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Ce que la presse en dit

« (…) Pomerantsev tire le portrait d’un pays aussi attachant qu’il semble totalement désorienté. Il le raconte avec le talent d’un conteur qui en sait et en dit plus qu’une analyse politique. »

Alain Frachon, Le Monde, 6 mai 2015

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Acte I
Télé-Russie show

Survolé de nuit, Moscou ressemble à une série de périphériques irradiant à partir du petit cercle du Kremlin. À la fin du XXe siècle, les rocades émettaient une pâle lueur jaune. Moscou était réduit à un triste satellite aux confins de l’Europe, réverbérant les derniers feux de l’empire soviétique. Et puis, au début du XXIe siècle, un événement s’est produit : l’argent a fait irruption. Jamais il ne s’en est déversé autant sur une si petite surface en si peu de temps. L’axe orbital de l’Europe s’est déplacé. Gratte-ciel et luxueuses limousines ont soudain illuminé les rocades. Une nouvelle jet-set est apparue, la plus riche, la plus dynamique, la plus dangereuse que le continent ait jamais connue : les Russes. Ils possèdent tout : les plus grandes réserves de pétrole, les plus belles femmes, les fêtes les plus folles. Hier sur le point de tout solder, ils peuvent tout s’offrir aujourd’hui : clubs de foot anglais, équipes de basket américaines, collections d’art, journaux britanniques et compagnies pétrolières européennes. À la fois grossiers et cultivés, rusés et naïfs, ils sont des énigmes aux yeux du monde. Sauf pour Moscou, capitale dont la jeunesse s’enrichit en un clin d’œil, capitale qui se rue tête baissée vers l’avenir, et se transforme si vite qu’elle en fait perdre tout sens des réalités.

Un mot résume la ville : « performance ». Moscou est une scène où les truands deviennent artistes, les croqueuses de diamants citent Pouchkine, les Hells Angels se fantasment en saints. La Russie a connu tant de régimes – communisme, perestroïka, thérapie de choc, pénurie, oligarchie, État mafieux, multimilliardaires – en un temps si bref que ses nouveaux héros ont acquis la conviction que la vie n’est qu’une gigantesque mascarade où rôles, hiérarchies et croyances sont interchangeables. « Je veux incarner toutes les personnalités que le monde ait jamais connues », m’a confié un jour l’artiste-performeur et mascotte de la ville Vladik Mamitchev-Monroe. Invité vedette de toutes les soirées moscovites où se pressent magnats et top modèles, il y apparaît tour à tour sous les traits de Gorbatchev, d’un fakir, de Toutankhamon ou de Vladimir Poutine. Lors de mon premier séjour à Moscou, j’ai d’abord cru voir dans ce tourbillon identitaire l’expression d’un pays enfin émancipé qui se travestissait avec bonheur dans une fringale de liberté, poussant jusqu’au bout les limites de ce que le grand vizir du Président aurait qualifié de « sommet de la création ». Il m’a fallu quelques années pour comprendre que ces transformations n’avaient rien de libératoire mais tenaient davantage d’un vaste délire où pantins ricanant et prophètes de malheur marchent tout droit vers ce que le Conseiller convoque inlassablement : « La cinquième guerre mondiale, la première guerre asymétrique de l’un contre tous. »

Mais je vais trop vite.

Je travaille pour la télé. La télé du réel ou, pour être plus exact, la téléréalité. Je me suis envolé pour Moscou en 2006 parce que, comme tous les secteurs, celui de la télévision y était en plein boom. Je connaissais déjà un peu le pays pour y avoir vécu à peu près sans interruption depuis la fin de mes études, en 2001. J’ai d’abord enchaîné les missions dans les think tanks, puis j’ai été consultant junior pour l’Union européenne sur des projets de « développement » de la Russie, étudiant en cinéma, et enfin assistant sur des documentaires pour les chaînes occidentales. Exilés politiques, mes parents ont fui l’Union soviétique pour l’Angleterre dans les années soixante-dix. J’ai appris à parler avec eux « le russe émigré ». Mais jusque-là, je n’avais été qu’un spectateur lointain de la Russie. J’ai voulu y voir de plus près. Londres m’apparaissait trop sage, trop prévisible, et l’Amérique, où vivaient les autres migrants de ma famille, trop satisfaite d’elle-même. À côté, seuls les vrais Russes semblaient jouir de la vie avec le sentiment que tout était possible.

Mon objectif était de filmer. Sortir ma caméra, appuyer sur « REC », et filmer, juste filmer. J’ai mis ma petite Sony Z1 toute cabossée dans mon sac et je suis parti. J’ai surtout filmé pour ne pas laisser échapper ce monde incroyable, sachant que jamais je ne retrouverais de tels acteurs. Le nouveau Moscou m’a ouvert grand les portes, à moi obscur assistant de production, pour une seule raison. J’avais le sésame ; je pouvais dire : « Je viens de Londres. » Les Russes sont en effet convaincus que les Londoniens détiennent la formule magique des shows à succès. J’étais le passager clandestin de la Grande Armée civilisatrice occidentale, arrivé dans les bagages des banquiers, avocats, auditeurs, architectes cherchant fortune au gré des aventures de la mondialisation.

