Relecture
Nathalie Vergeron
Maquette
Virginie Szmyd
Couverture
Arnaud Dupuis
Dépôt légal 1er trimestre 2015
© Centon Éditions, 2015
ISBN (version papier) : 9782915384239
ISBN : 9782915384253
De nombreux noms propres dans ce livre sont ceux de personnes qui « ont fait l’Opéra ». Le « rôle » qui leur est dévolu dans ce récit est sans rapport avec leur véritable histoire. Je les ai choisies seulement pour leur rendre hommage et pour lutter contre l’oubli.
Ma seule motivation se trouve dans l’espoir que le lecteur aura le désir d’en savoir plus sur elles.
Le choix des œuvres dépend seulement de ma passion pour elles ; les vraies divas dont le nom est cité sont pour moi autant d’étoiles dans l’immensité céleste de l’opéra ; le nom des divas mises en scène dans l’ouvrage est le fait du hasard sauf en ce qui concerne la jeune Irina Dimitrova.
Choisir ce nom, Dimitrova, pour un personnage que j’ai paré de toutes les qualités, est une manière d’exprimer toute mon admiration et plus encore ma gratitude pour l’immense Ghena Dimitrova, la vraie.
Sa voix a percé la muraille de mes émotions et m’a révélé à moi-même, tout en insinuant en moi la passion de la lyrique.
J’aborde la question de la paix dans le monde parce que je crois que la dimension épique de l’opéra est à même de recréer la dimension symbolique qui fait tant défaut aux consciences collectives. C’est pourquoi je n’ai pas peur de dire que « les divas font plus pour la paix dans le monde que tous les diplomates et hommes politiques ».
Je prie le lecteur de considérer la fin comme une exhortation à remettre « les pouvoirs dans l’ordre ». Même dans la décision la plus rationnelle, c’est l’émotion qui gouverne. Et elle gouverne implacablement quand elle est inhibée.
Ainsi, en extirpant nos émotions par leurs chants, les divas, authentiques héroïnes, sont de véritables « défossoyeurs ». Elles fendent les parois de nos tombeaux intérieurs, y faisant entrer la lumière, elles arrachent à nos cryptes de secrètes terreurs qui sont la source de toutes les violences.
Enfin, personne ne s’y trompera. Ce n’est pas un spécialiste de l’opéra qui écrit, seulement un passionné.
Abigaille : Su me… morente… esanime…
Discenda il tuo… perdono
Fenena ! … io… fui colpevole…
Punita or… ben… ne sono !
… Te chiamo… O Dio… te… venero ! …
Non… male… di… re a me !!!
Quand Zaccaria eut prononcé la phrase finale « Servendo a Jeovha sarai de’regi il Re », malgré la puissance implacable de la basse, l’on entendait encore vibrer la voix d’Abigaille. Elle restait comme une empreinte indélébile dans le cœur des spectateurs qui restaient figés, silencieux. Puis la salle sembla bondir comme un monstre difforme. Les applaudissements retentirent, enflèrent, firent vibrer les murs du palais Garnier. On eut dit un coup de tonnerre qui n’en finissait pas, qui n’en finirait pas. Des voix lançaient des « Bravo Madame ! », « Bravissimo Madame ! » que les battements de mains effrénés ne pouvaient couvrir et les ovations « Madame ! Madame ! » se prolongèrent jusqu’à ce qu’elle revienne sur scène pour la cinquième fois.
Elle était émue aux larmes comme chaque fois mais ce jour-là, la ferveur du public était telle qu’elle en eut presque peur. Des « bis » martelés par cette foule faisaient battre son cœur avec une violence inouïe et elle jeta un regard inquiet au chef d’orchestre. Elle ne voulait pas rechanter cette mort splendide. C’eût été trop pour elle. Chaque fois qu’elle arrivait au moment de commencer « sur moi... mourante... inanimée... que descende ton pardon », elle était déjà épuisée par l’énormité de son personnage et elle devait faire un effort démesuré pour ne pas s’enfuir quand le chœur finissait « L’immenso Jeovha ».
Le chef la regarda, lui souriant d’un air admiratif et affectueux. Elle comprit qu’ils n’allaient pas « bisser » ce morceau mais qu’il attendait d’elle un signal. Elle se pencha vers la fosse d’orchestre. Elle entendit soudain le grondement du public en liesse comme s’il s’agissait d’un bruit venant d’ailleurs, d’un monde séparé d’elle. Elle avait pris sa décision. Elle était elle-même surprise par son choix, complètement décalé du contexte. Elle eut le sentiment de murmurer et de crier en même temps : Panis Angelicus. Le chef marqua un temps d’hésitation puis passa la consigne. Il y eut un mouvement traduisant l’étonnement dans l’orchestre. Elle pensa alors à la partition. Ils n’avaient pas la partition à disposition. C’est alors que le chœur sembla se déchirer, une jeune femme courait vers les coulisses.
