Il n’est pas facile d’avoir un chef. Je ne le conseille à personne. Que fait un chef ? Il te pourrit la vie. Il te contrôle, t’utilise, il se sert de toi. Mon chef s’appelle Rafael Quevedo. C’est le vice- président chargé des Projets Spéciaux de Canal 6. Moi, je suis son assistant.
Il est censé me faire une faveur, une graaaaaande faveur, comme dit maman. Parce que, chaque fois qu’elle en a l’occasion, ma mère me le rappelle, et elle me le rappelle de cette façon, toujours de cette façon, en étirant le a, comme pour que je n’oublie jamais l’immensité de l’immense grande faveur que me fait mon chef. C’est elle qui, un après-midi, a appelé Rafael Quevedo et lui a demandé, ou plutôt l’a supplié, l’a adjuré, de me trouver un travail à Canal 6. S’il te plaît, Rafael, lui a-t-elle certainement dit. Je te jure que si ce n’était pas aussi important je ne me serais jamais permis de te déranger. Rends-moi ce service. Elle a dû lui dire quelque chose dans ce genre. C’est comme ça que toutes les mères parlent. Alors Rafael Quevedo, pour venir en aide à maman, m’a fait entrer à Canal 6.
C’est donc toi Pablito, me dit-il le matin où je me présentai dans son bureau.
Ce fut un mauvais départ : je déteste qu’on m’appelle Pablito. En fait, je déteste les diminutifs. Mais je ne peux pas leur échapper. Ils me poursuivent. Ils sont comme un virus, comme une maladie. Et ils font de grands ravages parmi nous les Latino-américains. Je ne comprends pas pourquoi. Peut-être croyons-nous que le rapetissement est une forme de tendresse. Moi, je trouve cela tellement cucul. Mais pour autant je ne peux pas y couper. Même si je fais attention, même si je m’efforce de les éviter, je finis toujours par les employer. Parfois j’ai l’impression d’être cerné, encerclé par les formes de diminutifs. Pour nous, tout peut toujours être un peu plus –ito ou –ita, petit, petite. Cela peut s’appliquer à n’importe quel individu, n’importe quelle situation, n’importe quel mot. Petit chéri, petite vilaine, petit peu, petit coup de pied, petit mec, petite bagarre. Une cousine de ma mère parle tout le temps comme ça. Elle peut très bien arriver chez nous et me dire : Mon petit Paul, j’ai laissé mes petites cigarettes dans la voiture. Allez, ne fais pas ton petit paresseux ; pourquoi ne pas faire un petit effort pour me les rapporter ? Ce n’est pas la peine de prendre ce petit air. Tu n’en as que pour un tout petit moment. Alors, vas-y un petit peu vite. Fais-moi cette petite faveur.
Je suis sérieux. Elle parle comme ça. Je n’exagère pas. Son record, c’est de dire mon tout petit amour riquiqui. Pourrait-on même traduire cela dans une autre langue ? C’est un diminutif au carré. Un excès dans l’excès. Quand je l’écoute je voudrais que nos oreilles aussi aient des paupières. Ce serait l’idéal. Traverser l’existence avec la possibilité de fermer les oreilles.
Rien de tout cela, bien entendu, n’intéresse mon chef. Lui, il ne pense pas à ces choses. Il m’a appelé Pablito et voilà, Pablito m’est resté. Ce matin-là, à soixante et quelques années, il portait un costume bleu avec une cravate juvénile, à fond jaune, couverte de bactéries rouges. Moi, contraint par ma mère, j’avais dû mettre un pantalon élégant et une chemise grise, un look qui ne me convient pas du tout et qui me donne l’impression de ressembler à l’oncle Antonio, une sorte de croisement entre un visiteur médical et un pasteur adventiste, quelque chose d’horrible. Monsieur Quevedo m’invita à m’asseoir et je m’assis. À vrai dire je me sentais intimidé, je ne savais pas très bien comment me comporter.
Ta maman se fait du souci pour toi, dit Monsieur Quevedo en me regardant, avec sur les lèvres un sourire bizarre. J’eus l’impression que ma situation l’amusait secrètement. Tu fais des études de Lettres, n’est-ce pas ? me demanda-t-il. C’est ce que m’a dit ta mère. Je répondis que oui. Vaguement honteux. Je ne sais pas pourquoi. Je n’aurais pas dû, mais c’est comme ça : j’eus honte. À l’université, précisai-je, m’efforçant de fournir une réponse qui sonnerait mieux, plus digne. Monsieur Quevedo se contenta de rire. Mais ce ne sont pas des lettres de change, n’est-ce pas ? s’exclama-t-il, comme surpris soudain par ce jeu de mots, cette plaisanterie qui venait de lui traverser l’esprit.
Non, non. Il s’agit de littérature, lui dis-je.
Il me précisa alors qu’il plaisantait. De toute évidence il aurait souhaité que moi aussi je rie, que j’apprécie son commentaire. Mais non. Je restai là, la mine sérieuse. Puis il voulut savoir ce que pourrait être mon avenir lorsque je serais diplômé. Que fait-on après avoir suivi des études de Lettres ? me demanda-t-il sur un petit ton ironique. Je lui dis la vérité : pas grand chose. Et toi ? Tout ça me parut tourner à l’interrogatoire, toi, qu’est-ce que tu veux faire ? Je lui dis aussi la vérité : je n’en sais rien. Est-ce que tu écris ? Je lui répondis que oui, mais d’un signe de tête. C’est tout. Et qu’est-ce que tu écris ? Des poèmes. Monsieur Quevedo parut surpris. Il me regarda autrement. Je sentis qu’il avait une phrase moqueuse coincée à l’intérieur de la bouche et qu’il la gardait là, qu’il ne la laissait pas sortir. À peine esquissa-t-il un sourire narquois. Puis il poussa un profond soupir, comme s’il interprétait un rôle, un peu théâtral : je suppose que tu sais que j’ai été un ami très proche de ton père, dit-il. Avec le temps, j’ai découvert que cette phrase est presque toujours fatale. Elle m’attire toujours des problèmes. Toute personne ayant bien connu papa ou l’ayant beaucoup apprécié se sent responsable de moi et, en général, finit par me compliquer la vie. Il en est de même pour monsieur Quevedo. Il avait beaucoup apprécié Pablo Manzanares et, en l’honneur de cette amitié profonde, le moins qu’il pouvait faire en pareille circonstance était de venir en aide à son fils unique.
