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« Un livre merveilleux sur une femme
courageuse et extraordinaire [...].
Ses exploits rappellent l’héroïsme des grandes
figures féminines de l’espionnage britannique
durant la Seconde Guerre mondiale. [...]
Ronnie Kasrils relate son histoire avec une
humilité et une fierté que le lecteur
ne peut que partager. »

John LE CARRÉ

LE CONTEXTE

L’AFRIQUE DU SUD DE L’APARTHEID :
RETOUR SUR LES ANNÉES NOIRES

Comment Eleanor Kasrils, Sud-Africaine blanche
d’origine écossaise, s’est-elle trouvée engagée
aux côtés de l’ANC, le fer de lance de la lutte
contre l’apartheid ? Pour mieux le comprendre,
il convient de revenir rapidement sur l’histoire
de ce pays et des grands mouvements sociaux
qui l’ont traversée.

À l’évocation de l’Afrique du Sud, deux noms nous viennent immédiatement à l’esprit : « apartheid » et « Mandela ». Deux noms désormais rangés dans les livres d’Histoire. La page n’est pas pour autant tournée puisque les séquelles de cette époque sont toujours visibles.

« Apartheid » : le mot vient du français « à part », auquel on a ajouté le suffixe heid – « le fait de » – ; il signifie « séparation » en afrikaans, la langue des descendants des colons néerlandais. Si cette politique de ségrégation raciale est officialisée à grand renfort de lois et de règlements à partir de 1948, les graines de l’inégalité ont été semées bien avant. Indispensable retour en arrière...

Le cheminement tumultueux de plusieurs communautés

La présence des Blancs en Afrique australe remonte à 1652 lorsqu’un premier comptoir européen est établi à Table Bay – aujourd’hui l’un des quartiers de la ville du Cap – qui sert d’escale aux navires de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Comme le climat est agréable et la terre fertile, la petite colonie s’agrandit rapidement. De nouveaux émigrants arrivent des Pays-Bas, d’Allemagne, de Scandinavie, rejoints ensuite par des protestants français (les Huguenots) chassés par Louis XIV suite à la révocation de l’édit de Nantes. Leur afflux coïncide avec le début de l’esclavage des Noirs.

Bientôt à l’étroit, ces pionniers venus d’Europe n’hésitent pas à gagner l’intérieur du pays où ils vivent de l’agriculture et de l’élevage, d’où leur surnom de Boers – paysans en néerlandais. Plus tard, à partir du début du 18e siècle, apparaît le terme « Afrikaner », qui englobe tous les Blancs de souche sud-africaine, ruraux et citadins, non anglophones, qui s’expriment en afrikaans. À noter que cette communauté récuse très tôt ses racines européennes et revendique son « africanité ». Comme si cette terre avait été inhabitée1 auparavant... Ce n’est évidemment pas le cas et la conquête de nouveaux territoires va s’accompagner d’affrontements sanglants avec les populations autochtones2.

Changement de donne en 1815 lorsque le Congrès de Vienne attribue Le Cap aux Britanniques. La colonisation par les Anglais avait déjà commencé mais elle va désormais s’accélérer. Les colons affluent et l’anglais devient la langue officielle en 1822. L’abolition de l’esclavage en 1833 sera vécue par les Boers comme un véritable affront, leur mode de vie est bouleversé. Le conflit entre Boers et Anglais oppose deux mondes : d’un côté, une société agraire, composée de grands propriétaires fonciers utilisant une main-d’œuvre quasi gratuite (les Noirs) ; de l’autre, les représentants d’un capitalisme émergeant, associé aux prémices de la Révolution industrielle.

L’essor d’un sentiment national

Dès 1834, des milliers de Boers – désormais privés d’esclaves – quittent la région du Cap et entament un vaste mouvement migratoire en s’enfonçant à l’intérieur des terres. C’est le Grand Trek. Plus qu’un exode, c’est un refus de la « modernité » en même temps qu’un acte politique, une manière d’afficher leur désir d’indépendance vis-à-vis de la Couronne britannique. Cette épopée occupera une place centrale dans la mythologie et le nationalisme afrikaner. Et la littérature sud-africaine de l’époque décrit le Grand Trek comme un nouvel exode biblique, avec les Boers dans le rôle du peuple élu. La longue errance se terminera par l’accession au pouvoir du Parti national en 1948.