Le chef prit la parole et remercia le public tout en demandant un peu de patience. Il y eut un silence soudain, inconcevable quelques secondes auparavant. Yukiko, la jeune choriste, réapparut après quelques minutes qui parurent des heures à Madame pendant lesquelles on aurait entendu voler les mouches. Les gens semblaient plus recueillis qu’étonnés. La confiance qu’ils avaient en Madame les faisait se préparer à un événement extraordinaire. Les partitions voletèrent dans la fosse d’orchestre. Madame n’en avait pas besoin. Elle avait chanté cette œuvre si souvent. Elle s’avança jusqu’au bord de la scène et salua le public, et dit simplement : « De César Franck, Panis Angelicus. »
On aurait pu s’attendre à la reprise des applaudissements mais le public resta silencieux. Madame se demanda si c’était l’effet de la surprise ou de la déception. Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir, le chef venait de frapper avec sa baguette sur son pupitre.
Les flûtes traversières commencèrent puis la voix s’éleva, prit possession de tout l’espace, s’insinua dans chaque conscience, et pénétra les chairs. Madame avait l’impression que ce n’était pas elle qui chantait. Elle fut soudain troublée par un mouvement dans la salle et mit quelques secondes à comprendre que les auditeurs s’étaient levés et écoutaient debout. Elle ressentit soudain une peur dont elle croyait s’être débarrassée, la peur de ne pas être à la hauteur des attentes qu’elle avait suscitées.
Quand sa voix s’éteignit, elle pensa ne pas être allée jusqu’au bout du morceau. Un silence qui lui parut interminable laissa place à des applaudissements diffus qui gonflèrent progressivement et se déchaînèrent. Elle n’osait pas regarder. Elle restait immobile les yeux mi-clos. Elle essuya des larmes sur ses joues, et posa son regard sur le chef d’orchestre. Elle fut alors prise d’un sanglot en constatant que le vieil homme laissait couler les siennes. Et elle entendit derrière elle des cris de bonheur qui venaient du chœur, puis ceux des musiciens en dessous d’elle. C’est alors qu’elle prit vraiment conscience de l’énorme émotion qui étreignait le public.
Les applaudissements durèrent longtemps et elle resta là, pétrifiée, incapable de prendre la décision de rejoindre les coulisses, saluant longuement en cherchant au fond d’elle-même le plus profond sentiment d’humilité. Elle vit des gens s’embrasser dans la salle puis la décision vint de la régie et le rideau se ferma. Alors, pouvant enfin lâcher, elle s’évanouit.
Elle revint à elle, entourée de dizaines de visages amis. Yukiko, son élève, la tenait dans ses bras, soulevant son buste et retenant sa tête avec sa poitrine. Elle dit : « Ne vous inquiétez pas ! Tout va bien. C’était un peu trop d’émotion pour moi. »
Le chef qui était agenouillé près d’elle dit : « Vous avez été magnifique, sublime, divine. Je n’avais jamais rien entendu de pareil. » Elle entendit diverses voix approuver puis, choristes, musiciens et solistes se mirent à applaudir. Madame Solti, grande soprano qui jouait Fenena, lui glissa à l’oreille : « C’est Dieu lui-même qui s’est glissé dans votre voix. Vous êtes bénie. » Yukiko l’embrassait. Elle vit défiler tous les personnages deNabucco qui l’embrassèrent tour à tour.
Quand elle fut enfin dans sa loge, Yukiko lui demanda : « Comment avez-vous eu l’idée du Panis Angelicus ? C’était très risqué après Nabucco et puis, imaginez que nous n’ayons pas gardé les partitions, qu’aurions-nous fait ? » Madame répondit alors sans hésiter : « Je l’aurais chanté a capella. » Yukiko l’embrassa : « Vous êtes merveilleuse et… tellement… tellement étonnante. »
Pierre-Yves Legrand était à la fois l’imprésario et le mari de Madame. Il rentrait de New York où il avait signé de nouveaux contrats. Madame était attendue dans les opéras les plus prestigieux des États-Unis. Il avait entendu parler de son évanouissement après le concert et semblait inquiet. Il ne savait pas s’il devait être plus préoccupé par son état de santé ou par ce choix étrange qu’elle avait fait : chanter le Panis Angelicus comme bis après Nabucco, c’eût pu être un bide terrible. Cela avait, semble-t-il, marché, mais le risque pris était trop grand : un genre et une ambiance musicale complètement différents de l’opéra puissant, monstrueusement lyrique, du grand maître. Le public aurait pu mal réagir. Les amoureux de Verdi et de ses extrémités n’étaient certainement pas tous des adeptes de musique sacrée. Et puis, pourquoi de la musique religieuse après cet opéra qui exalte la puissance et la révolte contre l’oppresseur autrichien ? Si, encore, elle avait choisi un extrait du requiem du grand compositeur ! Il décida d’essayer de lui en parler, bien qu’il la sentît un peu fermée, dans un état d’esprit un peu bizarre.