C’est pour ça que je te fais cette faveur, dit-il en conclusion.
Et c’est pour ça que je suis là, à Canal 6, puis-je dire en conclusion à mon tour, maintenant. Depuis ce matin-là, il y a déjà presque six mois que je vis cette graaaaande faveur. De plus ce n’est pas facile, car pour de nombreuses personnes il ne s’agit que d’une sorte de bourse, d’un geste charitable de monsieur Quevedo envers le fils de Manzanares le fou. Une fois j’entendis des secrétaires parler de moi comme de l’assistâne de Rafael Quevedo. J’entrai dans le premier bureau inoccupé que je trouvai et je rédigeai une lettre de démission furibonde, définitive et irrévocable. Puis j’allai la porter à monsieur Quevedo. J’en tremblais encore de rage. Je suis très orgueilleux et c’est pour cette raison, évidemment, que je ne fis aucune allusion dans la lettre à ce qui s’était passé. J’écrivis seulement que je lui étais très reconnaissant de sa générosité, du soutien qu’il s’efforçait d’apporter à ma mère, et bla bla bla, mais que je ne me sentais pas à l’aise, que je ne comprenais pas bien le travail qu’il m’avait assigné, que parfois cela n’avait même pas l’air d’en être un, que... Mon chef parcourut la lettre des yeux. Condescendance, ça ne s’écrit pas avec deux s ? demanda-t-il à un certain moment, sans lever les yeux du papier. Lorsqu’il eut terminé sa lecture il garda le silence une seconde, puis il déploya un large sourire. Il me regarda. Il me tendit la lettre et murmura : ne fais pas l’idiot, Pablito.
Ma mère ne l’aurait pas compris, elle aurait dit que j’avais cherché n’importe quel prétexte pour abandonner le travail, mon premier travail. Mais jusqu’à présent, à dire vrai, je ne fais pas grand-chose. Je suis presque toujours en train d’attendre que mon chef me donne une consigne, qu’il m’établisse un emploi du temps. Il m’a attribué un petit bureau, c’est plutôt un cagibi avec un ordinateur sur lequel je navigue parfois, ou rédige un travail pour l’université.
Ce semestre je suis des cours de théorie de la littérature. C’est une matière obligatoire qui m’ennuie énormément. Emiliana ne s’est pas inscrite pour cette matière. Cela change tout. Nous sommes presque toujours ensemble mais cette fois elle s’est inscrite dans un autre cours. Cela rend les heures de cours encore pires, plus longues, fastidieuses. Si au moins l’enseignante était jolie je pourrais me distraire un peu. Mais madame Guevara, le professeur, est une femme anti-sexe. Je l’ai scrutée avec soin. Elle n’a pratiquement pas de formes. Elle est mince. Tellement mince qu’il n’y a rien à voir. Rien que des lignes droites, verticales. Elle s’habille en outre de façon très bizarre, avec des jupes très amples ; avec des tuniques à manches longues, sans décolleté. On ne dirait pas qu’elle vit dans un pays tropical. Sa voix non plus ne l’avantage pas. Parce que dans n’importe quelle voix il y a du sexe, beaucoup de sexe. Dans n’importe quelle voix mais pas dans la sienne. Madame Guevara a un timbre aigu et tendu, comme si l’une de ses cordes vocales était toujours sur le point de se rompre. Randy et moi suivons ensemble cette matière. Nous sommes amis depuis le jour de la rentrée. Randy dit que, derrière toute cette façade bien sage et insipide de notre professeur, se cache peut-être une vraie diablesse. C’est son phantasme. Randy imagine madame le professeur Guevara arrivant chez elle et ôtant son déguisement de professeur Guevara pour qu’apparaisse, alors, cette autre femme qu’elle porte en elle, cette femme que Randy désire, une femme surprenante, aux courbes généreuses, en porte-jarretelles noir, brûlante, sauvage. Une fois, en classe, j’ai surpris Randy en train de l’observer avec un étrange sourire. Comme si le professeur Guevara était en réalité une actrice porno, contrainte de tenir momentanément le rôle de professeur de théorie de la littérature à la faculté des Lettres.
Randy aussi écrit de la poésie. Comme moi, comme Emiliana. Nous avons commencé la fac tous les trois ensemble. Nous participons tous les trois à l’atelier dirigé par Francisco Pimentel. Nous nous réunissons un soir par semaine, à la bibliothèque de la faculté. Nous sommes sept. Chacun à son tour lit ses poèmes, puis nous les commentons tous. À la fin, le professeur Pimentel s’efforce d’apporter quelques compléments au travail réalisé pendant la séance et propose des conclusions. Randy pense que si je suis là c’est avant tout pour Emiliana. Il a en partie raison. Je participe à l’atelier parce que j’écris de la poésie et que je veux apprendre. Mais ce n’est peut-être pas une raison suffisante. Peut-être que si Emiliana ne fréquentait pas cet atelier, je ne le ferais pas non plus. Ça ne me sert pas à grand-chose parce qu’elle ne me prête aucune attention de toute façon, elle me voit toujours comme un camarade de classe, comme un ami. Mais au moins je suis tout près, je me sens tout près, un peu plus près.
Après la conférence de programmation, à onze heures et demie ce matin, mon chef m’a fait appeler. Estela, sa secrétaire, n’avait pas l’air réjoui. Prépare-toi, me dit-elle en ouvrant la porte du bureau : il a une idée. C’est l’une des choses que j’ai apprises au cours de ces quelques mois : l’une des tragédies majeures de l’industrie télévisuelle, ce sont les idées. Parce que tout le monde a des idées. Les propriétaires de la chaîne, les présidents de sociétés, les enfants des propriétaires de la chaîne, les gérants, les responsables services, les neveux des propriétaires de la chaîne, les responsables financiers, les administrateurs, les cousins des propriétaires de la chaîne, les acteurs, les éclairagistes, les scriptes et les maquilleurs, les secrétaires et les agents de sécurité, le personnel d’entretien, les beaux-frères et belles-sœurs des propriétaires de la chaîne et, cela va sans dire, les vice-présidents chargés des Projets Spéciaux aussi ont des idées.
