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Première partie
I

La rue Championnet, l’une des plus longues de Montmartre, était, il y a peu de temps encore, une simple route de banlieue, déserte et bien loin de Paris, dont elle se trouve séparée par la butte et le mur du cimetière indéfiniment prolongé qui la mettent dans un isolement tranché, où rien ne peut avertir l’étranger qu’une puissante ville est là, tout près, vivante seulement par son mugissement. Qu’on la suivît de l’avenue de Saint-Ouen à la rue des Poissonniers, on ne trouvait sur cet interminable parcours que des boutiques de marchands de vins occupant le rez-de-chaussée de pauvres maisonnettes, des chantiers d’entrepreneurs, les grands bâtiments d’une école primaire, un jardin d’horticulteur et des terrains vagues, beaucoup, toujours des terrains vagues. Vastes comme de vrais champs de campagne, ils étalaient de chaque côté du trottoir une herbe poudreuse l’été, rare l’hiver ; et les palissades plus ou moins vermoulues continuaient les palissades. Sur plusieurs, s’élevaient des constructions bizarres tenant autant du hangar et de la hutte, que de la maison, et rappelant plutôt des campements de sauvages que des habitations d’hommes civilisés ; des abris, non des demeures.

Dans l’un de ces terrains qui a deux entrées, l’une sur la rue Championnet, et l’autre sur un passage débouchant rue Marcadet, une cabane en planches couverte d’un toit de carton bitumé est habitée par un vieux porteur de journaux appelé le père Trip, qui paye son loyer en tenant l’emploi de gardien de cet enclos.

Les autres terrains voisins se gardent tout seuls, mais comme dans celui-là s’élèvent plusieurs bâtiments, – sur la rue un atelier de serrurier, sur le passage la remise d’un déménageur, au centre une maisonnette à un étage, et en face une cabane en planches, dans le genre de celle du gardien, – il a bien fallu un concierge pour ouvrir les barrières le matin et les fermer le soir.

Quand de la rue on regarde la maisonnette adossée au mur mitoyen d’une scierie dont on entend le ronflement continuel, il semble qu’avec sa façade vitrée d’un large et haut châssis, elle doit être l’atelier d’un peintre ou d’un statuaire qui, faisant passer les exigences du bon marché avant celles du bien-être et du confortable, n’a pas craint de s’exiler dans ce quartier désert. L’été, un cordon de vigne vierge enguirlande son toit de tuiles rouges. L’hiver, des lierres égayent ses murs de leur verdure. Tandis que le terrain est encombré de débris de toutes sortes et d’herbes folles, un tapis de gazon s’étend devant la porte, formant un jardinet au centre duquel s’élève une touffe de sureau dont les branches retombent en parasol.

C’est, en effet, un atelier construit pour un sculpteur à ses débuts, qui l’a habité alors que, travaillant dans la solitude, à la besogne du matin au soir, sans distractions, sans relations, il n’avait de rapports qu’avec ses modèles et son praticien, mais qu’il a quitté le jour où le succès lui étant venu enfin, avec une œuvre heureuse, il a compris que les gens du monde, si désireux qu’ils pussent être d’avoir un buste signé de son jeune nom glorieux, ne se décideraient jamais au voyage qu’ils devraient entreprendre pour arriver jusqu’à lui.

– Rue Championnet ? Où donc prenez-vous ça, la rue Championnet ?

– Quartier des Grandes-Carrières.

Autant dire dans la forêt de Bondy ou de Sénart.

Quand le père Trip avait accroché l’écriteau :

ATELIER ET LOGEMENT À LOUER

il avait pensé qu’il aurait plus d’une fois à le renouveler, effacé et déchiré par les intempéries, avant de retrouver un locataire, car il ne se faisait pas d’illusions, le pauvre vieux, sur les charmes et les agréments du quartier qu’il habitait malgré lui. Quel serait l’artiste assez dépourvu de clientèle ou d’amis pour venir s’enterrer là ?

Et cependant, au bout de huit jours, il s’était présenté un amateur qui, après avoir visité les trois pièces dont se composait la maison : l’atelier, une petite chambre, une cuisine assez grande, avait dit qu’il la prenait.

Tout de suite. Comme ça. Sans marchander. Le père Trip fut stupéfait. Il était honnête homme, le vieux gardien, et comme le prix qu’il avait annoncé était une demande qui, selon lui, serait discutée et par conséquent abaissée, il était gêné de voir qu’on l’acceptât ainsi. Ne devait-il pas offrir à ce locataire naïf un moyen de rattraper en partie ce qu’il venait d’abandonner si bénévolement ? Il le crut.

– Il y aura bien quelques petites réparations, dit-il.

– Je ferai celles que je jugerai utiles.

C’était à désespérer. Qu’était donc ce singulier locataire ?

– Monsieur se nomme ?

– Geoffroy.

– Sculpteur ?

– Non.

– Peintre ?

– Non.

Ni peintre ni sculpteur ! Alors pourquoi louait-il un atelier d’artiste ? Et dans ce quartier maudit que lui, Trip, aurait abandonné, s’il avait eu le moyen de payer son terme ailleurs, à Montrouge, par exemple, où son ambition se flattait de demeurer un jour, si les temps devenaient meilleurs.

De plus en plus surpris, il examina son locataire.

