t-il. Je t’aiderai quand tu en auras besoin !

– M’aider ? Comment le pourrais-tu ? Mais va, je ne vais pas te laisser mourir d’asphyxie ! » dit le prince, et il repoussa du pied le poisson dans le courant.

Sous le couvert de la forêt, un loup efflanqué se dressa soudain devant lui.

« Ami, voilà des années que mon estomac crie famine. Je t’en prie, laisse-moi dévorer ton cheval.

– Ah non ! Et puis quoi encore ? J’ai dû nourrir une corneille, remettre à l’eau un saumon, et toi tu veux mon cheval, maintenant ? Comment poursuivrai-je mon voyage ?

– Je te servirai de monture et je serai ton aide.

– Quelle aide pourrais-tu m’apporter ? Mais bah ! après tout, prends-le, je ne vais pas te laisser crever de faim. »

Quand le loup eut mangé, Askeladd le sella, le brida et grimpa sur son dos. « Je vais te mener à la demeure du troll », annonça le loup. Et aussitôt il se mit à filer comme le vent.

« Nous y voici. Ces six rochers que tu vois là, ce sont tes frères que le troll a changés en pierre ; et ces six autres, ce sont leurs fiancées. Là-bas est la porte de sa demeure. Tu dois y entrer.

– Oh non, j’ai trop peur ! Il me tuera.

– Ne crains rien, répondit le loup. Tu trouveras chez lui la fille d’un roi. Suis les conseils qu’elle te donnera, et tout ira bien. »

Askeladd alla jusqu’à la lourde porte de pierre et l’ouvrit en tremblant. Le loup avait dit vrai : le troll n’était pas chez lui, et dans l’une des chambres se trouvait une princesse. Askeladd n’en avait jamais vu d’aussi belle.

« Seigneur Dieu, comment es-tu entré ? s’écria-t-elle en apercevant le jeune prince. Tu es perdu, malheureux ! Personne n’a encore pu tuer ce troll : il ne porte pas son cœur dans sa poitrine.

– Eh bien ! moi je vais essayer, puisque je suis là. Je veux délivrer mes six frères qu’il a changés en pierre ; et toi, je te délivrerais bien aussi.

– Cache-toi vite sous le lit alors, et tends l’oreille à ce qu’il va dire. Mais surtout, pas un bruit ! »

Askeladd ne s’était pas plus tôt glissé sous le lit que le troll entra.

« Humpf ! Ça sent le chrétien ici !

– Figure-toi qu’une pie est arrivée à tire-d’aile et a laissé tomber un cuissot d’homme par la cheminée, se hâta de répondre la princesse. Je l’ai vite jeté dehors, mais l’odeur traîne encore.

– Ah bon. »

Après le souper, quand ils se furent couchés, la princesse chuchota tendrement à l’oreille du troll :

« Si j’osais, je te demanderais bien une chose.

– Quoi ?

– Où es ton cœur, s’il n’est pas dans ta poitrine ?

– Oh, ne t’inquiète pas pour lui ! Il est sous le seuil de la porte. »

« Haha, se dit Askeladd qui entendait tout, il ne sera pas dur à trouver ! »

Au matin, sitôt le troll reparti dans la forêt, les deux complices se mirent au travail. Seulement ils eurent beau creuser et lever les dalles, il n’y avait rien du tout sous le seuil. « Il nous a roulés, dit la princesse. J’essaierai à nouveau ce soir. » Puis elle alla cueillir des fleurs sauvages et les répandit joliment devant la porte.

« Humpf ! Ça sent le chrétien ici ! fit le troll quand il rentra, le soir venu.

– C’est cette pie qui fait tomber des choses dégoûtantes par la cheminée.

– Ah bon. Et qui a semé ces fleurs sur le seuil ?

– C’est moi. Je t’aime, vois-tu, et puisque c’est là qu’est ton cœur…

– Mon cœur ? Il n’est pas là, voyons. »

Ce soir-là, la princesse revint à la charge. Elle était tellement amoureuse, roucoula-t-elle, qu’elle voulait à tout prix savoir où était son cœur. « Ah ! bah ! fit le troll. Il est là-bas dans le placard. »

« Haha, se dirent en même temps Askeladd et la princesse, si ce n’est pas plus difficile que ça ! »

Le lendemain matin, ils mirent le placard sens dessus dessous ; en vain. Le troll avait encore menti. La princesse alla cueillir des fleurs, tressa des guirlandes et les suspendit au meuble. Quant à Askeladd, il retourna se cacher sous le lit.

« Humpf ! Ça sent le chrétien ici ! »

Le troll était de retour.

« C’est toujours cette pie, dit la princesse. Je nettoie bien, mais l’odeur est tenace.

– Qu’est-ce que c’est encore que cette décoration ridicule ?

–