Berlin, Bucarest-Budapest: Budapest-Bucarest
© Gonçalo M. Tavares, 2014, tous droits réservés
© ( Éditions ) La Contre Allée, 2015, pour l’ édition française.
Collection Fictions d’ Europe.
Arrivées de Budapest. Deux silhouettes, la nuit. Deux taches sombres sur une grande tache sombre. Mais les deux taches sombres agissent, elles ont un objectif ; alors que, pour la nuit – la grande tache sombre –, tout indique que ce n’est pas le cas ; elle n’a pas d’objectif.
Ils commencent par faire sauter le cadenas. La serrure de la porte de l’entrepôt est solide. Ils utilisent le feu. Ensuite, un coup d’épaule enthousiaste, deux corps contre la porte haute et large, mais débarrassée de sa serrure. Pareille à une personne sans défense : une grande porte sans défense ; une serrure brisée.
Les deux hommes pénètrent dans une obscurité nouvelle, une obscurité plus petite, fermée, ordonnée. Dans la nuit, mais à l’extérieur de la nuit.
Ils savent bien ce qu’ils cherchent, les deux hommes. De nombreux objets sont stockés dans l’entrepôt, mais les deux hommes ne sont pas là pour visiter, ils ne sont pas perdus. Ils savent ce qu’ils veulent. Et ce qu’ils veulent se trouve ici-même.
La lumière de la lampe torche rend évident ce qu’à l’autre extrémité les énormes dimensions de la chose rendent tout aussi évident. De la lumière d’un côté, des proportions gigantesques de l’autre. C’est là, murmure un des hommes.
Ils s’approchent, retirent tout ce qui se trouve devant.
Tâche difficile. Tant d’objets stockés là. Des objets de valeur – certaines pièces sont en or. Mais ce n’est pas ce qu’ils sont venus chercher. Ce qui rend encore plus étrange cette incursion nocturne, cette effraction : quand quelqu’un ne veut pas de l’or, qu’il le méprise, alors il veut quelque chose d’encore plus puissant, et un tel désir effraie. Il n’est pas exagéré de redouter les hommes qui ignorent l’or ; cela n’a rien d’absurde de les redouter plus encore que les hommes qui sont obsédés par ce métal.
Effectivement, non. Les deux hommes veulent seulement cette chose énorme, de plus de deux mètres.
L’un des deux frères a cherché et trouvé un tabouret. Il l’a posé à côté de cette énorme silhouette, cible unique de leur forfait. C’est une statue, voilà qui est évident désormais. Et c’est cette statue qu’ils entendent emporter. Mais elle est enveloppée d’un plastique qui la recouvre entièrement. Il faut qu’ils s’assurent que cette statue est bien celle qu’ils veulent. Ce serait un désastre d’en voler une autre.
L’un des frères grimpe donc sur le tabouret. Il ressent la même chose que pendant la veillée funèbre quand on regarde pour la première fois le visage du mort pour s’assurer que c’est bien le mort, que le visage du mort est encore le même que celui du vivant.
C’est le cadet qui est monté sur le tabouret. D’en bas, l’autre lui dit, en chuchotant, de déchirer de toutes ses forces, avec les mains, ce qui recouvre le visage de la statue. Ensuite, ils recacheront le tout sans difficulté.
Le plus jeune des deux hommes devine un visage sous le plastique. Des deux mains, à grand-peine, il déchire le plastique au milieu de la partie derrière laquelle on distingue le visage. Sous ce film plastique, un autre film plastique. Le visage de la statue n’est toujours pas visible.
— Il y a plusieurs épaisseurs, dit-il, perché sur le tabouret.
D’en bas, l’homme dirige sa lampe torche vers la zone où dix doigts recommencent avec la même intensité brutale.
Les films plastiques sont épais, jamais il ne pourrait en déchirer plusieurs à la fois.
— Continue ! murmure son frère, en bas.
Le deuxième film est déchiré, mais il y en a un troisième. Le dernier, semble-t-il.
— C’est le dernier, dit le cadet, en haut.
— Vas-y ! dit l’aîné, celui qui est en bas et qui braque la lampe torche vers le visage encore caché de la statue.
En haut, avant une action brusque, la dernière épaisseur de plastique est toujours plaquée contre le visage de la statue. En bas, la lampe torche est orientée avec précision.
— C’est lui ? demande le cadet, en haut.
L’aîné, en bas, pose la même question.
— C’est lui ?
Le plus jeune des deux frères est plus près du visage, il devrait pouvoir le confirmer plus facilement.
— Impossible de voir, dit-il pourtant.
C’est vraiment impossible. Avec le plastique plaqué sur le visage et la lumière braquée sur le plastique, on n’arrive pas encore à distinguer ses traits correctement. Cette statue, pour l’instant, pourrait représenter n’importe qui ; tout reste possible.
C’est bien une personne, oui, le cadet le confirme – il sent sous ses doigts le nez en pierre, la bouche, les yeux, le beau travail accompli par le sculpteur. C’est un homme, aucun doute. Mais ça peut encore être n’importe quel homme.
Ils sont presque certains de leur fait, mais il faut tout de même vérifier.
Remis de ses efforts, le plus jeune des deux frères déchire le dernier film plastique. Enfin, le visage de la statue est visible.
— C’est lui ? demande encore l’aîné, anxieux.
La lampe torche est maintenant braquée sur la nuque du cadet qui, sans s’en apercevoir, se trouve entre le visage enfin découvert de la statue et les yeux anxieux de l’aîné.
Une nouvelle fois, la question, d’en bas :
— C’est lui ?
— Oui, répond le cadet, en haut, d’une voix éteinte.
C’est la voix de quelqu’un qui vient d’avoir peur. Une voix tremblotante. Ce qui est bizarre, puisqu’il vient de voir ce qu’il s’attendait à voir. C’est bel et bien le visage de la statue qu’ils cherchaient.
— C’est lui ? C’est lui ?
En haut, le cadet s’écarte de sorte à laisser la lumière de la lampe torche éclairer le visage de la statue.
À présent, c’est clair pour tous les deux. C’est bien ce qu’ils cherchaient. La lumière de la lampe torche semble trembler au moment de la reconnaissance du visage. Comme animée d’un mouvement très léger, mais d’une grande intensité. Une petite lumière autour d’un visage.
— C’est lui ! entend-on, d’en bas.
Le faisceau de lumière atteint désormais ce visage comme s’il le touchait. Les traits qui avaient pu sembler ordinaires au premier regard, deviennent, à chaque seconde qui passe, d’une netteté plus indiscutable. Ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient. C’est bien le visage de Lénine, cela ne fait aucun doute.
— C’est lui. C’est bien lui.
Dans le train entre Bucarest et Budapest