En attendant et plus prosaïquement, il leur a fallu affronter les lions, les Xhosa et les redoutables Zoulou, sans oublier la malaria, les épidémies de variole... Mais au bout du compte, ces exilés qui se déplacent dans leurs légendaires chariots vont s’approprier des territoires sept fois plus étendus que la colonie (anglaise) du Cap et créer trois républiques : l’État libre d’Orange, le Transvaal et le Natal.

L’Afrique australe est alors en pleine mutation. Retenons notamment, à partir du début du 19e siècle, l’essor de la nation zoulou qui va livrer d’innombrables batailles et conquérir de vastes territoires d’où sont chassées d’autres tribus. Le royaume zoulou résistera aux Blancs durant une cinquantaine d’années.

En 1867, une nouvelle fait le tour du monde ; elle changera le cours de l’Histoire : la région regorge de diamants, surtout dans l’État d’Orange. Londres n’hésite pas à remettre en question l’indépendance de ce dernier, ce qui provoquera en 1880 une première guerre anglo-afrikaner. Quelques années plus tard, c’est le Transvaal qui sera au centre de toutes les convoitises ; on y a découvert de l’or. L’Empire britannique, au sommet de sa puissance, ne peut accepter que son autorité ne soit étendue aux deux républiques boers3. Une nouvelle guerre semble inéluctable ; elle éclate en 1899. Malgré un rapport de force très défavorable, la guérilla afrikaner fait mieux que se défendre, avant de capituler en 1902.

Mais cette défaite militaire se transformera finalement en victoire psychologique. Le monde occidental, horrifié par les camps de concentration anglais où périrent plus de 28 000 femmes, enfants et vieillards, s’est en effet pris de sympathie pour les Afrikaners. La politique de la terre brûlée pratiquée par les Britanniques et l’annexion des deux territoires boers n’ont fait qu’accentuer le trouble.

Cette Seconde Guerre des Boers renforce le sentiment national de cette communauté qui se sent par ailleurs menacée par les nombreuses pertes humaines dues à la guerre, par l’afflux massif de travailleurs anglais et indiens, par l’imposition de l’anglais et diverses mesures vexatoires. Cette communauté qui se présente en éternelle victime et semble oublier ses propres massacres, sa politique coloniale d’expropriation, son passé esclavagiste...

Une ségrégation « soft »

En mai 1910 est créée l’Union d’Afrique du Sud qui regroupe les colonies du Cap, du Natal, du Transvaal et de la rivière Orange, sous forme d’un dominion4. Une « union » qui n’est que de façade puisque l’opinion boer reste largement hostile aux anglophones et s’inquiète pour son avenir tandis que l’exploitation minière et l’industrie manufacturière prennent leur envol. Mais nombre de « petits Blancs » afrikaners n’arrivent pas à prendre le train en marche, se sentent délaissés, voient les Noirs occuper des postes qu’ils convoitent...

C’est dans ce contexte économique et social que le gouvernement de Louis Botha – constitué d’une alliance d’anglophones et d’Afrikaners modérés – prend de premières mesures de ségrégation raciale5. En 1913, le Native Land Act interdit ainsi aux Noirs d’acheter des terres dans les zones décrétées « blanches » ; une autre loi limite quant à elle certains emplois du secteur minier aux seuls Blancs. La réaction ne se fera pas attendre : une nouvelle organisation noire, le Congrès national indigène sud-africain – qui deviendra bientôt l’ANC (Congrès national africain) – répond par des actions non violentes6. La communauté indienne, aussi dans le viseur, parvient à davantage préserver ses droits, notamment grâce à la stratégie d’un jeune avocat, un certain Mahatma Gandhi.

Pendant la Première Guerre mondiale, la classe politique blanche est une fois de plus déchirée puisque nombre d’Afrikaners prennent fait et cause pour les Allemands. Les plus radicaux de cette mouvance se retrouvent dans les années 1920 dans des sociétés plus ou moins secrètes comme le Broederbond (« Ligue des frères »), dont l’objectif est limpide : préserver et promouvoir l’identité afrikaner. Ces idées vont rapidement se diffuser dans la classe politique, dans l’administration et le monde de l’éducation. Dans la mesure où les revendications des Boers ont toujours été teintées de religiosité, on ne s’étonnera guère de trouver parmi les militants les plus farouches du Bond des pasteurs calvinistes, lesquels considèrent la défense de l’identité de leur groupe comme une mission sacrée... C’est sur cette base doctrinale – asseoir la suprématie de la communauté afrikaner – que le concept d’apartheid va progressivement être élaboré.