C’était un homme de vingt-huit à trente ans, qu’à son allure décidée, à sa tournure élégante, à son regard droit et à son parler bref on aurait pu prendre pour un officier, n’eût été une longue barbe brune frisée qui n’avait rien de militaire. Trip n’était pas un observateur qui, du premier coup d’œil, caractérise et classe celui qu’il examine, mais dans ses années de service, il avait été brosseur et il lui sembla que le costume aussi n’était pas celui d’un officier en bourgeois ; moins pincé, moins habillé, plus souple.

En continuant les questions qui étaient dans son rôle de concierge, il arriverait bien à savoir quelque chose, sans doute.

– Et pour les renseignements ? demanda-t-il.

– Je paye d’avance.

– C’est l’habitude qu’on prenne des renseignements ; le propriétaire y tient.

– Vous lui direz que j’arrive de province.

– Mais…

– Est-ce qu’il craint qu’on fasse partir ses autres locataires ? demanda Geoffroy en regardant le terrain vague qui s’étalait autour d’eux.

– Enfin ce que j’en dis c’est par ordre ; si monsieur veut revenir demain.

Le propriétaire était trop heureux de louer cet atelier, qu’il croyait garder vacant pendant plusieurs termes, pour ne pas saisir cette occasion inespérée et accepter ce locataire quel qu’il pût être. Que lui importait qu’il ne donnât pas de renseignements, puisqu’il payait d’avance ! C’était peut-être un amoureux qui voulait une maison discrète pour ses rendez-vous. Et quand ce serait un voleur cherchant à se cacher, il n’y avait pas à craindre qu’il emportât le terrain. Et puis il payait d’avance.

Le lendemain, le nouveau locataire arriva en compagnie de fumistes et, sous sa direction, commencèrent aussitôt des travaux qui continuèrent l’étonnement de Trip.

Comme on était au mois de septembre, il admettait que dans cette maisonnette posée sur le sol même et construite en carreaux de plâtre avec pans de bois et enduits extérieurs au balai, on voulût un chauffage moins primitif que celui dont se contentait le sculpteur, habitué à la dure et qui n’avait pas d’autre souci que d’empêcher sa terre de geler. Mais dans le travail des fumistes il ne semblait pas que rien dût prendre la forme d’un calorifère, d’une cheminée ou d’un poêle. Ils s’étaient installés dans la cuisine, et, à côté du fourneau, ils avaient, avec des briques et des plaques de poterie réfractaire, commencé une construction bizarre à laquelle Trip ne comprenait rien du tout.

Dépité de chercher sans trouver, il s’était décidé, poussé par la curiosité, à les interroger.

– Qu’est-ce que c’est donc que ces machines-là, hein, la coterie ?

– Vous voyez bien, des fours.

Le père Trip, quoique la vie ne lui eût pas été douce, était resté, vieux, l’homme gai de sa jeunesse, toujours prêt à la plaisanterie, riant des choses pour n’en pas pleurer, drôle dans toute sa personne, comique même avec sa tête ronde comme un boulet de canon et des yeux perçants qui éclairaient une physionomie mobile de mime, barbue, chevelue, et, comme il se moquait facilement des gens, il était volontiers disposé à croire qu’on se moquait de lui.

– Des fours ! dit-il, vous vous fichez de moi ; pas des fours à pain au moins ?

– Non, des fours d’émailleur.

Un émailleur alors, ce locataire ni peintre ni sculpteur.

Trip n’était pas un ignorant, il connaissait parfaitement l’émail ; et même, il avait un petit plat en fonte émaillée dans lequel il faisait cuire des œufs bien mieux qu’à la poêle, mais il n’était pas une bête non plus et il ne pouvait pas croire que son locataire s’installait dans cet atelier pour fabriquer des plats de ce genre : un monsieur, son locataire, non un simple ouvrier ; cela se reconnaissait à ses manières, à sa façon de parler aux gens, sans familiarité comme sans brutalité, et aussi à la finesse de son linge.

Ce qu’il vit quand les fumistes eurent achevé la construction des fours dans la cuisine et l’installation d’un poêle-calorifère dans l’atelier, ce fut l’arrivée successive d’un mobilier qui sûrement était celui d’un monsieur. D’abord un marchand de literie apporta et monta dans la chambre un lit en cuivre qui éblouit Trip. Puis l’ameublement de l’atelier ne fut pas moins extraordinaire à ses yeux : une grande table en noyer ciré, une vieille commode avec des bronzes dorés, un canapé en tapisserie, deux fauteuils recouverts de cuir estampé, deux chaises volantes laquées rouge, n’était-ce pas caractéristique ?

Enfin une voiture du Bon Marché déposa entre ses mains deux tapis roulés, dont les étiquettes qu’il lut le firent rêver : sur l’une on lisait : « Prix 475 fr. » ; sur l’autre : « Prix 525 fr. ». On gagnait donc bien gros dans l’émail qu’on pouvait dépenser une pareille somme pour des tapis qui n’étaient ni grands, ni neufs, et ne devaient pas être indispensables.

Après les fumistes et les marchands de meubles vinrent des ouvriers tapissiers qui posèrent des rideaux, des portières, et la maisonnette se trouva prête à recevoir son maître.

Ce fut un matin qu’il arriva ; Trip, qui rentrait de sa tournée, le vit descendre d’une voiture de place ; il était en costume de voyage : veston court, chapeau rond, et à la main il portait une couverture ; rien de plus naturel, puisqu’il venait de la province, mais ce qui l’était moins, c’était l’absence de bagages : comment n’apportait-il pas avec lui ses vêtements et son linge de corps ?

