J’ai passé une partie des vacances de Pâques à lire les bonnes feuilles des Morts mystérieuses de l’histoire. C’est une lecture édifiante, instructive et d’une haute portée philosophique.
La méditation qu’a fait naître cette lecture m’a montré une fois de plus l’importance de la médecine légale pour l’histoire. C’est en utilisant ses connaissances biologiques que le médecin légiste parvient à résoudre certains problèmes, dont les historiens seuls ne pouvaient trouver la solution. N’est-ce pas au médecin légiste qu’il appartient de préciser des faits de naissances précoces ou tardives, d’expliquer certains actes incohérents ou bizarres, mais toutefois caractéristiques de formes morbides déterminées ?
C’est encore notre rôle de discuter et de détruire d’absurdes légendes d’empoisonnement et d’arriver ainsi à réhabiliter différents personnages calomniés depuis des siècles. Nos connaissances de psychopathologie nous autorisent à comprendre et à expliquer quelques natures étranges qui sont restées comme des rébus historiques. Est-il indifférent de savoir que Louis XI avait des phobies, que Louis XIII était aboulique et Louis XV un hypocondriaque, toujours ennuyé, sans cesse en quête de distractions nouvelles ?
Les ouvrages de LITTRÉ, de LEGUÉ, de FUNCK-BRENTANO (avec la collaboration de BROUARDEL et de Paul LEGENDRE), n’ont-ils pas mis au point, d’une façon décisive, le drame des poisons sous Louis XIV ? MM. Pierre CLÉMENT, Jules LOISELEUR, etc., avaient, il est vrai, laissé peu de choses à glaner à ceux qui sont venus après eux.
Que de mystères, de sombres tragédies, pendant le Moyen Âge, dans la venenosa Italia, au temps de la cantarella des Borgia, de l’aqua Toffana ou petite eau de Naples !
Le poison a toujours été l’arme des lâches, instrument facilement manié par la femme. Plus près de nous, n’a-t-on pas dit que CIMAROSA avait été empoisonné par ordre d’une reine ? La légende n’a été détruite que par la publication d’un rapport médical, montrant que l’illustre musicien avait succombé à des accidents hépatiques.
Les médecins – c’est un autre de leurs privilèges, je pourrais dire une autre de leurs supériorités – peuvent encore, il nous semble, expliquer et faire comprendre le « vertige du pouvoir ». Napoléon disait : « J’ai couché dans le lit des rois et j’y ai pris une maladie terrible. » Cette maladie, nous la connaissons : c’est la césarite, mélange de phobies variées, d’instinct destructeur excité et jamais satisfait.
Ne sont-ce pas les médecins qui enseignent que, dans les mariages princiers, les unions entre parents favorisent l’extinction des dynasties par dégénérescence, ainsi qu’il a été indiqué dans l’article Consanguinité du Dictionnaire de Dechambre et plus amplement dans l’ouvrage du docteur CABANÈS ?
Le docteur CABANÈS suit, mais en l’élargissant singulièrement, la voie dans laquelle s’étaient engagés DESGENETTES, BRACHET, DUBOIS (d’Amiens), ROLLET, CHARCOT, JACOBY, CORLIEU, CHEREAU. Mais ces médecins érudits n’avaient précisé que quelques faits ou jeté des clartés sur des sujets jusque-là inexpliqués, comme l’ont montré ailleurs des historiens de profession, tels que SAINTE-BEUVE et MICHELET, TAINE et RENAN.
Ce qui a distingué surtout cette intervention médicale dans le domaine de l’histoire, c’est une prudence excessive, une méthode sévère, n’avançant une théorie que basée sur un fait indiscutable, certain, ne cherchant pas la vérité absolue, mais un relatif suffisant pour permettre d’expliquer ou d’entrevoir. Ces médecins se sont conduits comme les experts devant la justice : ils ont rapporté, en leur honneur et conscience.
Les historiens sont semblables aux aveugles ou infirmes qui, de leur lit ou dans leur fauteuil, grâce au théâtrophone, entendent un drame ou un opéra. Les voix des acteurs, la musique, le bruit de la salle et des coulisses arrivent en même temps à leurs oreilles. Il y a quelques éclaircies, parfois des auditions distinctes, souvent du brouhaha, des sons, des bruits. Mais où sont les décors, les costumes, le jeu des acteurs, leurs attitudes et leurs gestes, le mouvement scénique ?