En 1931, l’Union d’Afrique du Sud se voit garantir son indépendance totale en vertu du statut de Westminster. C’est aussi l’époque où le pays, déjà frappé par une sécheresse dévastatrice, est rattrapé par la Grande Dépression. La récession va davantage attiser les tensions entre fermiers blancs (sans terre) et travailleurs noirs, autour de la recherche d’un emploi non qualifié en ville.

Dès l’entame de la Deuxième Guerre mondiale, l’Afrique du Sud se range dans le camp de la Grande-Bretagne, ses troupes se battent sur plusieurs fronts et le pays devient une importante source d’approvisionnement pour les Alliés. Certains groupuscules armés, pronazis, essaient néanmoins de saper l’effort de guerre par des actes de sabotage.

Pendant toutes ces années – depuis 1910 –, les gouvernements successifs ont appliqué le Cohur Bar (« Barrière de couleur »), cette loi coloniale britannique qui réglemente les relations interraciales dans toutes les possessions d’Afrique et d’Asie. Les discriminations raciales sont bien réelles mais le sort des Noirs est considéré comme provisoire – une fois civilisés, ils deviendront des citoyens à part entière. Au lendemain de la guerre, le Premier ministre Smuts énonce le principe des « droits civils pour tous les peuples “devenus civilisés”, sans distinction de race ». Et d’approuver les conclusions d’un rapport qui préconise une libéralisation du système racial, en commençant par l’abolition des réserves ethniques. Mais bientôt, la roue cessera de tourner dans le bon sens...

Un pouvoir 100 % afrikaner

Les élections générales de 1948 marquent un tournant dans l’histoire de l’Afrique du Sud. Avec 42 % des suffrages7 (surtout dans les circonscriptions rurales) et 52 % des sièges au Parlement, le Parti national réunifié du pasteur Daniel Malan, associé au petit Parti afrikaner, sort vainqueur. Voilà donc le pouvoir aux mains d’un gouvernement qui ne comprend que des Afrikaners, une première. Rappelons que les Blancs représentent alors un peu plus de 21 % de la population ; les Noirs8 quelque 67 % ; les Métis 9 % et les Asiatiques (surtout indiens) 3 %.

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Rencontre sportive à Bloemfontein : la ségrégation à tous les stades.

La voie est désormais libre pour une politique de ségrégation plus affirmée – ses partisans parlent d’un « développement séparé » des races. Le régime d’apartheid est officiellement instauré mais, à beaucoup d’égards, ne fait que codifier et élargir un ensemble de pratiques, de mesures législatives, de règlements qui régissaient déjà les rapports entre Blancs et gens de couleur.

L’une des premières interdictions mises en place concerne les mariages interraciaux. Dans les années qui suivent, les lois s’enchaînent : port obligatoire dupass, sorte de passeport intérieur pour tous les Noirs de plus de seize ans, couvre-feu, services publics séparés – on se rappelle des panneaux « Whites only - Net Blankes » dans les bus, les cantines, sur les bancs publics et les plages –, éducation différenciée, etc. En 1950, la loi de classification de la population qui doit servir à distinguer les individus selon leur race, donnera lieu à des situations ubuesques. Ainsi, vu la différence souvent ténue qui existe entre Blancs et Métis, on leur fait passer le test du peigne9 ; si celui-ci glisse facilement dans les cheveux, la personne est considérée comme blanche... Toutes ces mesures sont prises dans le cadre du « petit apartheid » – qualifié à l’époque de petty apartheid (« apartheid mesquin ») –, lequel a pour but de limiter les contacts entre Blancs et non-Blancs.

Le « grand apartheid », dont Hendrik Verwoerd10 est le principal architecte, définit quant à lui l’espace en zones géographiques séparées. L’objectif étant de transformer, à terme, l’Afrique du Sud en un pays peuplé uniquement de Blancs. Cette politique se concrétise dès 1951 avec la création des bantoustans (littéralement « pays des Bantous »), rebaptisés en 1970 homelands (« foyers nationaux ») et dont chacun – il y en aura dix –, sera attribué à un groupe ethnique11. Ces « patries noires » sont destinées à devenir des États autonomes, puis indépendants12. Quelque 3,5 millions de personnes vont être déplacées dans ces foyers qui, au total, vont couvrir 13 % de la superficie du pays. Mais très morcelés, découpés sur les terres les moins fertiles, dans les paysages les plus ingrats, sans aucune industrie – les Blancs ont bien évidemment gardé les principaux joyaux du pays : mines, ports, villes –, ils ressemblent à des dépotoirs pour surplus de main d’œuvre. Ici, c’est une mort lente qui attend les habitants...