Que signifie, avoir une idée, à la télévision ? C’est là le pire : une idée peut être n’importe quoi, cela peut être un frémissement, une intuition, une stupidité ; une idée peut être ou tout ou rien. En général, rien. Depuis le peu de temps que je suis ici, j’ai déjà été confronté à de nombreuses idées. J’ai dû lire et rédiger un rapport sur le projet d’un vieux scénariste qui a l’idée d’écrire un feuilleton télévisé avec une intrigue religieuse. Il dit que l’audience est en « recherche spirituelle ». Le synopsis m’a semblé atroce. C’est une histoire d’amour entre une religieuse carmélite et un pèlerin musulman. Deux cœurs et un seul ciel, tel est son titre. Moi, ça m’a semblé immonde.
Une autre fois, monsieur Quevedo m’a chargé d’aller m’entretenir avec la directrice de la branche commerciale qui avait également une idée. Elle avait concocté une émission de concours pour les femmes au foyer. Les épreuves portaient sur les tâches domestiques, mais avec une variante différente : les animateurs seraient des enfants de moins de dix ans. Mon chef en pleura presque de rire lorsque je lui rapportai cette idée. Mais ça ne l’empêcha pas de décrocher son téléphone et de s’entretenir avec la directrice de la branche commerciale, il la félicita, sérieusement, feignit un grand enthousiasme, l’assura que l’idée était excellente, qu’il en faisait immédiatement part au Comité de Programmation, et patati et patata. Il raccrocha et jeta le projet dans la corbeille à papier. Qu’avons-nous encore à régler aujourd’hui ? me demanda-t-il.
Est-il possible de savoir quand une idée est bonne, ou non ? Est-il possible, par hasard, de savoir si une idée peut être un échec retentissant ou un succès phénoménal ? Non. Il n’y a aucune méthode. Personne n’a de recette. Personne ne peut le savoir même si tout le monde se comporte comme s’il le savait. C’est encore une des lois secrètes de la production télévisuelle. Cette industrie est génétiquement mensongère. Ici, tout le monde ment de façon compulsive. À tout moment et de toutes les manières. Au fond, j’ai parfois l’impression qu’il y a davantage de fiction de ce côté-ci de l’écran, au sein même de la profession, que dans toutes les émissions qui sont diffusées. Il n’y a aucun moyen de survivre au sein de Canal 6 sans tromper les autres.
L’écran est gelé, dit monsieur Quevedo. Tout le monde attend que nous fassions quelque chose, tu comprends ? Je lui répondis que oui, en hochant légèrement la tête. Mais en fait je ne comprenais pas grand-chose. Par chance, il développa son propos : la concurrence nous enfonce depuis deux mois. Ils nous ont mis à genoux. On n’arrive plus à faire décoller le rating. Il faut absolument réveiller la chaîne. Il nous faut un produit qui nous booste, qui oblige l’audience à revenir vers nous.
Il fit quelques pas, agita sa main levée. Notre heure est venue. Il parlait comme s’il était seul. C’est pour ça qu’il y a une vice-présidence chargée des Projets Spéciaux. Mais de temps à autre il me regardait. Telle a été la conclusion du Comité. Il s’arrêta net. Ils veulent que nous inventions un miracle. Il me regarda à nouveau.
Je sentis qu’il était de mon devoir de dire quelque chose, de dire une toute petite phrase, ne serait-ce que pour prouver que je suivais de près son monologue. Mais rien ne me venait. Il leva la main, comme s’il voulait me rassurer. Il était électrisé. Il parlait d’une façon très directe, sans paroles superflues.
Encore heureux que j’aie eu une idée, moi, dit-il.
Le silence fut comme un coup de fouet. Il s’abattit comme ça, tout d’un coup, entre nous deux. Je ne savais toujours pas quoi dire. Par chance, monsieur Quevedo n’était pas non plus suspendu à mes lèvres. Il m’exposa son idée. Telle qu’il venait de l’exposer au Comité. Il y a déjà longtemps que je pensais à quelque chose comme ça, ce genre de projet me trottait déjà dans la tête. Aujourd’hui, le moment est venu pour moi de lui laisser libre cours. Mais là, ils en sont restés cois. Ils étaient bouche bée. Même ce fils de pute de Fernández n’a rien trouvé à dire.
Voici l’idée de mon chef : un reality show avec des nécessiteux. Rechercher cinq, six ou sept mendiants, des clochards, des gens qui font les poubelles ; un groupe de ces types qui demandent l’aumône, à demi fous, sales, qui errent déboussolés dans toute la ville, et les enfermer dans une maison pour les filmer pendant un mois, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Qu’est-ce que tu en penses ? Ce n’est pas une idée géniale ?
Mon visage dut lui sembler un rébus indéchiffrable. Cette idée me semblait horrible, déplaisante, cruelle.
Nous allons tout filmer. Ce qu’ils font, comment ils mangent, ce qu’ils disent, comment des relations se créent entre eux. Selon le même format que précédemment avec des acteurs, des jeunes gens qui veulent devenir des célébrités de la chanson, des vedettes sportives...Mais maintenant nous allons le faire avec des gens qui sont des miséreux pour de vrai, avec de vraies personnes, en chair et en os, tellement en chair et en os qu’ils n’ont même pas un logement, qu’ils n’ont rien, qu’ils vivent dans la rue ! Qu’est-ce que tu en dis ? Des indigents, Pablito ! Nous allons porter à l’écran la vraie vie réelle !
Et les gens auront envie de regarder ça ? me risquai-je à demander, tout bas, comme en hésitant, traînant ma question avec une certaine difficulté.
Monsieur Quevedo me répondit, euphorique, très sûr de lui : évidemment ! Le public va en être fou ! Mon visage restait semblable à une grille de mots croisés chinois. Je ne comprenais pas comment ce truc pouvait être une émission de télévision. Tout cela me semblait une folie.