Si l’art peut faire revivre le milieu, le médecin seul renseigne sur la psychologie morbide des personnages et fait comprendre les actes ou les mouvements qui en résultent.
Le philosophe et l’historien racontent les évènements dont ils expliquent l’évolution. Ils montrent la part qui revient aux chefs d’État ou aux hommes émancipateurs de la pensée, recherchant ainsi l’influence de la force ou de l’esprit. Les essais d’explication, les ébauches de théories, pour classer les faits ou les personnes, sont utiles, mais la méthode n’est pas toujours juste.
Le tort est de s’imaginer les hommes comme des pions sur l’échiquier. Ce sont des unités différentes, parce qu’elles se conduisent d’après leurs qualités ou leurs défauts. Il faut, en effet, tenir compte des vices d’organisation et de l’influence du milieu sur des natures non équilibrées.
Que de types morbides à mettre en évidence ! Ne savons-nous pas des saints et des saintes, de grands mystiques, qui ont été des hystériques ? De vaillants hommes de guerre, qui eurent l’anesthésie morale et le courage audacieux des épileptiques ? Des monstres indiscutés, parce qu’ils ont été assez haut placés pour recueillir l’indignation générale et qu’il faut élever à la dignité de malades ? N’est-ce pas, là aussi, cette triomphante folie dont parle Bossuet, et la postérité renseignée ne doit-elle pas l’impartialité de son jugement à ceux dont les actes, même inconscients, ont éclairé la voie, consolé ou conduit l’humanité ?
Tout est intéressant à connaître, et, à notre époque, plus ou moins instruit, mis en appétit d’apprendre, le public est « pantophile », comme l’était Diderot. Aussi, laissant exhumer de vieux manuscrits sur des minuties ou des questions qui nous paraissent secondaires, les médecins peuvent faire de l’archéologie pathologique.
Plus un homme est instruit en toutes choses, plus il a des connaissances biologiques et sociologiques, mieux il est apte à comprendre et à interpréter l’histoire.
Nous savions déjà, par Sophocle et Shakespeare, par Molière et Balzac, que la vie de l’homme est un mélange de grandeur et de misère. Ce n’est pas, hélas ! une simple fiction de théâtre. L’histoire – et vous le verrez nettement dans ce nouveau livre du docteur CABANÈS – montre aussi dans les dynasties royales ce composé de puissance et d’infirmités humaines, allant parfois jusqu’aux extrêmes souffrances.
À connaître tous ces dessous de la royauté, on se sent malgré soi pris de pitié pour ces guenilles empourprées, que secoue, sans trêve et à toute génération, le bras impitoyable de la Némésis antique.
Des meurtriers, des victimes encore plus nombreuses : rien que des malheureux ! Il faut descendre des Atrides pour appartenir à une famille régnante !
Cette résurrection est pour nous la preuve que la vérité, toute la vérité ne s’apprécie ou ne s’acquiert qu’à longue échéance. Ainsi faite, l’Histoire raconte la justice immanente.
Le docteur CABANÈS est un chercheur de l’École de Sainte-Beuve : il est, avant tout, épris, passionné de vérité. S’il aime les menus faits, s’il s’étend avec complaisance sur les particularités ou les bizarreries, c’est qu’à ses yeux il n’est rien de tel pour éclairer la psychologie d’un personnage que de mettre en saillie ses manies ou ses perversions.
Ce qui nous plaît chez notre confrère, c’est la continuité de l’effort. Depuis huit ans, il publie la Chronique médicale, la seule revue qui existe de médecine historique.
En quatre volumes il nous a donné ce Cabinet secret de l’Histoire que la faveur du public a si légitimement consacré. Son Marat inconnu, qui a momentanément enrayé l’étude que nous nous proposons de consacrer un jour à l’Ami du peuple, a été pour beaucoup une révélation.
Ses premiers travaux historiques datent de 1885. On peut mesurer le chemin parcouru depuis cette époque. Et M. Cabanès n’a pas prononcé l’Exegi monumentum ! Outre les deux volumes qui doivent faire suite à cette première série des Morts mystérieuses, il nous annonce des ouvrages sur les Fous de l’Histoire, les Poisons dans l’Histoire, etc. Voilà, certes, beaucoup de promesses, mais nous ne doutons pas qu’elles soient tenues.
