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« J’ai osé atteindre au-delà de ma portée. »
Abraham Abulafia,
Ms. Enelow Memorial
§ 702-alinéa 22b

 

MERCREDI 18 AOÛT 1897.

Lucien est venu s’asseoir près de moi. Son bras s’est accolé à mon bras. Sûre, depuis notre première rencontre, que rien ne pourrait entraver notre destin, je n’ai pas été étonnée de le retrouver, quelques jours plus tard, au mariage d’Anna de Brancovan et de Mathieu de Noailles.

Lorsque la cloche a sonné pour annoncer la fin de la cérémonie, l’éloignement de celui que j’aimais déjà à en perdre l’âme m’a laissée comme une siamoise arrachée à son double.

À la sortie de l’église, un coupé fleuri ramena les nouveaux époux à la Villa Bassaraba à Amphion, sur les bords du lac Léman. Les invités suivaient. Je n’ai même pas cherché à comprendre pourquoi Lucien était présent au mariage d’Anna ; mon esprit était oblitéré par mon besoin de le revoir. Ma vie était liée à la sienne, je le savais. Je n’avais pas osé le regarder, mais j’avais senti que tout en lui répondait à mon tumulte.

Les hôtes avaient été dispersés dans des annexes diverses. Nous étions installés, mes parents et moi, dans un bungalow.

Impatiente de retrouver Lucien aux festivités du soir, je tournais en rond. Mon père sortit son violon pour me distraire, mais les notes vibraient en vain. Je rêvais d’épouser Lucien et de rester toujours auprès de lui. Une vague de mélancolie me submergea ; si je vivais avec lui, je devrais le laisser libre. Laisser libre celui qu’on aime n’est pas si facile. Je me promis d’apprendre.

La mère d’Anna, Rachel de Brancovan (interprète éblouissante de Chopin et princesse roumaine), avait demandé à papa d’interpréter, au mariage de sa fille, L’Ave Maria de Gounod. Parce qu’il avait beaucoup d’admiration pour la pianiste, il avait accepté avec enthousiasme.

Anna avait un an de plus que moi. Nous nous étions croisées à des soirées théâtrales, à l’Opéra-Comique, aux cotillons, à des promenades cyclistes au bois, partout où les jeunes filles de la bonne société se montraient dans l’espoir de trouver un mari. Le temps d’un quadrille, au bal des Débutantes, nos prénoms nous avaient rapprochées. Me prenant les mains, comme si elle ne voulait plus les lâcher, elle m’avait demandé en me faisant tourner :

– Ana, votre nom vous plaît-il ?

– Je l’aime bien : il s’écrit avec un seul « n »...

– Quand j’étais petite, je n’aimais pas le mien... Je l’écrivais partout, sur des cahiers, sur des livres, sur du papier buvard, sur des cartons à chapeaux, sur le sable des allées, essayant de me persuader qu’il me représentait.

L’œil gris-vert, la paupière lourde qui en accentuait le mystère, la bouche mélancolique, elle avait continué d’une voix tout ensemble autoritaire et enjôleuse :

– Jusqu’au jour où un vieux monsieur me fit remarquer que mon nom débutait par la première lettre de l’alphabet et qu’il se lisait dans les deux sens. Ce monsieur si charmant voyait dans la réversibilité de mon prénom une sorte de perfection. Ce jour-là, je décidai de me constituer autour de cette curiosité... Le vôtre, Ana, avec son « n », seul, entre ses deux « a », vous porte à plus de perfection encore que moi !

En fait, je ne me sentais pas parfaite du tout ; je mourais d’impatience.

Vers 7 heures, il se mit à pleuvoir. Plusieurs voitures passèrent prendre les invités pour les conduire au souper prévu dans le grand salon de la villa. Des tables avaient été organisées, chacune autour d’un convive de marque. Mes parents et moi étions assis à celle de Reynaldo Hahn.

Lucien contourna le billard, deux pianos, et se profila entre des palmiers alignés dans leurs caissons. Mon cœur s’emballa. Je priai de toutes mes forces pour qu’il vienne s’asseoir près de moi.

Treplev alla à sa rencontre.

Treplev, je l’avais connu à la faculté de droit. Nous étions dans la même classe. Il avait croisé Lucien Dupuis, jeune Bordelais monté à Paris pour finir son droit, plusieurs fois à la bibliothèque Sainte-Geneviève. La défense du capitaine Dreyfus les avait rapprochés, mais Treplev s’était surtout intéressé à lui à cause de notre ressemblance étrange ; Lucien et moi nous ressemblions trait pour trait, au moral et au physique, disait-il.

Après avoir salué les mariés, Treplev et Lucien s’assirent à la table d’Adolphe de Rothschild. Le visage de mon amoureux apparaissait et disparaissait derrière les lampes, selon que les têtes des convives s’interposaient entre lui et moi. Lucien n’écoutait aucun des propos tenus à sa table, pas plus que je ne m’intéressais aux conversations des convives qui m’entouraient. Nous ne pouvions détourner nos regards l’un de l’autre. Nos âmes s’étaient retrouvées sans avoir eu à se chercher, attirées l’une vers l’autre par le hasard ou par la volonté de Dieu.

Mon père s’inquiéta de mon mutisme. Puis, tournant les yeux vers ce qui m’absorbait, il indiqua à ma mère l’objet de ma fascination. Au dessert, Lucien se leva et vint à nous. Ce n’étaient pas sa désinvolture nonchalante, son maintien, son habit et ses escarpins vernis qui m’hypnotisaient, mais la force de son assurance. Reynaldo l’autorisa à s’asseoir à notre table. Je perdis pied. Tout en lui me charmait : le contour anguleux de son visage, ses lèvres comme des pétales de pivoine, le cerne soulignant son regard bleu profond, sa voix chaude et grave qui vibrait, nuançait, soulignait ou glissait, si bien que je n’écoutais pas un mot de son discours. Je ne m’appartenais plus.