Mais travailler pour la télévision en Russie, c’est être bien davantage que l’œil d’une caméra.

La télévision est en effet la seule force en mesure d’unifier, de gouverner, et de tenir ce pays qui couvre neuf fuseaux horaires et s’étend de l’océan Pacifique à la mer Baltique, de l’Arctique aux déserts d’Asie centrale, soit un sixième de la surface terrestre. Un pays où coexistent villages moyenâgeux, villes-usines et gratte-ciel. La télévision est au cœur d’un nouvel autoritarisme, bien plus subtil que les coercitions du siècle précédent. Cameraman et producteur de shows, j’allais être précipité au centre de la machine.

Ma première rencontre eut lieu au dernier étage d’Ostankino. Vaste comme cinq terrains de foot, le siège de la télévision russe est la force de frappe de la propagande du Kremlin. Une succession de couloirs peints en noir mat conduit à la salle de réunion principale. C’est ici que les esprits moscovites les plus brillants se retrouvent chaque semaine pour décider des programmes. Un ami éditeur m’a introduit dans une de ces réunions où mon nom russe et mon silence ont dissimulé ma véritable nationalité. Nous étions plus d’une vingtaine – présentateurs en chemise de soie blanche, professeurs de sciences politiques à la barbe humide et à l’haleine chargée, publicitaires en baskets. Pas une femme. Que des fumeurs.

Un petit homme assis en bout de table a pris la parole. C’était l’un des présentateurs politiques les plus célèbres du moment. Il parlait vite d’une voix enrouée :

« On sait tous qu’il n’y aura pas de véritable événement politique, mais il faut donner à nos téléspectateurs l’impression qu’il se passe quelque chose. Il faut les distraire. On a quoi pour jouer aujourd’hui ? Qui sont les ennemis cette semaine ? Les oligarques ? Faut que la politique ressemble au cinéma ! »

S’emparer de la télévision fut le premier acte du Président lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2000. C’est par la télévision qu’il désignerait les politiciens « autorisés » à faire office d’opposition fantoche, et par la télévision qu’il déciderait de l’Histoire, des peurs et des états d’âme du pays. Surtout, le nouveau chef du Kremlin ne referait pas l’erreur de l’Union soviétique. Sa télé ne sombrerait jamais dans l’ennui. Elle combinerait au contraire contrôle soviétique et divertissement occidental. L’Ostankino du XXIe siècle mêle propagande et show-business, courbes d’audience et autoritarisme. Au centre du grand cirque trône le Président en personne, une silhouette chauve qui, grâce au pouvoir de la télévision, peut enchaîner tous les rôles, à l’instar d’un transformiste : soldat, amant, chasseur, homme d’affaires, espion, tsar, superman. « Le journal est l’encens avec lequel nous bénissons les actes de Poutine et le faisons Président », aiment à dire producteurs et présentateurs.

Assis dans cette pièce enfumée, j’ai soudain compris à quel point la réalité pouvait être malléable. Je me serais cru en compagnie de Prospero, le magicien de Shakespeare, doté du pouvoir de projeter sur la Russie post-soviétique le monde qu’il souhaitait voir apparaître. Le temps passant et la paranoïa du Kremlin allant grandissant, la stratégie d’Ostankino s’est faite plus retorse, et la nécessité d’instiller sentiment de panique et frayeur plus urgente. Toute rationalité a disparu. Tandis que campagnes haineuses et culte des personnalités faisaient leur apparition aux heures de grande écoute pour distraire le pays et le tenir en haleine, les mercenaires affluaient de l’étranger pour aider le Kremlin et diffuser au monde sa propre vision des choses.

Mais avant de revenir à Ostankino, mon premier rôle dans le scénario de la nouvelle Russie télé-réalisée serait de contribuer à lui donner l’apparence et la saveur de l’Occident. J’ai donc d’abord travaillé pour la chaîne TNT, dont le siège est installé dans un nouvel immeuble de bureaux appelé Byzantium. Au rez-de-chaussée un spa romain avec ruines et colonnes doriques de pacotille accueille d’indolentes créatures aux jambes interminables venues y parfaire ongles et bronzage. Les manucures sont très élaborées : arcs-en-ciel irisés, cœurs et fleurs miniatures en multicouches brillent davantage que les yeux remplis d’ennui, comme si les filles projetaient tous leurs rêves sur la surface minuscule de leurs ongles.

La chaîne occupe plusieurs étages de l’immeuble. L’ascenseur s’ouvre sur son logo tout en rose, bleu et or criards. Au-dessus s’étale sa devise : « Nous vous apportons l’amour ! » Bienvenue dans la nouvelle Russie heureuse projetée par TNT : jeune, dynamique et glamour.

