À Mlle Marthe OUDINOT
C’est l’intérêt ému que vous avez bien voulu témoigner à Pompon qui m’encourage à vous offrir cette petite ; acceptez-la, mademoiselle, vous la rendrez très fière, et moi vous me rendrez très heureux, car je trouve ainsi l’occasion de vous dire le prix que j’attache à une approbation de votre esprit élevé et délicat.
HECTOR MALOT.
Ni la grosse élégance, ni la sérieuse richesse des rues qui avoisinent le parc Monceaux ne se sont étendues à l’avenue de Villiers.
Avec les voies qui rayonnent vers elle, cette avenue forme un quartier bien à part dont le caractère, quoique tout y soit neuf et très neuf, n’est pas précisément d’être neuf, mais d’être jeune, un quartier de jeunes : les gloires récentes, les arrivés de la ville, peintres, sculpteurs, comédiennes, à leurs premiers succès accourent s’épanouir là, heureux, glorieux d’y briller, ne fût-ce qu’un jour.
Il y a de l’espace, de l’air, du silence ; point de boutiques, point de voitures, peu de passants. C’est morne, mais ce n’est pas triste parce que ce n’est pas grave. Et puis ce n’est pas mauvais ton ; les Batignolles ne s’y sont pas plus glissés que l’avenue Van-Dyck ou que la rue Rembrandt ; un peu de l’un et de l’autre sans doute ; cependant ni l’un ni l’autre.
À part quelques vastes et belles demeures, les constructions sont généralement modestes, mais de cette modestie qui n’exclut pas une coquetterie très sensible presque partout, très visible et quelquefois même risible dans sa naïveté.
Le plus souvent les façades, qui offrent des échantillons de tous les styles, du plus simple au plus compliqué, donnent en plein sur la rue, n’ayant point cette recherche aristocratique de l’isolement par la cour ou le jardin. C’est que les gens qui habitent là n’ont rien à donner au superflu ; ils ont calculé le terrain qui leur était strictement nécessaire, aussi bien qu’ils ont calculé le prix de ce terrain, et l’on sent que ce qu’ils ont cherché, avant tout, ça été un toit pour s’abriter et loger la famille ; ce qu’ils ont mis sous ce toit : façade, décoration, n’a pas toujours été ce qu’ils auraient voulu, mais ce qu’ils ont pu.
De là une habitation souvent restreinte, mais qui n’en est pas moins gracieuse ou pimpante. Une jolie femme et de beaux enfants peuvent s’y montrer dans un cadre suffisant. Une grande œuvre peut y trouver la place qui lui est indispensable, l’atelier du peintre ou du statuaire prenant presque partout la moitié de la maison.
Au moment où cette avenue commençait à se bâtir, on vit s’élever une construction qui semblait devoir faire un contraste frappant avec les maisons de ce quartier, où l’on en trouve cependant de tous les styles.
Que serait-elle ?
C’était la question que s’étaient posée ces badauds et ces oisifs qui, n’ayant plus rien à faire qu’à s’en aller droit devant eux en flânant, se donnent pour mission d’inspecter et de surveiller les travaux qui s’exécutent dans le rayon de leurs promenades habituelles.
Lorsque le premier coup de pioche avait entamé le terrain, les questions avaient commencé, et bien que rien ne se dessinât encore, les conversations avaient pu aller leur train, en voyant les tombereaux des gravatiers charger les amas de pierre et de terre qu’ils avaient apportés là quelques années auparavant. Car il est arrivé cela de particulier pour ce quartier qu’avant de continuer le boulevard Malesherbes, il a servi de décharge pour les terres crayeuses et les pierres qui ont été enlevées lorsqu’on a ouvert ce boulevard à travers un monticule accidenté.
La fouille avait dit quelle serait la disposition de la construction, qui se composerait d’un corps d’habitation sur la rue avec cour derrière.
Mais quelle serait cette construction ?
Sur ce point les raisonnements, les suppositions, les explications avaient d’autant plus varié que ce qu’on voyait sortait de l’ordinaire.
Était-ce une petite église, un temple, une école, un atelier, une habitation particulière ? Chacun avait eu son idée.
Lorsque la construction avait été complètement élevée et qu’on avait commencé à descendre le ravalement, tout le monde avait pu voir que l’explication « maison » était la seule bonne ; mais comme la façade de cette maison était ornée de pilastres et de colonnes avec entablement, corniche, cymaise, tympan, frise, architrave, ornement d’oves, lambrequins et méandres ; le tout très développé et traité avec grand soin ; ceux qui avaient parlé de temple ou de tout autre chose n’avaient point été trop honteusement battus.
En réalité, c’était une maison grecque telle que les successeurs d’Ictinus et de Callicrate eussent pu en construire une à Athènes, et que l’architecte parisien qui l’avait élevée s’était appliqué à approprier aux usages de la vie moderne, tout en lui conservant, partout où cela avait été possible, la pureté du style classique.
Qu’on eût la fantaisie de se faire construire une maison de ce genre, ç’avait été un nouveau sujet d’étonnement et de bavardage pour les curieux.
Qui donc devait habiter cette maison grecque où la recherche du confort s’alliait à celle de l’élégance ?
Ceux qui s’intéressaient à ces questions avaient vu une dame d’une cinquantaine d’années venir presque chaque jour visiter les travaux et parler en propriétaire aux entrepreneurs et aux ouvriers.
Bien que n’étant plus jeune, cette dame avait conservé des restes d’une grande beauté, et n’étaient ses cheveux blancs qu’elle ne cherchait point à cacher, on ne lui eût certes pas donné cinquante ans ; avec cela un air de distinction dans toute sa personne, de la douceur et de la bonté dans le regard, de l’affabilité dans les manières, mais aussi quelque chose de maladif sur son beau visage pâle, de fatigué, d’épuisé dans son attitude.