Vers 11 heures, on entendit une voiture approcher ; le « Brancoch » de Marcel Proust qui venait d’Evian où ses parents séjournaient. Lucien profita du mouvement que provoqua cette arrivée pour se lever. Avant de prendre congé, il fixa sur moi un regard qui semblait me dire : « Viens », après quoi, il s’échappa dans le parc. À la table, la conversation se fixa sur le « petit Marcel », amoureux, disait-on, de la princesse Rachel.

Je surveillais la baie par laquelle Lucien avait disparu. Au bout d’une éternité, je demandai la permission de quitter la table, traversai le salon, et, n’étant plus en vue de mes parents, ni de Treplev, je passai une des portes-fenêtres.

Le parc était sombre. Un parfum d’herbe mouillée flottait dans l’air, la voix de Reynaldo interprétant les Chansons grises de Verlaine qu’il avait mises en musique, parvenait feutrée du salon. Lucien était adossé à un platane. Entraînée par la brise, une feuille voletait. Je m’arrêtai pour suivre un moment sa course dernière, me demandant si elle avait choisi le lieu où elle allait atterrir ou si la Providence l’avait déterminé pour elle. C’est à mes pieds qu’elle vint se poser. Lucien profita de mon étonnement pour s’approcher ; il me prit la main. Je frissonnai. Il murmura mon nom. Nous restâmes longtemps, sans rien dire, à nous contempler. Les rumeurs du vent et du lac proche envahirent l’espace. Lucien chuchota :

– Je vous attendais...

Comme cette feuille de platane apportée par le vent, j’étais incapable de refuser ce que je désirais le plus au monde. Lucien m’attira vers lui avec une fermeté aussi douce que celle de mon père. Quel bonheur d’être une femme, pensais-je. Vacillante, je me perdis dans le creux de son cou.

Lucien m’en imposait avec sa stature et ses allures d’homme. Pourtant, ses mains hésitaient. Moi, je brûlais. Je voulais percer le mystère de cette chose dont les adultes parlaient à mi-voix. Il posa sa joue chaude contre la mienne et s’y attarda comme pour nous laisser le temps de nous fondre. Je m’abandonnai. Il me pressa contre lui. Sa force me fit frémir. Il déboutonna le col de ma robe. Il m’embrassa le cou et la nuque, exactement comme j’avais rêvé qu’il le ferait. À cet instant, une silhouette apparut sur la terrasse. Lucien m’entraîna derrière un arbre. Blottis l’un contre l’autre, nous tremblions de peur et de désir.

Marcel Proust sortit sur le perron, huma l’air du soir et, sans paraître nous voir, disparut dans le fond du jardin en toussant.

Lucien prit mon visage entre ses mains, posa ses lèvres sur les miennes. Je ne bougeai pas. Ce baiser, si impudique, me sembla durer une éternité. Je l’avais goûté comme on se régale d’une glace un soir d’été, tout ensemble ravie et désolée que ce fût un péché. Demain, pensais-je, j’annoncerai à papa ma volonté d’épouser Lucien.

Négociant en vin avec pignon sur quai à Bordeaux, le père de Lucien avait acheté sur les coteaux de Bommes un domaine doté d’écuries, remises, cuviers, logements, jardins, d’un vivier et d’un lac. La vieille demeure, flanquée d’un escalier en pierre grimpant en quartier tournant le long de la façade et de deux tourelles rondes, se donnait des airs de château.

Légèrement vallonné, le vignoble, adossé aux Pyrénées ouvrait sur la Garonne. Pour répondre à l’annuaire des grands crus (Cantegrive, Cantemerle, Cantecaille, Canteloiseau) et servir d’épouvantail à leurs propriétaires, Edmond Dupuis avait choisi pour marque l’appellation Château Cantecorbeau. De nature têtue, il voulait imposer sa loi :

– Plus une barrique ne sortira du domaine, avait-il décidé. Mon vin partira couché dans mes bouteilles, habillées de mon étiquette, même si je suis le premier à le faire!

Les représentants de l’Union des négociants s’étaient révoltés:

– Mais mon pauvre Dupuis, la mise en bouteille au château n’est en rien une garantie de qualité. Si vous mettez du pisse-vinaigre en bouteille, ça restera du pisse-vinaigre.

– C’est mon vin que vous traitez de pisse-vinaigre ?

Petit, rougeaud et rondouillard, de tempérament irascible, Edmond Dupuis ne supportait pas que l’on manifestât le moindre doute sur la qualité de son vin. Pour lui, c’était une matière vivante qui ne demandait qu’à s’améliorer en vieillissant. Il en parlait comme d’une personne :

– Quelle graisse ! Quelle chair ! Un vin gentilhomme !

Mes parents et moi, nous arrivâmes chez les Dupuis tard dans la soirée du samedi, juste au moment où les négociants déguerpissaient, chassés de la propriété à grands coups de gueule par le maître de maison.

Après plusieurs télégrammes et échanges de lettres, mon père avait accepté d’annuler un concert au Vatican, et de traverser la France pour recevoir la demande en mariage du père de Lucien (ce dernier ayant prétexté la période des vendanges pour ne pas se déplacer jusqu’à Paris comme il aurait dû le faire). De religion juive, mes parents, éprouvés par l’affaire Dreyfus, n’avaient pas adhéré tout de suite à l’idée de ce mariage.

Papa m’avait mise en garde contre les préjugés religieux et sociaux : Lucien était catholique, ses parents n’entendaient rien à la musique et leurs préoccupations n’étaient que mercantiles. Le mouvement d’humeur du père de mon amoureux n’arrangea pas l’idée que le mien se faisait de ma future belle-famille.