Bien entendu, nous allons intervenir sur ce qui se passera au cours de l’émission, me dit-il alors avec une certaine ironie. À la télévision, la réalité aussi est un spectacle, Pablito. Ici, même pour un incendie il faut un scénario.
Voici la définition de intervenir telle qu’on peut la lire dans un dictionnaire de référence :
(Du latin intervenire)
1 - Examiner et censurer les comptes avec l’autorité suffisante pour ce faire.
2 - Contrôler ou disposer d’un compte bancaire, après en avoir reçu mandat ou l’autorisation légale.
3 - Dit à propos d’une tierce personne : Offrir, accepter ou payer pour le compte du tireur ou de celui qui effectue un transfert par endossement.
4 - Dit à propos d’une autorité : Diriger, limiter ou suspendre le libre exercice d’activités ou de fonctions. L’Etat de tel pays intervient dans l’économie privée ou la production industrielle.
5 - Epier, après en avoir reçu mandat ou l’autorisation légale, une communication privée. La Police est intervenue par des écoutes téléphoniques. On est intervenu dans l’échange de correspondance.
6 - Contrôler l’administration d’une douane.
7 - Dit à propos du gouvernement d’un pays sous régime fédéral : exercer des fonctions propres des états ou des provinces.
8 - Dit à propos d’une ou plusieurs puissances : Dans les relations internationales, diriger temporairement certaines affaires intérieures d’une autre puissance.
9 - Med. Faire une opération chirurgicale.
10 - Prendre part à une question.
11 - Dit à propos d’une personne : Interposer son autorité.
12 - Intercéder pour quelqu’un ou se faire son médiateur.
14 - Survenir, se produire, arriver.
Aucun de ces concepts ne s’adaptait très commodément à ce que voulait dire mon chef. Lui avait en tête un autre mot. La télévision fonctionne avec un autre dictionnaire. Nous sommes en train de parler d’un acte de création, Pablito. Les indigents fournissent la matière première et nous, nous allons lui donner forme. Il me précisa cela aussi. Nous devrons introduire un peu de scénario, modifier quelques-uns des témoignages, peut-être devrons-nous infiltrer parmi eux une actrice qu’ils ne connaissent pas, pour donner un peu plus de piment au programme. Nous devons transformer la merde de ces gens en histoire d’amour, en récit à succès, tu comprends ?
Monsieur Quevedo était excité, fasciné par ce qu’il entendait, par sa propre voix et par sa propre idée. Moi, ce que j’avais du mal à comprendre c’était comment nous allions parvenir à faire tout ça. Monsieur Quevedo appela Estela et lui demanda de la glace. Sur une étagère latérale, il prit deux verres et une bouteille de whisky. Il n’arrêtait pas de parler : il faut que nous fassions un bon casting, que nous cherchions partout. Dans les rues, dans les fossés, sous les ponts. Il faudra prendre conseil auprès de nos juristes, soigner la manière de procéder, qu’on n’aille pas ensuite nous emmerder avec cette mode des droits de l’Homme. Nous ne voulons pas non plus faire l’objet de procédures. Mais je ne crois pas qu’il y aura de problèmes. La gauche aussi est à la mode. Ça pourrait être une émission très révolutionnaire, non ? Il allait, venait, gesticulant dans un flot de paroles, enthousiaste. Il faut faire un bon casting, ça oui. Il nous faut des hommes et des femmes d’âges différents. Il nous faut des histoires fortes entre eux : de l’amour, de la violence, du sexe. On ne va pas les mettre ensemble pour leur apprendre à lire et à écrire, pour leur faire chanter l’hymne national et les transformer en bons citoyens. Ça, ça n’intéresse personne. Si ces paumés ne se bagarrent pas ou ne tombent pas amoureux, s’ils ne se font pas de mal ou ne baisent pas, l’audience ne viendra pas à nous. C’est ça notre défi. Qu’ils nous regardent et qu’ils ne puissent plus s’écarter de notre écran. Qu’ils restent avec nous. C’est ça notre objectif.
Mon chef a une idée : si on fait la promotion des feuilletons télévisés en les présentant comme des histoires empruntées à la vraie vie, nous allons, nous, aller plus loin : nous allons amener la télévision dans la vraie vie bien réelle.
Tout le monde sur la chaîne est à la recherche d’un miracle. Mon chef croit que ce miracle ce sont les indigents.
Ça y est Pablito, me dit-il. Tu tiens enfin ta grande opportunité.
Le jour de mon cinquantième anniversaire, je me suis réveillé plus lourd de trois kilos. Je me suis réveillé très tôt, comme tous les matins, j’ai marché jusqu’à à la salle de bains, je suis monté sur le pèse-personne et là, surprise : trois kilos de plus que la veille, trois kilos de plus que mon poids habituel au cours de ces dix dernières années. Je n’avais rien mangé de spécial. Je n’avais fait aucun excès. Je me suis regardé dans le miroir et je n’ai pas remarqué non plus de changement particulier. Ma silhouette était la même. Je ne suis pas d’une complexion athlétique mais je ne suis pas non plus un homme obèse, à la chair flasque, avec des bourrelets de chair en trop un peu partout. Vu de profil, je n’entre même pas dans cette humiliante catégorie des rondouillets. Je sais que je n’en suis pas loin, mais je ne remplis pas encore les critères. C’est pour ça que je fais attention. C’est pour ça que chaque matin, avant même de me brosser les dents, je me plante sur l’autel du poids pour déchiffrer sa sentence de mes propres yeux.