Nous comptons bien que l’Académie de médecine et l’Institut récompenseront un pareil labeur. Il faut encourager les médecins érudits qui savent glaner et lier d’aussi belles gerbes. Le docteur Cabanès est un laborieux, et j’applaudis d’avance au succès qui couronnera certainement son œuvre.
Lyon, le 13 mai 1901.
A. LACASSAGNE.
L’ouvrage que nous avons entrepris est en réalité de plus vaste compréhension que ne le comporte son titre.
Et d’abord ce titre demande à être expliqué.
Les Morts mystérieuses de l’histoire, qu’est-ce à dire ? Ce sont, évidemment, celles qui comportent une part de mystère. Mais alors ce sont les morts d’à peu près tous les personnages qui ont joué un rôle dans l’histoire ? Assurément, si nous interprétons les mots dans leur sens le plus large, il n’est guère, en effet, d’hommes illustres ou notoires dont la fin n’ait donné prise à quelques soupçons.
Le peuple est toujours porté, quand disparaît un homme qui a tenu en mains le pouvoir, ou dont la part d’influence a été plus ou moins considérable, à attribuer sa mort à une puissance occulte, quand il ne va pas jusqu’à évoquer un de ces poisons d’autant plus subtils qu’ils échappent aux plus délicates analyses.
« Lorsqu’il s’agit d’un personnage princier, d’une notabilité politique, écrit le professeur BROUARDEL, l’imagination est portée à exagérer les choses et à trouver extraordinaire ce qui eût été naturel chez un bourgeois. Parcourez l’histoire de France : vous serez souvent arrêtés par des faits pareils, et bon nombre de princes et de princesses, qu’on a cru empoisonnés, sont morts d’affections fort naturelles. » Rien n’est plus juste, et l’homme de science se trouve – alliance inattendue ! – d’accord avec le poète sur ce point : « Il y a deux choses, a dit Alfred de VIGNY, que l’on conteste bien souvent aux rois : leur naissance et leur mort. On ne veut pas que l’une soit légitime, ni l’autre naturelle. »
Le temps n’est plus où l’on considérait les rois comme d’essence divine ; où l’on matérialisait, pour ainsi dire, leur immortalité, en assignant à leur existence l’éternité de leur gloire. La science détruit brutalement les légendes et si les amateurs de merveilleux y perdent, les amis de la vérité n’ont qu’à y gagner.
Est-il bien opportun, nous objectera-t-on peut-être, de surprendre les grandes figures en posture vulgaire et quasi grotesque ? En nous révélant leurs infirmités, en écartant les rideaux de l’alcôve où ils agonisent, ne craignez-vous pas de nous les montrer sous leur aspect le plus répugnant ? L’objection est de peu de poids, les prétendus inconvénients qui pourraient résulter de nos investigations posthumes étant bien légers, en regard des avantages que l’histoire ne saurait manquer d’en retirer.
C’est un préjugé encore trop répandu que l’autopsie constitue un outrage à la dignité humaine. L’examen des viscères passe, à tort, pour être une marque d’irrespect, qui blesse les croyants dans leur foi et dans leurs sentiments les plus intimes. À cet égard, les rois nous ont donné un exemple que devrait bien méditer le vulgaire.
C’était une règle à laquelle il n’était presque jamais dérogé, de soumettre leurs corps à un examen post mortem, afin de préserver leur descendance des maladies qui la menaçaient. Quelle source précieuse d’informations ne posséderions-nous pas, si ces prescriptions avaient été introduites dans le protocole des cours dès les premiers âges de la monarchie ; si, surtout, chaque monarque avait eu le soin de faire tenir une sorte de compte courant de ses moindres indispositions, à l’exemple du journal que nous a légué HÉROARD sur l’enfance de Louis XIII, ou du Journal de la Santé du grand Roi, rédigé par ses archiâtres !
Si nous déplorons cette lacune, ce n’est pas que nous ayons eu jamais le dessein d’asservir à l’état physique des personnages leurs déterminations morales ; ni de tirer des inductions à longue portée des défaillances passagères de leur organisation physiologique. Mais on ne saurait donner une explication vraiment scientifique de la mort d’un sujet quelconque, qu’il habite un palais ou une chaumière, qu’après avoir étudié les phases de l’évolution morbide qui aboutit à sa déchéance finale. Même dans le cas où cette déchéance ne s’est pas manifestée pendant la vie par des signes révélateurs, la nécropsie nous fournit presque toujours des indications qui nous permettent de formuler des conclusions plus ou moins précises.