Si Dupuis-père se montrait violent et belliqueux, sa femme était délicate, effacée même. Elle vint à notre rencontre. Elle avait fait de sa maison un palais décoré avec discrétion. Elle nous en fit les honneurs avec tant de gentillesse que l’inquiétude de mon père se dissipa à mesure que nous traversions le grand salon ouvrant sur les vignes, un petit salon aménagé à l’orientale, la salle à manger d’apparat ornée d’un lustre en cristal de Bohême, la bibliothèque tapissée de livres de chasse dans laquelle trônait un billard.

Les chambres d’amis se trouvaient dans les tourelles. La mienne, une bonbonnière, explosait en une profusion de fleurs : dans un vase monumental, sur le papier peint, sur les rideaux, le jeté de table, le couvre-lit, les abat-jour. Les boiseries XVIIIe, blanches rechampies, donnaient la réplique aux bois du lit à baldaquin. Un feu dans la cheminée ajoutait à l’atmosphère campagnarde de la pièce.

Le voyage ayant épuisé mes parents, nous décidâmes de rester dans nos chambres et de sauter le repas du soir. Mon père suggéra à maman de me rejoindre dans la mienne. Bien que réservée, ma mère était loin d’être une femme sans conviction : elle raisonnait, exposait ses idées et pouvait, à l’occasion, influencer son mari. Ayant la charge de mon éducation, elle me conseilla, avec une tendresse impérative, de réfléchir une fois encore à mon union avec Lucien :

– Fonder une famille, c’est construire une maison pour la vie, Ana.

J’aimais Lucien, il était ma moitié d’âme. Mon avenir était lié au sien. Ma mère s’inclina.

Le lendemain, un coq nous réveilla. La journée était belle, elle s’annonçait heureuse. Se plaignant d’un concurrent – un certain Osiris, banquier propriétaire de La Tour Blanche, premier grand cru classé sauternes – qui avait commencé les vendanges avant lui, M. Dupuis tint des propos qui gâtèrent le petit-déjeuner :

– Ce n’est pas parce qu’il a offert une statue de Jeanne d’Arc à la municipalité de Nancy que ça le rendra plus français ! A-t-on idée de se faire appeler Osiris et de célébrer le jour du Seigneur le samedi ?

Lucien, qui tenait sa délicatesse de sa mère, interrompit son père : « Papa, s’il te plaît ! » M. Dupuis finit son chabrot en maugréant.

Après le petit-déjeuner, on se prépara pour la messe. Dans la chapelle attenante, où se réunissaient pour la prière maîtres et contremaîtres, métayers et ouvriers agricoles, mon futur beau-père, endimanché d’un gilet en brocart fermant avec peine et d’une montre de gousset, nous attendait pour nous accueillir à son banc. Il observa que nous étions passés devant le bénitier sans nous signer.

– Vous n’êtes pas croyants ? demanda-t-il à mon père.

– Si...

– Alors, vous n’êtes pas catholiques, constata-t-il.

– Juifs...

– J’en étais sûr ! laissa-t-il tomber.

Il alla s’asseoir près de Lucien. Par respect pour le lieu et parce que notre présence l’embarrassait, il s’efforça de se maîtriser. Mais c’était au-dessus de ses forces. Au bout d’un moment, sa colère éclata. Il avait trop rêvé pour son fils unique d’une association avec un grand cru classé ; il y avait assez de châteaux dans la région pour ne pas courir après une Parisienne, fortunée sans doute, mais roturière, et juive de surcroît.

Le sermon du curé fut à plusieurs reprises interrompu par les grommelots d’Edmond Dupuis. Malgré l’affection qu’il portait à son père, Lucien ne se laissait pas impressionner et grondait lui aussi. Il ne désirait pas s’installer dans le Bordelais. Son père n’allait pas gâcher la plus belle chose qui lui arrivait depuis sa naissance. L’affrontement était rude. Des phrases malencontreuses s’échappaient : « Ils ne sont pas comme nous ! Ils se soutiennent entre eux ! » Mon père faisait semblant de ne pas entendre, car il avait jugé que, si obtus qu’il fût, M. Dupuis était, au fond, un bon bougre. Ce dernier se pencha hors du rang pour m’observer. Fasciné par ma ressemblance avec son fils, au bout d’un moment, il finit par abandonner ses ruminations.

La messe dite, il m’entraîna – sans doute pour percer le secret de mon emprise sur son fils – dans le labyrinthe de troènes qu’il avait fait planter au milieu du parc. Un dédale d’arbustes taillés tournait autour d’une tourelle. Du sommet, un observateur pouvait guider les aventuriers en perdition. Il me questionna sur mon enfance, mes origines, mes études, mais ce qui le taraudait surtout, c’étaient les pratiques « occultes », « mystérieuses » et « inavouables » du judaïsme. Une question lui brûlait les lèvres:

– Les garçons, chez vous, on les circoncit... Mais aux filles, vous leur faites quoi ? me demanda-t-il sans détour.

Déçu d’apprendre que rien ne me distinguait des autres jeunes filles, il en oublia la configuration de son labyrinthe et nous perdit dans ses pièges. Nous ne dûmes notre salut qu’à l’intuition de Lucien qui, ne nous voyant pas rentrer, partit à notre recherche.

Revenus de leur promenade respective – Lucien avait profité de la fugue de son père pour entreprendre, le temps d’une visite guidée du domaine, de séduire le mien –, les deux pères, résignés, s’entretinrent du contrat de mariage. Un notaire avait été convoqué ; l’acte tint en trois pages. Mes parents me doteraient d’un appartement dans Paris et d’une rente mensuelle, Lucien hériterait du patrimoine paternel sous la condition suspensive qu’il ait une descendance catholique. Mon père souriait benoîtement. Il songeait, sans doute, que M. Dupuis devait ignorer qu’au regard de la Loi juive, l’enfant d’une mère juive restait juif, baptême ou pas baptême. Il se pencha vers ma mère :

– Je me demande pourquoi il fait tant d’histoires ? Jésus n’était pas moins juif que notre fille et pourtant cela n’empêche pas les chrétiens de le tenir pour le fils de Dieu...