Elle se nommait madame Casparis ; elle était veuve d’un négociant de Marseille mort depuis vingt ans, et cette maison qu’elle faisait construire était pour son fils Georges Casparis, le statuaire, en ce moment à Rome, où il achevait sa dernière année d’études à la villa Médicis ; et elle voulait la lui offrir pour l’habiter avec lui lorsqu’il rentrerait en France.
C’était un naufrage qui avait rendu madame Casparis veuve : en revenant de Taganrog où il avait un comptoir pour le commerce des grains, Jean Casparis montait un petit vapeur qui avait été abordé dans la mer Noire et qui, en coulant à pic, avait englouti avait lui son équipage et ses passagers.
Madame Casparis aimait tendrement son mari, qu’elle avait épousé par amour, et qui, en dix années de mariage, ne lui avait pas causé un chagrin ; cette catastrophe avait été pour elle un coup effroyable qui l’avait écrasée, et qui peut-être l’eût tuée elle-même si elle n’avait pas eu un fils. L’enfant avait sauvé la mère. Elle avait vécu pour lui. Elle avait retrouvé de la force, elle s’était relevée pour ce petit être qui resterait seul au monde si elle s’abandonnait et se laissait aller au découragement.
Mais si elle avait voulu vivre pour lui, par contre elle avait voulu qu’il vécût pour elle ; dans son isolement et son désespoir il lui fallait quelqu’un à aimer, mais encore il lui fallait quelqu’un qui l’aimât, qui le lui dît, qui le lui montrât à chaque heure.
Au moment de cette catastrophe l’enfant venait d’être mis au collège, elle l’en avait retiré, se donnant à lui entièrement du matin au soir et du soir au matin ; la nuit dormant près de lui, souvent même la main dans la main ; le jour, se faisant son précepteur et suppléant les maîtres qu’elle lui avait donnés, aussi bien le maître de latin, de français, que le maître de dessin et de gymnastique ; apprenant ce qu’elle ne savait pas pour le lui enseigner, ne reculant devant rien : peine, fatigue, ennui, tout lui étant bon à faire ou à apprendre, pourvu que cela dût servir à son fils, à son éducation, à sa santé ou à son plaisir.
Les affaires de son mari étaient prospères, mais cette mort subite était un désastre qui les avait gravement compromises, la main du maître n’étant plus là pour les diriger et les soutenir. Cependant la liquidation, menée par des gens d’affaires, lui avait laissé à elle, mais non à son fils ruiné, un actif de cinq à six cent mille francs et une maison de campagne aux environs de Marseille, du côté des Aygalades.
C’était là qu’elle s’était retirée, consacrant ses trente mille francs de rente à l’éducation de son fils, vivant simplement, mais convenablement, ne faisant pas plus d’économies que de dettes.
Cette villa, construite sur une colline rocheuse, au milieu d’un bois de pins et en vue de la mer qui baignait l’extrémité de son parc, était dans une situation à souhait pour élever un enfant, qui trouvait là, sans sortir, l’air pur, le soleil et l’espace ; aussi le petit Georges Casparis, qui se fût peut-être étiolé dans les étroites cours d’un collège, y avait-il grandi et s’y était-il développé sans avoir jamais une journée d’indisposition ni même une heure de ces petits malaises dont les écoliers profitent avec tant d’empressement quand une leçon les ennuie : vigoureux, souple, habile à tous les exercices du corps, résistant à toutes les fatigues, insensible à l’extrême chaleur comme au grand froid.
C’est un axiome qu’émettent les pédagogues, proviseurs, maîtres de pension, professeurs, et que répètent les parents qui pour une raison ou pour une autre, ne peuvent pas faire l’éducation de leurs enfants ou la surveiller, que les garçons ne peuvent s’instruire qu’en commun et en polissant pendant dix ans avec leurs fonds de culottes les bancs des collèges. Cependant Georges Casparis dirigé par de bons maîtres et surveillé par sa mère qui travaillait souvent avec lui, n’avait pas fait un mauvais élève, et bien qu’il usât plus de souliers à courir librement en plein air que de fonds de culottes à rester assis, le dos voûté et la poitrine rétrécie, pour copier et recopier tout le fatras qu’on appelle des devoirs de classe, il avait plus d’une fois étonné les amis de sa mère qui venaient la voir dans sa retraite et qui interrogeaient d’un air railleur « ce pauvre garçon élevé en femme ». S’il avait eu un chant de l’Enéide à expliquer dans son année, il savait ce que c’était que l’Enéide, qu’on lui avait lue en entier dans une bonne traduction ; et chose plus extraordinaire encore, il connaissait même Virgile. Si on l’interrogeait sur l’Iliade, il ne s’en était point tenu au chant qu’il avait dû traduire et il pouvait parler du poème entier, depuis le premier chant jusqu’au dernier. De même pour Sophocle, il savait que l’œuvre du tragique grec ne se bornait pas au seul Œdipe roi. Il osait même avoir un sentiment personnel sur ce qu’il avait lu, et c’était sans rougir qu’il expliquait aux gens graves qui voulaient bien s’entretenir avec lui, que l’Iphigénie d’Euripide lui paraissait admirable et celle de Racine ridicule, ce que bien certainement il ne se fût pas permis s’il avait suivi les classes du collège ; d’abord parce que le peu qu’il aurait connu de ces deux pièces ne lui aurait pas permis d’avoir la moindre idée de l’une ni de l’autre ; et puis parce qu’on lui aurait enseigné là quelques phrases toutes faites qu’il aurait répétées jusqu’au jour où il aurait pu avoir une opinion, si toutefois il avait eu jamais le temps de s’en faire une.
De ses différents professeurs, le préféré de Georges avait été son maître de dessin.