Trip crut devoir le conduire jusqu’à la maisonnette et lui en ouvrir la porte ; la casquette à la main il allait rester dehors, quand son locataire lui demanda d’entrer.

– Pouvez-vous vous charger de mon ménage ? dit-il.

– Ça dépend.

– Je vous donnerai ce que vous demanderez.

– Ce n’est pas ça que je veux dire. Excusez-moi de m’être mal expliqué. Et puis il ne faudrait pas croire que je suis un homme à répondre de cette façon à une proposition honnête. Il ne s’agit pas du prix, mais de l’heure à laquelle vous voulez que votre ménage soit fait, parce qu’il faut que vous sachiez que je ne suis pas libre de mon temps : dans l’après-midi, de quatre à huit heures, je porte un journal du soir ; la nuit, de une heure à neuf ou dix heures, un journal du matin…

– Douze heures de marche !

– Eh oui, tous les jours sans en manquer un seul, pas même l’hiver, quand il tombe du verglas ou de la neige : il faut que les abonnés aient leur journal à l’heure habituelle, et quand on se fait remplacer, c’est des retards et des erreurs. Heureusement les jambes sont solides et le cœur est bon. Faut bien gagner sa vie, n’est-ce pas ? C’est donc sur le coup de dix heures que je rentre, car la course est longue de Nogent à Paris.

– Eh bien, dix heures me conviennent.

– C’est que je dois vous dire que je ne suis pas encore libre à dix heures. Bien que vous n’ayez jamais vu ma femme, j’en ai une tout de même, qui depuis trois ans ne quitte pas son lit, paralysée. Alors quand je rentre, il faut que je commence par m’occuper d’elle, que je lui fasse son café, car on mange tout de même au lit. Si bien que je ne peux pas être libre avant onze heures.

– Mettons onze heures, mettons midi si vous aimez mieux ; vous prendrez le moment de la journée où vous n’aurez rien à faire. Je tiens seulement à ce que vers midi vous puissiez aller me chercher mon déjeuner lorsque je travaillerai. Quant à mon lit, vous le ferez quand vous pourrez. Au reste je ne coucherai pas souvent ici, quelques nuits seulement par mois.

Comme Trip le regardait avec curiosité, il ajouta, pour expliquer ces absences évidemment étranges :

– Je voyage beaucoup.

Trip essaya une question :

– Pour vos travaux ?

Mais il n’obtint pas de réponse, et son désappointement se traduisit par une grimace comique qui amena un demi-sourire sur le visage de Geoffroy.

– Comme je ne passerai pas la nuit ici aujourd’hui, continua celui-ci, je vous donnerai ma clef en partant.

– C’est que si vous partez après trois heures et demie, je ne serai plus à ma baraque, qui sera fermée.

– Alors, portez cette clef au serrurier et demandez-lui d’en faire une semblable tout de suite.

– Ce serrurier travaille dans l’électricité, non dans les serrures, et puis si vous le voulez bien, ce n’est pas la peine : quand votre prédécesseur sortait, il accrochait la clef à un clou dans le lierre, où je la prenais et où il la retrouvait quand il rentrait.

– C’est primitif.

– Il n’y a pas de danger ; elle est bien cachée, et jamais personne n’est entré chez lui.

– Eh bien, montrez-moi ce clou.

Au moment où Trip ouvrait la porte, un beau chat jaune entra dans l’atelier, sans crainte, marchant droit, la queue en l’air, comme s’il était chez lui.

– Tiens, c’est Diavolo ! Voilà qui est fort !…

– Qu’est-ce qui est fort ?

– Qu’il soit encore revenu. Il faut vous dire que c’est le chat du sculpteur, une belle bête, comme vous voyez, à laquelle on peut tenir. Naturellement on l’a emmené en déménageant ; le lendemain il était de retour ici : du boulevard de Clichy à la rue Championnet. Il a trouvé son chemin. Je l’ai reporté. Il est revenu. Je l’ai reporté encore, et le voilà. Que veux-tu que je fasse de toi, mon pauvre Diavolo ?

Après avoir tourné dans l’atelier en flairant chaque meuble, le chat était revenu à Trip et il se frottait contre ses jambes en faisant ronron, le dos recourbé, la queue perpendiculaire, les oreilles dressées, les yeux grands ouverts.

– Que vas-tu devenir ? dit Trip en lui passant la main sur le dos.

– Est-ce que vous n’allez pas le reporter ?

– Son maître n’en veut plus, il m’a dit que s’il se sauvait une quatrième fois, il l’abandonnait, et que ce n’était pas la peine de le lui rapporter ; puisqu’il aimait mieux son quartier que son maître, il fallait le laisser libre de son choix. Ce n’est pas sa faute, à ce pauvre garçon, s’il est le sultan du quartier ; il est bien naturel, n’est-ce pas, qu’il revienne là où il est roi ? Seulement, que va-t-il devenir ? Nous ne pouvons pas nous donner le luxe d’un chat habitué à la bonne nourriture comme Diavolo.

– Puisqu’il tient tant à sa maison, il ne faut pas le déposséder.

– Il l’est.

– Vous lui ouvrirez la porte.

Trip se mit à rire :

– Ce n’est pas par les portes que Diavolo passe.

– Vous lui ouvrirez les fenêtres.

