« S’il ne fût né que particulier, il aurait eu également le talent des fêtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus grands désordres d’amour. »
(SAINT-SIMON, Mémoires, XXVIII, p. 6.)
« En abandonnant notre cœur, il faut demeurer maître absolu de notre esprit… »
(LOUIS XIV, Mémoires, t. II, p. 315).
Louis XIV a été un grand amoureux.
On a oublié ce qu’il a fait pour la France. Mais on se souvient de ses amours. On s’en souvient même un peu trop. L’imagination populaire ne connaît de lui que ses galanteries et ses maîtresses. Elle se le représente invinciblement dans les bras d’une La Vallière ou d’une Montespan.
Lui-même, il faut bien l’avouer, a quelque peu contribué à se faire cette réputation. Saint-Simon, après nous avoir raconté tout ce qu’il a vu, ou cru voir, du règne de Louis XIV, écrit cette phrase, en manière de conclusion : « Né simple particulier, il aurait eu également le talent des fêtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus grands désordres d’amour. » Si le Roi avait pu lire ces lignes il est fort probable qu’il ne les eût point trop démenties. Certes il a été bien loin de « faire les plus grands désordres d’amour », comme le dit très exagérément Saint-Simon. Cet homme de gouvernement avait horreur de tous les désordres, même des désordres amoureux. Mais, par galanterie, parce que c’était toujours « le bel air » en ce temps-là, – il voulait qu’on l’en crût capable. Les contemporains de Mme de Rambouillet, les habitués de la Chambre bleue, n’admettaient point qu’un homme fût sans amour. Pour les précieux et les précieuses, l’amour était une religion, – et cette religion mystico-littéraire durait encore, au temps de la jeunesse de Louis XIV. Enfin, en un sens plus gaillard, la nation exigeait qu’un roi fût amoureux, à l’exemple d’un François Ier, d’un Henri II, ou d’un Henri IV, – Henri IV surnommé le Vert-Galant et devenu si populaire, peut-être à cause de cette « verdeur » et de cette « galanterie ».
Assurément, Louis XIV n’eut pas trop à se contraindre, pour répondre, si l’on peut dire, à ce vœu national : il était fait pour éprouver et pour inspirer l’amour. La gloire elle-même il l’aimait comme une maîtresse. Il a écrit, dans ses Mémoires, ou il a dicté cette phrase extraordinaire et encore trop peu connue, – cette phrase qui est d’un grand écrivain français : « L’amour de la gloire a les mêmes délicatesses et, si j’ose dire, les mêmes timidités que les plus tendres passions. »
Comment s’étonner, après cela, qu’on l’ait cru sur parole, et qu’on l’ait jugé sur des apparences auxquelles il se prêtait si complaisamment ? De son vivant, on a écrit une infinité de romans sur ses amours et sur ses maîtresses, – productions mi-licencieuses mi-satiriques, où il entre autant de médisance et de calomnie que de fantaisie et d’imagination. Le théâtre contemporain est une perpétuelle allusion au monarque amoureux. On peut dire qu’il est le héros de toutes les tragédies de l’époque, à commencer par celles de Racine. Dans le même moment, les pamphlétaires d’Allemagne, d’Angleterre et de Hollande commençaient la légende de débauche qui tendait à déshonorer le Roi. Est-il besoin d’ajouter que dans ces livres, – qui affectaient souvent le ton de l’histoire, – il n’entrait que très peu de vérité historique. Puis, plus tard, l’érudition minutieuse du XIXe siècle a prétendu épuiser tout ce sujet des amours de Louis XIV. Que n’a-t-on pas écrit sur lui et ses maîtresses ! À en juger par la quantité de ces ouvrages spéciaux, nous croyons bien ne rien ignorer. Nous connaissons les actes de naissance et de mariage des favorites royales. Nous avons l’inventaire de leur garde-robe, nous savons, à une douzaine près, combien elles avaient de chemises… Mais nous ne savons pas, ou pour ainsi dire pas, comment elles ont aimé et surtout comment elles ont été aimées. Si paradoxale que semble une telle assertion, les amours de Louis XIV sont un des mystères historiques les plus difficiles à pénétrer.