C’était un peintre de talent qui, n’ayant pas les reins assez forts pour se faire à Paris la place qu’il avait la conscience de mériter, était revenu tristement dans son pays natal, désenchanté de la vie, mais non de l’art qu’il aimait toujours passionnément et qu’il servait même plus fidèlement que beaucoup de ses anciens camarades arrivés aux honneurs ou à la réputation, et que le succès avait jeté dans le métier.
Sous sa direction intelligente et dévouée, Georges Casparis avait fait de tels progrès que souvent le brave homme ne pouvait s’empêcher de s’écrier :
– Quel malheur que vous ayez de la fortune ! Vous feriez un grand artiste. Vous êtes doué.
C’était une règle pour madame Casparis d’assister à toutes les leçons de son fils ; non dans la salle même de travail où se donnaient ces leçons et de façon à être sans cesse sur le dos des professeurs, mais en se tenant dans un petit salon en communication avec cette salle, et d’où elle entendait tout ce qui se disait pendant ces leçons, les explications aussi bien que les observations, les gronderies et les compliments.
– Et en quoi donc la fortune empêche-t-elle d’être un grand artiste ? avait-elle répondu un jour en quittant sa place pour venir dans la salle de travail.
– En ce qu’elle conduit les gens riches au dilettantisme, qui fait des amateurs et non des artistes.
– Fatalement ?
– Je n’oserais pas l’affirmer d’une façon absolue ; mais enfin, il faut reconnaître que quand on n’a pas besoin de travailler on ne travaille pas ; or, si bien doué qu’on soit, on ne devient un artiste, un vrai artiste que par le travail, et cela dans tous les arts, la peinture comme la musique ou comme la littérature ; voyez les œuvres des amateurs quand elles sont exposées au grand jour et soumises au jugement du public.
– Et si Georges travaillait ?
– Ah ! s’il travaillait ! certes il irait haut, très haut ; car je n’ai jamais vu un élève mieux doué que lui, aussi bien pour le sentiment que pour la main ; mais travaillerait-il ? C’est une douce chose que la rêverie. C’en est une commode que l’à peu près. Et quand on n’obéit pas à la dure loi de la nécessité on flotte entre les deux : on rêve à ce qu’on fera demain ; ou bien on se contente de ce qu’on a fait la veille. L’art n’accepte ni la rêverie, ni l’à peu près ; il veut l’effort, l’effort persévérant, sans cesse répété ; et tout effort est assez fatigant, assez douloureux pour qu’on ne se l’impose pas volontiers quand on peut faire autrement.
– Je n’ai pas peur de l’effort, au contraire, avait dit Georges, qui tâchait de comprendre ces distinctions un peu abstraites pour lui.
Ç’avait été une lourde responsabilité à prendre que le choix d’une carrière pour son fils, et qui, dans ses nuits, lui avait fait de longues heures sans sommeil.
Un seul point était arrêté dans sa volonté, sur tout le reste hésitante et perplexe : il ne serait pas oisif ; il ne vivrait pas de son revenu en attendant celui que lui apporterait un jour la femme riche qu’il épouserait.
Tutrice de son fils, elle avait, il est vrai, pour l’assister, un subrogé tuteur qui était un oncle paternel de Georges ; mais ce frère de son mari, lancé dans de grandes affaires et tout entier à l’ambition, n’avait guère le temps de s’occuper de sa belle-sœur et de son neveu ; comment penser à une femme et à un enfant qui, en somme, n’avaient besoin de rien, quand toute son intelligence, tous ses efforts étaient pris par ses affaires personnelles ? Cependant, comme c’était un homme aimable et poli qui pratiquait la religion des convenances, il ne manquait jamais de répondre à sa belle-sœur toutes les fois que celle-ci le consultait, ce qui arrivait fréquemment ; mais sa lettre était toujours la même, à ce point qu’on pouvait croire qu’il la prenait sur sa copie de lettres : « J’accepte les yeux fermés ce que vous me proposez dans l’intérêt de Georges ; vous savez quelle confiance j’ai en votre jugement droit et sûr. Faites donc comme vous dites et croyez-moi votre dévoué. » Quelquefois, au lieu de « jugement droit et sûr », il y avait « jugement sûr et droit » ; mais c’était le seul changement qu’il se permît ; quant « aux yeux fermés », ils ne s’ouvraient jamais.
À quoi bon lui demander conseil ? Si elle lui écrivait, il lui répondrait par sa lettre ordinaire : « J’accepte les yeux fermés » ; si elle allait le voir, il l’écouterait en apparence avec le plus vif intérêt ; mais, en réalité, en pensant à tout autre chose qu’à ce qu’elle lui dirait, et sa réponse serait : « Je m’en rapporte les yeux fermés à votre jugement droit et sûr. »
Il fallait donc qu’elle se décidât seule.
Commerçant, Georges ne voulait pas l’être ; et elle ne désirait pas elle-même qu’il le fût pour continuer son père et mourir peut-être comme lui.
De quel droit eût-elle exigé qu’il se fît magistrat ou ingénieur ?
S’il n’allait pas haut, très haut comme on le lui prédisait, il trouverait toujours dans l’art une occupation pour sa vie, et pour son intelligence une excitation. Qu’importait qu’il gagnât ou ne gagnât pas d’argent !
Artiste, elle pouvait l’accompagner, vivre près de lui, avec lui jusqu’au jour où il se marierait et où il aurait des enfants. Quelle douce espérance pour elle !
Mais cette considération, qui eût peut-être entraîné une mère moins dévouée, était justement celle qui l’empêchait de se décider dans ce sens. Ce n’est pas à elle qu’elle devait penser, c’était à lui. Ce n’était pas ce qui pouvait être bon pour elle qu’elle devait rechercher, c’était ce qui pouvait être le meilleur pour lui.
Et longuement, anxieusement, elle avait poursuivi cette recherche, résistant à son fils, se résistant à elle.
– Attendons ; nous verrons plus tard ; rien ne presse ; finis tes classes et travaille toujours.