– Ce n’est pas par les fenêtres.

– Par où, alors ?

– Par son trou, et son trou est bouché. Si vous voulez entrer dans la cuisine, vous allez voir.

En effet, dans le mur de la cuisine, à cinquante centimètres environ du sol, se montrait un enduit de plâtre qui n’avait pas encore eu le temps de sécher.

– Voilà où était son trou, dit Trip, à l’intérieur on le fermait par une feuille de carton suspendue à un clou ; du dehors Diavolo n’avait qu’à s’élancer, comme le font les écuyères à travers les cerceaux, pour rentrer chez lui quand l’envie lui en prenait, et du dedans il n’avait qu’à pousser le carton pour sortir, c’était curieux à voir.

– Eh bien ! vous remettrez les choses dans l’état où elles étaient ; vous lui donnerez la nourriture à laquelle il était habitué…

– Du foie et du lait.

– Et il sera heureux.

II

Mon locataire !

C’était le mot que Trip avait maintenant sans cesse à la bouche, fond de ses entretiens avec ses voisins, qui, pour se moquer quelquefois de sa fierté d’avoir un locataire, n’en écoutaient pas moins ses histoires et les discutaient entre eux.

Elle était cependant bien simple, la vie de ce locataire, mais précisément cette simplicité frappait ces voisins et faisait travailler leur imagination que la curiosité surexcitait.

Lorsqu’il était à son atelier, il travaillait du matin au soir, sans sortir jamais, sans jamais recevoir personne, et cela était déjà une bizarrerie : le sculpteur qui l’avait précédé dans cette maisonnette recevait des modèles, hommes et femmes, son praticien, ses mouleurs et quelquefois des amis qui faisaient retentir l’atelier des éclats de leurs discussions ou de leurs rires. C’était vivant là-dedans et jeune ; on s’y amusait ; maintenant il semblait que ce fût mort ou qu’on s’y livrât à des besognes inconnues qui exigeaient le silence et le mystère ; le soir et quelquefois même la nuit, on voyait des lueurs fantastiques de couleurs bizarres éclairer le châssis vitré et souvent des flammes rouges s’échappaient de la cheminée. Quelle cuisine faisait-on là ?

En tout cas, ce n’était pas celle d’honnêtes gens. En effet, le soir, sa journée finie, il dînait chez un marchand de vins de l’avenue de Saint-Ouen, et on pouvait le voir dans la salle commune, tout seul à une petite table, n’adressant la parole à personne le premier, mais répondant par quelques mots quand on lui parlait, ce qui d’ailleurs était rare ; si ces dîners, composés de l’ordinaire du marchand de vins, n’étaient pas des festins, ils étaient cependant suffisants pour qu’il n’eût pas besoin de souper le soir. Quant au déjeuner, on savait que Trip le lui portait en rentrant, tantôt une portion prise chez le marchand de vins, tantôt un morceau de jambon venant de chez le charcutier, et que, en travailleur zélé qu’il était, il mangeait dans son atelier sur un coin de table, en compagnie de son chat jaune, buvant tout simplement un verre d’eau. Trip avait assez parlé de ce verre d’eau pour que tout le monde connût ce trait caractéristique, et ce n’était pas celui qui paraissait le moins inexplicable : on boit de l’eau quand on n’a pas de quoi se payer une bonne bouteille, ou plus modestement un canon, et ce n’était pas son cas. En lui, rien n’indiquait qu’il fût gêné, ou gagnât mal sa vie ; à preuve les cinq sous de foie et les trois de lait qu’il dépensait tous les jours pour son chat ; avec huit sous on peut se payer un demi-litre à seize.

Si encore il avait été malade, on aurait compris cette abstinence ; quand on n’a pas d’estomac, le vin peut être mauvais, mais il n’y avait qu’à le regarder marcher d’un pas ferme et léger dans la rue ; ou bien il n’y avait qu’à le voir aller et venir autour de son atelier, vêtu d’une longue blouse noire, pour être certain que c’était un gaillard solide qui ne connaissait pas la maladie.

Des remarques plus singulières encore que celles-là entretenaient les commentaires des bavards qui s’occupaient de lui : la rue Championnet n’étant point assez habitée pour qu’on y pût vivre perdu dans la foule comme en plein Paris. Ainsi il ne recevait jamais de lettres ; des fournisseurs déposaient pour lui chez Trip des feuilles de métal, des produits chimiques ; le charbonnier apportait souvent du coke, le facteur n’apportait jamais rien : n’était-ce pas extraordinaire chez un homme qui travaillait et qui devait par conséquent avoir des clients avec lesquels il entretenait des relations ? Et cependant, de même que ces clients ne venaient jamais le voir, de même ils ne lui écrivaient jamais. Alors, pour qui travaillait-il ?

Sa façon de travailler était bien extraordinaire aussi. Quelquefois, durant une semaine, il ne quittait pas son atelier, y vivant, y couchant, et du dehors on pouvait voir ses fenêtres éclairées de ces lueurs qui paraissaient fantastiques, surtout parce qu’on voulait qu’elles fussent telles. Puis il disparaissait et restait absent pendant des périodes tout aussi longues, et cela sans avoir prévenu Trip et sans lui avoir dit quand il rentrerait.

Où allait-il ? Travailler en province. C’était la réponse que trouvaient ceux qui lui étaient bienveillants, Trip tout le premier. Mais s’il en était ainsi, comment ne recevait-il pas de lettres avant ces départs ?

