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ISBN : 979-1092948-22-6
Titre original : Patas de avestruz, Alción editora, Córdoba, 2009.
© Alicia Kozameh, 2016.
© Zinnia Éditions, 2016, pour la traduction française.
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Illustration de couverture, Alicia Kozameh,Toto, 2016.
Infographie et mise en pages, Magali Homps.
Zinnia Éditions - 168 rue Cuvier - 69006 Lyon
Je dois la voir, sûrement, là, ce doit être comme ça je dois la voir tordre son genou vers l’extérieur, assise sur le sol de dalles presque grises d’un patio avec des zones jaunes. Je dois la voir, cette chevelure épaisse et lisse, cette ombre. Maman, aim doit-elle dire, et je dois l’entendre ; l’entendre et l’écouter, et pas tout de suite mais bientôt me demander pourquoi la faim, une telle faim.
Je dois poser les yeux loin, et dans la tentative de me perdre, alors, écouter cette voix, maintenant oui l’écouter, lui prêter toute l’attention qu’elle réclame. Je dois poser les yeux sur quelque recoin sombre, assombri de mouvements secrets, anxieux, l’air dansant. Presque inaudible. Et je dis : pourquoi cette faim. Je dois entendre ses lettres absentes, son maman, aim, je dois me demander pourquoi il ne se met pas à pleuvoir fort et dense pour que ce paysage change, là, aujourd’hui.
Je dois voir son bras rigide se tendre dans l’espace en essayant de montrer un objet tentant, je veux, un je veux rouge ou jaune qui pend à un clou ou qui pointe entre deux cubes en bois posés dans le panier d’osier peint en bleu. Et je dois la voir, je dois me demander à quoi répond cette plainte finale : à ma lenteur, au temps que je mets à lui donner ce qu’elle réclame, ou à une bulle d’air perdue dans son morceau de poumon qui lutte, se débat pour sortir, et qui dans l’effort parvient à s’infiltrer dans la gorge et à solliciter les cordes vocales.
Et je dois m’angoisser un peu sans très bien savoir pourquoi, en percevant dans l’air stagnant de ce patio, que sa chevelure lisse est ma chevelure bouclée et que ma chevelure bouclée est sa chevelure lisse, tous ces cheveux aussi inutiles que ses genoux ou ses ongles. Parce qu’elle ne marche pas et ne griffe pas. Et parce que nos cheveux, ne faisant qu’un, sont presque inexistants. Je dois me dire et ne pas, peut-être pas alors, mais maintenant je me le dis, que d’avoir été expulsées des mêmes hanches nous rend identiques, nous rend la même, et que si ses cheveux sont inutiles, les miens le sont aussi. Je dois le penser maintenant et le ressentir avant et maintenant, quand à quatre ans, je la regardais, je la regarde, lui parlant toujours.
Je dois me mettre à marcher assez lentement dans l’intention de lui donner le je veux rouge qui est, certainement, celui qu’elle me réclame. À pas lents, sachant intuitivement que, moins décidé sera mon pas, plus elle enregistre les couleurs et les formes qui m’entourent, plus pour plus tard, plus et plus pour l’avenir.
Je dois, très certainement, poser un pied sur l’un des barreaux d’un banc de bois peint en vert clair ou bleu ciel, l’autre pied sur le fauteuil, tendre la main, tirer sur le je veux rouge, en supposant : clou branlant, qu’il ne tombe pas, doucement, papa, qu’il ne voie pas le clou par terre, mieux vaut soulever le sac – le je veux est un sac de toile cirée aux poignées rondes et à pois blanc – et le libérer sans à coup, papa voyant le clou : comment ce clou est-il tombé du mur, répondez, qui l’a tripoté, et les murs qui tombent, enterrant le clou, m’enterrant. Moi et Mariana. Moi, à qui l’on réclame un sac de toile cirée rouge, à pois, logeable, qui sert aussi à jouer ; et Mariana, la quémandeuse toujours.
Bien, formidable, dois-je penser ou éprouver, et une joie silencieuse due au succès doit couler le long de ma gorge. Ici le sac, à sa place, le clou, il n’y aura ni gifles ni cris, Mariana et son jouet, moi me sachant utile. Parfait.
Je ne dois pas être tout à fait convaincue. Ma tête répète un parfait stéréotypé, perdu dans la peur, oublié déjà dans le rythme chaotique de la crainte.