Dans les bureaux en open space s’affaire une bande de jeunes lustrés et souriants qui parsèment leur russe d’anglicismes en sifflotant les derniers tubes de la pop anglaise. TNT, c’est la télé trash mais, pour ces jeunes, elle incarne une expérience subversive de pop art, une manière de s’immiscer dans la psyché du pays pour la reprogrammer de l’intérieur. La chaîne a initié la Russie à la téléréalité, aux sitcoms et aux talk-shows. Pour le plus grand bonheur des producteurs, les communistes déclinants ont censuré pour immoralité l’un de ses programmes les plus épicés. TNT assimile les formats occidentaux les uns après les autres et en change plus souvent en un an que les chaînes de l’Ouest le font en dix. Les brillants cerveaux de la capitale abandonnent leur métier pour ces chaînes de divertissement et les magazines people. Ici, pensent-ils, ils ne seront plus obligés de se faire les relais de la propagande. Au contraire même, ils se croient invités à jouer les rebelles. À une condition cependant : ne pas faire de politique. La plupart se satisfont du compromis : liberté totale en échange d’un silence total.

« Piiiiteur, on veut savoir ce que pensent vraiment les jeunes.

— Ce qui les excite, tu comprends ?

— On veut voir de vrais gens à l’écran. Les vrais héros. Tu entends Piiiiteur ? »

« Piiiiteur », c’est comme ça que les producteurs m’appelaient chez TNT. Trois femmes dans leur vingtaine, cheveux noir corbeau, cheveux frisés, cheveux raides, chacune complétant la phrase de l’autre. Elles auraient pu m’appeler Piotr, à la russe, mais elles préféraient Piiiiteur, qui sonne plus anglais. Je suis leur maquilleur venu de l’Ouest, celui qui les aide à créer une pseudo-société occidentale. Ce qui me permet en retour de jouer à plus grand producteur que je ne suis. On a d’abord lancé la première émission de documentaires de la chaîne. En dix minutes j’avais ma première commande : « Comment épouser un millionnaire, le guide de la croqueuse de diamants. » Je crois même que j’aurais pu décrocher trois films si je m’en étais donné la peine. À Londres ou à New York, il faut des mois et des mois pour obtenir le moindre contrat. Mais TNT est financée par la plus grande entreprise mondiale.

Sans complexes

« La théorie économique nous enseigne quelque chose de fondamental, professe la coach : toujours connaître à fond les désirs du consommateur. Appliquez ce principe lorsque vous vous mettez en quête d’un homme fortuné. Écoutez-le. Dites-lui à quel point il est fascinant, apprenez à connaître ses envies. Étudiez ses loisirs. Puis adaptez-vous en conséquence. »

Bienvenue à la Course aux Diam’s Académie. Des blondes très sérieuses prennent scrupuleusement des notes. Accrocher un vieux riche est tout un art, une profession à part entière. L’école est toute en faux marbre, grands miroirs et déco à la feuille d’or. À côté se trouvent un spa et un salon de beauté pour se faire bronzer et enduire après la leçon. La coach est une quadragénaire rousse au sourire ravageur, diplômée en psychologie et d’un MBA. Elle parle pointu et précieux : « Ne mettez jamais de bijoux pour votre premier rendez-vous, l’homme doit vous croire pauvre. Donnez-lui envie de vous en offrir. Arrivez dans une vieille voiture ; donnez-lui envie de vous en acheter une plus belle. »

Les participantes boivent ses paroles. Le stage leur coûte mille dollars la semaine. Moscou et Saint-Pétersbourg comptent des douzaines d’« académies » de ce genre, qu’elles s’appellent Geisha School, ou « Comment devenir une vraie femme ».

« Rendez-vous dans un quartier huppé de la capitale et prenez l’air perdu. Un homme riche pourrait vous venir en aide », poursuit la coach.

« Je cherche un homme solide et autonome qui me protégerait comme un rempart », me dit plus tard Oliona, fraîchement diplômée, autrement dit, un homme riche dans le langage codé de l’école. En temps normal, Oliona ne m’aurait jamais adressé la parole. Mais je vais la faire passer à la télé. Ce qui change tout. L’émission doit s’appeler Comment épouser un millionnaire. Je pensais que j’aurais les plus grandes difficultés à lui faire raconter sa vie. Bien au contraire. Elle veut absolument témoigner au monde. La croqueuse de diamants est l’un des mythes préférés du pays. Les librairies regorgent de livres mode d’emploi pour emballer un millionnaire.