« Edwina ! Êtes-vous sûre que vous n’êtes pas trop fatiguée ? » hasarda-t-il.
« Ne vous inquiétez pas ! Je vais très bien. C’était juste un peu trop d’émotion après ce rôle épuisant », répondit-elle sur un ton qui lui parut faussement détaché.
« Ne croyez-vous pas que votre choix était peu judicieux ? Je veux dire un peu décalé. »
« Non ! Au contraire ! Abigaille est réhabilitée. Elle redevient une fille de Dieu. C’est normal qu’après, elle chante pour lui ! » Elle avait répondu sur un ton qui laissait peu de place à la discussion. Il décida de poursuivre quand même :
« Ce n’est pas Abigaille que le public bissait, mais vous ! »
Elle sursauta puis resta silencieuse. Il insista : « N’ai-je pas raison ? »
Elle lui sourit avec un air un peu mystérieux. Il répéta : « N’ai-je pas raison ? »
Elle se raidit et lâcha avec une certaine véhémence : « Non ! Vous n’avez pas raison ! Le public à ce moment-là aime Abigaille. Il veut l’entendre encore mais il ne veut plus de l’ancienne Abigaille, vindicative, colérique, folle de pouvoir. Il veut entendre celle qui a compris quelle a été sa folie, celle qui a retrouvé la raison. »
Il ne voulait pas laisser tomber : « Mais, dois-je vous rappeler qu’Abigaille meurt à la fin de la scène ? »
Madame se leva et commença à faire les cent pas dans le salon comme si elle cherchait une réplique, puis s’arrêta soudain et le regarda droit dans les yeux : « Abigaille est immortelle ! Je le sais, je suis Abigaille. J’ai chanté pendant des années pour devenir une star et je le suis. J’ai le monde à mes pieds. Vous revenez d’Amérique avec des contrats mirobolants. On me demande, on veut m’entendre, on cède à tous mes caprices. Mais quel sens a tout cela ? Travailler d’arrache-pied, avoir un bon impresario, et emballer tout cela dans l’écrin du monde convenu de la lyrique, se faire étiqueter « diva », quel sens cela a-t-il vraiment ? Si je chantais dans la rue, sans célébrité, sans mon étiquette, les passants se rendraient-ils compte de la pseudo qualité artistique, du prétendu talent inouï à propos desquels les médias, les critiques, les fans ne tarissent pas d’éloges ? Je veux chanter pour Dieu, pour les pauvres, pour ceux qui ignorent tout de ce monde factice, de cette fabrication. Je veux me repentir de l’orgueil qui m’a conduite là ! » Elle avait crié.
Pierre-Yves Legrand comprit alors qu’ils allaient vers des difficultés qu’il n’avait absolument pas anticipées. Il avait quitté Madame, la grande diva, semblable à elle-même et il était abasourdi par ce qu’elle lui disait à présent. Il songea qu’il avait obtenu satisfaction à la signature des contrats américains sur tous les points qu’ils avaient définis ensemble avant son départ. On ne refusait rien à Madame, on se pliait à ses désirs pourvu qu’elle vienne chanter et elle s’était toujours montrée exigeante, dure en affaire, et lucide. Elle connaissait sa valeur et savait la monnayer. Et voilà que soudain, elle déclarait vouloir chanter pour les pauvres et pour Dieu. Il sentait monter en lui de la colère mêlée de crainte. Madame n’était pas quelqu’un que l’on pouvait contrarier facilement. Même lui, son mari, ne s’y risquait guère. Puis il songea qu’elle était tout simplement épuisée par la dernière tournée et qu’un peu de repos permettrait que tout rentre dans l’ordre. Il décida de réprimer son envie d’exploser.
« Bon, vous allez vous reposer un peu. Nous avons quelques jours devant nous, que diriez-vous d’un petit séjour en Liguria. Si nous allions à Rapallo ! Ou bien préférez-vous San Remo ? »
« Cela m’importe peu ! Nous irons où vous voudrez, pourvu que je puisse travailler ma voix », répondit-elle.