Ceux qui ne se rangeaient pas parmi les bienveillants avaient une autre explication qui paraissait plus invraisemblable en expliquant tout : les absences, les lueurs qu’on voyait la nuit dans son atelier, les plaques de métal qu’on lui apportait, enfin, les mystères de sa vie. Naïfs ceux qui croyaient à l’émailleur, faux-monnayeur tout simplement ; c’était de la fausse monnaie qu’il fabriquait lorsque ses vitres flamboyaient la nuit, et c’était pour écouler cette fausse monnaie qu’il voyageait en province et à l’étranger.

Une fois qu’il avait donné en payement une pièce d’or étrangère, on avait cru le prendre en flagrant délit ; et bien que cette pièce portée à un changeur de l’avenue de Clichy eût été reconnue bonne : un Franz-Joseph valant huit florins d’Autriche, la légende du faux-monnayeur n’en avait pas moins suivi son cours : à la vérité on ne le dénonçait pas, mais on savait à quoi s’en tenir.

Est-ce que, s’il n’avait pas été un faux-monnayeur, c’est-à-dire un homme qui gagne ce qu’il veut, il aurait dépensé huit sous par jour pour un chat ? Est-ce que, lorsqu’il venait à son atelier, il serait arrivé en fiacre, comme il le faisait presque toujours, gaspillant ainsi trente-cinq sous pour ne passer quelquefois qu’une heure au travail ?

Cependant comme les légendes, si bêtes qu’elles soient, sont rarement acceptées sans opposition, il y avait d’autres curieux qui, par esprit de contradiction, n’admettaient pas qu’il pût être faux-monnayeur. Sorcier, oui, et cela n’était pas difficile à démontrer, mais faux-monnayeur, jamais de la vie. Les preuves de sa sorcellerie étaient nombreuses, et sans les ramasser toutes, rien que par les bêtes dont il s’entourait, il était bien sorcier, et ne pouvait être que cela : son chat jaune d’abord, qu’il avait, par des sortilèges, obligé à abandonner son ancien maître en lui donnant la puissance diabolique qui lui avait permis de se guider à travers le cimetière pour venir du boulevard de Clichy à la rue Championnet ; puis un bouvreuil qui, un beau jour d’automne, sans qu’on sût d’où il venait, s’était abattu dans l’atelier, où, depuis, il était resté apprivoisé et mêlé à toutes les diableries qui s’accomplissaient là mystérieusement. Des gens, en coupant de l’herbe dans le terrain, avaient vu, par la porte ouverte, ses bêtes dans l’atelier, et leurs attitudes disaient bien qu’il ne s’agissait pas de bêtes naturelles. Lui allait et venait devant son four à la gueule rouge, il avait les yeux couverts de lunettes en fil de fer, sûrement pour n’être pas empoisonné par ses drogues, et avec une longue pince il faisait cuire sa cuisine infernale. Les animaux l’assistaient : le chat, assis gravement sur le derrière, la queue enroulée autour des pattes ; le bouvreuil perché, le plus souvent sur la corniche de la hotte du four, sifflant là des airs de sorcellerie ; il n’y a pas besoin d’être savant pour reconnaître cette musique-là qui est l’accompagnement obligé des opérations magiques, et tous ceux qui l’avaient entendu ne pouvaient pas s’y tromper ; et puis il s’appelait Piston, ce qui n’était pas moins significatif.

Quand on parlait à Trip du faux-monnayeur et du sorcier, il haussait les épaules et ne répondait que par des plaisanteries ; mais quand ou le poussait pour qu’il donnât des preuves de l’un ou de l’autre de ces deux métiers, il se fâchait, et avec toute l’éloquence dont il était capable, il répétait que son locataire était émailleur et rien que cela : sur des plaques de cuivre il peignait, avec des couleurs en poudre délayées dans de l’eau, des personnages, des arbres, des prairies, des monuments, et ensuite il les passait au four où ces couleurs fondaient. Mais ces dénégations et ces explications restaient sans effet : il était payé pour parler ainsi, le père Trip, et il ne gagnerait pas honnêtement son argent s’il avouait la fausse monnaie ou la sorcellerie ; il avait ordre de dire émailleur, il disait émailleur. Mais qu’est-ce que c’est qu’un métier qui s’exerce sans qu’on voit jamais venir des acheteurs ?

Et cependant, il avait raison, le père Trip : émailleur son locataire, réellement peintre émailleur, car il y en a encore, et si nous ne sommes plus au temps où les Pénicaud, les Limousin, les Courteys donnaient ces beaux émaux peints qui comptent parmi les œuvres d’art les plus remarquables du XVIe siècle, ni à celui où les Petitot signaient leurs jolis portraits, nous ne sommes plus à l’époque où l’art de l’émail peint était complètement abandonné ; des artistes de talent, Popelin, de Courcy, Meyer, de Serre, renonçant à suivre les petits peintres du siècle dernier, ont renoué la tradition des grands émailleurs français ; et il en est parmi eux de nouveaux venus : Grandhomme, Garnier, à qui il ne manque pour recommencer Léonard Limousin que d’être connus du grand public, ou soutenus par un homme d’initiative qui fasse pour l’émail ce que Deck a fait pour la céramique.

C’était de ceux-là que procédait le locataire de Trip, et quand le soir les vitres de son chalet s’éclairaient de lueurs fulgurantes, il ne travaillait ni à la fausse monnaie ni à la sorcellerie, mais il passait simplement au feu ses émaux peints.