Célébrité de la télé, Peter Listerman est un souteneur d’un nouveau genre. Lui se dit « entremetteur ». Les filles le paient pour rencontrer des riches. Et les riches le paient pour rencontrer des filles. Ses agents, de jeunes gays, arpentent les gares en quête de jeunes créatures à longues jambes, débarquées à Moscou pour refaire leur vie. Listerman les appelle ses « poulettes ». Sur les photos, il pose avec des brochettes de poussins grillés et le slogan : « Chez moi, c’est poulettes à gogo. »

Oliona vit dans un charmant studio en compagnie d’un petit chien fébrile. L’immeuble est situé sur l’une des avenues qui mènent à Roublevka, le quartier des milliardaires. Un axe idéal pour les cinq à sept. Oliona vient du Donbass, une région minière de l’Ukraine tombée sous la coupe des mafieux dans les années quatre-vingt-dix. Elle s’apprêtait à suivre la même voie que sa mère coiffeuse, mais le salon a fait faillite. Elle est arrivée à Moscou à vingt ans, sans un sou en poche, et a démarré comme strip-teaseuse au Golden Girls, un casino. Elle dansait bien. C’est là qu’elle a rencontré son protecteur. Elle gagne 4 000 dollars par mois – le tarif moyen d’une maîtresse à Moscou –, possède une voiture, et passe deux semaines de vacances par an en Turquie ou en Égypte. En échange de quoi, son homme peut en disposer vingt-quatre heures sur vingt-quatre, toujours mince, bronzée, et rayonnante.

« Fallait voir la tête des filles quand je suis revenue à la maison, m’a-t-elle dit. Toutes jalouses : “Oh, mais tu as changé d’accent ! Tu parles comme une Moscovite !” Qu’elles aillent au diable, c’est ma fierté.

— Tu pourrais retourner vivre là-bas ?

— Jamais de la vie ! Revenir auprès de maman ? Ce serait un échec. »

Mais elle attend toujours la voiture neuve que son protecteur lui a promise il y a trois mois. Elle s’inquiète. Et s’il la laissait tomber ?

« Tout ce que tu vois dans cet appartement lui appartient. Je n’ai rien à moi », répond-elle en contemplant les lieux comme s’il s’agissait d’un décor de théâtre, comme si quelqu’un d’autre y vivait.

À la minute où son vieux riche s’ennuiera d’elle, elle prendra la porte. Retour à la rue avec son chien et sa douzaine de robes à fanfreluches. C’est pourquoi Oliona, déjà en quête d’un nouveau protecteur (sponsor en russe), s’est inscrite à la Course aux Diam’s Académie.

« Mais comment tu fais pour rencontrer d’autres hommes ? Tu dois avoir le précédent sur le dos, non ?

— Pour sûr, je dois faire attention. Un de ses gardes du corps me surveille. Mais il le fait gentiment, il arrive avec les courses… Mais je sais qu’il vérifie qu’il n’y a pas eu d’autres types ici. Il essaye de la jouer fine, c’est plutôt sympa. D’autres filles ont eu droit aux caméras cachées et aux détectives privés. »

Oliona a pour terrain de jeux une constellation de clubs et de restaurants conçus pour les besoins exclusifs des sponsors en quête de filles et vice-versa. Les hommes sont surnommés « Forbes » (du nom du magazine des grandes fortunes) et les filles tiolki, autrement dit, bétail. C’est un marché d’acheteurs. On compte des douzaines, voire des centaines, de tiolki pour un Forbes.

Nous avons commencé la soirée par le Galeria. En face se dresse un monastère en briques rouges posé là comme un paquebot échoué sur la neige. Quatre rangées de voitures noires débordent sur le trottoir jusqu’au boulevard ; à leur bord les chauffeurs patibulaires, la cigarette aux lèvres, attendent leur maître. Le Galeria a été ouvert par Arkady Novikov. Ses restaurants sont les endroits où il faut se montrer (il s’occupe aussi des cuisines du Kremlin). Chaque lieu offre une ambiance différente : Moyen-Orient, Asie, etc. Ce sont moins des pastiches que des clins d’œil stylistiques. Le Galeria est un patchwork de citations : colonnes, motifs de cachemire anglais, tables en chrome noir éclairées par des spots, installées de telle sorte qu’on puisse voir toute la salle, c’est-à-dire, les filles. Assises au bar, elles veillent à ne se faire servir que de l’eau minérale pour inciter un sponsor à leur offrir un verre.

« Elles sont vraiment trop naïves ! Tout le monde connaît le truc maintenant », lâche Oliona.

Elle commande un cocktail et des sushis.

« Je fais toujours comme si je n’avais besoin de rien. Ça les attire tout de suite. »

À minuit, nous filons au dernier club à la mode. Une fourmilière de Bentley et de Mercedes noires blindées s’achemine vers l’entrée. À côté de la porte, des milliers de talons aiguilles en équilibre instable piétinent la glace noire. Autant de crinières blondes platine effleurent des dos perma-bronzés et perlés de neige. Autant de bouches refaites supplient qu’on les laisse entrer. Ce n’est pas un défilé de mode, ni une soirée de détente, mais un vrai labeur. Cette soirée est pour les filles leur chance hebdomadaire de franchir la barrière de l’argent et des milices privées.

Oliona s’avance tranquille devant la foule. Elle est sur la liste VIP. En début d’année, elle verse plusieurs milliers de dollars au videur pour assurer ses entrées. Une sorte d’impôt professionnel.