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Soweto : des maisons désespérément identiques, telles des boîtes d’allumettes…

Pour les autres Noirs, ceux qui vivent et travaillent dans « l’Afrique du Sud blanche », la situation n’est guère plus enviable : salaires inférieurs, contrôles permanents, humiliations quotidiennes... Ce peuple de l’ombre, qui nettoie les bureaux et les maisons, qui fait tourner les entreprises, qui extrait l’or des mines, les Blancs ne le connaissent pas, ne le croisent jamais – les cités noires ne figurent même pas sur leurs cartes routières13 ! Le soir venu, il rentre dans une banlieue réservée aux gens de couleur (township) – comme Soweto, à 15 km au sud-ouest de Johannesburg. Dans ces ghettos noirs où tout dépend de l’administration, il n’y a ni café, ni cinéma, presque pas de terrains de sport, peu d’épiceries de quartier. Seule l’église est un lieu de contact... Ici, les rues ont été tracées au cordeau, les arbres coupés et les maisons sont désespérément identiques. Le luxe des quartiers blancs appartient à une autre planète, tout comme la fantaisie conviviale des villages africains.

L’apartheid est un produit de l’Histoire qui tire ses racines dans le nationalisme afrikaner, exacerbé par la religion, la souffrance et les confrontations avec l’impérialisme britannique. Les Églises réformées de Hollande ont très certainement défriché le terrain : l’attitude des Blancs envers les gens de couleur s’inspire de l’esprit de paternalisme chrétien, les premiers se considérant au-dessus des seconds. Les Boers, investis d’une mission divine (christianiser et civiliser le continent noir), s’estiment prédestinés pour diriger ce pays. L’action et la doctrine du Parti national doivent aussi beaucoup à des mouvements qui ont repris du mordant durant les années 1930 et qui se sont inspirés de certains modèles de l’Allemagne nazie – supériorité de la race blanche impliquant une mise à l’écart des autres races. Puis il y a l’instinct de survie face au Swart Gevaar (« péril noir ») : le racisme et la brutalité sont les fruits de la peur – la peur de se retrouver en minorité et d’être un jour écrasés, la peur d’être victimes de violences vengeresses et d’extinction culturelle. Il s’agit enfin de protéger ses intérêts de classe, ses privilèges. Dans les années 1970, les lois raciales s’appuient aussi sur le prétexte de la lutte contre le communisme.

Alors que l’heure de la décolonisation a largement sonné en Afrique, le chemin emprunté par Pretoria est totalement anachronique.

Les amis de l’apartheid

Pendant ces années sombres, Pretoria a toujours pu compter sur le soutien d’un certain nombre de gouvernements, le plus souvent au nom de la realpolitik; la proximité de Mandela avec les communistes a longtemps nourri les soupçons des Occidentaux plongés dans la Guerre froide. L’administration Nixon, plus tard celle de Ronald Reagan, voit alors la « tour blanche » comme une pièce maîtresse14 dans sa croisade contre les Rouges. Sur la même longueur d’onde, Margaret Thatcher devient l’une des plus farouches opposantes aux politiques de sanction. Et la France, l’un des principaux fournisseurs d’armes du régime raciste, collabore sans complexe avec lui. S’appuyant sur son expérience algérienne, elle va former les militaires sud-africains à la lutte anti-guérilla et aux interrogatoires musclés. Les liens tissés entre les deux pays sont si forts que d’aucuns parlent de « Charles de Gaulle, le Boer »15. Il n’y aura une certaine rupture qu’en 1981, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir.

Du côté du secteur privé, c’est au nom du « réalisme » commercial que nombre d’entreprises courtisent le pouvoir afrikaner. Cette complicité vaudra plus tard à des multinationales comme ExxonMobil, BP, Ford, Shell ou Total d’être poursuivies en justice par des milliers de victimes de l’apartheid.

Il y a aussi les alliés « naturels » du régime : l’extrême droite européenne – notamment en Flandre –, les ségrégationnistes américains, certaines dictatures militaires d’Amérique latine..., et ce, au nom parfois d’une véritable communion idéologique, culturelle ou raciale avec la « tribu blanche ».