Mais par la force même des choses, ce travail avait été dirigé plutôt du côté artistique que du côté scientifique. Ne fallait-il pas qu’il apprît à connaître dès maintenant ce qu’il pratiquerait peut-être un jour ?
C’était ainsi qu’il avait soigneusement étudié l’histoire de l’art chez les Égyptiens et les Assyriens, puis dans le moyen âge, la Renaissance et les temps modernes.
Les jours de congé, il avait souvent visité le musée de Marseille qui, sans être bien riche en œuvres remarquables, possède cependant dans la galerie des antiques quelques morceaux curieux de l’art grec trouvés dans le pays même ou apportés de l’Orient par des négociants et offerts à la ville.
À Toulon, ils avaient été voir les cariatides de Puget qui soutiennent le balcon de l’hôtel de ville ; à Avignon, le château des papes ; à Arles, l’amphithéâtre romain ; à Orange, le théâtre et l’arc de triomphe de Germanicus ; à Saint-Chamas, le pont Flavien.
Une année, pendant les vacances, elle l’avait conduit à Florence et à Pise, l’année suivante à Rome, la troisième à Venise.
Et pendant les soirées d’hiver, quand la journée de travail était finie et que les devoirs donnés par les professeurs étaient faits, les leçons sues, le temps se passait à regarder des ouvrages à gravures représentant les monuments ou les œuvres d’art de tous les pays.
Comment les dispositions naturelles de l’enfant, le goût du jeune homme ne se fussent-ils pas développés.
En même temps ses progrès en dessin continuaient, et, de plus en plus souvent, son maître s’écriait :
– Ah ! si vous n’étiez pas riche !
Enfin, le moment que madame Casparis avait toujours reculé était arrivé : les classes finies, il avait fallu se prononcer.
C’est-à-dire qu’il avait fallu céder.
Comment eût-elle résisté à son fils qui la priait ?
Comment se fût-elle résisté à elle-même ?
Comment n’eût-elle point partagé des espérances, qui pouvaient n’être que des illusions, mais qui pouvaient être aussi des réalités ?
Mais, pour la première fois de sa vie, le subrogé tuteur, lorsqu’elle lui avait soumis sa résolution, n’avait point répondu : « J’accepte les yeux fermés ce que vous me proposez, et je m’en rapporte à votre jugement droit et sûr. »
– Artiste ! quelle drôle d’idée ! C’était donc vrai ? Sans doute il avait entendu parler de cela. Georges lui-même l’en avait entretenu en lui montrant des petites machines en terre qu’il pétrissait et qui n’étaient pas belles du tout ; mais jamais il n’avait pris cette fantaisie au sérieux. Qu’on se fit artiste plutôt que de crever de faim, cela se comprenait : en somme cela valait encore mieux que de se laisser mourir ou de se décider à voler. Mais quand on avait une petite fortune, pourquoi ne pas employer son intelligence à l’augmenter ? Cela était facile. Pour lui, il était prêt à aider son neveu de ses conseils. Mais quant à approuver une résolution qui ne tendait à rien de moins qu’à mener un honnête garçon qu’il aimait, à travailler comme un manœuvre, c’était une responsabilité dont il ne se chargerait jamais.
Et dans son dévouement pour son neveu, il avait voulu le voir lui-même, afin de lui adresser les observations d’un homme qui connaît la vie et qui ne se laisse pas leurrer par les chimères de la vingtième année.
Et ces observations, il les lui avait faites amicalement, mais aussi avec fermeté, en se plaçant non au point de vue du sentiment, ce qu’il ne faisait jamais, mais au point de vue pratique, ce qui était son fort :
– Vois-tu, mon garçon, il n’y en somme que deux manières de gagner sa vie en ce monde : la première consiste à travailler soi-même, la seconde consiste à faire travailler les autres à notre profit. Eh bien, si je ne me trompe, quand on est artiste, on travaille soi-même, n’est-ce pas, sans l’aide de personne, avec sa tête aussi bien qu’avec ses mains, c’est-à-dire qu’on s’use doublement, et cela pour un travail limité. Si tu réfléchis, je suis sûr que tu comprendras que c’est là un métier de dupe, et que tu ne le prendras pas, tu es trop intelligent pour ça.
Cependant Georges Casparis l’avait pris ce métier de dupe.
Quittant Marseille avec sa mère qui, bien entendu, avait voulu le suivre, il était venu s’établir à Paris et il était entré à l’École des beaux-arts, dans l’atelier de Jouffroy.
L’argent dont il pouvait largement disposer pour ses fantaisies et ses plaisirs ne l’avait pas empêché de travailler, et donnant un démenti à son vieux maître de dessin de Marseille, il avait, au bout de cinq ans d’études sérieuses, remporté le grand prix de sculpture.
Il était alors parti pour Rome, où sa mère ne l’avait pas suivi, mais où elle avait été passé près de lui quelques mois tous les ans.
Ne fallait-il pas lui laisser sa liberté ?
Et puis le climat de Rome était mauvais pour sa santé affaiblie, et les médecins ne lui avaient permis de rester en Italie que pendant les mois d’hiver.
D’ailleurs, sa présence était nécessaire à Paris, car elle voulait que son fils, en rentrant en France, trouvât un atelier où il pût travailler et produire le chef-d’œuvre qu’elle attendait de lui, et c’était pour faire construire cet atelier qu’elle avait acheté le terrain de l’avenue de Villiers.
Jusqu’à ce jour ils avaient mené la vie d’apprentissage et d’épreuves, lui à Rome, elle à Paris ou sur la route de Paris à Rome ; maintenant, ils allaient être réunis, et c’était une existence de paix et de tranquillité qui allait commencer pour eux, – pour lui, de gloire.