Ces conclusions ne vont pas, en effet, sans comporter parfois des réserves, et ceux-là seuls pourraient nous reprocher nos hésitations qui se croient en possession d’une méthode sûre, infaillible.
C’est l’éternel conflit de la science et de la philosophie, et comme l’a dit M. BRUNETIÈRE, ce désaccord n’est pas moins nuisible au crédit de la philosophie qu’à la légitime autorité de la science.
Pourquoi, ne pas rester chacun dans son domaine propre ? Pourquoi ne pas nous contenter de poser les problèmes, d’apporter au besoin des éléments de discussion qui peuvent hâter leur solution, laissant aux sociologues et aux historiens la tâche d’en tirer les conséquences, que nous leur faisons cependant entrevoir ? C’est qu’il arrive souvent, en histoire, que les questions que l’on croyait les plus définitivement tranchées viennent à se poser de nouveau. Il suffit de la découverte de quelque indice contraire à l’opinion reçue pour autoriser la révision du procès et faire condamner le jugement auquel tout le monde s’était tenu jusque-là.
Nous avons, d’autre part, estimé que nous ne devions pas borner notre tâche à débrouiller des énigmes, ou à prêter une oreille complaisante aux mille bruits équivoques que la foule se plaît à faire naître et à propager ; nous avons compris de différente façon notre rôle. Nous avons essayé, avant tout, de jeter quelque lumière sur la psychologie des personnages, mais en restant toujours très prudent dans l’interprétation des pièces qui constituent leur dossier pathologique. Nous n’avons prétendu à rien autre chose qu’à fournir des éclaircissements et des documents, pour la plupart nouveaux, qui serviront à expliquer certaines morts controversées de l’histoire, sans qu’il soit besoin d’invoquer une force plus ou moins mystérieuse.
Nous avons pensé, en outre, que, pour donner plus d’unité et de cohésion à nos recherches, notre enquête devait porter sur les morts de tous les représentants d’une dynastie, notre but n’étant pas seulement de donner des monographies isolées, mais de montrer comment les races, dites privilégiées, arrivent à la dégénérescence.
Cette dégénérescence, ce n’est pas seulement l’exercice du pouvoir absolu, la césarite, comme l’a bien nommée le professeur Lacassagne, qui la provoque ; c’est encore, c’est surtout l’hérédité morbide, aidée de la consanguinité, qui la précipite. Voilà, entre beaucoup d’autres, un point qu’établiront, ce nous semble, nos recherches.
Pourrons-nous, en terminant, exprimer l’espoir de faire substituer aux erreurs communément accréditées, aux hypothèses plus ou moins hasardées, nous n’osons pas dire la vérité absolue, mais la vraisemblance la plus acceptable ? Nous aurons, en tout cas, la satisfaction d’avoir jalonné une route encore peu explorée, où nous souhaitons engager à notre suite tous ceux que la réalité séduit plus que la fiction. Au surplus, n’est-ce pas un pur romancier, Jules Sandeau, qui a écrit : « L’imagination ne se nourrit que des rognures de la réalité. » ?
Docteur CABANÈS.
Paris, 11 avril 1901.
Mort, le 28 janvier 814, de Pneumonie.
L’histoire des rois de la première race n’est qu’incertitude et chaos. Les vacillations du pouvoir, l’existence éphémère des princes, la variation des récits sur les évènements principaux, les changements de limites, la mobilité des principes, donnent à la narration des historiens les plus exacts une ambiguïté qui rend pénible le soin de démêler la vérité à travers ces assertions contradictoires.
Du fondateur de la deuxième race, PÉPIN LE BREF, nous ne rappellerons que l’épitaphe, remarquable par sa concision : Cy gist le père de Charlemagne.
Tout ce que les historiens nous apprennent à son sujet, c’est qu’épuisé par les fatigues de la guerre, plutôt qu’accablé du poids des ans, Pépin, dans l’espérance de devoir sa guérison à l’intercession de saint Martin, se fit conduire sur son tombeau ; mais cette guérison ne s’opérant pas, il se fit transporter à Saint-Denis, où il mourut (24 septembre 768).