« Mais peut-être qu’une coupure, un petit laps de temps sans travailler du tout vous ferait du bien… »
Elle l’interrompit : « Vous me parlez comme à une malade ou comme à une débile ? Que croyez-vous ? Que je suis délirante parce que je vous dis que je veux chanter pour Dieu ? Que je suis épuisée parce que je raisonne différemment ? Et si vous me faisiez le crédit de croire que je suis saine d’esprit et sérieuse ! Est-ce trop demander qu’espérer que vous entriez dans ce monde qui vous paraît étrange et qui pourtant est aujourd’hui le mien ? Le monde n’a-t-il pas la forme qu’on lui donne et en quoi le vôtre serait-il préférable, supérieur au mien ? »
Pierre-Yves Legrand était interdit. D’un côté, il entendait les arguments de son épouse, de l’autre, quelque chose en lui criait « Halte au désastre ! ». Il conçut qu’il avait vraiment peur.
Ils partirent en Liguria. Ce fut un voyage conventionnel, avec le soleil qu’il fallait, le luxe habituel, les dîners parfaitement orchestrés et servis. Elle était ailleurs. Il sentait confusément qu’elle quittait ce monde.
La tournée qui suivit fut exceptionnelle. Madame chanta Abigaille avec une virtuosité époustouflante. Elle enthousiasma, elle enflamma les foules de mélomanes qui assiégèrent les opéras où elle se produisit. Les journaux furent encore plus élogieux. On la compara aux plus grandes, Callas, Scotto, Tebaldi. Pis, on pensa, on imagina qu’elle les surpassait toutes. Mais elle se moquait de toute cette agitation autour d’elle.
À New York, devant une assemblée de journalistes spécialisés, elle déclara que sa prestation dans Nabuccon’avait rien d’exceptionnel et qu’elle essayait simplement de donner la juste mesure du personnage d’Abigaille sans y parvenir, qu’elle avait le sentiment d’être incapable d’assumer le rôle. À Philadelphie, elle déclara qu’il lui manquait la fougue et la grandeur de la Dimitrova pour être une Abigaille convaincante et à Los Angeles, elle entra dans une colère folle quand un journaliste lui demanda si elle n’avait pas recréé le personnage qu’elle incarnait. Elle l’apostropha avec véhémence, lui dit qu’il n’avait rien compris, ni à Verdi, ni à Abigaille, ni à l’opéra. Elle expliqua que le principe de l’opéra était que l’interprète, malgré tous ses efforts et son talent, soit en dessous du personnage, faisant ainsi apparaître aux yeux du public l’essentiel : l’humilité dont l’humain ne doit jamais se départir devant le divin. On eût pu prendre cela pour une fanfaronnade de diva, mais alors qu’on faisait une objection à son propos, elle avait « enfoncé le clou » en ajoutant que l’opéra était une œuvre de Dieu destinée à mettre les humains en face de leur petitesse et de leur manque d’esprit.
Les journaux titrèrent : « La diva sombre dans la mystique », « Madame folle de Dieu », « Madame et son délire mystique ».
Pierre-Yves Legrand dut faire valoir le fait que les contrats étaient signés et qu’il attaquerait devant la justice toute tentative de rétractation pour que la tournée continue. Il tenta en vain de la calmer, et devant son obstination, il décida qu’il n’y aurait plus de conférences de presse. C’est alors que se produisit ce à quoi nul n’était préparé.
Il se réveilla un matin et vit qu’elle avait quitté le lit conjugal à l’aube. Il ne sut où la chercher.
Madame était entrée dans le hall départ de l’aéroport Kennedy avec une farouche détermination. Elle était vêtue simplement, un jean sombre et un tee-shirt banal. Elle avait noué ses cheveux. Nul ne faisait attention à elle quand elle choisit de s’appuyer au comptoir information. Elle commença à chanter l’Ave Maria de Gounod. Les hôtesses d’accueil réagirent très vite et essayèrent de l’interrompre. Mais elle fit comme si elle ne les voyait ni ne les entendait. Des passants s’attroupèrent, manifestant d’abord de la curiosité, puis de l’étonnement. Les hôtesses appelèrent la sécurité.