Reste enfin le cas particulier d’Israël16 qui, dès 1949, entretient avec Pretoria des relations diplomatiques très cordiales, et bientôt des relations économiques, militaires et stratégiques17, malgré l’antisémitisme notoire des Afrikaners et alors qu’un certain nombre de Juifs d’Afrique du Sud s’engagent dans la lutte anti-apartheid pour y jouer un rôle de premier plan...

Les résistants de la première heure

Le système ségrégationniste a beau générer des frustrations et une large désapprobation, la levée de boucliers ne sera pas immédiate. L’opposition officielle, parlementaire, est incarnée par le Parti uni, au pouvoir entre 1934 et 1948. En désaccord sur la forme, mais pas sur le fond, il s’avère incapable de proposer une alternative, ce qui va précipiter son déclin. Pendant les années 1950, l’opposition blanche, surtout anglophone, sera morcelée en deux grandes familles : radicaux et libéraux. Une division qui sert le pouvoir afrikaner en place.

Le Parti communiste étant mis hors-la-loi dès 1950, la communauté noire n’a plus aucun relais au Parlement. Se lançant dans des campagnes de désobéissance civile, les mouvements et organisations africaines se cantonnent dans l’action non violente. Une non-violence revendiquée par l’ANC, alors la plus célèbre des organisations africaines. Ses militants recourent aux rassemblements, aux grèves, au boycott (comme celui des bus qui conduisent les Noirs à leur lieu de travail), à la destruction publique des pass... Pour ce combat pacifique contre les mesures ségrégationnistes, Albert Luthuli, président de l’ANC de 1952 à 1967, se verra attribuer le prix Nobel de la paix en 1960.

Mais au décompte, la mobilisation n’est guère payante. Et bien trop timorée aux yeux des nationalistes du continent noir. Le mouvement anti-apartheid n’en sortira pas indemne puisqu’en 1959, les plus radicaux quittent l’ANC pour fonder le Congrès panafricain18 (PAC).

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Le port obligatoire du passeport intérieur, l’une des mesures phares de la politique discriminatoire.

Le massacre de Sharpeville

Le 21 mars 1960, un nom éclate dans le silence international : Sharpeville. Alors que la loi sur les laissez-passer venait d’être étendue aux femmes et aux adolescents, le PAC invite les Africains à se présenter aux postes de police pour y remettre, dans le calme, leurs passeports intérieurs. À Sharpeville, paisible township du Transvaal, la manifestation vire au drame. Des policiers dépassés, peut-être paniqués, tirent sur la foule, faisant 69 morts et 178 blessés. L’ANC appelle à une grève générale qui va paralyser le pays pendant trois semaines. La réponse du gouvernement Verwoerd ne se fera pas attendre : il décrète l’état d’urgence et interdit l’ANC et le PAC, signifiant par là-même aux Africains qu’ils n’ont désormais plus aucun moyen légal d’exprimer leurs revendications.

Cet épisode sanglant va amener les deux organisations à changer de stratégie : place à présent aux actions « terroristes » menées par des groupes clandestins. Sous l’impulsion de Nelson Mandela, l’ANC crée une branche militaire, l’Umkhonto we Sizwe (« Fer de lance de la nation ») qui agira de concert avec le Parti communiste. À son tableau de chasse figure le sabotage de voies de communication et de bâtiments publics, mais elle ne réussira jamais à se transformer en mouvement de guérilla efficace. Le PAC suit la même voie et organise des attentats contre la police et les chefs tribaux « collaborateurs ».

En juillet 1963, les dirigeants de l’Umkhonto sont arrêtés dans leur quartier général de Rivonia, dans la banlieue de Johannesburg. Avec Mandela, arrêté dès 1962 et qui va être rejugé, ils seront pour la plupart19 condamnés à la prison à vie pour haute trahison – à l’issue du fameux procès de Rivonia – et incarcérés à Robben Island. La branche armée du PAC sera bientôt décapitée à son tour. Au final, ils seront plus de 3 000 à se retrouver derrière les barreaux – les autres ayant pu s’exiler à Dar es Salaam, au Caire, à Accra ou encore à Londres. Avec le temps, les actions se font plus rares et à la fin des années 1960, la résistance africaine est au plus bas.