La mort de CHARLEMAGNE fut la terminaison naturelle d’une affection aiguë, qui semble avoir été une pneumonie.
D’après le docteur Bougon, qui a fait de cette question une étude particulière, la santé du monarque s’était maintenue bonne jusqu’à un âge avancé. Ce n’est que dans les quatre dernières années de sa longue vie qu’il ressentit les atteintes de la maladie : il eut des accès de fièvre passagers et des crises douloureuses de rhumatisme – ou de goutte.
On prétend que c’est en revenant de la chasse qu’il éprouva les premiers symptômes du mal qui devait l’emporter.
D’après la version la plus généralement acceptée, une pleurésie se déclara et le septième jour de sa maladie, le 28 janvier, à neuf heures du matin, après avoir reçu la communion, Charlemagne, âgé de près de soixante-douze ans, rendit son âme à Dieu, qui lui avait confié sur la terre la plus grande mission qu’aucun chef d’État ait jamais accomplie. »
Le docteur Bougon ne partage pas l’opinion commune. « Ce fut certainement une pneumonie aiguë franche qui l’emporta en six jours », écrit notre confrère, et voici son argumentation.
À cette époque, on ne savait pas encore ausculter et les médecins donnaient le nom de pleurésie à toute affection caractérisée par une douleur dans le côté (πλευρον, en grec : d’où l’on a fait pleuresis, point de côté). Mais, aujourd’hui, il n’est pas possible de méconnaître une pneumonie dans une maladie qui se caractérise :
1°Par une fièvre vive à début subit ;
2°Par un point de côté qui se déclare consécutivement ;
3°Par un affaiblissement progressif ;
4°Par une fièvre continue, avec soif intense et perte d’appétit.
Il y manque, pourrait-on objecter, un symptôme : c’est l’expectoration. Mais, chez les vieillards, la pneumonie ne s’accompagne que très rarement de ce symptôme, pour ne pas dire exceptionnellement.
La vieillesse, a dit depuis longtemps Charcot, imprime à toutes les manifestations morbides un cachet particulier… Il existe pour le vieillard des immunités spéciales… Aussi les désordres les plus graves se traduisent-ils par des symptômes peu accentués : ils peuvent même passer inaperçus, et c’est dans l’âge sénile qu’on observe le plus grand nombre de maladies latentes. C’est surtout dans la pneumonie lobaire qu’on remarque cette absence presque complète des signes généraux.
Tous les pathologistes sont d’accord sur ce point. « Chez le vieillard, dont l’organisme réagit peu, écrit le professeur Dieulafoy, la première pneumonie est insidieuse, le frisson est insignifiant, et le point de côté peut passer inaperçu ; la coloration du visage et la sécheresse de la langue sont quelquefois les seuls signes révélateurs ; c’est en vain qu’on attend les crachats rouillés, qui n’apparaissent pas… en un mot, la pneumonie est défigurée par l’âge de l’individu. »
Si l’on veut bien se rappeler que Charlemagne était dans sa soixante-douzième année quand il a succombé, on acceptera que les observations précédentes s’appliquent de tout point à son cas.
Des réserves doivent cependant être faites, étant donnée l’insuffisance de la description clinique de la maladie dont nous avons cherché à interpréter les trop vagues symptômes.
Le successeur direct de Charlemagne fut son troisième fils, LOUIS LE DÉBONNAIRE, qui succéda à son père en 814. Ce fut un esprit faible et un monarque sans autorité. Très versé dans l’astrologie, il n’eut pas de peine à interpréter certains phénomènes météorologiques comme des avertissements du ciel. Attaqué en 839 d’une maladie de langueur ( ?), la superstition vint accroître sa peur de la mort.
Dans une même année, par un concours bien rare de plusieurs phénomènes astronomiques, s’étaient rencontrées deux comètes, présage qui, comme on le croyait alors, avait marqué dans les cieux les destins de la terre. Il y eut ensuite une éclipse de soleil, si considérable qu’en plein midi l’on vit les étoiles. L’astrologue interpréta ces signes naturels contre le prince ; Louis les crut funestes pour lui. Tombé malade tout à coup, il fut transporté dans une de ces îles que forme le Rhin aux environs de Mayence, où il se livra à l’excès de son chagrin. Il mourut en 840.