Quand les policiers arrivèrent, ils découvrirent une foule subjuguée. Ils n’osèrent pas intervenir. Madame avait enchaîné l’Ave Maria de Janacek puis le Pie Jesu de Fauré. Ils attendirent qu’elle ait fini pour la prier de s’en aller. Dans la foule, il y eut des protestations puis soudain un homme dit : « Mais enfin, vous ne pouvez pas l’interrompre. C’est Madame, la grande diva. »
Les policiers s’excusèrent et se retirèrent. La foule applaudit. Madame ne savait plus que faire. Elle salua et partit en courant. La foule la suivit et elle s’engouffra dans un taxi sous des tonnerres d’applaudissements. Elle était furieuse d’avoir été reconnue si facilement. Quand elle arriva devant le Ritz-Carlton, elle tendit un billet de cinquante dollars au chauffeur et s’enfuit littéralement quand celui-ci lui demanda un autographe. Arrivée devant les ascenseurs, elle pensa à son mari qui devait s’être aperçu de sa disparition et fit demi-tour. Elle entra dans Central Park et marcha sans but pendant une demi-heure puis, un peu calmée, elle s’assit sur un banc et observa les passants. Elle était très mécontente d’elle-même. Contrairement à ce qu’elle avait imaginé avant son escapade, les gens s’étaient tout de suite intéressés à son chant et, en quelques minutes, ils avaient été captivés au point d’oublier où ils étaient et ce qu’ils étaient venus faire dans cet aéroport. Elle avait été applaudie comme à l’opéra.
Elle eut soudain une terrible envie de pleurer. Des sanglots silencieux se succédèrent, comme si elle n’eut pas de voix puis, peu à peu, elle s’entendit pleurer. Des enfants s’étaient arrêtés et la regardaient. Une petite fille lâcha la main de sa grande sœur et lui tendit sa poupée. Madame la regarda, songeant qu’elle devait avoir environ quatre ans, et lui sourit. Elle cajola la poupée et la lui rendit. Madame nota que l’autre fillette devait avoir environ dix ans et se souvint soudain de ses dix ans. Un grand parc avec de vieux cèdres, un superbe manoir du XVIIIe, la maison parentale, l’odeur du lilas, la voix de sa nourrice qui était devenue une des domestiques de ses parents pour ne pas la quitter. Elle sentit une vague de tristesse l’envahir à nouveau et se remit à pleurer. Les deux petites s’assirent près d’elle, une de chaque côté et la plus jeune demanda : « Pourquoi pleurez-vous ? Vous avez perdu quelque chose ? » Elle faillit répondre qu’elle avait effectivement perdu quelque chose que nul ne pourrait jamais retrouver, mais elle s’entendit dire : « Non, je n’ai rien perdu mais je ne sais pas chanter. »
La plus jeune lui dit que ce n’était pas grave et qu’elle allait chanter pour elle, pour qu’elle ne pleure plus. Puis elle chanta, de sa petite voix d’enfant pas très juste, une jolie berceuse. C’était une histoire de maman indienne qui veut consoler son enfant. Quand la petite fille eut terminé, Madame lui donna un baiser sur le front et la remercia. C’est alors qu’une femme apparut et dit d’une voix forte sur un ton agressif : « Eh vous, là ! Qu’est-ce que vous faites à mes filles ? » Madame voulut se justifier mais elle n’en eut pas le temps. La mère avait arraché la plus petite au banc et la tirait, suivie par l’autre fillette qui tentait de lui expliquer ce qui s’était passé et qu’elle n’écoutait pas.
Madame reprit sa marche dans la direction opposée à celle du trio. La voix de la mère résonnait en elle et elle ne comprit pas pourquoi cela lui faisait aussi mal. Elle n’aimait pas que l’on crie, elle se détestait tout particulièrement quand, en colère, il lui arrivait de crier. Elle se rendit compte qu’elle considérait ses propres cris comme des sacrilèges. Elle s’arrêta, surprise par cette pensée. « Bien sûr que ce sont des sacrilèges. Ma voix ne m’appartient pas. C’est à lui qu’elle appartient. Et lui ne crie pas. Je ne crierai plus, plus jamais. »
Pierre-Yves Legrand était furieux. Il ouvrait et fermait les journaux un par un, les froissait et les jetait par terre devant Madame qui était allongée sur un des immenses canapés de leur suite. L’aventure de la veille avait fait grand bruit. Certains des auditeurs avaient pris des photos avec leurs téléphones portables et les avaient vendues à la presse. Elles figuraient en première page des journaux avec les titres les plus farfelus. Suivaient des spéculations délirantes sur cette étrange affaire. Il y avait même l’interview des hôtesses du bureau d’information, celle des policiers. Chacun inventait une histoire.
Madame écoutait en silence son mari qui ne décolérait pas. Il avait déjà dû répondre à plusieurs coups de téléphone de directeurs d’opéra demandant des explications. On mettait en doute la santé mentale de la cantatrice. Il y avait eu des menaces d’annulation des prochaines programmations et l’on s’était déjà assuré de la disponibilité de sa remplaçante. Et des journalistes faisaient le siège de l’hôtel !