Nouvelle période charnière : le début des années 1970 avec la radicalisation de la jeunesse universitaire et urbaine. L’Organisation des étudiants sud-africains dénonce l’enseignement « au rabais » – en 1976, l’éducation d’un enfant blanc coûtait à l’État 300 £, celle d’un enfant noir 18 £ 20 – et s’en prend à la politique des bantoustans, considérée comme la traduction parfaite du principe « diviser pour régner ». C’est aussi l’heure de la Black Consciousness (« Conscience noire »), lancée par le charismatique Steve Biko, qui met l’accent sur la solidarité noire : il faut compter sur ses propres forces pour sortir de l’apartheid. Avec ces deux mouvements, la résistance prend de nouvelles formes, et parmi ses succès on note la solidarité accrue entre tous ceux que le régime a étiquetés de « sous-races ». Aux yeux des Africains sont désormais considérés comme Noirs toutes les victimes de discriminations, donc aussi les Métis et les Asiatiques.

Cette même époque voit le réveil du mouvement ouvrier, longtemps écrasé par la répression qui avait suivi Sharpeville et quelque peu « assoupi » ensuite par des augmentations de salaires assez importantes. À partir de 1971, les grèves se succèdent, en Namibie d’abord, puis à Durban d’où l’agitation gagne les régions minières. En 1974, on compte 374 mouvements sociaux, et si les travailleurs ont des revendications corporatistes – la très forte inflation frappe alors durement les Noirs –, ils manifestent aussi contre les lois raciales, pour leur dignité21.

Soweto : une nouvelle onde de choc

C’est dans ce climat très lourd qu’ont lieu de nouveaux incidents d’une extrême gravité : les émeutes de Soweto, le 16 juin 1976. Une révolte d’élèves contre l’imposition de l’afrikaans dans les écoles noires est réprimée dans le sang ; au moins 23 morts à la suite de la « dispersion » d’un défilé de collégiens.

Dès le lendemain, l’agitation va balayer toutes les cités noires et métisses, des homelands et même certaines cités blanches. Il s’en suivra une répression meurtrière qui va se solder par quelque 700 tués et 1 000 blessés... Le pays est sous le choc. Il le sera une nouvelle fois en septembre 1977 lorsqu’il apprend que Steve Biko a succombé aux tortures de la police de sûreté à Port Elizabeth.

Ces événements sanglants vont redonner des couleurs à l’ANC, qui va se rénover par l’afflux de nouveaux militants dont de nombreux jeunes qui fuient les townships. Envoyés dans des camps d’entraînement au Mozambique et en Angola, ils reviendront dans leur pays pour y mener de véritables opérations de guérilla. Avec Nelson Mandela qui reste selon plusieurs sondages l’homme politique le plus populaire parmi tous les non-Blancs, l’ANC redevient, à l’aube des années 1980, la première force anti-apartheid. Une période marquée par la poursuite des attentats et actes de sabotage, suivis d’arrestations et de bavures policières.

Pendant toutes ces années et jusqu’à la fin du régime ségrégationniste, presque tous les étages de la société sud-africaine seront gagnés par cette vague de résistances. Dès 1952, l’archevêque de Durban, Mgr Hurley, qualifie les lois racistes d’« intrinsèquement diaboliques »22 et les Églises sud-africaines vont, pour la plupart, contribuer à la chute de l’apartheid. Le nom de Desmond Tutu, archevêque anglican, prix Nobel de la paix en 1984, évoque à lui seul cet engagement aux côtés des plus défavorisés ; il aura inlassablement appelé à des sanctions internationales. Le monde de la littérature n’est pas en reste. On pense à Alan Paton et son célèbre Pleure ôpays bien-aimé qui décrit la vie misérable des Noirs, ou à André Brink, auteur entre autres d’Une saison blanche et sèche. Les Africains, connus pour leur gaieté et leur sens du burlesque, savent que l’humour et la dérision sont des armes redoutables ; une belle illustration en est la pièce de deux auteurs de Soweto, Woza Albert (Lève-toi Albert) – une satire qui imagine le retour du Christ dans une Afrique du Sud en plein apartheid –, qui a fait courir tout Johannesburg à l’automne 1981.

À l’image de Paton et Brink, de la très engagée Nadine Gordimer et de J.M. Coetzee (deux prix Nobel de littérature), et bien sûr de Joe Slovo (chef du Parti communiste et l’un des leaders de l’ANC), nombre de Blancs – parmi lesquels Eleanor Kasrils – se retrouvent du « bon côté de l’Histoire », comme le rappelle Cry Freedom ; ce film de Richard Attenborough retrace l’histoire d’un journaliste blanc (Donald Woods) qui se lia d’amitié avec Steve Biko.