J’ai changé les piles du pèse-personne : idem. Les trois kilos en trop étaient toujours là. Pour certaines choses je vis dans l’obsession : je suis sorti à la recherche d’une pharmacie qui aurait une balance sur laquelle je pourrais me peser. J’en étais arrivé à la conclusion que la mienne s’était détraquée. Il était impossible que d’un jour à l’autre, et sans aucune raison, mon poids ait augmenté à ce point. Mais rien n’a changé. Le surpoids est était toujours là : trois kilos de plus. Tout juste. Mon désarroi a persisté toute la journée, alors que je m’efforçais d’analyser de façon sensée ce qui arrivait. À la fin de l’après-midi, les théories ont perdu de leur vigueur, entrouvrant une porte au mystère des intuitions. Mon cœur s’est emballé. J’avais cinquante ans et voilà, j’y étais. C’était la limite. J’avais franchi la ligne. Rien à faire, elle s’était finalement installée en moi. Désormais, la mort était venue vivre avec moi.
Depuis ce matin-là je ne cesse d’y penser. Je sens qu’elle est là, en moi, qu’elle m’accompagne. C’est une présence trop tangible. Je peux l’entendre respirer en moi. Je sais que cela peut passer pour des idées noires, voire sinistres, mais c’est la vérité. Elle est là, maintenant, en train de lire ce que j’écris. Pire encore : elle est là, et elle écrit avec moi.
Je ne peux pas m’en empêcher, je ne sais pas comment faire. À de trop nombreuses reprises, tout au long de la journée, je pense à elle, je la rappelle à mon esprit. Je suppose que, la nuit, je suis également prisonnier de cette tâche. Par chance, je ne me souviens jamais de mes rêves. Mais parfois je me lève avec la sensation d’une fatigue intérieure qui ne disparaît même pas sous l’eau froide de la douche. C’est un trouble très intime, il provient de ma propre nature. Il s’éveille toujours un peu avant le reste de mon corps. La tristesse est mon muscle le plus alerte.
Jamais auparavant je n’avais eu à ce point conscience de ma propre vulnérabilité. Les anniversaires devraient être interdits. N’importe quel type d’anniversaire devrait être interdit. Compter le temps est un acte pervers. Jamais rien de semblable ne m’était arrivé auparavant. Je mens. Deux ans avant d’atteindre la cinquantaine quelque chose de similaire s’est produit, qui m’a bouleversé également et que, maintenant, je devrais comprendre : il s’agissait d’un acompte, ce fut le premier avertissement sérieux de ce que je vis aujourd’hui. Cela arriva un samedi, presque en fin d’après-midi. Nous étions en août et la chaleur était immense. Les fenêtres de l’immeuble que j’habite donnent à l’ouest de la ville et, tous les jours, tandis qu’il décline, le soleil se répand dans mon appartement comme dans un puits. On peut sentir son volume sur le corps. C’est un animal sans formes qui m’envahit, un air jaune qui m’enveloppe. J’étais en slip, en train d’essayer de réparer le ventilateur. C’est un vieil appareil à pales que j’ai acheté il y a des années dans le centre ville. La veille, tout d’un coup, il s’était arrêté sans aucune raison particulière. En une seconde il avait cessé de fonctionner. Je pensai que la chaleur l’avait mis hors de combat.
« C’est comme s’il avait eu un infarctus », avais-je dit à mon beau-frère lorsque je lui avais téléphoné.
Mon beau-frère s’appelle Victor et c’est un expert dans ce genre de travaux. C’est un homme pratique. Dès que j’ai le moindre problème domestique, je l’appelle. « C’est peut-être tout simplement un mauvais contact » me répondit Victor. Puis il m’expliqua comment démonter le ventilateur et fureter à l’intérieur, à la recherche d’une petite artère, bleue ou jaune, égarée, qui ne serait plus à sa place. Je ne l’informai pas du fait que je ne possédais pas de tournevis, je suppose que cela me fit un peu honte. De ce fait j’attrapai un couteau et, avec la pointe, je tentai de dégager les deux vis striées qui maintiennent le capot gris de l’appareil. C’est alors que, dans un mouvement imbécile, la pointe du couteau glissa et se planta dans la paume de ma main gauche. Le sang coula tout de suite, pressé, comme s’il était resté trop longtemps prisonnier sous ma peau. Il jaillit avec désespoir. Plusieurs gouttes tachèrent le mur. Moi, instinctivement, je levai la main. Ce fut le seul geste qui me vint à l’esprit. Le sang commença à ruisseler le long de mon avant-bras. J’éprouvai une sensation de froid sur la blessure. Je courus à la salle de bains, ouvris le robinet et plaçai ma main sous l’eau. Je ne me risquai pas à regarder. Je fixai le miroir. Je m’accrochai à l’image de mon visage, crispé, comme si j’avais voulu retenir ma peur, tandis que j’entendais un des remous en-dessous dans la cuvette du lavabo. De l’eau froide et du sang chaud. J’ignore si je le pensai en ces termes, mais maintenant c’est cette phrase qui me vient, elle arrive en dansant, comme si elle était la musique de fond de ces instants. Lorsqu’enfin j’osai glisser un œil vers le bas, tout était rouge. L’eau menaçait même de déborder. En tentant de fermer le robinet, je renversai le verre où je range le dentifrice et ma brosse à dents. Ils disparurent dans l’eau et le sang. Les poils de la brosse furent aussitôt teintés. J’enroulai une serviette autour de ma main, j’enfilai comme je pus un pantalon, des sandales, et je sortis en toute hâte. Il faisait toujours extrêmement chaud.
« Tenez-la comme ça, dès qu’un docteur sera libre on va vous recoudre ». Une infirmière robuste me posa un garrot et m’obligea à garder le bras tendu pour éviter la circulation du sang.
Je tentai de lui demander quelque chose mais elle ne m’en laissa pas le temps. Elle ne me regardait même pas.
« Vous en serez quitte pour quatre points », ajouta-t-elle avec un certain dédain, comme si ma main et moi n’étions pas à notre place aux urgences de la clinique.