Pierre-Yves Legrand avait beau la questionner, elle refusait toute réponse. Le téléphone sonna et il répondit sur un ton agacé : « Qui ? Madame Solti ? Attendez ! » « Vous voulez la voir ? » demanda-t-il à son épouse.
Madame acquiesça. Le mari, manifestement contrarié par cette visite, grommela : « Évidemment ! »
Madame aimait beaucoup cette femme qui était toujours douce et compréhensive. Elle l’aimait particulièrement parce qu’elle n’élevait la voix que lorsque le chant l’y obligeait, ne prenait jamais part aux commérages pourtant fréquents dans leur monde, ne jalousait personne. Madame se sentait rassurée par sa présence. Elle songea que c’était bien la seule personne qu’elle pouvait accepter de voir ce jour-là.
Pierre-Yves Legrand ouvrit et madame Solti entra, souriante, l’air détendu. Madame se leva et se jeta dans ses bras. Elles restèrent enlacées un long moment, sous le regard agacé du mari qui montra des signes évidents d’impatience lorsqu’il vit que sa femme pleurait. La visiteuse avait sorti un mouchoir de soie brodé et essuyait doucement les larmes de son amie. Elles ne parlaient ni l’une ni l’autre.
Elles s’assirent côte à côte sur un canapé et restèrent silencieuses. Visiblement excédé par leur silence et leur complicité, l’homme sortit en claquant la porte.
Madame prit aussitôt la parole : « Merci, chère Francesca d’être venue. Vous m’êtes si précieuse. Vous seule me comprenez ! »
« Ma douce amie, chère Edwina ! Que se passe-t-il ? »
« Je ne sais pas ! Tout se bouscule en moi. Le présent m’étouffe, des souvenirs de mon enfance remontent mais rien n’est clair. Ce ne sont que des images, des odeurs, des bruits, rien qui ait vraiment un sens. Je pleure et ne sais pas pourquoi. Je lutte contre cette idée qui me tenaille : je dois chanter pour Lui, je dois chanter pour ses pauvres, pas pour ces bourgeois à la tête farcie d’opéra. Leur snobisme, leurs grands airs, leur culture ostentatoire, tout cela me répugne. Je n’en peux plus. »
« Vous est-il arrivé quelque chose ? Êtes-vous souffrante ? Trop fatiguée peut-être ? »
« Non ! Il ne m’est rien arrivé de particulier, je ne souffre d’aucune maladie, je vais bien si ce n’est… si ce n’est… si ce n’est que je ne supporte plus ce monde. Je me sens appelée vers autre chose. » Elle regardait au loin, l’air égaré dans un ailleurs, cet autre monde qu’elle ne pouvait définir. Francesca Solti l’observait et essayait de la comprendre. Elle l’a protégeait toujours, la calmant quand elle était en colère, la consolant quand elle déprimait. Elle s’était souvent demandé pourquoi elle était si maternelle avec Edwina qui était de peu son aînée. Dès qu’elle la voyait souffrir, elle ne pouvait rester sans rien faire. Elle lui dit :
« Je vous comprends ! À moi aussi, il m’est arrivé d’avoir envie d’arrêter, de laisser tout cela pour ne plus avoir cette tension, cette peur qui m’étreint chaque soir. Je sais qu’un jour ma voix ne pourra plus, mon corps ne voudra plus, mais je tiens parce que sans cela, j’ai le sentiment que je sombrerais. »
« Je ne veux pas que ma vie se résume à des contrats mirobolants, des cachets énormes, un public acquis d’avance mais prêt à me déchirer au moindre faux pas. Et ces grandes manœuvres médiatiques ! Je ne veux plus de cette célébrité. Je veux être une humble parmi les humbles, je veux être parmi ses pauvres à Lui, je veux qu’ils me reconnaissent comme une des leurs, je ne veux plus que l’on me reconnaisse dans la rue. J’ai mal, j’ai mal à l’intérieur de mon âme. »
« Je crois que je vous comprends. Mais vous êtes cela, une chanteuse lyrique avec une voix divine… »
« Oui, c’est cela et une voix divine, n’est-ce pas fait pour servir Dieu ? »
« Peut-être pourriez-vous vous concentrer sur le répertoire sacré ? N’est-ce pas une merveilleuse façon de célébrer le divin que de chanter cette musique qui a été composée pour Lui, qu’il a inspirée ? Ce répertoire a besoin de grandes voix. »
Madame sembla hésiter. Madame Solti continua : « La manière dont vous avez chanté le Panis Angelicus l’a amplement démontré. Notre monde souffre d’avoir perdu ses repères spirituels. Le chant sacré peut lui permettre de retrouver la voie. »
Madame écoutait en silence. Madame Solti la sentit fléchir. « Et si nous travaillions ensemble sur le requiem de Verdi ! Qu’en dites-vous ? Nous pourrions transporter les foules avec cette œuvre immense et tous les soirs, vous chanteriez la gloire de Dieu, sa grandeur. Entendez le Libera me, le Lux aeterna. » Elle fredonna : « N’est-ce pas magnifique ? »