CHARLES LE CHAUVE serait mort, le 6 octobre 877, d’un breuvage empoisonné, que lui aurait préparé son médecin favori, Sédécias.
Nous manquons d’informations sur la mort de Louis II, dit le Bègue, mort le 10 avril 879 ; de Louis III, qui succomba le 4 août 882 ; et de CARLOMAN, son frère, qui lui survécut deux ans (mort le 6 décembre 884).
CHARLES le Gros, petit-fils de Louis le Débonnaire, reconnu roi de France en 885, fut, dit-on, étranglé par ses domestiques, à l’abbaye de Richenaw, dans une île du lac de Constance.
Lorsque, en 1812, celui qui s’était emparé du monde s’avisa de penser à son tombeau, Saint-Denis reçut de nouvelles constructions. Le 24 juillet, en fouillant, pour établir un perron hors du portail, à un peu plus de trois pieds de la porte principale, on découvrit, à un pied de profondeur, un cercueil en pierre de vergelé, haut de deux pieds, long de six, creusé d’environ un pied dans toute sa longueur, avec une entaille dans la partie supérieure pour recevoir la tête. Les ouvriers avaient brisé la pierre qui le recouvrait ; les fragments ne présentèrent aucune inscription ; le cercueil ne contenait que des ossements dérangés par l’exhumation.
On présume que ce tombeau était celui de Pépin le Bref, qui, par son testament, avait demandé à être « inhumé au-devant de la principale porte de l’église de Saint-Denis, couché sur le ventre, par humilité, et pour expier les péchés de Charles Martel, son père, que les besoins de ses guerres contre les Sarrasins avaient forcé de prendre les biens des églises ». Il paraît que Suger avait replacé ce tombeau comme il l’avait trouvé, que sous saint Louis on ne songea point à l’exhumer, et qu’en 1793 on l’oublia.
Lavé et approprié selon la coutume du temps, revêtu de ses habits impériaux, ayant au côté une épée à pommeau d’or, en tête une couronne d’or, sur les genoux et dans les mains un livre d’évangiles écrit en lettres d’or, on l’assit sur un trône d’or. Devant lui furent placés son sceptre et son bouclier d’or, bénis par le pape Léon. On emplit le caveau de parfums et de beaucoup de richesses, thesauris multis, on le ferma, on le scella même, et on y éleva une arcade dorée, sur laquelle fut gravée une épitaphe qui nous a été transmise par Eginhard, et qui, de toutes celles de nos rois que le temps a laissé venir jusqu’à nous, est la plus ancienne connue.
Cette dernière assertion est contestable, car on a signalé des épitaphes royales concernant des rois, reines ou princes mérovingiens, ayant précédé Charlemagne, entre autres celles des deux fils de Frédégonde, celle de Thierry III, etc.
Les premiers rois francs étaient, ainsi que les autres chefs des nations barbares, inhumés en plein champ : ainsi le fut Childéric.
Depuis qu’établis dans la Gaule, ils y eurent embrassé le christianisme, le lieu de leur sépulture fut une église ou un monastère. Clovis, lui-même, Clovis, le premier d’entre eux, eut la sienne dans l’église de Saint-Pierre et de Saint-Paul, depuis nommée Sainte-Geneviève ; et la plupart de ses descendants eurent la leur à Saint-Vincent ou à Saint-Denis. Mais remarquons que les églises de Saint-Pierre et de Saint-Vincent étaient alors hors de l’enceinte de Paris, que Saint-Denis en était à plus de distance encore, et que, par conséquent, l’ancien usage d’inhumer les rois en pleine campagne continua de subsister pendant quelque temps.
Nous empruntons à l’Histoire de Charlemagne, de GAILLARD (t. I, pp. 130-131), les détails qui suivent, dont nous ne nous portons pas autrement garant et que nous ne reproduisons qu’à simple titre de curiosité. Nous accompagnons le texte cité de notes critiques, qui ne figuraient pas dans la première édition de notre ouvrage.
Le nombre des rois et des fils de rois, morts de mort violente, en France ou sur les frontières, dans l’espace de temps que nous examinons, est effrayant ; il n’a peut-être pas été assez remarqué ; c’est le tableau le plus capable de décrier à jamais l’état de guerre.