Afin de marquer cette alliance, le père de Lucien nous invita à le suivre dans son chai. C’est là qu’il donnait ses dîners plutôt qu’au château.

À la fin du repas, il sortit une bouteille de château Lacroix-Davids. Le château Lacroix-Davids à Lansac, en pays bourgeais, était un ancien monastère lazariste par lequel transitaient les pèlerins en route pour Compostelle. Mon père remarqua que ses armoiries étaient celles de l’Ancien et du Nouveau Testament, croix et étoiles de David sommées d’une couronne comtale.

– Le vin n’a pas de religion, lança notre hôte comme s’il découvrait une vérité.

Il se servit un doigt de vin, en contempla la couleur, en testa une gorgée, s’en délecta et fit claquer sa langue :

– Œcuménique jusque dans le fond du gosier !

Pour enterrer définitivement la hache de guerre, nos deux familles trinquèrent à la croix et à l’étoile de David réunies.

Le mardi 23 novembre 1897 à 9 heures du matin, notre mariage civil fut célébré en très petit comité à Paris, à la mairie du dix-septième arrondissement. Treplev était mon témoin. Il était si fringant dans son habit de cérémonie que nos invités, qui l’avaient souvent vu à la maison, le prirent pour le marié. Œillet à la boutonnière, Lucien eut tôt fait de rétablir la vérité en m’embrassant avec gourmandise devant tout le monde. Dès sa première rencontre avec Lucien, Treplev avait compris que, quoi qu’il puisse dire, faire ou penser, ce jeune Bordelais deviendrait mon époux. En ami véritable, il s’effaça.

D’un commun accord, il n’y eut pas de cérémonie religieuse. Il n’y eut pas non plus de fête somptueuse. Mes parents avaient juste convié à dîner des intimes et quelques amis dans un restaurant des Champs-Élysées. Pierre Cubat, ancien chef des cuisines impériales en Russie, qui devait sa renommée à un souper de huit cents convives servi au palais d’Hiver de Saint-Pétersbourg, avait transformé en restaurant l’Hôtel de la Païva (les mauvaises langues chuchotaient que la courtisane avait débuté dans des bordels).

Avec sa façade néo-Renaissance et son décor somptueux, le lieu attirait le Tout-Paris. Sur des airs discrets de Massenet et de Léo Delibes, le caviar s’y dégustait à la louche dans des flots de champagne. Des personnalités du monde politique, artistique et intellectuel s’arrêtaient à notre table pour saluer mon père et le féliciter. Assise à ses côtés, je n’avais d’yeux que pour Lucien. Mon mari glissa une main sous la table, retroussa ma jupe et mes jupons. Il joua, un moment, avec ma jarretière, puis, remonta plus haut. Ses doigts affolaient mes sens lorsque l’entrée en grande pompe du marquis de Castellane, accompagné de sa femme, une Américaine richissime, me ramena à la réalité. Avec un turban noué à l’orientale et un pantalon bouffant resserré sur des babouches, Castellane semblait sorti d’une turquerie de Molière. Il s’avança. Impressionné, mon beau-père tenta un : « Monsieur le marquis... »

– Appelez-moi « Boni », comme tout le monde.

Ébloui et flatté, Edmond Dupuis ne regrettait pas son voyage à Paris. Il s’éclipsa pour aller trouver Cubat dans sa cuisine et lui proposer une mignonnette de son sauternes. Une heure plus tard, il revint, satisfait d’avoir vendu trois cents bouteilles au restaurateur. À la fin du repas, M. Zola vint se joindre à nous. Devenu un ardent défenseur de Dreyfus, il bouillonnait :

– Je suis hanté, je n’en dors plus. Ce serait lâche de me taire !

Mon père l’admirait de s’engager dans ce combat douteux, alors qu’il aurait pu se contenter de sa gloire toute neuve. Notre table ne tarda pas à se transformer en tribune politique ; chacun clamait ses opinions, oubliant que nous étions réunis pour célébrer un mariage. Le mien.

Lucien n’avait en tête que le moment où je lui appartiendrais ; je n’avais qu’un rêve, tout découvrir de l’amour. Nous comptions les heures qui se glissaient entre les secondes ; nous échangions des regards à faire rougir de honte nos invités. Tard dans la soirée, la calèche de mes parents nous déposa (enfin !) 9 boulevard Malesherbes. C’est Marcel Proust qui nous avait indiqué que, dans l’immeuble où habitaient ses parents, l’appartement du dernier étage était à louer.

Lucien me souleva de terre comme si j’étais une plume. Je nouai mes bras autour de son cou, mon visage effleura ses cheveux, mes lèvres se posèrent sur sa nuque. Sa peau, son odeur, sa force, tout me faisait défaillir. J’étais amoureuse, follement. Mon époux me porta jusqu’au cinquième étage avec la promesse d’en faire un septième ciel.

Si ma mère m’avait révélé que l’amour était « bénéfique pour le corps et pour l’esprit », elle ne m’avait pas appris comment il se pratiquait. Assise sur un pouf, dans notre chambre, les poings fermés sur mes genoux serrés, j’attendais, me demandant ce qui allait m’arriver. Lucien s’approcha, s’agenouilla devant moi, souleva un pan de ma jupe.

Mes bottines le fascinèrent.

Il resta un long moment prostré à mes pieds, puis il attrapa un de mes souliers, le serra fort entre ses doigts et le baisa. Embrassant mes mollets, mes genoux, il défit les lacets, puis les renoua. Je ne savais quelle attitude prendre, mais une sensation de chaleur inattendue m’envahit. Lucien se releva, me saisit la main, m’attira à lui, me fit pivoter sur moi-même, et commença à dégrafer ma robe en dentelle de Valenciennes. Je me laissais faire avec curiosité.