« C’est magnifique, vous avez raison. Ô Francesca, que vous êtes bonne avec moi ! Vous seule savez m’écouter, vous seule savez me parler ! »
« Chère Edwina ! Venez ! Nous allons nous échapper et déjeuner ensemble dans un lieu où nul ne saura qui vous êtes. Je vous promets que personne ne vous reconnaîtra. D’accord ? Nous y allons ? »
« D’accord ! Je me prépare un peu et je viens avec vous. »
Elle se précipita dans la salle de bains, presque joyeuse. Quelques instants après, elles traversaient les cuisines en sous-sol, passaient par la lingerie et débouchaient dans une ruelle par une porte de service. Madame cachait son visage sous un grand chapeau aux larges bords et portait des lunettes de soleil sombres. Elle suivit son amie Francesca qui marchait avec une légèreté et une élégance qu’elle admirait. Elles avaient toutes les deux à peine dépassé la trentaine. Francesca était grande, plus grande que Madame. Celle-ci se rendit compte qu’elle avait toujours admiré la noblesse qui se dégageait de son amie, cette classe qui ne la quittait jamais. Sa voix aussi était sublime et Madame avait souvent pensé qu’il y avait une injustice à ce qu’elle-même soit plus célèbre que madame Solti. Elle aurait mérité largement d’être portée aux nues, mais, décidément, le public n’y connaissait rien, songea-t-elle. « Une vraie musicienne, sûre, rigoureuse, talentueuse, une immense artiste. Moi, je n’ai que mon timbre et mon travail de forçat. Je suis bien loin de l’égaler et pourtant, il n’y en a que pour moi. C’est injuste et stupide. » Puis, tout en marchant à ses côtés, elle pensa qu’elle ne savait rien de l’enfance de son amie, de sa famille. Elle était italienne comme elle. Elle avait étudié avec les plus grandes solistes de son époque. Elle avait une très bonne réputation auprès des professionnels, voilà tout ce qu’elle pouvait en dire. Elle avait toujours imaginé qu’elle avait une ascendance noble : une telle éducation, une telle magnanimité, une classe inimitable couronnée par une modestie sans faille, jamais un écart de langage, cela devait être le fruit d’une longue fréquentation d’un milieu cultivé, aisé, élitiste.
Elle prit conscience de ce qu’elle-même et ses difficultés personnelles et professionnelles étaient leur sujet de conversation principal. Francesca ne parlait jamais d’elle. Madame se promit de lui demander de raconter son histoire.
Madame Solti tendit la main à Madame pour l’aider à se hisser dans un bus. Il n’y avait pas de siège disponible et elles restèrent donc debout, accrochées l’une à un dossier, l’autre à une poignée de maintien. Le bus était bruyant et une odeur désagréable mettait Madame mal à l’aise. Des gens montaient à chaque arrêt et très peu descendaient. Le véhicule fut bientôt bondé. Madame n’était vraiment pas tranquille au milieu de cette assemblée très disparate : des blancs, des noirs, des hispaniques. Certaines femmes étaient voilées, d’autres portaient des boubous africains en basin chamarré, d’autres des minijupes en jean. Quelques hommes étaient en complet noir et cravate, d’autres en djellaba.
Madame faillit plusieurs fois demander où elles se rendaient mais elle se fit une discipline de ne pas questionner. Elle avait confiance et voulait que son amie le sache. Madame fut soudain très gênée par l’odeur d’un homme qui était derrière elle, très proche, « beaucoup trop proche » songea-t-elle. Son haleine était fétide et elle frissonna de dégoût quand elle sentit une main l’effleurer. Elle commença par en attribuer la cause aux mouvements brusques de l’autobus et au manque de place mais quand cela se reproduisit, elle ne put douter. L’homme profitait de la situation et lui passait la main sur les fesses. Elle essaya de s’éloigner et n’osa rien dire. Il se colla à nouveau à elle et la main s’insinua entre ses jambes. Elle frémit. Alors qu’elle était pétrifiée, elle vit madame Solti bousculer le pervers, le gifler et l’invectiver dans un anglais d’une virulence dont elle-même n’aurait jamais été capable. D’autres personnes prirent l’homme à parti et Francesca s’interposa de force entre Madame et lui en disant : « Essaie de me toucher et t’es mort, espèce de dégueulasse ! » Le bus venait de s’arrêter. Des gens descendaient. Deux jeunes hommes qui avaient vu la scène jetèrent le goujat sur le pavé.