Cela tient surtout à ce que le Roi était le plus secret des hommes. Je crois bien qu’il l’était naturellement. Mais il le devint de plus en plus, à mesure qu’il avançait en âge. Est-ce lui qui exigea la destruction des lettres qu’il écrivit à ses maîtresses ? Car, contrairement à la légende, Louis XIV a beaucoup écrit. C’était un homme de bureau, comme Philippe II d’Espagne, son arrière-grand-père. Il a passé sa vie à annoter des rapports et des correspondances, à dicter ou à écrire des lettres. Sa correspondance amoureuse fut certainement considérable. Marie Mancini recevait de lui de véritables volumes de déclarations passionnées. Et nous savons que Colbert était souvent chargé de faire parvenir les lettres de son maître à la duchesse de La Vallière, ou à la marquise de Montespan. Mme de Maintenon aussi a reçu de lui de nombreuses lettres qui furent brûlées par celle-ci, après qu’elle se fût réfugiée à Saint-Cyr… Encore une fois, est-ce le Roi lui-même qui demanda ou qui imposa à ses maîtresses et à sa femme la destruction de sa correspondance intime ou amoureuse ? Cela est bien possible, cela est tout à fait dans le caractère de cet homme si renfermé, si volontairement mystérieux, qu’il n’en est point, dans l’histoire, dont l’intimité d’âme soit plus farouchement défendue contre toute espèce de curiosité.
On peut dire qu’il s’est constamment appliqué à ne laisser de lui qu’une image héroïque. Il voulait qu’on le crût étranger à toutes les ordinaires passions humaines, et, s’il se laissait aller à celles de l’amour, il tenait à honneur de les dominer, d’y paraître supérieur. Il va même jusqu’à écrire des phrases superbes comme celle-ci, où l’orgueil disparaît dans le sentiment très haut des devoirs et des responsabilités des rois : « Exerçant ici-bas une fonction toute divine, nous devons paraître incapables des agitations qui pourraient la ravaler. Ou, s’il est vrai que notre cœur, ne pouvant démentir la faiblesse de sa nature, sente encore malgré lui ces vulgaires émotions, notre raison doit du moins les cacher, sitôt qu’elles nuisent au bien public, pour qui seul nous sommes nés. »
Personne n’a plus pratiqué que lui la maxime stoïcienne, dont Flaubert avait fait sa grande règle morale : « Cache ta vie ! » Lui, il aurait dit plutôt : « Cache ton âme ! » Il est un classique. Au lieu de s’étaler, de se livrer sans pudeur comme un romantique, il s’efforce de ne montrer de lui-même que ce qu’il a de plus noblement humain. Il aurait souhaité qu’il ne subsistât de lui, dans le souvenir des hommes, que des médailles, des bustes, des statues, des fresques ou des tableaux, des poèmes ou des inscriptions lapidaires, comme pour un héros des temps antiques, ou pour un dieu de la mythologie. Et l’on peut dire que ce vœu secret du grand Roi a été à peu près réalisé. Car enfin n’est-ce point une chose prodigieuse ? Cet homme qui a vécu constamment en public, qui, si l’on peut dire, faisait tout en public, qui a été traqué par les gazetiers et les pamphlétaires, investi par les historiens, dont la pauvre guenille humaine a été livrée à toutes les indiscrétions de la médecine et de la petite érudition, – cet homme a si bien dérobé son âme aux regards profanes, que nous ignorons tout de sa vie intérieure, de sa pensée personnelle et secrète. L’âme d’un Napoléon est d’une transparence cristalline auprès de la sienne. Il semble bien que, chez Louis XIV, l’Homme ait été absorbé totalement par le Roi. Aux yeux de la postérité, ce qui subsiste de lui, pour l’extérieur, c’est une silhouette dominatrice, une figure équestre, de marbre ou de bronze, le laurier au front, le bâton de commandement à la main, – c’est aussi une œuvre colossale qui a profondément marqué la face de notre pays. Mais, pour son âme, elle est plus énigmatique, elle est plus profondément murée dans le mystère que la momie d’un pharaon dans sa cuve de granit et dans les couloirs pleins de nuit de son hypogée.