Dans ma hâte, j’avais oublié mon téléphone portable à la maison, je n’avais aucun moyen d’entrer en communication avec quiconque. Je me sentais un peu bête, assis dans un coin, le bras levé, tandis que les infirmières et les médecins s’affairaient autour de cas beaucoup plus graves. À cet instant-là, soudain, j’eus l’idée d’une intrigue pour un film. C’est une déformation professionnelle : je suis scénariste. Il y a trop longtemps que j’écris des scénarios pour la télévision. Cela m’arrive très souvent quand je vois ou écoute quelque chose, et même avec mes propres expériences. Je pense toujours en termes de télévision. Tout se passe comme si, en permanence, je traduisais tout ce qui m’arrive, ou tout ce qui arrive autour de moi, ce que je perçois et ce que je devine, en potentiels récits filmés. Ce soir-là, par exemple, tandis que j’attendais quatre points de suture, je commençai à réfléchir à une histoire sur l’immortalité. Ce n’est pas un sujet neuf. Mais il y a bien longtemps que c’en est fini de la nouveauté. L’ère des découvertes est désormais révolue. De toute façon, je pensais alors à une histoire qui suivait un cours différent : un homme de trente ans, jeune, beau garçon, ayant du succès et du prestige, parvient enfin à obtenir la recette de l’immortalité. Je ne réfléchis pas à ce moment-là à la façon de m’y prendre. Cela m’était indifférent. Peu m’importait qu’il trouve une formule chimique secrète, ou que la foudre lui fende le crâne, ou encore qu’il ait conclu un pacte avec le diable. Le plus important dans l’histoire c’est que l’immortalité, en tant que condition, en tant qu’espace de temps arrêté, ne survenait pas lorsque le jeune homme le souhaitait, mais au pire moment : le pacte prenait effet quarante ans plus tard, alors qu’il était désormais un vieillard. Juste à ce moment, enfin, le sortilège se réalisait et alors l’éternité commençait. C’était, bien entendu, une histoire pleine d’humour noir. Un homme pour qui l’immortalité devient un enfer. Chaque jour il doit se rendre à un nouvel examen médical. Son infini est plein d’analyses de sang, de rendez-vous avec l’urologue, d’échographies abdominales, d’endoscopies, de bilans de prostate... Je n’ai jamais écrit deux lignes de suite sur ce sujet. J’en ai juste eu l’idée et l’idée est restée là, en suspens. Elle ne me revient que de temps à autre. Comme maintenant.
Ce soir-là je pensai pour la première fois sérieusement à la mort, à ma mort.
Je soupçonne que, cette dernière ligne, c’est elle qui vient de me la dicter. J’entends son appel intérieur. J’ai écrit exactement 6432 caractères et je n’ai pas encore dit, je n’avais pas dit, qu’il ne s’agit pas de la mort en général, qu’il s’agit d’elle, de ma mort, aussi singulière que ma myopie, aussi capricieuse que ma fascination pour les figues. En tout cas, je ne l’avais pas écrit de cette façon.
Mais c’est vrai. Elle a raison. Soudain, ce soir-là, m’est venue l’image de ma mort. Comme une bourrasque. Je me suis vu ici même, étendu sur une civière, aux urgences de cette clinique. Je me suis vu cadavre, glacé, vert. Ce fut épouvantable. J’eus l’impression très nette que je ne me trouvais pas là par hasard. Que cette salle des urgences n’était pas un accident mais un destin. Je voulais partir en courant mais je ne pouvais pas. Je sentis qu’il m’arriverait la même chose lorsque surviendrait le moment de ma mort : je n’aurais aucune porte de sortie. À partir de cet après-midi là, quelque chose en moi changea. Je commençai à me sentir plus fragile. Je commençai à être hanté par cette idée. C’est la seule explication que peut avoir cette inexplicable mélancolie qui se lève désormais avec moi chaque matin. C’est un signe. Un signal mystérieux mais violent. Un avertissement. J’ai décidé qu’il s’agit bien des trois kilos de trop qui sont venus s’installer chez moi lorsque j’ai eu cinquante ans. C’est la seule chose que j’ai gagnée avec le temps. Tout le reste n’est que perte.
Je viens de relire ce que j’ai écrit et ça me semble déprimant. Je ne suis pas comme ça. Ou pas à ce point comme ça. Ou peut-être ne suis-je pas que comme ça. Il y a un ton trop dramatique dans ces lignes. Je ne vais pas mourir demain. Mais maintenant j’ai davantage à l’esprit la certitude que je vais mourir. C’est là la question. Je le sais et je vis en le sachant. En savourant ce savoir. Lamentablement. C’est tout. Et c’est peut-être pour cela que tant de choses changent quand on passe le cap des cinquante ans. De fait, j’ai toujours solennellement affirmé que je n’écrirais jamais rien de sérieux, rien de personnel, rien hormis un scénario pour la télévision. Et me voici maintenant, assis devant mon ordinateur, en train de faire ce que j’ai toujours juré de ne jamais faire. C’est peut-être la raison pour laquelle je dois préciser que je ne suis pas en train d’écrire mon journal. Je trouve les journaux intimes ridicules. Ridicules et maniérés, de plus. Ce n’est pas maintenant non plus que je vais trahir ce que j’ai été tout au long de ma vie. Je demeure fidèle à mes croyances. L’écriture en tant qu’art ne m’intéresse pas. C’est mon gagne-pain, rien de plus. Je n’ai aucune prétention littéraire. Je me suis décidé à écrire tout cela plutôt en guise de stratégie clinique. Et cela a justement un rapport avec la perte. Depuis que j’ai cinquante ans je sens aussi que je commence à oublier les choses. Plus exactement je n’oublie pas davantage qu’avant, mais maintenant je m’en rends compte, maintenant cela m’inquiète. De plus en plus. Le simple soupçon de perdre la mémoire m’accable. C’est pour ça que j’ai ouvert ce dossier et commencé à écrire. Parce que je veux avoir ma mémoire hors de ma tête, à portée de main. Je veux pouvoir lire ma vie si un beau jour je me réveille, non pas avec trois kilos en trop, mais avec beaucoup de souvenirs en moins, avec un esprit pratiquement vierge. Bien que je ne sache pas comment ni pour quoi, bien que cela ne me serve peut-être à rien, je veux avoir ma vie dans un endroit à part, au cas où. Ecrire, pour moi, est un travail de prévention. Demain, s’il arrive quelque chose, peut-être que ces lignes m’aideront à savoir qui je suis. Qui j’ai été. Il ne s’agit pas de littérature, il ne s’agit que de prophylaxie.