Le club est conçu comme un théâtre baroque : au milieu, une piste de danse, dans les étages autour, des loges plongées dans la pénombre pour lesquelles les Forbes paient des dizaines de milliers de dollars. Sur la piste, les filles ne peuvent que les deviner ; elles draguent des ombres.

« Tu as vu toutes ces gamines de dix-huit ans qui me talonnent ? »

Elle n’a que vingt-deux ans, un âge qui sonne déjà la retraite pour les maîtresses moscovites.

« Il va falloir que je songe à baisser mes exigences », ajoute-t-elle plus amusée que réellement inquiète. Elle ne ressemble en rien à ce que je m’imaginais. Tout semble lui être un jeu, le secret de son succès sans doute. L’atmosphère s’illumine lorsqu’elle arrive quelque part.

« J’espère bien tomber sur un vrai Forbes mais, au pire, je me contenterai d’un millionnaire de province ou d’un de ces expats rasoirs, voire même d’un vieux vicelard. »

Personne ne sait vraiment ce qui attend ces « croqueuses de diamants ». C’est la première génération à embrasser cette vie-là comme une véritable carrière. Oliona a derrière elle une ville minière mafieuse et, devant elle, Dieu sait quoi ; elle sourit et danse au-dessus du vide.

À l’Académie, une autre leçon commence.

« Aujourd’hui, nous allons étudier l’algorithme qui vous rapportera des cadeaux, annonce la coach à ses stagiaires. Pour ce faire, placez-vous à la gauche de votre homme. C’est son côté irrationnel et émotionnel. Vous vous mettrez à sa droite, son côté rationnel, quand vous voudrez discuter affaires. S’il est assis, mettez-vous à ses pieds comme une enfant. Il se sentira grandi. Serrez vos muscles vaginaux. Oui, je dis bien vos muscles vaginaux. Cela aura pour effet de dilater vos pupilles et de vous rendre plus séduisante. Lorsqu’il dit quelque chose, approuvez de la tête, cela l’incitera à approuver à son tour. Enfin, au moment de demander votre voiture, une robe, etc., caressez-lui gentiment la main. Répétez après moi : “Regard, approbation, caresse !” »

Les filles s’exécutent en chœur.

« Elles croient toutes remporter une victoire lorsqu’elles obtiennent de nous une robe, m’a confié un millionnaire quand je lui parlai de l’Académie. Je les laisse parfois gagner. Mais soyons sérieux, que gagnent-elles d’autre que ce que nous voulons bien leur accorder ? »

« Vous savez comment je les appelle ? m’a dit un autre. Les mouettes. Vous savez, ces oiseaux qui planent au-dessus des décharges. Elles font le même bruit lorsqu’elles piaillent au bar. »

J’ai rencontré d’autres filles de l’Académie pour cette émission. Natacha parle correctement l’allemand. Elle est interprète pour hommes d’affaires. Dans sa publicité, l’agence qui l’emploie ne propose que des filles « sans complexes », le code pour les services annexes. Code que l’on retrouve partout en ville, en petits caractères, sur les affiches des agences d’intérim. Le qualificatif est censé transformer une humiliation en libération personnelle. Natacha travaille pour un patron allemand dans l’énergie. Elle espère qu’il la ramènera à Munich.

« Les Russes ont beaucoup trop le choix, les Occidentaux sont plus faciles, dit-elle enthousiaste, comme si elle présentait une étude de marché. Seulement, ils n’offrent pas de cadeaux et n’invitent jamais à dîner. Mon Allemand aurait besoin que je lui fasse la leçon. »

Lena, elle, veut devenir une star de la pop. À Moscou, on appelle ces filles sans talent mais accompagnées de riches sponsors les « jupons chantants ». Lena sait très bien qu’elle ne sait pas chanter, mais tout aussi bien que cela n’a aucune importance :

« Je ne vois vraiment pas l’intérêt de bosser sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans un bureau. C’est humiliant. Un homme, c’est un ascenseur pour le sommet, et j’ai bien l’intention de le prendre. »

La coach rousse surdiplômée enchérit :

« Le féminisme a tout faux. Pourquoi une femme irait-elle se tuer au travail ? C’est le rôle de l’homme. À nous de décider de devenir des superfemmes.

— Et vous alors ? Vous travaillez bien à l’Académie pour gagner votre vie, lui demandai-je une fois les stagiaires parties.

— J’ai l’intention d’ouvrir une clinique pour aider les gens à ne pas vieillir. Je vous inviterai à venir y filmer si cela vous intéresse », me répondit-elle en esquivant ma question avec un sourire.