Cette maison de l’avenue de Villiers était une surprise que madame Casparis voulait faire à son fils, qui ne savait rien de sa construction, et ne se doutait guère qu’à son retour à Paris il trouverait un bel et grand atelier tout prêt à le recevoir, et dans lequel il pourrait, le lendemain même de son arrivée, se mettre au travail.
Avant de décider l’acquisition de ce terrain et la construction de cette maison, madame Casparis avait longtemps hésité, car c’était chose grave pour elle qu’une pareille résolution à prendre.
Son fils aimerait-il ce qu’elle aurait fait faire pour lui ?
Heureusement ils avaient assez souvent parlé ensemble de cette maison idéale, que tant d’artistes construisent en rêve, pour qu’elle sût quels étaient à ce sujet ses idées et ses goûts.
Combien de fois les lui avait-il expliqués et développés dans leurs promenades sous les ombrages solitaires des villas des environs de Rome, ou au milieu des bois d’Albano et de Tivoli en marchant côte à côte !
– Quand j’aurai gagné une bonne somme…
C’était ainsi qu’il commençait toujours, car la maison qu’il bâtissait dans sa tête, il voulait l’offrir à sa mère et ne pensait pas à la recevoir de celle-ci ; or, comme il ne lui était rien revenu de la succession de son père, dévorée par les gens d’affaires, et que leur fortune appartenait en propre à sa mère, il fallait bien qu’il eût gagné la bonne somme dont il parlait pour réaliser son désir.
Donc, quand il aurait gagné une bonne somme, il achèterait un terrain du côté du parc Monceaux, sur lequel il ferait élever une petite maison, une toute petite maison, juste assez grande pour les loger tous deux. S’il faisait des économies sur le terrain et le cube de construction, c’était parce qu’il voulait que cette construction fût très soignée. Là-dessus il avait des idées arrêtées, des principes dont il ne se départirait jamais : ce qu’il voyait chaque jour, ce qui l’entourait, ce qui lui appartenait devait être beau : choses matérielles, gens, bêtes ; jamais il n’habiterait une maison dont il serait propriétaire si elle manquait de style ; jamais il ne se ferait servir par un domestique camard ou boiteux. Le style qu’il voulait pour sa maison, c’était le style classique, grec et non romain ; et il avait longuement expliqué comment il comprenait ce style. Pour la distribution intérieure, il était beaucoup moins exigeant : – au sous-sol la cuisine, la cave, la salle de bain, le calorifère ; – au rez-de-chaussée une salle à manger et un salon en communication avec l’atelier, qui devait être vaste et très haut ; ce sont les peintres qui peuvent faire de leur atelier un salon, parce que la peinture n’est pas sale ; mais les sculpteurs, qui ont besoin de terre glaise mouillée, de baquets et d’éponges, et qui vivent dans la poussière du marbre ou du plâtre, ne peuvent travailler que dans un véritable atelier où l’on n’a pas souci de la propreté : – au premier étage l’appartement de la mère ; au second celui du fils.
Décidée enfin à faire exécuter ce plan, madame Casparis ne lui avait apporté que de légères modifications : les appartements de son fils seraient au premier étage ; les siens, à elle, seraient au second : depuis longtemps elle n’était plus qu’une mère ; ce ne serait pas chez elle qu’on viendrait, ce serait chez lui ; – l’atelier, au lieu d’être dans la maison même où il prendrait trop de place, serait dans la cour, appliqué contre la maison, de façon à lui donner tout l’espace nécessaire et à ce que des statues ou des groupes de hauteur monumentale fussent à leur aise sous son vitrage ; enfin, dans cette cour, assez grande, il y aurait une écurie, afin que Georges pût avoir un cheval de selle qu’il monterait tous les jours, ce qui l’obligerait à faire de l’exercice et à ne pas s’absorber dans le travail.
Puisque désormais ils habiteraient Paris, elle n’avait plus besoin de sa maison des Aygalades : elle l’avait vendue et elle avait destiné le prix qu’elle en avait tiré, – prix plus que double de celui de l’acquisition, – à sa construction de l’avenue de Villiers et à son ameublement.
Quoique ce fussent là pour elle de lourdes affaires, elle avait cependant un souci qui la tourmentait plus que les marchés à conclure avec le propriétaire des terrains et les différents entrepreneurs de la construction, – c’était cette construction même.
Sans avoir reçu une forte éducation première, elle n’était cependant pas une ignorante, et en suivant son fils dans ses études, elle avait appris beaucoup de choses que les femmes ne connaissent pas ordinairement ; mais enfin, bien qu’elle pût parler de l’ordre dorique, de l’ordre ionique, de l’ordre corinthien, de l’ordre composite en sachant ce qu’elle disait et sans s’exposer à attribuer les feuilles d’acanthe à l’ordre dorique, ou de confondre les modillons de l’ordre dorique avec ceux en forme de S de l’ordre corinthien, elle n’était pas assurée pourtant que l’architecte ne commettrait pas quelques hérésies de style qu’elle laisserait échapper elle-même et qui scandaliserait son fils quand celui-ci les verrait.
Que de tourments pour elle, dans cette inquiétude qu’elle n’osait pas cependant calmer par des questions directes.
Alors quand un doute la prenait, c’étaient des détours sans fin pour arriver à dire, sans le dire franchement :
– Est-ce bien réellement grec ?
– Jamais les Athéniens de Périclès, disait l’architecte, n’ont été aussi Grecs que nous.
– Ah ! ne plaisantez pas.
– Je ne plaisante pas, je vous assure ; ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, et d’instinct ils pouvaient s’égarer dans des innovations : nous, nous savons ce que nous faisons, et il n’y a pas de danger que nous fassions quelque chose d’original ; c’est classique, c’est pur.
À mesure que la maison approchait de sa fin, une inquiétude d’un autre genre la tourmentait : la verrait-elle s’achever ? aurait-elle la joie d’en faire les honneurs à son fils ?