Boycott : une communauté internationale longtemps frileuse

« Ce ne sont pas les sanctions qui nous tuent, c’est l’apartheid », avait pour habitude de dire Oliver Tambo, l’un des leaders historiques de l’ANC. Seul rescapé de la rafle de Rivonia, il sera exfiltré et c’est depuis son exil à Londres qu’il reconstitue l’ANC, organise la résistance. Personnage central de la lutte anti-apartheid pendant cette période, il réclame des sanctions dès les années 1950. Les actions de boycott se feront pourtant attendre tant les intérêts en jeu sont colossaux.

En Occident, il faudra attendre les années 1970 pour voir les choses bouger : campagnes contre les pommes Granny Smith et les oranges Outspan, produites en Afrique du Sud dans des conditions proches de l’esclavage, ou encore boycottage de Shell et de Total, deux compagnies qui ne cesseront jamais de faire des affaires là-bas, malgré l’embargo pétrolier. En Grande-Bretagne, le mouvement anti-apartheid cible la banque Barclays tandis qu’aux États-Unis les puissants lobbys de la communauté noire tentent d’imposer le désinvestissement de Coca-Cola, Polaroid, General Motors, Kodak… En Belgique, à l’appel du Comité contre le colonialisme et l’apartheid, ce sont les partis de gauche, les organisations syndicales et la société civile23 qui montent au créneau. Pas toujours couronnées de succès, toutes ces actions ont au moins le mérite d’éveiller les consciences.

En qualifiant l’apartheid de « crime contre l’humanité » (résolution 3068 adoptée en 1973), l’ONU apporte un appui considérable à tous les militants de par le monde. Mais ces mêmes Nations unies qui avaient décrété un embargo sur les armes en 1963, via le Conseil de sécurité, attendront 1977 pour le rendre obligatoire. Après Soweto, l’assassinat de Biko et des années de pression...

C’est finalement dans les pays qui entretiennent les liens les plus étroits avec l’Afrique du Sud – États-Unis, Grande-Bretagne et Pays-Bas – que les boycotts initiés par les mouvements de solidarité obtiennent les meilleurs résultats. Au niveau gouvernemental, ce sont les pays scandinaves et le bloc communiste qui se révèlent être les premiers défenseurs de la cause des Noirs.

Sur le plan sportif, le pays des Springboks (l’équipe mythique de rugby) est également mis au ban. Écarté des Jeux olympiques à partir de 1964 et de la Coupe du monde de football dès 1961, il faudra toutefois attendre 1976 pour que la FIFA transforme la suspension en expulsion. Ces mises à l’écart portent un coup au moral des élites blanches.

Mais au final, ce sont des événements internes à l’Afrique du Sud qui poussent progressivement aux changements les plus notables. Il y a bien sûr l’émotion toujours vive suscitée par les représailles qui ont suivi le soulèvement de Soweto. Puis, dans les années 1980, sous la tutelle de l’ANC (toujours interdite), est créé un Front démocratique uni, une alliance qui regroupe des centaines d’organisations et d’associations à travers tout le pays, dans tous les secteurs. Il va peser sur la suite des événements en incitant notamment les pays occidentaux à prendre des sanctions. Cette question des sanctions prend de l’ampleur à partir du milieu des années 1980, une période au cours de laquelle le régime s’enfonce dans la dérive répressive. C’est l’heure des assassinats mystérieux – comme le meurtre de la militante Dulcie September en mars 1988 à Paris24 –, des colis piégés... Une centaine de cadres de l’ANC seront victimes de ce terrorisme d’État.

Le Congrès américain vote en 1986 le Comprehensive Anti-Apartheid Act – passant outre le veto du président Reagan – qui se traduit par la fin des investissements en Afrique du Sud, l’embargo sur le charbon et l’acier (cela dit, aucun embargo n’a jamais frappé l’or et les métaux dits stratégiques !), l’arrêt des liaisons aériennes... L’économie sud-africaine, très dépendante de la technologie et des capitaux étrangers, est affectée, même si d’autres pays, moins regardants, en profitent pour s’engouffrer dans la brèche. Enfin, du côté des multinationales, 40 % d’entre elles quittent l’Afrique du Sud entre 1981 et 198825 sans nécessairement couper les ponts ; elles maintiennent des liens financiers et technologiques avec leurs ex-filiales. Les affaires restent les affaires. Toujours est-il que le régime en sort affaibli sur le plan économique et isolé au niveau politique. Ces pressions internationales renforcent en outre la dynamique intérieure et vont accélérer la fin du pouvoir blanc.