À la leçon suivante, elle dessine sur un tableau un camembert qu’elle divise en trois :

« Il y a trois sortes d’hommes : les créatifs et les analystes… qui ne nous intéressent pas. Et les propriétaires. Eux nous intéressent, précise-t-elle en ajoutant la phrase magique : “Ces hommes qui nous protègent comme un rempart.” Nous savons toutes comment les repérer, ces hommes forts et taciturnes. Ils portent des costumes sombres. Ils ont la voix grave. Ils savent ce qu’ils disent. Ils aiment contrôler. Ils ne veulent pas d’une femme de tête. Ils ont tout ce qu’il faut de ce côté-là. Ils veulent de jolies fleurs. »

Ai-je précisé qu’Oliona n’a pas connu son père ? De même que Natacha, Lena et toutes les « croqueuses de diamants » que j’ai rencontrées. Une génération d’orphelines, perchées sur leurs talons, en quête d’un papa poule autant que d’un protecteur. Le plus étonnant est cette ingéniosité mise au service d’un conte de fées qu’elles se racontent en boucle : un jour viendra où le tsar en personne les enlèvera dans son carrosse-jet pour les conduire en son royaume. Le tsar n’étant autre que le Président en personne. Ces photos où il apparaît torse nu à la chasse aux tigres ou aux baleines sont autant de lettres d’amour adressées à la foule des orphelines. Le Président, ce protecteur ultime qui vous protège « derrière son rempart ».

Je retrouve Oliona à son appartement, qui me tend un livre de Pouchkine. Au club, elle a rencontré un Forbes fou de littérature, alors elle apprend par cœur des strophes d’Eugène Onéguine.

« Je les glisse dans la conversation quand il s’y attend le moins », dit-elle avec un clin d’œil, ravie de son astuce.

Le Forbes l’a déjà emmenée dans son jet privé.

« Tu te rends compte, on peut fumer, boire, mettre ses pieds sur les fauteuils. Pas de ceinture de sécurité. La liberté, quoi ! Tu vois, c’est ça, la réalité. Cette vie-là, on peut vraiment l’avoir. Y a pas qu’au cinéma ! »

Elle a rencontré son Forbes au salon des VIP.

« Il est beau comme un dieu, me dit-elle toute excitée. Il distribuait des billets de cent dollars aux filles qui lui taillaient des pipes. Ça a duré toute la nuit. T’imagine son endurance ! Les filles ne le faisaient pas pour l’argent. Elles espéraient toutes se faire remarquer et y mettaient tout leur cœur. Moi, j’ai refusé évidemment. Je ne suis pas du même bois ! Et maintenant on sort ensemble. Souhaite-moi bonne chance. »

Jamais, au grand jamais, Oliona ne se considère comme une prostituée. La ligne de partage est très claire. Les prostituées obéissent à un souteneur. Oliona travaille seule.

« Un jour, quand j’étais danseuse, mon patron m’a demandé d’accompagner un client chez lui. C’était un habitué, influent, bedonnant, plus très jeune. — Il faut vraiment que j’y aille ?, lui ai-je demandé. — Oui, a-t-il insisté. À l’hôtel, j’ai profité d’un moment d’inattention pour glisser un somnifère dans son verre et je me suis sauvée », me dit-elle toute fière.

Je l’enregistre. Il est tard. Nous buvons du prosecco, son vin préféré. Le petit chien ronfle sur le canapé.

« Et l’amour ? je lui demande.

— Mon premier petit copain, à Donbass, autrefois, oui, c’était de l’amour. C’était une autorité locale. »

« Autorité locale », le mot gentil pour « gangster ».

« Pourquoi vous n’êtes pas restés ensemble ?

— Il était en guerre contre un autre gang qui m’a utilisée pour le coincer. Un soir que j’attendais le tram, deux types, des mastards, m’ont embarquée dans leur voiture. J’ai eu beau me débattre et hurler, ils disaient aux passants que j’étais une copine éméchée. Personne ne veut se frotter à ce genre de types. Ils m’ont emmenée dans un appartement, m’ont attachée sur une chaise et m’ont gardée une semaine entière.

— Ils t’ont violée ? »

Oliona sirote son prosecco, toujours souriante. Elle a gardé sa robe à paillettes, mais a troqué ses talons aiguilles pour des pantoufles roses. Elle fume de fines cigarettes parfumées et évoque cette période avec un détachement presque amusé, comme si elle racontait une anecdote.

« Ils prenaient leur tour. Parfois l’un d’eux sortait acheter du poisson mariné et de la vodka qui empestaient toute la pièce. Je m’en souviens très bien. C’était une pièce nue avec une table en bois, des haltères et un banc. Ils soulevaient de la fonte entre deux sessions. Il y avait aussi un drapeau soviétique au mur. Je le fixais pendant les sessions. Au bout de quelques jours, l’un d’eux m’a prise en pitié et m’a relâchée pendant que les autres étaient partis chercher de la vodka.

— Et ton “autorité”, qu’est-ce qu’il a fait ?

— Lorsque je lui ai raconté ce qui s’était passé, il est entré dans une rage folle et a juré qu’il les tuerait. Puis il a fait la paix avec l’autre gang et les choses en sont restées là. J’ai revu plusieurs fois ces types. Celui qui m’avait relâchée s’est même excusé. C’était plutôt un bon gars au fond. Mais les autres me faisaient toujours des sourires entendus. J’ai fini par quitter la région. »

Nous avons terminé l’entretien. Oliona prend un air soucieux que je ne lui connaissais pas :

« Tu crois que tu peux éviter de parler de cet épisode dans ton émission ?