Sa santé, depuis longtemps délabrée, était devenue de plus en plus mauvaise : la marche de l’affaiblissement était sensible chaque jour, même pour elle.
– Nourrissez-vous, lui disait son médecin, prenez des forces ; dans votre état, ce qui est mauvais c’est la dénutrition.
Tout ce qu’on lui ordonnait elle le faisait consciencieusement, mais l’affaiblissement continuait, et il était évident que si les choses continuaient ainsi, elle n’en avait pas pour longtemps à vivre ; elle le sentait.
Vivrait-elle jusqu’au retour de son fils ?
Le revoir ! L’installer dans cette maison qu’elle avait été si heureuse de faire construire pour lui !
– Hâtez-vous, disait-elle à l’architecte, promettez une prime aux entrepreneurs s’ils finissent leurs travaux avant l’époque convenue.
D’autre part, elle disait à son médecin qu’elle voulait voir chaque jour :
– Soutenez-moi, prolongez-moi ; je ne vous demande pas des années, je vous demande quelques mois, quelques jours.
Et elle se fixait une époque.
Celle du retour de son fils en France :
Et comme beaucoup de malades désespérés, elle trouvait dans cette date un soutien : ce qu’elle demandait était si peu ; n’est-il pas possible de prolonger sa vie par un effort de volonté ? Il lui semblait que cela devait être en s’observant bien ; en faisant tout ce que les médecins ordonneraient ; en ne vivant que pour vivre.
Et le temps qu’elle pouvait prendre sur le traitement méticuleux qu’elle s’imposait et dont elle exagérait la rigueur, elle l’employait à presser les entrepreneurs et les tapissiers.
Bien souvent elle avait été sur le point d’écrire à son fils pour lui demander de hâter son retour ; plusieurs fois même elle avait commencé sa lettre ; mais jamais elle n’avait poussé son idée jusqu’au bout.
Devait-elle l’inquiéter ?
Et puis, d’autre part, la maison n’était pas finie ; cette surprise qu’elle avait si laborieusement préparée et dont elle s’était promis une si grande joie serait donc manquée.
Il fallait attendre, attendre encore jusqu’à l’extrême limite.
On revient vite de Rome à Paris ; elle aurait le temps de le prévenir et il arriverait toujours pour qu’elle le pût embrasser.
Si chaque jour qui s’écoulait était un jour de vie pour elle, – et elle avait la terrible certitude que ceux qui lui restaient étaient strictement comptés, – c’était aussi un de moins à attendre.
Encore deux mois, encore un, encore quelques semaines, encore quelques jours seulement.
Enfin les pièces du rez-de-chaussée et du premier étage, c’est-à-dire celles qui devaient servir à son fils, étaient terminées comme ameublement, et elle avait déjà commencé à installer au second étage son vieux mobilier qu’elle conservait pour son usage personnel, lorsque, se sentant plus faible, elle avait été obligée de s’aliter.
Par suite de ce déménagement commencé, son appartement se trouvait dans le plus complet désordre, et il ne restait guère en état que la chambre à coucher ; cependant elle avait résisté aux instances de ses domestiques, une vieille cuisinière et un vieux valet de chambre à son service depuis plus de trente ans, qui voulaient qu’on la transportât dans la maison neuve de l’avenue de Villiers, où l’on pourrait la mieux soigner et où l’on trouverait tout ce qui manquait dans cet appartement démeublé.
Elle avait opposé le même refus à son médecin ; mais avec lui elle l’avait appuyé d’une raison à laquelle il n’y avait guère à répondre :
– Je ne veux pas que cette maison neuve, si gaie, si riante, que j’ai eu tant de bonheur à préparer pour mon fils, soit attristée par un souvenir qui la lui rendrait peut-être inhabitable.
– N’ayez donc pas ces idées ; nous n’en sommes pas là, Dieu merci ! Nous en sommes loin.
– Si, docteur, nous en sommes là ; je le sens ; peut-être cela vaut-il mieux ainsi : j’aurais été certes bien heureuse d’habiter cette maison avec mon fils ; mais puisque je dois mourir, il vaut mieux que je ne l’habite pas du tout et que je meure ici ; cela sera moins triste pour Georges. Après tout, ne me trouvera-t-il pas à chaque pas dans cette maison ? j’y serai pour lui ; ce sera sa mère vivante, non sa mère morte qu’il reverra, et je sens que cela vaudra mieux… pour lui.
Elle ne se trompait pas.
Elle était morte, en effet ; et bien qu’elle eût prévenu son fils aussitôt qu’elle avait perdu l’espérance d’échapper à cette dernière crise, comme elle avait échappé à celle qui avait précédé celle-là, il n’était pas arrivé à temps pour recevoir son dernier baiser.
Si la mère avait ardemment désiré et anxieusement attendu le retour de son fils, le fils avait vivement aussi désiré sa réunion avec sa mère.
Cette séparation de cinq ans avait été longue pour lui et à mesure que le temps s’était écoulé, plus longue et plus lourde.
Enfant, il avait aimé sa mère d’instinct, sans bien savoir pourquoi, ni comment, ni combien : il était joyeux lorsqu’il la voyait, chagrin lorsqu’il ne la voyait pas ; il avait plaisir à l’embrasser, plus grand plaisir encore à être embrassé tendrement, longuement caressé par elle ; mais jamais à sa joie et à son plaisir ne s’était mêlée une pensée de reconnaissance : elle était sa mère et par cela seul il trouvait tout naturel qu’elle fût pour lui ce qu’elle était ; il ne sentait pas, il n’imaginait pas qu’il y eût une autre manière d’être mère.
C’était plus tard, dans la séparation, par l’épreuve et l’expérience de la vie, par la comparaison de ce qu’il voyait avec les tendres souvenirs que son cœur gardait qu’il avait senti ce qu’elle avait été. Alors un sentiment de reconnaissance émue lui avait fait désirer de rendre à cette mère tendre et dévouée ce qu’elle lui avait donné ; de vivre pour elle, comme elle avait vécu pour lui.