III

Depuis trois mois, Geoffroy habitait la maisonnette de la rue Championnet, et la curiosité de ceux qui s’occupaient de lui n’était pas plus satisfaite qu’aux premiers temps : pendant une certaine période, il venait régulièrement tous les jours ; pendant d’autres, il ne paraissait pas pendant des semaines. En octobre, on l’avait vu souvent à son atelier d’où il ne sortait que pour aller dîner. En novembre, au contraire, il avait disparu sans que Trip eût de ses nouvelles, sans qu’une seule lettre vînt pour lui ; et c’était seulement en décembre qu’il avait repris ses anciennes habitudes, arrivant le matin, repartant le soir vers sept heures ; rares étaient les jours où on ne le voyait point ; pas de dimanches pour lui ; et, le plus drôle, pas même de lundis.

Cette année-là, l’hiver était extrêmement dur, et le froid, qui avait commencé dès décembre, avait, après une courte détente, repris au commencement de janvier pour ne plus s’interrompre : de la neige, de la gelée, du verglas, quand la température s’adoucissait un peu, et tout de suite, sous l’âpreté du vent qui ne quittait pas le nord, une reprise de froid. Si on avait débarrassé le centre de Paris de ses neiges et de ses glaces, il n’en était pas de même dans la banlieue, et particulièrement dans le quartier des Grandes-Carrières, où les rues étaient ce que les faisait le temps, c’est-à-dire, pour un bon nombre, impraticables aux voitures et même aux piétons : là où la neige n’était pas prise en couches raboteuses et dures comme pierre, les enfants avaient fait des glissades, véritables casse-cou pour les passants distraits qui, lorsqu’ils avaient la maladresse de se laisser tomber, étaient bombardés de boules de neige par les gamins triomphants.

Malgré ce mauvais temps qui tenait bien des gens enfermés, Geoffroy manquait rarement de venir à son atelier entre neuf et dix heures du matin, ou bien vers une heure ; ceux qui s’occupaient de lui, le voyaient arriver rue Championnet, et sa toilette, depuis le grand froid, était un nouveau sujet de conversation : il gagnait donc bien gros, l’émailleur, qu’il pouvait se payer une toque et un pardessus de fourrures ? Il n’est pas besoin de connaissances spéciales pour savoir que les fourrures ne sont pas à l’usage des ouvriers, et celles de la toque et du pardessus, qui étaient à poils épais, doux comme un duvet, ondoyants sous le vent, devaient coûter cher.

Pas plus que la rue, le terrain n’était déblayé de ses neiges, et, de la barrière d’entrée, deux chemins rayaient seuls son tapis blanc : l’un étroit, se dirigeait vers l’atelier ; l’autre, plus large avec des ornières creusées par des roues, vers la remise du déménageur. Quand Geoffroy arrivait vers neuf heures, il ne s’arrêtait jamais devant la loge du concierge, où à ce moment la pauvre vieille paralysée était seule dans son lit, enfermée pour que personne ne pût la déranger, et passant droit, il venait tout de suite à son atelier, dont il ouvrait la porte avec la clef qu’il prenait au clou caché dans le lierre ; puis, comme le père Trip n’était pas encore rentré lui-même de sa tournée, il allumait son poêle avec les margotins et le coke qu’il trouvait tout préparés, et autour de lui ses bêtes, heureuses de le revoir, s’empressaient, le chat avec un grand ronron en se frottant à ses jambes, le bouvreuil avec des appels joyeux, ou bien en sifflant un air de son répertoire : le Carillon de Dunkerque qu’il affectionnait, la valse de Faust ou le Miserere du Trovatore. Au contraire, quand il ne venait qu’à une heure ou après, le père Trip sortait vivement de sa cahute en l’apercevant, et respectueusement, la casquette à la main, il le saluait d’une phrase toujours la même :

– Le poêle est chargé.

Et en entrant dans son atelier, Geoffroy pouvait se mettre tout de suite au travail.

Un matin qu’il était arrivé un peu avant neuf heures, au lieu d’allumer immédiatement son poêle, ce qui semblait la première chose à faire, car ce jour-là le froid avait encore redoublé, il resta un moment à regarder la pierre placée devant le foyer et sur laquelle se voyaient quelques miettes de pain ; puis, prenant des précautions pour ne pas toucher à ces miettes, il bourra son poêle, alluma le feu et développa les linges mouillés enveloppant un petit buste qu’il était en train de modeler pour essayer dessus une application d’émail.

Il travaillait depuis une demi-heure lorsqu’on frappa à la porte : c’était Trip qui, aussitôt rentré, accourait pour se mettre à la disposition de son locataire, avant même de s’être occupé de sa vieille femme.

– Je venais pour le poêle…

– Mais il est allumé.

– C’est que la nuit a été dure ; un de mes abonnés m’avait chargé de lui apporter un thermomètre et dans ma poche, sous mon manteau, le thermomètre est descendu à sept au-dessous de zéro ; je me demandais si la gelée n’avait pas pénétré dans l’atelier et atteint les linges du buste.

– Non, heureusement.

– Hier soir, prévoyant le grand froid, j’avais fortement chargé le poêle et je l’avais bien couvert.

– Le thermomètre minima s’est arrêté à quatre au-dessus de zéro.