— Oui, bien sûr. Ça pourrait être dangereux.

— Dangereux ? Non, ce n’est pas ça. C’est plutôt que ça me donnerait l’air triste, déprimée. Je n’ai pas envie que les gens voient ça de moi. On me croit quelqu’un de pétillant. C’est mieux ainsi.

— Excuse-moi de t’avoir emmenée sur ce terrain. Je ne l’ai pas fait exprès. Ça doit être affreux de se rappeler des trucs pareils, lui dis-je, gêné de l’avoir poussée dans ses retranchements.

— Ne t’en fait pas. C’est normal. Ça arrive à toutes les filles. Ce n’est pas une affaire. »

Sa liaison avec le Forbes poète n’a pas tenu longtemps.

« Au début, je croyais qu’il cherchait une salope. Alors j’ai joué à la salope. Mais je n’en suis plus très sûre maintenant. Peut-être qu’il préfère une gentille fille. Parfois, je ne sais plus où j’en suis, ni qui je suis, une gentille fille ou une salope. »

Elle me dit cela sans le moindre découragement, toujours sur ce ton détaché, comme si elle parlait d’elle à la troisième personne. Dès que j’aperçois chez elle une ombre de tristesse, celle-ci se volatilise. C’est mon job de metteur en scène de casser les apparences, de trouver la faille, la corde sensible qui fera tomber le masque et couler les larmes. Mais elle ne baisse jamais la garde, ni le sourire. Elle ne craint ni la pauvreté, ni les humiliations. Si elle perd son sponsor, elle se réinventera et repartira à zéro.

À cinq heures du matin, la fête bat son plein dans les clubs.

Les Forbes éméchés descendent de leurs loges en titubant. Ils portent tous les mêmes chemises de soie à rayures sur les mêmes jeans siglés, affichent la même mine bronzée, le même embonpoint et cette même morgue souriante que donne l’argent. Ils rejoignent le bétail sur la piste. La foule hystérisée danse et transpire avec tant de frénésie qu’elle paraît se mouvoir au ralenti. Filles et Forbes s’échangent des regards de connivence comme si, les masques tombés, ils jouaient la même farce. Tous sont issus du monde soviétique. Le geyser pétrolier les a propulsés dans des univers économiques différents, mais ils se comprennent parfaitement : hier, les immeubles sociaux et les hymnes soviétiques et, summum du luxe, les Levis et le lait en poudre. Aujourd’hui, les voitures de luxe, les jets privés et le prosecco.

Nombre d’Occidentaux pensent que les Russes sont obsédés par l’argent. Ils se trompent. Comme les paillettes d’une boule à neige qu’on secoue, l’argent est arrivé si vite qu’il n’en apparaît que plus irréel. Il ne se thésaurise pas ; il doit voler et tournoyer comme la plume lors d’une bataille de polochons et, d’une plasticité infinie, recomposer autant de masques éphémères.

Héros pour temps troublés

Je suis en réunion chez TNT lorsque mon téléphone sonne. Il affiche « numéro privé ». Peut-être un appel familial important. Je m’éclipse dans le couloir. Au bout du fil, un long silence, une respiration, puis une franche cascade de rires.

« Piiiiteur, tu me reconnais ? C’est Vitali Djomochka. Faut que tu me rendes un service. Tu veux bien ? Un tout petit service ! »

Vitali a une façon de demander qui ne se refuse pas…

« Oui, bien sûr.

— Alors, prends le train et descends à D. Viens avec une caméra, et pas une petite. Une vraie de vraie. Tope là ?

— Bien sûr, bien sûr… »

En fin de journée, je me rends à l’endroit convenu. J’en ai pour une heure avec ces trains de banlieue si lents, une des expériences les plus glauques qu’offre la Russie. Ces trains emmènent à la capitale, au plus près des Porsche et des montres de platine, et ramènent chez eux les pauvres aigris des villes-dortoirs – employés, policiers, agents d’entretien, l’uniforme en boule dans le sac, une bière tiède à la main, tassés sur d’inconfortables banquettes. Que peut bien faire Vitali à D. ? A priori, ce n’est pas un endroit pour lui. Mais cela fait aussi un moment que je ne l’ai pas vu.

Il était une fois, Vitali Djomochka, gangster de son état. Dans les années quatre-vingt-dix, les mots « Russe » et « gangster » étaient devenus quasi synonymes. Mais l’ère des gangsters s’est achevée avec l’arrivée du Président au pouvoir : les services secrets ont pris le contrôle du crime organisé. Les truands ont trouvé plus fort qu’eux. Certains se sont fait élire députés à la Douma pour mettre leur fortune à l’abri, d’autres se sont reconvertis dans le business légal. Mais en Sibérie, Vitali Djomochka avait d’autres ambitions : il voulait devenir réalisateur de films. Pour ce faire, il a réuni une équipe : fini les vols de voitures et l’extorsion de fonds, leur a-t-il dit. Ils allaient se mettre en scène et se filmer.