Même dépouillée de mon enveloppe, je demeurais une tour imprenable : mon corset de satin blanc piqué d’églantines roses, mon jupon en soie crème brochée ton sur ton avec des volants en chantilly et des nœuds en faille m’enfermaient comme autant de défenses. Lucien commença à m’effeuiller. Remparts après redoutes, son désir se faisait plus pressant. Le mien aussi. Il mordillait mes doigts, les enfouissait dans sa bouche, arrachait chacun des dessous qui le séparaient de moi, déchirant ceux qui résistaient. J’aurais voulu l’aider, mais je ne savais pas comment. Des perles de rosée irisaient le dessus de sa lèvre. Il semblait avoir perdu conscience. Je tremblais de désir (et de peur). Bottines aux pieds, je finis par me retrouver en chemise. Lucien me porta sur le lit.

Il glissa ses mains sous ma lingerie, s’émerveilla de ma peau douce. Il ne se lassait pas de faire ses gammes sur ce « Stradivarius » que la providence lui avait offert. Je le regardais m’explorer, n’osant m’abandonner au plaisir de ses audaces. Je ne pensais qu’à mes os du bassin trop saillants, mes seins trop petits, ma touffe trop noire qu’il découvrait. J’aurais voulu courir me cacher. Lucien m’empoigna et, d’un geste, m’indiqua que je devais à mon tour le déshabiller.

Je retirai un à un les éléments de son habit, sa jaquette, son gilet, lentement, avec maladresse, dérapant sur les boutonnières, recommençant plusieurs fois pour en extraire les petits boutons. Finalement, son sexe apparut, dressé. J’écarquillai les yeux ; il ne ressemblait pas à ceux que j’avais vus sur les statues. Lucien me prit la main, la posa sur ce membre qui dépassait de lui, raide et puissant, chaud et palpitant. J’étais fascinée par cette chair qui bougeait toute seule, grandissait, puis rétrécissait, qui semblait vivre indépendante de son propriétaire. Effarouchée par ce mystère de la nature, je retirai vite mes doigts et les enfouis entre mes cuisses. Une attirance irrépressible força ma main à quitter son refuge pour tenter un nouvel essai. Je dominai ma peur. Lucien m’étreignit et me pénétra.

Je redoutais la douleur, je découvris le plaisir. Tout devenait évident, simple. Lucien avait été inventé pour moi, j’avais été conçue pour le recevoir. Nos corps s’imbriquaient l’un dans l’autre, nous nous ajustions, nous ne faisions qu’un.

Lorsque, dans la Genèse, Ève, tirée du côté d’Adam (et non de la côte d’Adam comme mon père me l’avait appris), lui est présentée, Adam ne s’y trompe pas : « Celle-ci est os de mes os, chair de ma chair. »

Et c’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère pour s’unir à la femme et ils ne formeront qu’une seule chair.

Diogène cherchait un homme avec sa lanterne, moi je venais de trouver le mien, celui qui était déjà ma moitié depuis le commencement des temps, quand les âmes furent créées.

Nous étions si heureux, Lucien et moi, que nous voulions rester unis, unifiés, joints, mêlés, enchevêtrés, sans laisser à personne le pouvoir de nous diviser. Aucun torrent n’aurait pu éteindre notre flamme Notre union parfaite, tout ensemble charnelle et spirituelle, était si égoïste que nous ne désirions pas nous perpétuer, nous donner un prolongement ; nous n’aspirions pas à avoir un enfant né de notre amour. Nous voulions que notre histoire commence et s’arrête avec nous.

Chaque nuit, nous commettions le « péché de chair », sans honte ni crainte d’un châtiment quelconque. Nous explorions les chemins de la tentation, nous enivrant de luxure. Lucien donnait le ton et le rythme : il décidait des positions ; debout, assis, agenouillés, accroupis, sur le côté, à califourchon. Tout dépendait de sa fantaisie. Seule permanence, il me demandait de garder mes bottines. Selon un rituel, il commençait, en douceur, par m’embrasser du creux de l’oreille à celui du genou, après quoi il me pénétrait par poussées calmes et profondes. Tout mon être était en éveil. Lorsque Lucien me sentait prête à l’extase, il s’immobilisait. Je l’implorais de continuer. Alors, il me reprenait avec une brutalité de cocher. Halètements, cris, morsures, griffures accompagnaient sa fureur et mon ivresse. Me sentant prête à me rendre, âme comprise, il se retirait de nouveau. Dans un demi-évanouissement, je le suppliais de me pénétrer encore et encore. Il m’écartelait les cuisses et relançait son balancement.

– S’unir, chuchotait Lucien, est un acte divin, c’est la vie contre la mort.

Conscients que nous serions éphémères, que la mort nous séparerait, nous voulions profiter de chaque instant, sans laisser au temps le temps de nous voler une parcelle de notre temps. Quelquefois, si je m’éveillais en pleine nuit, je trouvais Lucien penché au-dessus de moi. Il me regardait dormir, surveillant mon souffle, inquiet de ne plus l’entendre s’échapper de ma bouche. D’autres fois, c’était moi qui écoutais son cœur battre dans le silence.

Le soir d’un 2 novembre, pour célébrer le jour des morts, Lucien me porta, nue, sur notre lit drapé de noir, et disposa des candélabres tout autour. Cette mise en scène avait un côté macabre, mais puisqu’elle aiguisait son désir, j’étais prête à le suivre jusqu’au bout de ce jeu morbide. Plus j’étais soumise et plus nos ébats devenaient intenses.

– Je t’attache comme on attache les morts pour éviter qu’ils ne reviennent à leur vie passée, dit-il avec gravité, en me liant pieds et mains aux montants du lit.

Puis il sortit.