– Allons, tant mieux, ça me soulage ; je vais revenir tout à l’heure savoir ce que monsieur veut pour son déjeuner.

– À propos de déjeuner, est-ce que vous avez mangé hier soir en faisant le feu ?

– Mangé ? demanda Trip d’un air stupéfait.

– Oui, mangé une croûte.

– Je ne mange jamais dans l’atelier, pas même le matin, quoique en rentrant de ma course de nuit j’aie une rude faim ; vous pensez, sept heures dans les jambes, ça creuse l’estomac.

– Donc, hier soir, vous n’avez pas apporté de pain ?

– Jamais de la vie.

– Alors, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Geoffroy en montrant les miettes éparses devant le poêle.

Trip se pencha, regarda attentivement, et ayant ramassé une de des miettes, il l’écrasa entre ses doigts.

– Ça a l’air de miettes.

– C’est ce que je pense.

– Seulement, ça ne peut pas être des miettes.

– Pourtant…

– Ce n’est pas monsieur qui aurait cassé une croûte dans l’après-midi ?

– Non.

– Je n’y comprends rien, car je suis sûr d’avoir assez bien balayé hier après le déjeuner de monsieur pour qu’il ne soit pas resté de miettes.

Se penchant de nouveau, il les examina :

– Et puis, c’est des miettes de gros pain à croûte noire, et non du pain long comme celui que mange monsieur.

– Est-ce que Diavolo peut avoir rapporté une croûte ?

– Lui, ramasser une croûte, il n’y a pas de danger ; c’est déjà bien de la bonté de sa part de vouloir manger son foie et boire son lait ; il quitterait la maison, si on voulait l’obliger à manger du pain.

– Une souris peut-elle avoir apporté cette croûte ?

– Il n’y en a plus de souris, et puis, quand même il en serait entré une par hasard, il ne faut pas croire que Diavolo l’aurait laissée tranquillement grignoter sa croûte devant le poêle.

– Ces miettes ne sont pourtant pas tombées du ciel !

– Bien sûr.

Et Trip regarda son locataire avec une certaine inquiétude.

– Autre chose, continue Geoffroy, vous disiez tout à l’heure que Diavolo nous faisait une grâce en consentant à manger son foie et à boire son lait.

– Ses portions sont trop abondantes, il n’a jamais faim.

– Alors, comment se fait-il que, depuis quelques jours, l’assiette au foie et le bol au lait soient toujours vides ?

– C’est, ma foi, vrai ; je me disais ; il a de l’appétit, Diavolo, et je ne demandais rien de plus.

– Et maintenant ?

– Ah ! maintenant…

Trip hésita un moment :

–… Maintenant, je ne sais pas ; non, vraiment, je ne sais pas ; je ne comprends pas ; il faut bien qu’elles viennent de quelque part, ces miettes.

Geoffroy montra deux taches brunes sur le tapis étalé à une petite distance du poêle :

– Et cela, dit-il, qu’est-ce que c’est que ça ?

De nouveau, Trip se pencha et examina attentivement ces deux taches.

– Ce n’est rien, dit-il, c’est de l’eau.

– Je pense aussi que c’est de l’eau, mais pouvez-vous m’expliquer comment cette eau a été apportée là ?

– Je n’en ai pas apporté.

– Ni moi non plus.

Trip releva la tête et regarda le châssis qui éclairait l’atelier par en haut ; mais ce châssis ne se trouvant pas au-dessus du tapis, il était impossible que la neige fondue tombant des vitres eût formé ces taches humides.

– Certainement cette eau n’est pas venue du plafond, continua Geoffroy, mais elle peut provenir de neige qu’on aurait apportée avec les pieds et qui aurait fondu.

– Ça, c’est possible.

– À condition qu’on l’ait apportée, ce qui n’est pas mon cas. Est-ce le vôtre ? Vous souvenez-vous si hier soir, quand vous êtes venu faire le feu, vos souliers étaient chargés de neige ?

– Je ne suis pas entré avec mes souliers. Vous pensez bien que quand on fait des marches longues comme les miennes, on est pressé d’ôter ses souliers en rentrant chez soi : ça repose. C’est toujours la première chose que je fais en arrivant, et je l’ai faite hier comme tous les jours : quand je suis venu allumer le feu j’avais mes sabots que j’ai quittés à la porte, et je suis entré ici avec mes chaussons ; je n’ai donc pas pu apporter de la neige du dehors.

– Et cependant ce tapis ne s’est pas mouillé tout seul !

Trip regarda le tapis, regarda son locataire, chercha en haut, en bas, dans tous les coins :

– Vous avez une idée ? dit-il enfin.

– Je me demande si quelqu’un n’est pas entré ici.

– Qui serait entré ?

– Je n’en sais rien.

– Ce n’est pas possible.

– Alors, comment expliquer ces miettes et ces taches ?

Au lieu de répondre, Trip jeta un rapide coup d’œil autour de lui :

– Est-ce qu’il manque quelque chose ? s’écria-t-il.

– Je ne m’en suis pas aperçu.

– Il n’est donc entré personne, car il n’y a que les voleurs qui auraient pu s’introduire ici.

– Oh ! pour ce qu’il y a à voler, répondit Geoffroy en souriant.