Madame était interloquée. Elle était choquée par l’agression qu’elle avait subie mais stupéfaite de la rapidité et de la puissance de la réaction de madame Solti. Elle n’osa pas la questionner pourtant elle en mourait d’envie. Elle regardait son amie différemment. Elle se remémorait constamment la manière dont elle l’avait protégée, interposant son corps splendide entre elle et son agresseur, comme si elle n’eut rien à craindre, comme si elle n’éprouvait aucune peur ni gêne dans cette situation. Elle songea à sa stupeur, à son incapacité à se défendre et s’en voulut de son inertie. Et puis les invectives que madame Solti avait jetées au pervers, dans un langage ordurier dont elle ne l’aurait jamais crue capable, retentissaient encore dans sa tête. Elles avaient changé de bus et Madame se demanda maintes fois où elles allaient ainsi.
Le quartier dans lequel elles étaient à présent était bien différent de ce qu’elle connaissait. C’était pour elle un décor de film, un lieu qui transpirait la misère et qui l’effrayait. Son amie lui dit soudain : « Nous descendons au prochain arrêt. Que pensez-vous de ce coin de New York ? Y venez-vous pour la première fois ? » Madame acquiesça. Madame Solti expliqua : « Harlem, c’est le quartier chic des presque pauvres. Pour le Bronx, ce sera mieux la nuit. Mais les vraies banlieues de misère sont un peu trop loin. Nous allons nous contenter de frissons touristiques. Ici, nous sommes chez les presque pauvres. Je vais vous présenter à des amis. »
Elles étaient descendues de l’autobus et avaient marché pendant une dizaine de minutes quand madame Solti poussa la porte d’un restaurant à la devanture pas très propre. Des vitres un peu crasseuses sur lesquelles étaient collés des menus manuscrits, une porte dans un style que Madame qualifia de rococo sans bien savoir au fond ce que cela signifiait.
À peine étaient-elles entrées qu’une femme corpulente poussa un cri de joie et se jeta sur madame Solti, l’embrassant, lui couvrant le visage de baisers, appelant en italien un certain Giuseppe : « Viens, viens vite ! C’est la petite, c’est Ricarda ! Alors Giuseppe, qu’est-ce que tu fabriques ? Ricarda est là ! » Le fameux Giuseppe apparut, ventripotent, suant, essoufflé. Sa tenue de cuisinier était douteuse, son visage boursouflé portait les traces d’une longue carrière d’alcoolique. Il se jeta sur madame Solti et l’embrassa. Madame était gênée par ces effusions, d’autant plus que son amie y répondait. Puis celle-ci se tourna et la présenta : « Une amie, Edwina. » La grosse dame l’embrassa aussitôt : « Bienvenue. Les amies de Ricarda sont toujours les bienvenues. » Puis ce fut au tour de Giuseppe de l’étreindre, ce qu’il fit avec une joie manifeste : « Vous tombez bien. J’ai fait la caponata, j’ai du poulpe super, et des anchois, les vrais. Et je vous parle pas de lacernia ! »
Madame était un peu apeurée. Ces gens semblaient se comprendre si bien. Il y avait entre eux une communauté de sentiments à laquelle elle ne pouvait accéder. Et puis, entendre ces personnes nommer madame Solti « Ricarda » relevait pour elle de la grossièreté. Elle avait envie de les mettre en garde, de leur dire qu’ils parlaient à une des plus grandes chanteuses de son époque, qu’il convenait de… Mais madame Solti semblait tout à fait à son aise. Elle riait avec eux tous, avait des gestes familiers. Madame finit par se demander s’il s’agissait bien de son amie Francesca. Elle semblait tellement familière de ce milieu.
Ils mangèrent, burent, parlèrent, rirent et Madame eut de la peine à entrer dans leur discussion, leurs évocations d’un passé qui ne lui rappelaient rien, une connivence qui restait un mystère pour elle. Comment madame Solti était-elle liée à ces gens ? Qu’avaient-ils en commun, eux, de braves gens un peu rustres, elle, la noblesse et la classe incarnées.
Madame dut goûter à tout, le poulpe, la caponata, la cernia. Elle dut rire à des plaisanteries qu’elle ne comprenait pas mais qui lui semblaient de mauvais goût, elle dut lever son verre pour des « brindisi » à propos de choses, de faits auxquels elle n’entendait rien. Et Francesca qui semblait se divertir, prendre plaisir à ces jeux puérils !
O mio babbino caro