Quand il revint, déguisé en treizième carte du Tarot – un squelette couleur chair tenant dans sa main gauche une faux à manche jaune et à lame rouge –, j’éclatai de rire. Lucien rit aussi de ma gaieté. Pénétré par son rôle, il fit glisser la lame le long de mon corps. La pointe dérapa, du sang perla. Je prononçai les paroles rituelles : « Prenez, ceci est mon sang... » Comme en transe mystique, Lucien se pencha, aspira ma blessure. Il se déshabilla et me chevaucha en clamant :

– Prenez, car ceci est mon corps !

Nous étions persuadés que l’Amour laverait nos péchés, si péché il y avait.

Depuis des semaines, la presse tenait la France en haleine. La magistrature allait-elle, ou non, repousser la requête d’une jeune femme, âgée de trente-cinq ans, docteur en droit, qui demandait d’être admise à la prestation du serment d’avocat. Le mercredi 24 novembre 1897 à midi, n’étant présentée par aucun membre de l’Ordre, puisque les responsables du barreau n’approuvaient pas son initiative, Jeanne Chauvin, accompagnée par sa mère, vint devant la première chambre de la cour d’appel de Paris.

Au lendemain de notre mariage, privés de voyage de noces parce que la rentrée universitaire ne nous en laissait pas le temps, Lucien et moi n’avions pas voulu rater cet événement. Jeanne Chauvin était assise deux rangs devant nous. Elle portait une robe de soie noire, un col d’astrakan noir et un chapeau noir garni d’une plume rouge. Une foule d’avocats, semée çà et là de dames, était venue regarder, sous le nez, le phénomène.

La cour se présenta. Une dizaine de stagiaires prêtèrent serment, après quoi le greffier appela l’affaire Chauvin. Développant ses conclusions, le procureur général affirma que, dans la mesure où la loi ne prévoyait pas que les femmes licenciées en droit puissent prêter serment, il n’appartenait pas à la cour de leur accorder une telle faculté. Je fulminais ; je n’avais pas l’intention de consacrer les plus belles années de ma vie à des études laborieuses pour, à la fin, remiser mes diplômes dans un tiroir. Le procureur ajouta : « Attendu que la nature particulière de la femme, la faiblesse relative de sa constitution, la réserve inhérente à son sexe, la protection qui lui est nécessaire, sa mission spéciale dans l’humanité, les exigences et les sujétions de la maternité, l’éducation qu’elle doit à ses enfants, la placent dans des conditions peu conciliables avec les devoirs de la profession d’avocat et ne lui donnent ni les loisirs, ni la force, ni les aptitudes nécessaires aux luttes et aux fatigues du Barreau... »

Je mourais d’envie d’intervenir.

Jeanne Chauvin prit la parole. Défendant le droit des femmes, la jeune diplômée développa son argumentation d’une voix claire, avec aisance, sans embarras ni hésitation. Lorsqu’elle eut terminé, le premier président déclara que la cour rendrait son arrêt le mardi suivant.

Le 30 novembre, Jeanne Chauvin était déboutée. Avec elle, les femmes désireuses d’exercer une profession dite virile.

Lucien et moi étions effondrés.

La décision de la cour d’appel provoqua moins de remous que le vice-président du Sénat montant à la tribune pour y évoquer l’affaire Dreyfus. Au lieu de manifester dans la rue pour soutenir l’avenir de la femme avocate, les étudiants en droit envahirent le Quartier latin. Le 8 décembre, ils quittaient, au pas de course, le cours de M. Beauregard, notre professeur d’économie politique, et forçaient la chaîne de notre petit groupe de dreyfusards, en hurlant : « Mort aux Juifs ! »

La violence de l’injure – proférée par des garçons et des filles que je fréquentais depuis des mois – me plongea dans le désarroi. Je me sentis rejetée, exclue, insultée. J’étais juive parce que j’étais née juive, je ne l’avais pas choisi. C’est comme le nom que l’on porte, comme sa langue maternelle, le corps dont on est fait, les souvenirs de son enfance, les odeurs que l’on a senties et dont on garde la mémoire à jamais, comme la voix d’une grand-mère : des marques dont on ne peut se défaire. J’étais une boule de douleur. Impossible de comprendre cette discrimination. N’y a-t-il pas des bons et des mauvais partout ? Lucien, impuissant, se torturait à mes côtés ; jamais il ne pourrait éprouver ce que je ressentais. Soudain, il comprit que je resterais toujours plus proche d’un Arabe soupçonné d’être fourbe, d’un Nègre accusé d’être nègre, d’un Peau-Rouge exterminé ou chassé de ses terres que du fils d’un vigneron bordelais. Il m’entoura de ses bras protecteurs. Je m’effondrai en larmes :

– Je ne m’intéresse pas à Dreyfus parce qu’il est juif, mais parce que ma conviction est qu’il a été injustement condamné ! Tu me crois ?

Lucien tint ma tête contre la sienne, son souffle chaud sur mon front. Mes tensions lâchèrent prise. J’aimais nos rapports et la manière dont ils s’étaient établis. Avec lui, il était possible d’aimer et de créer tout à la fois, d’aimer et de vivre, d’aimer et d’être libre. Il était mon mari, mon amant, mon confident, mon ami. J’aimais le temps que nous passions ensemble.

Nous allions souvent chez Geneviève, la veuve de Georges Bizet, qui, onze ans après la mort de l’auteur de Carmen, avait épousé en secondes noces Émile Straus, l’avocat des Rothschild. Son accueil chaleureux nous fit oublier, un moment, l’arrêt décevant de la cour et les phrases assassines des étudiants.

Les Straus habitaient boulevard Haussmann, au coin de l’avenue de Messine, un appartement à l’entresol. Geneviève avait fait de son salon en rotonde un rendez-vous. Notre couple plaisait. Nos clins d’œil complices, nos baisers volés, nos messes basses – « Je pourrais passer ma vie à te regarder », « Et moi, à t’écouter parler » – éveillaient la jalousie des mal-aimés, la nostalgie des vieux époux.