Ce matin il faisait encore sombre. J’ai ouvert les yeux, contemplé les lumières vertes de mon réveille-matin : cinq heures treize. Puis la fenêtre a mis un certain temps à devenir une fenêtre. Avant, sous mon regard, elle n’a été qu’une tache, une forme vague, jusqu’à ce qu’elle reprenne lentement des contours, retrouve ses lignes droites, ses angles parfaits. Je me suis assis sur le lit et j’ai éprouvé à nouveau une immense peine. J’ai attendu 2 ou 3 minutes pour voir si elle partait, si je n’étais qu’un quai, un lieu de passage, le péage où se trouvait momentanément retenu un phénomène naturel majeur, plus transcendant. Voilà qui serait idéal : que ce malaise soit un climat, que cette tiède affliction ne soit pas mienne, qu’elle fasse partie des conditions atmosphériques. On pourrait ainsi chaque matin, en allumant la radio ou la télévision, écouter les prévisions pour la journée : bourrasques et pluies, un peu d’affliction sur la fin de l’après-midi. Ne sortez pas sans parapluie. Mieux encore : ne sortez pas du tout.
Ce n’est pas la façon la plus salutaire de commencer la journée, je le sais, mais je n’en ai pas d’autre. Je me suis levé, je suis allé à la salle de bains, je me suis regardé dans le miroir pendant quelques secondes. Avoir cinquante ans te dote d’une étrange conscience. Tu sais que tu n’es pas au seuil de la mort, mais tu sais aussi que tu as pénétré dans la zone à risques. Tu as désormais parcouru la moitié du chemin de la vie. Moi, je l’ai parcouru sans trop d’audaces. Parfois je pense que c’est ce que me dit mon miroir.
Je me suis brossé les dents, je suis allé à la cuisine, complètement nu, j’aime dormir nu, j’ai préparé la cafetière et suis allé m’asseoir devant l’ordinateur. C’est une routine du matin. J’ai lu le journal sur Internet, parcouru mes courriels, rien d’intéressant, aucune nouveauté. J’ai alors rouvert ce dossier, cette page. J’ignore pourquoi mais, ces derniers temps, me souvenir et tenter d’écrire sur moi-même me procure un soulagement, me gratifie d’une sensation morbide, m’aide à trouver un sens à la vie. Je peux me rendre compte aussi que c’est une façon de m’échapper, de fuir l’écœurement de mes journées. Maintenant, par exemple, je devrais plutôt être en train d’écrire mon nouveau projet. C’est ce qu’il convient que je fasse. Mon dernier feuilleton télévisé a été un échec retentissant. Je sais qu’il y a déjà à Canal 6 des gens qui disent que je suis fini, que mes bonnes années sont derrière moi, que j’ai maintenant épuisé mes possibilités. Il y a dix mois j’ai écrit Amour indomptable, une histoire nulle avec une jeune fille de la campagne qui arrive en ville à la recherche de sa véritable mère, qu’elle croit être dans une maison de retraite, malade. Très vite elle se trouve face au mystère, découvre que sa mère n’existe pas et que le médecin qui dirige cet établissement incarne son destin, le seul amour de sa vie. Une merde authentique, d’anthologie. Voilà ce que c’était. Et voilà ce que ça a été. Un chapitre après l’autre, soir après soir. À un horaire de grande écoute. Mais c’était la merde que la chaîne m’avait demandée. Une histoire à l’eau de rose, classique, vieillotte. Un feuilleton typique. « C’est ce que les gens ont envie de voir », m’avaient-ils dit. « On ne veut pas d’un truc compliqué, différent ; si c’est quelque chose de moderne, ça ne nous intéresse pas ». Ce furent là leurs directives.
Je travaille à Canal 6 depuis vingt ans. J’appartiens maintenant à la vieille garde. À la télévision, tout vieillit plus rapidement. On se retrouve bien trop vite devenu un pachyderme. Pour ce qui est des hauts responsables, on les affecte à d’autres tâches, on les met sur la touche petit à petit en les cantonnant à des fonctions de moindre envergure ; quant à nous, les créateurs, on nous vire tout simplement. Avant, j’avais affaire à Rafael Quevedo. C’était lui le responsable des Productions Dramatiques. Je le connaissais depuis toujours. Lorsque la chaîne m’avait engagé, il était déjà producteur, en charge des programmes de divertissement. Ensuite il est devenu coordinateur de toute la production dramatique et, de là, il s’est retrouvé dans le cercle des vice- présidents. Mais, voilà un an, on l’a condamné à l’ancienneté, on l’a placé à la tête des projets spéciaux. De fait, c’est la plus innocente et la plus inutile des vice-présidences. C’est purement décoratif. Et il le sait. Quevedo n’est pas un imbécile, il y a trop longtemps qu’il est dans cette industrie, il connaît parfaitement le fonctionnement de l’usine. Mais ça ne l’empêche pas de tenir bon. Comme un vieux boxeur, il rêve de revenir. Il passe son temps à conspirer, au sein de la chaîne comme à l’extérieur, pour tenter de se voir offrir une nouvelle chance, avec le désir de prouver qu’il est le seul et unique à connaître le secret du succès.
Je l’ai connu à son âge d’or. Quand il était l’homme béni du rating, quand il détenait tout le pouvoir. C’était lui le père, le créateur, l’inspirateur, le responsable de toutes les fictions à succès de la chaîne. Ce fut l’heure de gloire de notre industrie. Nous avions enfin compris que le kitch aussi pouvait être un produit d’exportation. On regardait nos feuilletons télévisés en Europe, en Asie, et même dans quelques pays du monde arabe. Quand un Vénézuélien voyageait à l’étranger on le reconnaissait à son accent : « vous parlez comme dans les séries de la télé », disaient-ils. C’était devenu notre signe distinctif. Nous formions partie de cette communauté particulière des gens qui disaient « mon amour » tous les cinq ou six mots.