Montage, scénario, cadrage, ils ignoraient tout du cinéma et n’iraient jamais l’apprendre à l’école. Aucun réalisateur digne de ce nom ne s’intéresserait jamais à eux. Vitali se débrouilla donc tout seul. Il se passa en boucle les classiques pour en décortiquer chaque plan et chaque rebondissement. Pas de scénario. Le scénario, c’était pour les caves. De toute façon, ils connaissaient tous chaque scène par cœur. Pas de maquillage ni de doublures non plus, ils étaient leurs propres cascadeurs. Le sang qui coulait était réel et, s’il n’en coulait pas assez, Vitali se piquait une seringue dans le bras pour s’asperger ensuite de son propre sang. Pistolets et balles étaient réels eux aussi ; et lorsqu’ils tournaient l’attaque d’un bar, ils mettaient l’endroit à sac. Il en résulta une mini-série en six épisodes intitulée Spets (littéralement, « Les Spécialistes »). Ils avaient aussi leur petite idée pour distribuer leur œuvre. Ils débarquaient dans les studios des télés locales avec une copie et exigeaient des dirigeants qu’ils la diffusent, sinon… Personne ne discutait. Le son n’était pas synchrone, les plans pas raccords. Mais Vitali avait tout de même réussi son coup : intrigue, action, énergie, tout y était. La série fit sensation. Il devint une star en Sibérie.

J’ai rencontré Vitali pour la première fois à Moscou. Alors au faîte de sa gloire, il faisait la tournée des talk-shows pour lever des fonds en vue de son prochain film. J’étais alors assistant d’un documentariste américain. Tentant de convaincre Vitali de nous laisser tourner un sujet sur lui, nous lui avions donné rendez-vous dans un café branché. L’endroit était baigné de lumières pastel filtrées par une fontaine, avec musique d’ambiance en fond sonore. Grand, mince, la tête rasée, Vitali ressemblait étrangement au Président, une sorte de frère jumeau en plus grand, plus méchant. Vêtu d’un survêtement soigneusement repassé, il buvait cappuccino sur cappuccino en essuyant la crème sur ses lèvres avec sa serviette. Capou… she-knows !, s’exclamait-il avec gourmandise. Il envoya promener la serveuse qui lui avait apporté une cuillère sale.

« Tu as toujours voulu être gangster ?

— J’ai toujours su que je ferais mieux que les autres. Courir plus vite, sauter plus haut, tirer plus juste. Tout mieux que les autres. »

Il parlait comme un automate pompeux, par phrases courtes ponctuées de silences. Tout en lui semblait sous contrôle. Buveur d’eau et non fumeur, il ne se droguait plus. Il me reprenait quand je jurais et riait pour un rien (il trouvait le mot latte hilarant). Nous avons mis des semaines à obtenir ce rendez-vous. Il jouait avec nos nerfs, choisissait une date, annulait au dernier moment, nous épuisait. Sa tactique habituelle pour ferrer ses interlocuteurs, comme j’ai fini par le comprendre.

« Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire des films ?

— J’ai passé huit ans en prison. On regarde beaucoup la télé derrière les barreaux, des histoires de flics et de truands qui montraient ma vie, mon monde. Mais tout était bidon. Les combats, les armes, les crimes aussi, tout était faux. Qu’est-ce qu’un acteur sait de la vraie vie d’un gangster ? Rien de rien. Moi seul pouvais raconter mon histoire. »

La mini-série de Vitali racontait donc sa vie criminelle dans le moindre détail. Ses actions d’éclat avaient fait de lui une sorte de Butch Cassidy moderne, un véritable bandit de grand chemin. Caché dans les sous-bois, il guettait avec sa bande les convois de Mitsubishi et de Toyota flambant neuves, tout juste débarquées du Japon. Le visage masqué, il se plantait au milieu de la route face au camion, jambes écartées, brandissant ses fusils au canon scié. On ne lui opposait guère de résistance, sinon c’était la baston. La série regorgeait de tels épisodes. Les dialogues étaient parfois guindés (Vitali s’interdisait les jurons à l’écran) mais, pour ce qui était de se battre, de cogner, d’humilier, les bandits-acteurs rouges de colère ou de joie étaient dans leur élément.

« Et les victimes ? Tu ne t’en souciais jamais ? », demanda le réalisateur américain.

Étonné par la question, Vitali se tourna vers moi.

« Jamais de la vie. Les types comme moi ne se soucient jamais des victimes. Ou t’es un nase, ou t’es un homme, un vrai. Les nases n’ont que ce qu’ils méritent. »

Dans la scène principale de Spets, Vitali tue un chef de gang. Il s’avance très calme et descend son rival, puis repart aussi calmement. L’action est si rapide que je me suis repassé plusieurs fois la scène pour vérifier ce qui s’était réellement passé.

«