Maintenant les rôles seraient intervertis : il serait la mère ; elle serait l’enfant. Les années et le travail avaient fait de lui le fort : les années, les fatigues, les maladies avaient fait d’elle la faible. Maladive, il la soignerait comme elle-même elle l’avait soigné enfant. Elle l’avait promené, amusé, distrait ; à son tour il la promènerait, il l’amuserait, il la distrairait. Elle l’avait instruit, il l’instruirait. Elle l’avait aimé enfant, il l’aimerait de même, ne lui faisant pas plus sentir sa faiblesse qu’elle ne lui avait fait sentir la sienne ; la relevant au contraire, comme elle-même l’avait relevé, soutenu, encouragé.
– Ma mère !
Ce mot dirait tout.
Les indifférents ou les imbéciles salueraient, les intelligents admireraient.
Quelle bonne vie ils allaient organiser à eux deux.
Le jour, le travail ; au déjeuner, au dîner, à la soirée, l’intimité du tête-à-tête : « Qu’as-tu fait ? que vas-tu faire ? » ce serait là qu’ils échangeraient leurs espérances ; qu’ils se consulteraient, qu’ils s’entendraient, car jamais il n’entreprendrait rien sans lui demander conseil ; où en trouverait-il un plus sûr, plus éclairé ? la femme de tête en elle était l’égale de la femme de cœur.
Elle était musicienne ; de temps en temps, aussi souvent que possible, il la conduirait à l’Opéra ; et pour cela il la ferait belle.
Elle aimait la campagne ; toutes les semaines régulièrement ils prendraient une pleine journée pour faire une excursion aux environs de Paris, dans les bois, sur les collines d’où se déroulent de si beaux horizons.
Ce serait elle, la maîtresse de la maison, qui ferait les invitations, qui recevrait leurs amis, et ceux-ci l’aimeraient, l’estimeraient, l’admireraient comme elle le méritait.
Ainsi chacun de son côté, elle à Paris, lui à Rome ; elle pour lui et lui pour elle ; ils avaient arrangé leurs rêves, préparé leurs surprises.
Et en arrivant, il l’avait trouvée froide sur son lit de mort.
Le coup avait été terrible.
Et ce qu’il avait appris, ce qu’on lui avait dit l’avait rendu plus écrasant, plus cruel encore.
– Nous avons tout fait pour que madame ne reste pas dans un appartement démeublé, avaient dit les domestiques, mais elle n’a pas voulu nous écouter ; elle avait son idée.
Il n’avait pas besoin qu’on la lui dît cette idée.
Elle expliquait sa mère : depuis le jour où elle s’était enfermée avec lui aux Aygalades, jusqu’à sa dernière lueur, sa vie n’avait eu qu’une inspiration : le dévouement.
Et lui, il n’aurait jamais rien pu faire pour elle.
Au moment même où il allait pouvoir enfin lui rendre un peu de ce qu’elle lui avait si généreusement donné, elle mourait.
Il avait cru qu’ils allaient vivre ensemble, et ce serait seul qu’il vivrait.
De ses projets, de ses espérances, de ce qu’il avait combiné, caressé, il ne restait qu’un souvenir.
– J’aurais fait…
En revenant du cimetière, il voulut entrer et s’installer tout de suite dans cette maison qu’elle lui avait préparée.
Mais l’émotion fut si poignante qu’il resta longtemps anéanti dans son atelier, n’osant pas visiter ces pièces qu’ils devaient habiter ensemble.
Cet atelier vaste et élevé, aux murs peints en rouge étrusque, était tout prêt pour le travail ; sur ses murs étaient accrochés les esquisses et les moulages qu’il avait laissés à Paris avant sont départ pour Rome ; çà et là se voyaient des selles de toutes dimensions et de toutes hauteurs, c’est-à-dire ces sortes d’établis à plateforme tournante sur lesquels les sculpteurs exécutent leurs groupes, leurs statues, leurs bustes, et qui sont pour eux ce que les chevalets sont pour les peintres ; puis dans un coin étaient rangés les baquets pour la terre glaise, les seaux pour l’eau ; le mobilier était complété par deux grandes tables en chêne, deux longs divans recouverts en vieux cuir, des fauteuils et des chaises.
Assis devant l’une de ces tables, la tête enfoncée entre ses mains, Casparis était là depuis longtemps déjà, lorsque machinalement et sans trop savoir ce qu’il faisait, il ouvrit un des tiroirs de cette table ; il s’y trouvait du papier à dessin, des fusains, des crayons.
Alors une idée traversa son esprit bouleversé : pourquoi n’essayerait-il pas de se mettre tout de suite à l’esquisse du monument qu’il voulait élever à sa mère ? sans doute il n’était pas maître de son esprit et de sa volonté ; sans doute sa main était crispée et tremblante, mais qu’importait après tout, c’était une esquisse ; ce qui était essentiel pour lui c’était qu’il s’y mît tout de suite, et qu’elle eût pour date ce jour même : l’idée, il n’avait pas à la chercher, elle s’imposait : la Maternité à laquelle il donnerait les traits de sa mère.
Pendant plus de deux heures, il s’appliqua à ce travail, l’interrompant, le reprenant, mais sans s’occuper de la tête de cette figure, car bien qu’il eût là des portraits de sa mère, il n’aurait pas pu les regarder en ce moment, et fixer ses yeux sur ces doux yeux qui n’étaient plus qu’une image.
Ce travail lui fit du bien et ce fut seulement après l’avoir avancé qu’il se décida à parcourir sa maison du haut en bas.
Mais plus d’une fois les larmes obscurcirent ses yeux en voyant comme elle le connaissait bien et comme elle l’avait deviné.