Ce mystère même nous irrite. Nous voudrions savoir. Nous voudrions connaître cet homme si bien caché et surtout ce qu’il y a de plus intime en lui, – l’amoureux. Ses amours ont fait dans le monde un bruit immense. Et pourtant nous n’en connaissons, de façon positive et vraiment historique, qu’un petit nombre de faits certains : tout le reste est du pur roman. Circonstances tout extérieures, péripéties toutes matérielles de tragédies dont les dessous psychologiques nous sont à peu près fermés et dont le sens reste à jamais obscur. Tout ce que nous pouvons faire, c’est essayer d’expliquer l’homme et l’amoureux par le Roi. Le souverain, le constructeur de la France moderne, le bâtisseur, l’organisateur de la représentation monarchique, le grand chef enfin qu’a été Louis XIV, nous éclairera peut-être en lui l’homme passionné. Dans l’amour, en effet, l’homme se donne tout entier. Toutes ses facultés, toutes ses qualités entrent en jeu, il les étale, il fait la roue devant l’objet de son amour. Il met aux pieds de celle qu’il aime tous les trésors de son âme. Ces richesses sentimentales, ces facultés transfigurées et exaltées par l’amour réagissent à leur tour sur celui-ci, lui donnent sa coloration, sa nuance, son accent spécial.
La qualité de notre amour dépend de la qualité de notre âme. Si mystérieuse que soit celle de Louis XIV, il est impossible que le souverain qu’il a été se soit trouvé en contradiction violente avec l’amoureux qu’il fut aussi. Ce roi a dû aimer en roi. Ce héros a dû aimer héroïquement.
Rappelons donc, à grands traits, ce que fut ce Fils de France, – corps et âme, – ce qu’il apportait à ses maîtresses de beautés et d’agréments physiques, de sensibilité, de cœur, de volonté et d’esprit. Après cela, nous nous expliquerons peut-être mieux l’amant, puis l’ami sentimental qu’il est devenu, – nous le suivrons depuis les premiers balbutiements de son amour auprès de Marie Mancini jusqu’à ses ultimes confidences et à ses larmes de vieillard désabusé, auprès du rouet de Mme de Maintenon.
Et d’abord ce grand amoureux était-il beau ?
Les avis, à ce sujet, sont très partagés, pour ne pas dire contradictoires, mais ils sont parfaitement conciliables.
Par exemple, la Grande Mademoiselle, la cousine de Louis XIV, nous dit de lui : « C’est le plus bel homme et le mieux fait de son royaume et assurément de tous les autres… » En revanche, Primi Visconti écrit dans ses Mémoires : « Le Roi n’est pas beau, mais il a les traits réguliers, le visage marqué de la petite vérole. Les yeux comme vous voudrez : majestueux, vifs, espiègles, voluptueux, tendres et grands. Enfin il a de la prestance et, comme on dit, un air vraiment royal. »
Ce qui ressort de ces deux textes, – et cela nous est confirmé par la plupart des innombrables portraits du Roi, – c’est que Louis XIV, avec son visage couturé de petite vérole, ses traits réguliers, mais un peu gros, ses pommettes rondes, son menton proéminent, n’était pas ce qui s’appelle un joli homme, une jolie figure, mais c’était assurément un fort bel homme, à le prendre dans l’ensemble de sa personne. C’était d’abord un vigoureux animal humain, d’une sensualité ardente, visiblement fait pour aimer les femmes et pour en être aimé. Il aimait le plaisir et la volupté comme un méridional. N’oublions pas qu’il était Espagnol par sa mère et Italien par sa grand-mère Marie de Médicis. Avec cela, naturellement, le goût des exercices physiques, du cheval, de la chasse, des jeux violents, ne se plaisant qu’à la campagne, en plein air, dans ses jardins, ses parcs, ses bois, dans les grandes forêts domaniales de Compiègne, de Saint-Germain, de Marly et de Fontainebleau. On le voit toujours enfermé et en cérémonie dans les salons de Versailles. C’est une erreur. Louis XIV fut, autant qu’il est possible, un monarque de plein air. On peut dire qu’il a aéré et ventilé la cour comme la monarchie, en les faisant sortir du morne Louvre de cette époque, et en les jetant en pleins bois, en pleine campagne. Il a passé presque toute sa vie à la campagne, si bien que ses détracteurs, les Parisiens surtout, mécontents d’être privés de la présence de la Cour, le traitaient de « gentilhomme campagnard » et répandaient le bruit qu’à Versailles la Cour avait perdu « le bel air », s’était enfoncée dans la rustrerie et la brutalité.