Interventionnisme et Guerre froide

Au niveau stratégique, la chute du Mur de Berlin en 1989 prive le régime sud-africain de sa légitimation idéologique de rempart contre le communisme tout en contribuant à l’apaisement progressif dans cette région du globe.

Rappelons-nous : Samora Machel du FRELIMO26, étiqueté « communiste », dirige le Mozambique depuis le départ des Portugais en 1975. Hostile aux deux systèmes

Aux Nations unies à New York, en juin 1990 : Nelson Mandela s’adresse au Comité spécial contre l’apartheid.

racistes à sa frontière (Rhodésie27 et Afrique du Sud), il est dès 1977 victime d’une campagne de sabotage systématique orchestrée par la RENAMO (Résistance nationale du Mozambique). Ce mouvement anti-marxiste soutenu par Pretoria et Washington va plonger le pays dans l’horreur durant seize ans.

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Aux Nations unies à New York, en juin 1990 : Nelson Mandela s’adresse au Comité spécial contre l’apartheid.

À l’issue de la Première Guerre mondiale, la Namibie, ancienne colonie allemande, est placée par la Société des Nations sous la tutelle de l’Afrique du Sud. En 1966, l’ONU révoque ce mandat et reconnaît quelques années plus tard la SWAPO (Organisation du peuple du Sud-Ouest africain) comme représentante unique du peuple namibien. Mais Pretoria ne veut pas lâcher cet immense territoire, notamment en raison des richesses de son sous-sol. Rapidement, les armes vont parler. La SWAPO se transforme en mouvement militaire et depuis ses bases arrière en Zambie, puis en Angola (à partir de 1975), se lance dans des actions de guérilla sans toutefois mettre à mal la redoutable armée sud-africaine. Il faudra attendre 1990 pour voir la Namibie accéder à l’indépendance.

En Angola, la page de la guerre d’indépendance à peine tournée (1975), les deux principaux mouvements de libération - le MPLA28 d’influence marxiste-léniniste et l’UNITA29 qui se définit comme anti-communiste – s’entredéchirent. Il s’ensuivra une guerre civile dévastatrice de vingt-cinq ans qui sera attisée par la Guerre froide. Soviétiques et Américains, avec leurs alliés, interviennent massivement : les plus anciens se souviennent des images de soldats cubains volant au secours du MPLA alors que l’UNITA de Jonas Savimbi peut compter sur l’appui de l’armée sud-africaine. À de nombreuses reprises, cette dernière lance des raids contre l’Angola mais aussi contre les autres pays dits de la ligne de front (Botswana, Mozambique, Zambie et Zimbabwe).

S’il s’agit, officiellement, d’y poursuivre la lutte antiterroriste – beaucoup de militants de l’ANC et de la SWAPO ont trouvé refuge dans ces régions -, c’est aussi une manière de déstabiliser des gouvernements « hostiles », adversaires déclarés de l’apartheid. La bataille de Cuito Cuanavale, dans le sud-est de l’Angola, en janvier 1988, sera le point d’orgue de treize années d’agressions sud-africaines. Sans réel vainqueur, cette bataille servira de déclencheur pour résoudre la question namibienne. En effet, plutôt que de se lancer dans une guerre totale à l’issue incertaine, Pretoria finit par consentir à un règlement pacifique : la décolonisation de la Namibie avec des élections sous la supervision des Nations unies, en échange du retrait des troupes cubaines d’Angola.

Avec ses interventions dans les pays voisins, de plus en plus impopulaires aux yeux de l’opinion publique et des médias nationaux, l’Afrique du Sud n’a pas réussi à consolider son régime, bien au contraire... Nelson Mandela voit d’ailleurs dans Cuito Cuanavale « le tournant dans la libération du continent du fléau de l’apartheid »30.

Sous Pieter Willem Botha (président de 1984 à 1989), les mentalités commencent à évoluer – notamment en raison de la pression devenue insoutenable – et le gouvernement à assouplir sa législation discriminatoire. La citadelle vacille, mais il faudra attendre l’arrivée au pouvoir de Frederik de Klerk, en 1989, pour assister à un véritable changement de cap : des négociations avec l’ANC dès mars 1990, la libération des prisonniers politiques et l’abolition de la plupart des