À cette époque-là je commençais à me faire un nom en tant qu’auteur de séries populaires. Le vendredi, en fin d’après-midi, Quevedo nous convoquait parfois dans son bureau. Il y faisait venir le metteur en scène, le directeur de production et l’écrivain, pour examiner les ratings, faire le point sur la façon dont allaient les choses au studio, et pour échanger des idées. Je me rappelle clairement un de ces après-midi où, soudain, après avoir bu quelques whiskys pour fêter l’excellente audience de notre feuilleton, Quevedo, transporté par l’euphorie, proposa que nous jouions à l’ « Impassible ». Les deux autres qui étaient là, assis à la table, se mirent à rire, il était évident qu’ils savaient de quoi il retournait, et qu’ils avaient déjà eu l’occasion de participer à cette dynamique. Moi, je n’y comprenais rien. Quevedo me raconta que c’était un jeu qu’il avait appris en Espagne, lors d’une réunion entre responsables de notre industrie. « C’est très simple, tu vas voir ». La nuit tombait, un orage tropical balayait la ville. Les gouttes de pluie étaient comme des doigts sur les vitres des fenêtres. Quevedo sortit du bureau et, quelques minutes plus tard, il revint en compagnie d’une fille au charme différent des beautés typiques que l’on croisait d’habitude à Canal 6. Elle était mince, elle n’exhibait pas son corps comme s’il se fût agi d’un trophée ; elle devait être d’origine andine, elle avait la peau très blanche et des cheveux très noirs. Comme le goudron. Ils étaient un peu en désordre, bouclés, et tombaient sur ses épaules. Dans ses yeux il y avait de la timidité, de la crainte. Elle souriait, peu sûre d’elle, fragile. Elle pouvait avoir une vingtaine d’années. « Voici Yadira », dit Quevedo. La jeune fille salua, en inclinant légèrement le menton. « Elle va jouer dans le prochain téléfilm de neuf heures », ajouta-t-il avec un demi sourire cynique, tout en lui donnant une petite tape sur les fesses et en précisant, goguenard : « si elle est gentille, bien sûr ». Nous nous présentâmes également, en disant des choses sans importance. Je me sentais nerveux, ou plutôt un peu sur mes gardes ; les deux autres avaient salué avec une certaine dissimulation, avec une discrétion mal feinte, s’efforçant de cacher une moue coquine. « Eh bien, ma chérie, tu sais ce que tu dois faire » dit Quevedo, tandis qu’il reprenait sa place à la table. La jeune fille, toujours avec cette légère peur au fond des yeux, s’accroupit et se glissa alors sous la table. Quevedo me regarda, me fit un clin d’œil, m’offrant une complicité souriante. Il ne fut pas nécessaire d’en dire davantage. C’était là le jeu. Quevedo faisait venir une figurante, une candidate comédienne à laquelle il avait certainement déjà promis un rôle quelconque, et il la cachait sous la table qui se trouvait dans son bureau, là où nous nous réunissions d’habitude. C’était une grande table ronde, en formica, avec de larges rebords qui tombaient à la verticale, comme s’ils abritaient de faux tiroirs. Il voulait que nous poursuivions notre conversation sérieusement tandis que la fille, sous la table, devait choisir l’un de nous quatre et lui tailler une pipe sensationnelle. Ce qui focalisait la tension c’était de découvrir, alors que nous étions supposés discuter de problèmes sérieux liés au travail, lequel d’entre nous était en train de bénéficier d’une séance torride de sexe oral. C’est pour ça qu’on l’appelait l’« Impassible ».
Mon cœur s’emballa. Peut-être n’avais-je pas pris assez d’alcool. Ou alors ce fut probablement le visage de cette fille, son regard, ce mélange de candeur, de plaisir et de sacrifice, qui me paralysa. Je me sentis mal à l’aise, nerveux. Mais je n’en dis rien. À aucun moment je ne me levai, je ne fis rien pour manifester un quelconque scrupule d’ordre moral, je ne fus pas capable de me mettre hors jeu. Quevedo commença tout de suite à parler de quelque chose de concret, d’un problème de travail spécifique. Comme s’il avait précisément réservé ce sujet bien particulier pour ce moment-là. Il nous fit la surprise d’un sujet sérieux, concret et compliqué, qui ajouta immédiatement un suspens supplémentaire à ce qui se passait sous la table. Je me souviens qu’il parla d’un acteur qui avait rallié le syndicat et qui créait des problèmes. La chaîne souhaitait faire un exemple. « Tu dois faire disparaître son personnage, Manuel », me dit Quevedo. « Le faire disparaître ? », demandai-je. La conversation suivait son cours, mais nos regards se portaient ailleurs, ils suivaient attentivement chaque geste, chaque minuscule frémissement sur un visage, chaque détail de sa respiration qui pourrait dénoncer l’un d’entre nous. Lorsque je sentis la main de Yadira sur mon pantalon, je craignis que ma voix ne se brise. « C’est impossible », dis-je. Ce n’était pas vrai. Rien n’est impossible dans un feuilleton télévisé. Mais je n’étais pas disposé non plus à obéir aux ordres capricieux de la direction de la chaîne. Il me semblait injuste et scandaleux que l’entreprise punisse ainsi un acteur qui s’était simplement affilié à un syndicat. Les doigts de Yadira commencèrent à tâtonner doucement pour ouvrir la fermeture éclair de mon pantalon. Sa main exerçait une légère pression, mon membre était déjà en alerte, sur le qui-vive, bandé. Le metteur en scène plaida en faveur de l’acteur que la chaîne accusait d’être une source de conflits. Il ne créait pas de problèmes, il était ponctuel, il savait toujours son texte. Le directeur de production dit qu’il n’avait pas d’opinion, qu’il n’était qu’un employé et qu’il suivrait simplement les consignes venues d’en haut. En haut. En bas. Voilà ce que je pensai. Une des mains de la fille s’enroulait autour de mon pénis. L’autre me caressait les couilles, avec une douceur sans pareille. L’eau me vint à la bouche. Soudain, je sentis que le silence allait me dénoncer. Je m’efforçai de mon mieux de ne laisser rien paraître, tandis que je parlais d’éthique et de dignité. Yadira prit mon sexe entre ses lèvres. Puis dans sa bouche. « Ne viens pas me raconter ces conneries politiques, Manuel