Il y avait du vrai dans ces critiques. Le Roi, à l’époque de son adolescence et de sa première jeunesse, était un gros garçon un peu lourd, un peu gauche et timide, surtout épris de chevaux, de chiens, de parades militaires et de beaux uniformes. Mais, en maître qu’il était, il sut bientôt se façonner et se polir, parce qu’il jugeait que cela était nécessaire pour son métier de souverain. Ce lourdaud devint un danseur incomparable : « Il danse divinement bien », dit de lui sa cousine, la Grande Mademoiselle. Ce timide apprit à se tenir en scène, à figurer dans des ballets, à paraître et à parler en public. À force de travail et d’empire sur lui-même, cet homme gauche arriva à donner l’impression de la grâce innée, en même temps qu’il séduisait par une élégance et une politesse exquises. Il donna enfin l’impression de la majesté personnifiée, il prit peu à peu, comme dit Primi Visconti, « un air vraiment royal », qui, au début, ne lui était point naturel. Il se refit, ou il se fit lui-même, corps et âme.
Comme toutes les natures vigoureuses, il était né bon, généreux, confiant ; il se montrait non seulement humain, mais familier avec ses domestiques, ses valets ; il se laissait approcher facilement et très débonnairement par les gens du peuple. Rappelons-nous l’histoire de ce maréchal-ferrant de Salon, en Provence, qui vint à Versailles, chargé, disait-il, pour le Roi, d’un message mystérieux. D’abord incrédule, le Roi finit par mander le maréchal-ferrant dans son cabinet, il l’écouta, à plusieurs reprises, avec beaucoup d’attention et de bienveillance et le renvoya défrayé de son voyage et gratifié d’un beau cadeau. Louis XIV était tellement secret qu’on n’a jamais su ce que le maréchal-ferrant lui avait dit. Tous les ans, à la Saint-Louis, un paysan de Versailles venait lui apporter un bouquet et lui souhaiter sa fête. Le Roi prenait le bouquet, répondait au bonhomme par un petit compliment, et lui faisait remettre une bourse pleine d’or.
Naturellement bon, – Saint-Simon lui-même en convient, – il était aussi d’une sensibilité très vive, presque maladive. Il s’attendrissait facilement, pleurait à la moindre émotion. Comme Racine, – et peut-être plus que Racine, – il avait le don des larmes. On se souvient de ces vers délicieux de Sainte-Beuve :
Il y avait assurément, chez le Roi, une sensibilité pareille à celle-là. On en pourrait citer mille exemples. Personne n’a ressenti plus que Louis XIV le déchirement ou l’amertume des séparations. Quand une princesse partait vers un trône lointain, vers un époux sinistre ou répugnant, une cour quelque peu ténébreuse et effrayante, le Roi ne se séparait de la victime qu’en sanglotant et en la baignant de ses larmes. Ce cœur tendre avait peur de faire de la peine : cela nous est attesté de la façon la plus formelle par les contemporains, – et c’est là un point capital en amour.
Enfin, comme rançon de cette sensibilité excessive, le Roi, surtout dans sa première jeunesse, était sujet à des accès de colère furibonde. À force de volonté, et, encore une fois, de travail sur lui-même, il parvint à refréner tout cela. Il sut dominer ses colères, contenir sa sensibilité, ses larmes, dompter son cœur et son amour même. Il ne demandait que vingt-quatre heures pour rompre avec une maîtresse devenue trop tyrannique et envahissante. Il entendait que l’amour ne fût, pour lui, qu’un divertissement entre deux tâches royales. Il croyait pouvoir dire :
Je suis maître de moi comme de l’univers.
En tout cas, il voulait qu’on le crût non seulement supérieur à la passion, mais même à la souffrance et à la maladie. Il supporta avec une constance admirable les plus cruelles opérations et les pires traitements de ses médecins. À peine opéré ou convalescent, il se montrait en public, parce qu’il estimait que cela importait à la tranquillité de l’État. Un Roi n’a pas le droit d’être malade. Lui il voulait donner à son peuple l’impression que la maladie pas plus que la fatigue ne pouvait l’atteindre. Pour le populaire, il commandait jusqu’aux éléments. Primi Visconti nous raconte très sérieusement qu’il suffisait que le Roi sortît pour que la pluie cessât : il ramenait le beau temps !