Trip fut stupéfait et le geste dont il enveloppa le mobilier de l’atelier disait que, selon lui, les voleurs auraient pu faire là un joli coup. Dans toute sa vie il n’avait vu que deux ateliers : celui du sculpteur qui n’avait pour tout ameublement que sa table à modèle et ses selles ; et celui de son nouveau locataire qui, à côté de la simplicité du premier, lui paraissait luxueux : sans doute les voleurs n’auraient pas pu emporter la grande table en noyer, ni la commode, ni le canapé, ni les fauteuils, ni les chaises, ni le lit, ni le matelas de la chambre, mais est-ce que les tapis n’avaient pas de la valeur ? est-ce que le cartel accroché au mur ne méritait pas d’être volé ? et les livres, la portière qui séparait l’atelier de la chambre, les draps, les couvertures ne pouvaient-ils pas se vendre un bon prix ? Puisque rien de tout cela n’avait été dérobé, il n’était pas admissible que des voleurs se fussent introduits dans l’atelier.

– D’ailleurs, par où seraient-ils entrés puisque les fenêtres n’étaient pas forcées ?

– Mais par la porte, tout simplement, répondit Geoffroy.

– Comment voulez-vous qu’on sache que la clef est dans le lierre ? Et, le sachant, comment voulez-vous qu’on la trouve ; il faudrait pour cela qu’on nous vît la pendre au clou ou l’y accrocher.

– Est-ce impossible ?

– Avez-vous trouvé la clef sur la porte ou au clou ?

– Au clou, comme à l’ordinaire.

– Est-ce que si un voleur était entré en prenant la clef au clou, il se serait donné la peine, en sortant, de la remettre où il l’avait prise ?

– Je me suis dit tout cela, mais enfin il y a un fait contre lequel les raisonnements ne peuvent rien : ces miettes et ces taches, qui n’ont pas pu être déposées sur cette pierre et sur ce tapis par une opération magique. Comment les expliquer ? C’est ce qu’il faut chercher. Mais comme je ne veux pas retarder davantage votre déjeuner, rentrez chez vous, nous reprendrons cet entretien plus tard.

– Et qu’est-ce que monsieur mange aujourd’hui ?

– Ce que vous voudrez.

– Il me semble qu’il y a longtemps que je ne vous ai servi une côtelette de porc frais à la sauce.

– Va pour la côtelette.

Et Geoffroy continua son travail, qu’il n’avait d’ailleurs pas interrompu.

Ce fut pendant le déjeuner qu’il reprit avec Trip l’explication des miettes et des taches.

– J’ai fait le tour du terrain, dit Trip, et il est certain que personne ne s’est introduit par escalade ; partout la neige est intacte, nulle part elle ne garde des empreintes de pas ; il faudrait donc qu’on fût entré par ma barrière qui est fermée la nuit, ou par celle des déménageurs, qui l’est aussi.

– Qui l’est ou ne l’est pas, selon que celui qui doit la fermer est ou n’est pas soigneux.

– Mais pourquoi serait-on entré dans l’atelier, si ce n’est pour voler ?

– C’est ce que je me demande.

– Il n’y a qu’à ne pas laisser la clef au clou, si c’est avec elle qu’on a ouvert la porte comme vous le supposez : d’ailleurs on pourrait, pour l’avenir, en faire faire une seconde ; vous en porteriez une sur vous, je garderais l’autre dans ma cabane.

Mais l’idée de porter une clef qui pesait près d’une livre ne pouvait pas plaire à Geoffroy, et c’était même ce poids qui, jusqu’à ce jour, lui avait fait accepter de la laisser accrochée au clou dans le lierre, ne pouvant pas la prendre chez le concierge, dont la porte était fermée le matin.

– Cela ne me dirait pas qui vient ici, répondit Geoffroy, et c’est précisément ce que je veux savoir. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je remarque des indices qui semblent prouver qu’on s’introduit dans cet atelier ; hier il y en avait d’autres, et avant-hier d’autres encore ; c’est même leur répétition qui m’a enfoncé dans l’esprit ce soupçon que tout d’abord j’écartais comme absurde. Puisqu’on ne vient pas pour voler, pourquoi vient-on ? La question veut être éclaircie et elle le sera cette nuit même : je coucherai ici aujourd’hui, et, s’il le faut, demain, après-demain.

– Mais si c’était un voleur !

– Nous verrons bien.

– Pensez, monsieur, qu’un malfaiteur qui se voit pris se défend !

– Je serai armé.

Trip, qui tenait à son locataire, voulut insister pour empêcher cette imprudence, mais Geoffroy lui ferma la bouche en lui disant que sa résolution était prise et son plan arrêté : à cinq heures, il quitterait l’atelier pour faire une course dans Paris, à sept heures il rentrerait, et à huit heures Trip viendrait comme à l’ordinaire charger le poêle ; en se retirant il fermerait la porte du dehors et accrocherait la clef au clou ; si, comme il était vraisemblable, celui ou ceux qui avaient déposé ces miettes devant le poêle voulaient encore s’introduire cette nuit-là, ils croiraient l’atelier abandonné en trouvant la clef au clou, entreraient sans défiance et seraient pris.

– Si vous vouliez me permettre de rester avec vous, dit Trip risquant une dernière résistance, je ne ferais pas ma tournée cette nuit.

Mais Geoffroy, tout en le remerciant de cette proposition, n’accepta point : il voulait être seul, et il fallut bien que le vieux concierge cédât.

– Surtout, dit Geoffroy, ne m’adressez pas la parole ce soir, et agissez comme si vous étiez seul.