Clovis meurt dans son lit ; mais je vois plus de dix rois ou fils de rois, tués ou de sa main, soit dans les combats, soit hors des combats, ou par ses intrigues. Comptons-les.
Siagrius, fils d’Ægidius, roi des Français, en concurrence avec Childéric ; Alaric, roi des Visigoths, et le roi des Allemands, tués dans des batailles ; Gondégisile, roi de Bourgogne, tué par Gondebaud, son frère, mais par suite de ses intrigues avec Clovis. Nous ne parlons point de Gondemar et de Chilpéric, frères de Gondebaud et de Gondégisile : le premier, brûlé par Gondebaud dans une tour où il se défendait ; le second, père de Clotilde, massacré avec ses deux fils par le même Gondebaud, et sa femme jetée dans la rivière une pierre au cou. Ces évènements ou précèdent le règne de Clovis, ou paraissent lui être étrangers. Mais en voici qui lui sont propres.
Sigebert, roi de Cologne, et son fils Clodoric ; Cararic, roi des Morins, et son fils ; Ragnacaire, roi de Cambrai, et Riguier son frère ; Renomer, roi du Mans, et son frère, tous parents de Clovis, tous assassinés par lui ou par ses ordres ; quelquefois les uns par les autres, quelquefois le fils par le père.
Sous les enfants de Clovis ; Théodebert, tué à la chasse ; Clodomir, roi d’Orléans, dans une bataille ; deux de ses fils égorgés par leur oncle Clotaire, qui brûle vif Chramne, son propre fils, avec ses enfants, dont on ne sait pas le nombre.
Sigismond, roi de Bourgogne, fils de Gondebaud, fait étrangler Sigéric, son fils, dans son lit ; Clodomir le fait massacrer lui-même avec sa femme et deux enfants ; Gondemar, frère de Sigismond, meurt en prison.
Mundéric, qu’on croit avoir été fils de Clovis, est assassiné par ordre de Thierry son fils.
Badéric et Bertier, rois de Thuringe, sont tués par leur frère Hermenfroy, que Thierry, roi d’Austrasie, fait précipiter du haut des murs de Tolbiac ; Alamafroy, fils de Bertier, est tué par Clotaire, son beau-frère.
Sous les enfants de Clotaire Ier : Sigebert, roi d’Austrasie ; Chilpéric, roi de Neustrie ; trois fils de Chilpéric, Théodeberl, Mérovée et Clovis, sont assassinés : on croit que Childebert, fils de Sigebert, fut empoisonné, par Brunehaut, sa mère.
Théodebert, son fils aîné, fut tué par Théodoric, son frère, à l’instigation de Brunehaut, leur aïeule.
Les deux fils de Théodebert, Clovis et Mérovée, sont tués ou par Théodoric leur oncle, ou par Brunehaut leur bisaïeule.
On croit que Théodoric lui-même fut empoisonné par Brunehaut, son aïeule. Quatre fils qu’il laisse sont égorgés ou engagés dans les ordres. On ignore le sort comme le nom des deux autres.
Aribert, second fils de Clotaire II, et Chilpéric, fils d’Aribert, furent, suivant l’opinion commune, empoisonnés par Dagobert Ier, frère d’Aribert et oncle de Chilpéric.
Dagobert, en dépouillant Aribert et ses enfants du partage qui leur était dû, mérita d’être soupçonné de leur mort.
Voilà, dans l’espace d’environ cent cinquante ans, depuis l’an 481 jusqu’à l’an 630, époque de la mort d’Aribert et de Chilpéric, plus de quarante rois ou fils de rois, ou tués dans les batailles, ou assassinés de sang-froid, ou empoisonnés, sans compter beaucoup d’enfants de ces princes, tués au berceau, et dont on ne sait ni les noms, ni le nombre.
Nous ne parlons pas encore de Childéric II et d’un de ses fils, assassinés par Bodillon ; ni de Dagobert II, fils de Sigebert II, assassiné par ses sujets : ces évènements sont postérieurs à l’époque où nous nous arrêtons dans ce moment.
Par l’effet de cette férocité, qui entretient l’esprit de guerre chez les nations barbares, tel était le sort des rois chez les Français et chez leurs voisins, dans le temps que nous examinons.