Ainsi, la vie de Louis XIV n’a été qu’un perpétuel travail sur lui-même, un perpétuel contrôle de sa pensée et de ses sentiments. Il a été un véritable héros de la volonté. Mais il n’a pas été seulement une volonté héroïque, il a été aussi une volonté géniale, – un génie à base de bon sens, ce qui est assez rare, un génie qui avait au plus haut degré le sens de la mesure, l’instinct du réel et du possible. On a tellement appuyé sur les qualités moyennes de Louis XIV qu’on a fini par oublier ses qualités tout à fait supérieures et hors de pair. L’homme de mesure et de bon sens a fait oublier en lui l’homme de génie. Au vrai, ç’a été en même temps qu’un réaliste et un homme de commandement comme il s’en est rarement vu, un inspirateur et un créateur de tout premier ordre.
Et d’abord quel moraliste de son siècle eut jamais de la nature humaine une connaissance plus fine et plus profonde que ce souverain, qui considérait comme de son devoir de tout savoir, de connaître tout ce qui se passait en France et à l’étranger et qui apportait en outre une véritable curiosité de dilettante à lire les lettres d’amour et tous les documents que lui livrait sa police secrète, qui prenait, à les déchiffrer, le même plaisir qu’un romancier d’aujourd’hui ? Quelle tragédie de Racine, quelle peinture des passions pouvait surprendre cet homme qui vivait au milieu des pires drames, qui côtoyait sans cesse des assassins et des empoisonneurs, – et qui le savait. Les assassins et les conspirateurs de théâtre devaient lui paraître bien mesquins, bien puérils au prix de la réalité.
À cette vue exacte et positive des choses le Roi ajoutait ce don de l’inspiration qui est comme une forme supérieure de l’invention. Il a été un inspirateur, un créateur si complet et si éblouissant que l’imagination même d’un Balzac s’efforçant de nous représenter un type extraordinaire d’autocrate et de grand chef national n’eût rien trouvé d’approchant. Si l’on veut être juste, qu’on songe à tout ce que Louis XIV a ajouté à l’image de la monarchie traditionnelle et aussi à tout ce qu’il a réalisé en pleine connaissance de cause. L’homme qui a inventé Versailles, la Cour, la représentation monarchique avec son décor et ses fêtes, l’homme qui a donné un tel prestige à la royauté, – prestige inconnu avant lui, – qui, en outre, a eu de sa fonction une conscience aussi haute, aussi étendue, qui a eu une telle idée de ses devoirs et de ses responsabilités, de l’œuvre à mettre debout, qui a conçu la France comme un lieu de beauté, de félicité, de gloire militaire, de gloire intellectuelle et spirituelle, qui s’est vu en un mot comme un dieu terrestre et qui a trouvé, pour exprimer tout cela, un style et des accents dignes de Bossuet, – cet homme-là est assurément un très grand homme et un homme de génie.
Ayant ainsi conscience de ce qu’il est et de ce qu’il vaut, sachant avec cela qu’il est le maître – et un maître adoré de ses sujets, – il est clair que Louis XIV n’a pu être un amant comme les autres. Si épris qu’il fût, – et il l’a été à de certains moments, – il ne pouvait oublier quel don il faisait à ses maîtresses avec le don de lui-même. Il avait beau vouloir n’être qu’un amoureux, il restait le Roi, – un roi qui rêve d’être un héros. Et, – lui-même nous l’a dit, – il savait bien que ses maîtresses l’eussent moins aimé, s’il n’avait pas été tout cela, s’il n’avait eu toutes ces ambitions. Précisément parce qu’il les avait, parce qu’il était tout cela, il ne pouvait pas être qu’un amoureux, un Don Juan qui ne vit que pour l’amour. Lui il avait beau aimer les femmes et l’amour, il avait autre chose à faire que d’aimer, il avait à faire son « métier de roi », comme il disait, – et il entendait s’en acquitter glorieusement. Et ainsi il n’avait ni le temps ni le droit d’aimer comme tout le monde : l’objet de son amour était plus haut que l’amour…