Dans son coin, Marcel Proust, fleur à la boutonnière et col cassé, recroquevillé sur un pouf, accaparait les invités à tour de rôle. Inquisiteur acharné, il questionnait Lucien qui se prêtait à son jeu et répondait avec verve :

– Avant de faire mon droit, je me représentais les étudiants comme une bande d’abrutis, la tête farcie de textes plus ou moins arbitraires, et capables de sortir de leur chapeau, à chaque question posée, le texte idoine. J’avais tort ! J’ai finalement apprécié mes études de droit... Je dois dire que j’ai été conquis par mon directeur de thèse. Je ne m’attendais pas à une telle puissance de raisonnement, à autant de subtilité, de rigueur logique...

Marcel Proust avait lui aussi fait ses études de droit et obtenu sa licence, mais il n’écoutait déjà plus Lucien, il observait Geneviève, agitée plus que d’habitude de tics nerveux. Un grand portrait d’elle trônait dans son salon. Élie Delaunay avait su reproduire son beau visage oriental, sombre, tourmenté, pathétique, d’une sensualité suave. Un soir que Lucien ne se lassait pas d’admirer ce tableau, Marcel, après avoir renversé quelques tasses en servant le thé, arriva derrière lui sur la pointe des pieds, sa théière à la main, et susurra :

– N’est-ce pas qu’il est plus beau que celui de la Joconde ?

Lucien n’eut pas le temps de répondre que je les rejoignis et les encerclai de mes deux bras, si fermement que Marcel resta prisonnier entre nous. Mon époux me chuchota à l’oreille que j’aurais, moi aussi, bientôt, mon portrait dans notre salon. Il avait rencontré Jacques-Émile Blanche, le peintre du Tout-Paris littéraire et artistique. J’étais folle de joie. Marcel eut une quinte de toux qui l’obligea à s’allonger. Mon mouvement avait été trop vigoureux, sans doute, et avait dû l’angoisser. L’idée me vint aussi qu’il avait, peut-être, été gêné de ma présence.

Nous avons obtenu notre premier rendez-vous avec Jacques-Émile Blanche, dans son atelier à Auteuil, un mardi du mois de mai. Un imposant chevalet occupait le milieu de la pièce ; un piano dans un angle ; des tableaux de maître aux murs. La lumière traversait une véranda ouvrant sur un jardin. J’aurais aimé poser sous les marronniers en fleur, mais le peintre voulait me mettre en scène dans un cadre intime. Nous restâmes à l’intérieur. Il avait imaginé pour moi quelque chose de spontané :

– Le portrait comme la photo est destiné à la postérité. Il doit apporter un témoignage précis de ce que le modèle a été.

– Pourriez-vous, alors, transcrire sur mes traits l’enchantement qui habite mon cœur ? Je veux que ceux qui passeront devant mon portrait, plus tard, sachent combien j’ai été aimée.

Jacques-Émile Blanche expliqua à Lucien qu’il me représenterait vêtue d’un déshabillé en soie à fleurs, avec pour tout accessoire un collier de perles en sautoir. Mon époux donna son accord et déclara qu’il n’assisterait pas aux séances de pose. Je revins donc, seule, plusieurs semaines de suite à Auteuil.

Je posais, les coudes appuyés sur un guéridon, la tête au creux de mes mains. Les heures et les demies s’écoulaient, marquées par le carillon d’une pendule. Une chaleur moite poissait l’espace. Jacques-Émile Blanche m’examinait comme un peintre en use avec son modèle. Il avait dans le regard la pénétration des rayons X : il semblait lire à travers moi. Je m’abandonnais avec complaisance, volupté même. De temps à autre, il quittait sa toile pour venir arranger un pan de mon déshabillé, recouvrir une épaule qui se dénudait.

Mon esprit vagabondait. L’idée que, peut-être, il me désirait faisait naître en moi des fantasmes. J’imaginais qu’il me prenait, pliée en deux sur le guéridon. J’en avais des tremblements. Jacques-Émile Blanche dut s’apercevoir de mon désordre intérieur, car il m’offrit une limonade :

– C’est normal, dit-il, c’est la fatigue.

Je me sentis coupable de m’être laissé traverser par des pensées aussi impudiques. Je songeai à Lucien, confiné dans la solitude de notre maison, ou accaparé par ses cours à la faculté. En fait, lorsque je le retrouvais, le soir, il était dévoré de curiosité. Il me pressait de questions tout en faisant tomber mes vêtements :

– Comment te regarde-t-il ? Qu’est-ce qu’il fait lorsque tu te déshabilles ?

Il jouait à être Jacques-Émile Blanche et voulait que je le trompe avec lui-même. Il m’obligeait à poser en déshabillé et, par intuition (peut-être), me prenait sur le guéridon comme j’en avais rêvé dans l’atelier.

– Il n’y a pas que le peintre pour voir la beauté de ce que tu caches sous ton déshabillé... il y a aussi ton mari qui te rend hommage.

Nos séances d’amour se prolongeaient très avant dans la nuit... Le lendemain, j’avais l’impression que Jacques-Émile Blanche lisait en moi, qu’il percevait ma confusion de ne plus savoir « qui était qui » et qu’il devinait ma peur et mon plaisir de le confondre avec mon mari. Pour mettre un terme à ce jeu pervers, je demandai à Lucien de m’accompagner aux séances de pose suivante.