Observons encore que la vie de ces rois, active jusqu’à l’agitation et à la turbulence, ne remplissait jamais le temps ordinaire de la durée de l’homme. La fatigue, poussée jusqu’à l’épuisement, consumait avant le temps ceux dont le fer et le poison respectaient la vie.
Pour ne parler que de ces derniers, ce Clovis, dont le règne paraît avoir été long, parce qu’il fut plein, et que les époques en sont marquées par de grands évènements et de grands crimes, Clovis mourut à quarante-cinq ans, Thierry à cinquante-cinq, Théodebalde avant vingt ; Childebert et Clotaire ne passèrent pas soixante ans ; Chérebert ne passa pas cinquante ; Gontran fut le seul qui, ayant mené une vie plus paisible, la poussa jusqu’au-delà de soixante-huit ans.
Clotaire II, dont le règne est réputé long, parce qu’il fut roi à quatre mois, mourut vieux à quarante-cinq ans, et Dagobert décrépit, à trente-six.
Cette liste est courte, parce qu’elle ne contient que les rois morts dans leur lit ; le plus grand nombre est de ceux qui périrent d’une mort violente.
La brièveté de la vie des premiers est plus sensible encore dans le reste de la première race. Des deux fils de Dagobert Ier, Sigebert II, roi d’Austrasie, et Clovis II, roi de Neustrie, moururent à vingt-et-un ans.
Des trois fils de Clovis II, Clotaire III mourut avant dix-huit ans, et Thierry avant quarante.
Encore un coup, nous ne parlons pas de Childéric, qui fut assassiné avec son fils, ni de Dagobert II, fils de Sigebert II assassiné par ses sujets. Des deux fils de Thierry, Clovis III mourut avant quinze ans, et Childebert à vingt-huit. Dagobert III, fils de ce dernier, mourut à seize ans. Chilpéric II n’atteignit pas cinquante ans. Thierry de Chelles, fils de Dagobert III, mourut à vingt-deux ou vingt-trois ans.
La durée de la vie des rois est à peu près la même sous la seconde race.
Sous la troisième, elle est plus longue et plus égale. Le plus grand nombre est de ceux qui meurent de cinquante à soixante ans ; mais il est peut-être à remarquer que, dans l’espace de près de quatorze siècles, de trois races différentes, dans une liste de soixante-cinq rois, en ne comptant que ceux qui ont régné à Paris ; de cent au moins, en comptant tous ceux qui ont régné dans les différentes parties de la France, liste qui peut encore être grossie par celle des héritiers du trône non parvenus au trône, on ne trouve que deux rois septuagénaires, Charlemagne et Louis XIV : soit que cette brièveté générale de la vie des rois vienne des embarras et des chagrins du trône, ou de la facilité funeste qu’ont les rois et les princes de satisfaire toutes leurs passions.
Nous donnons ci-dessous la date de la mort des rois mérovingiens, d’après la Dissertation sur la chronologie des rois mérovingiens, depuis la mort de Dagobert Ier jusqu’au sacre de Pépin, par M. GOUYE DE LONGUEMARE (Paris, 1748), une des meilleures études qui aient été faites sur cette période confuse de notre histoire. Nous avons rectifié quelques dates, sur les indications de notre érudit et obligeant confrère, le docteur Bougon.
638. (19 janv.) Mort de DAGOBERT (né vers 603).
655. (1er fév.) Mort de SIGEBERT III (né en 630, fin de l’année).
656. Mort de CLOVIS II (né en 633).
670. Mort de CLOTAIRE III (né en 650).
673. Mort de CHILDÉRIC II (avant le mois d’août) ; né en 651).
679. Mort de DAGOBERT II (le 23 décembre).
694. Mort de THIERRY III, né en 652.
696. Mort CLOVIS III (avant le 23 mars). Régna deux ans.
711. Mort CHILDEBERT III (14 avril).
715. Mort DAGOBERT III (après le 24 juin).
720. Mort CLOTAIRE IV (troisième fils de Thierry III), né de Doda, sa seconde femme après Clotilde, mère des deux aînés : Clovis II et Childebert III, dit le Juste.
721. Mort CHILPÉRIC (décembre) ; né en 672.
737. Mort THIERRY IV (avril).
741. (22 octobre). Mort de CHARLES MARTEL.