Il eût donné le plan de cette maison, il l’eût meublée lui-même qu’elle n’eût pas été autre qu’il la trouvait.
Un des effets de la douleur chez les artistes, c’est de détraquer en eux le grand ressort qui donne l’impulsion à leur intelligence et en règle les mouvements ; aussi le plus difficile pour ceux qui ont été frappés est-il de se ressaisir et de s’appliquer ; la direction de leur esprit leur échappe, ils ne peuvent le diriger. Le travail que Casparis s’était imposé avait eu cela de bon qu’il l’avait justement empêché de s’abandonner entièrement. Il avait un but, quelque chose à faire qui finissait toujours par le reprendre à un moment donné et le maintenir un certain temps.
Mais ce travail ne suffisait pas pour remplir sa vie, si différente dans son isolement de celle qu’il avait espérée et qu’il s’était arrangée. Paris, comme sa maison, était vide pour lui.
Si les cinq années que les prix de Rome passent à la villa Médicis ont cet avantage, en les dépaysant, de les placer dans un milieu où ils peuvent s’élever au-dessus des préjugés ou des habitudes de leur éducation première, elles ont, par contre, cet inconvénient de les laisser bien isolés, bien étonnés lorsqu’ils rentrent en France. Que de choses se sont passées pendant cette absence ! Cinq ans, c’est pour beaucoup le quart de la vie utile. Que d’idées ont changé pendant ces cinq ans ! Que d’hommes ont disparu ! Au retour, c’est presque un nouvel apprentissage du monde qu’il faut recommencer, et plus difficile puisqu’on a à porter la dignité de sa position.
Cet isolement s’était produit pour Casparis.
De famille, il n’en avait plus, au moins à Paris, et son oncle de Marseille ne pouvait guère compter, absorbé qu’il était par ses grandes affaires, et ne se rappelant au souvenir de son neveu que par un mot qu’il lui avait répété plusieurs fois : « Quand donc feras-tu quelque chose qui force l’attention publique ? »
Ses anciens amis, ses camarades s’étaient dispersés : les uns étaient retournés dans leur province, chassés de Paris par le découragement, la misère ou le dégoût ; les autres étaient devenus des personnages trop graves ou trop peu graves pour lui ; celui-ci avait sombré ; ceux-là s’étaient mariés.
Parmi ses anciens camarades, celui avec qui il s’était le plus étroitement lié, était un peintre appelé Sylvain Blanchon, plus âgé que lui de huit ou dix ans, mais en réalité très jeune par sa simplicité et sa naïveté. C’était un fils de paysans, qui avait commencé la vie par être un vrai paysan lui-même, sans éducation, sans instruction, sachant à peine lire et écrire, et qui s’était mis à la peinture, après vingt ans passés. Alors cet ignorant avait été pris de la passion d’apprendre et il s’était jeté dans l’étude à corps perdu : celle de son art aussi bien que celle de l’histoire et de la littérature ; le jour dessinant, peignant, la nuit lisant, et ne donnant pas plus de quatre heures au sommeil. C’était cette ardeur au travail qui avait touché Casparis et commencé leur liaison. Puis les points de sympathie s’accentuant entre eux, ils s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre, et cette amitié avait résisté à l’absence. Ils avaient entretenu un commerce de lettres. Et un beau jour Casparis avait vu arriver Sylvain Blanchon, qui venait à Rome pour constater de ses propres yeux ce qui chez lui était article de foi, – c’est-à-dire que la décadence de la peinture en Italie avait commencé avec Raphaël, et que les grands maîtres italiens étaient Giotto, Masaccio et Fra Angelico qu’il venait d’étudier à Pise, à Florence et à Bologne. Revenu à Paris, le premier de ses amis que Casparis avait cherché avait été Sylvain Blanchon. Surpris de ne pas le voir à l’enterrement de sa mère, à laquelle Blanchon avait toujours témoigné un profond respect, il lui avait écrit ; mais Blanchon n’avait même pas répondu. Alors il avait appris que celui-ci ayant gagné quelque argent, venait de partir pour la Belgique, Gand, Bruges et Anvers, afin de constater de ses propres yeux le second article de sa foi artistique, c’est-à-dire que la décadence de la peinture flamande avait commencé avec Rubens, et que les grands maîtres flamands étaient Van Eyck, Memling et Quentin Massys.
Ç’avait été une vraie déception pour Casparis, car il eût pu dans sa faiblesse s’appuyer sur Blanchon, qui était une âme loyale et un caractère ferme, et de plus il eût pu aussi parler de sa mère avec un homme qui l’avait admirée et qui avait vu ce qu’elle valait.
N’ayant pas réussi de ce côté, il s’était retourné d’un autre, mais sans être beaucoup plus heureux.
Ce camarade dont il avait voulu se rapprocher était un musicien : Félicien Falco, un prix de Rome, qu’il avait connu en Italie et avec qui il s’était lié. Mais Falco, revenu en France depuis un an, n’habitait pas Paris ; il demeurait à Andilly, et bien qu’on fût en plein hiver il restait à la campagne, chez un financier de ses amis, un faiseur, M. Arbelet, qui lui avait offert sa maison, inhabitée pendant la mauvaise saison ; il s’enfermait là pour travailler à son aise, sans être dérangé, vivant dans les bois et ne venant à Paris qu’une fois par semaine pour ses affaires et aussi pour assister aux réceptions de madame Arbelet, chez laquelle il faisait entendre sa musique ou au moins quelques-unes de ses compositions.
Casparis était donc resté seul, replié sur lui-même, absorbé dans ces tristes pensées, n’ayant d’autre gaieté, d’autre distraction autour de lui que celles que lui donnaient une levrette appelée Souris et une chatte appelée Patapon, la levrette et la chatte de sa mère qui étaient les vrais maîtres de la maison.