Marcel Proust était un ami de Jacques-Émile Blanche. Il débarquait souvent à l’improviste dans l’atelier d’Auteuil avec des bonbons ou des fleurs, et me baisait les mains dévotement. Ses manières affectées d’une autre époque, sa cravate nouée à l’aventure, ses pantalons tire-bouchonnés, sa redingote indécise, sa canne de jonc, son chapeau haut de forme verdâtre, ses gants dépareillés, toute cette panoplie mondaine le faisait ressembler à un épouvantail. Je n’arrivais pas à prendre au sérieux ses empressements possessifs. Néanmoins, il réussissait à agacer Lucien, si bien que nous déclinions ses invitations aux dîners qu’il organisait dans la salle à manger de ses parents, ou chez Larue (le grand restaurant de la rue Royale où il avait ses habitudes). Marcel repartait dépité en oubliant sa canne.

Un jour, il laissa un de ses gants dans l’atelier. Jacques-Émile Blanche pria Lucien de bien vouloir le lui rapporter. Prétextant qu’il était trop occupé, mon époux me confia cette mission. Boulevard Malesherbes, je m’arrêtai au deuxième étage. Marcel avait déserté son appartement ; c’est son père qui me reçut. Adrien Proust était médecin, il ne put s’empêcher de me trouver la mine mauvaise et me reprocha de porter un corset qui, certes, me faisait une taille à la Polaire1, mais me serait préjudiciable à la longue.

Le professeur Proust luttait contre le port de ces harnais, notamment dans des revues médicales. Il me conseilla, pour enrayer les méfaits de cet étranglement exagéré, responsable de l’abaissement de l’utérus, de règles douloureuses, de spasmes abdominaux et lombaires (j’en passe), de faire de la gymnastique chaque matin. La peur de devoir quitter mon corset devant lui aux fins d’une consultation plus poussée me fit déguerpir en vitesse.

Quelques jours plus tard, Marcel, pour me remercier de lui avoir restitué son gant, m’en fit livrer une douzaine de paires de toutes les couleurs. Lui préférait porter des habits fatigués auxquels il s’était attaché, plutôt qu’une nouveauté qui, outre son inconfort, le ferait passer pour un parvenu.

Le printemps me fit du bien. Une mauvaise grippe, que je n’avais pas voulu soigner, m’avait minée tout l’hiver. Lucien m’avait donné à sucer des pastilles Poncelet à base d’extrait de réglisse et de chlorate de potasse, un remède efficace contre le rhume et la toux, mais j’avais refusé d’interrompre mes cours à la faculté et, surtout, j’avais continué à militer à ses côtés pour Dreyfus. Zola, ayant publié dans L’Aurore son retentissant «J’accuse ! » au matin du 13 janvier, Lucien et moi nous étions mêlés à la bande des crieurs de journaux qui vendaient le quotidien de Clemenceau dans la rue.

Je m’étais épuisée à courir sans relâche les réunions, les rassemblements, les conciliabules, mais, maintenant que j’étais rétablie, j’avais envie de me montrer frivole, de renouveler ma garde-robe. Lucien m’accompagna aux Grands Magasins du pont Neuf qui venaient d’ouvrir.

La mode était aux jupes très plates, rejetant en arrière leurs trois mètres soixante-dix d’ampleur, et aux jaquettes ajustées derrière et blousant devant avec de nombreuses soutaches en ornement. Lucien me fit faire, sur mesure, plusieurs de ces modèles. Les vendeuses m’enviaient d’avoir un mari attentif ; aussi s’activaient-elles autour de nous, désireuses de plaire à un couple si aimable. Prétendant qu’une toilette n’est vraiment achevée que lorsque la chaussure la prolonge, Lucien choisit les bottines qui convenaient.

Quelques jours plus tard, me pavanant à son bras, j’étrennais une de mes nouvelles tenues sur les Champs-Élysées. Une agitation peu commune s’était emparée des allées et des jardins. Des centaines de chaises entre les Chevaux de Marly et le Rond-Point permettaient aux promeneurs de s’asseoir. Nous nous étions installés pour déguster des glaces italiennes en regardant la vie des Champs, ses mouvements, son faste. Je saluais les uns, adressais un signe à d’autres qui passaient au petit trot dans des calèches. Toute la ville était dehors.

Lucien fixait la pointe de mes bottines, traquant le moment où, d’un mouvement naturel, je les découvrirais. Quand il était petit, m’avait-il confié, il avait épié, soir après soir, les ablutions de la femme de chambre de sa mère. Allongé sur les tomettes du couloir, il l’observait par un jour entre la porte et le sol. Elle tenait sa jupe d’une main, de l’autre elle s’aspergeait le sexe. Il n’apercevait que l’une de ses jambes, l’autre étant relevée en suspension au-dessus d’une cuvette, mais son imagination brodait autour du soulier qui cherchait son équilibre. Lucien avait aimé me raconter cet épisode que j’écoutais chaque fois avec émotion.

Je feignis de ne pas avoir vu la rosée perler au-dessus de sa lèvre, et je retroussai volontairement ma jupe à mi-mollet. Mon audace grandissante le ravissait. Il se précipita pour recouvrir cette partie de ma jambe que personne n’aurait dû voir, sauf lui, mais trop tard. Je me montrais de plus en plus délurée, car mes impudeurs inattendues le rendaient heureux.

Les travaux de la première ligne du métro « Maillot-Vincennes » venaient de commencer – bientôt on pourrait prendre le métro au lieu des bateaux qui montaient ou descendaient la Seine, provoquant en surface beaucoup d’embouteillages. Les « pouets-pouets » des automobiles nous faisaient oublier que nous étions dans une forêt parisienne. Un violoniste, accompagné d’un harpiste, essayait de se faire entendre pour annoncer, en musique, la prochaine séance au Vrai Guignol installé derrière le théâtre des Folies-Marigny. Je préférais aller voir Yvette Guilbert, teint blafard et chevelure rousse, qui triomphait au café des Ambassadeurs avec ses chansons rosses et grivoises. Comme tout le monde, je fredonnais : « Un fiacre allait trottinant, cahin-caha, hue dia, hop là... » J’étais joyeuse, Lucien aimait m’entendre rire.