Je dois avaler ma salive comme on avale un noyau d’olives par mégarde malgré les avertissements et les menaces, le bras tendu devant moi, dans une tentative elle aussi réussie pour toucher la main ballante, dure. Parfait.
Je dois entendre le bruit de l’eau s’écoulant d’un coup, emportant qui sait quoi, peut-être ma mère dans la cuvette et pas son urine de matés matinaux, et je dois être attentive à ce son pour me souvenir que j’existe. Je dois le penser maintenant et le percevoir avant et maintenant. Il n’y a pas de lieu pour le questionnement des temps, ni des apparitions des faits dans le temps.
Les dalles qui mènent à cette cuisine, celles qui vont vers cette chambre, celles qui entrent dans la salle de bain. Lesquelles choisir. Sur quelle rangée me décidé-je à marcher. Vers la salle de bain, elles m’emmènent unies par les angles, vers la cuisine, unies par les côtés. Unies par les angles, elles sont fragiles, unis par les côtés, elles sont solides. Elles m’emmènent. Je dois aller de temps en temps vers le risque de la salle de bain et par moments vers la solidité de la cuisine. On prend, mon père doit prendre, par exemple, tellement plus de décisions dans la salle de bain que dans la cuisine.
Grises doivent-elles être, ou rouges, les dalles du patio. Ce n’est pas très important. Certains rouges deviennent gris. Et je dois commencer à marcher, c’est probable, transformant les odeurs et l’air, les sons et la lumière, les cubes de bois et la fatigue en un jeu impeccable d’équilibres qui se suffisent et se complètent pour me donner le souffle suffisant qui me dépose, maintenant, sur le dernier segment, celui qui, une fois sauté le dernier angle, m’assoit sur cette cuvette. De la salle de bain de cette maison.
Et de là je dois imaginer à peu près tout. Je dois regarder le bord élastique de ma culotte, plongée dans une distraction fondamentale. Les jambes entravées par les élastiques, l’envie de me défaire de l’attache, la tentation des jambes libérées et le bonheur de la culotte par terre, plus ou moins loin de moi, assez pour éprouver un afflux de chaleur réjouissant dans les pieds – je dois contracter les orteils, les lâcher, les étirer, je dois les regarder –, dans les genoux se pliant et s’ouvrant, dans les cuisses appuyées sur la lunette de bois peinte en blanc, un peu écaillé, dans la petite conque blanche et imberbe, lisse et tiède où ne font qu’une la sensation de douceur physique et secrète et celle du chatouillement de soulagement que provoque l’urine, en coulant.
Je dois pratiquement tout imaginer dans le laps de temps qui va de mon entrée dans la salle de bain à celle de ma mère, de ses cris et de ses gestes et de ses yeux mi-clos et inquisiteurs.
Je dois, sans doute, savoir que le ciel change d’aspect au fur et à mesure que les heures passent, la position du soleil se modifiant et quelques nuages circulant en fin d’après-midi, et je n’oublie certainement pas que c’est, la fin de l’après-midi, le moment de la journée où se produisent des choses inoubliables. Par exemple le retour de mon père de son travail. Son irruption. Et tandis que j’établis pour cette culotte jetée sur le sol un réseau de distances, de la culotte par rapport à la porte, de la culotte par rapport au mur, de la culotte par rapport au lavoir où du linge trempe, de la culotte par rapport au lavabo, par rapport au bidet, par rapport à la serpillière qui pend du rebord du seau, au séchoir, à chaque carreau, à la douche, au miroir et à moi même, tandis que je parviens à être sûre que cette culotte est une culotte libérée mais libre seulement en apparence, tandis que maintenant je la vois attachée à tout ce qui l’entoure par chaque fil de chaque distance, je recompose et durcis les traits de mon visage et j’imagine l’arrivée de mon père, papa est rentré, il a dit quelque chose, je n’ai pas compris, il est allé dire bonsoir à maman, il a ouvert un fauteuil en toile à rayures de couleur qui était plié et appuyé dans un coin et, en allant se servir un whisky, a donné un baiser à Mariana qui poussait des cris de faim depuis sa chaise ; avec le whisky et le journal il s’est assis sur le fauteuil et a baissé les yeux. Je ne vois ni son visage ni ses lunettes, ni sa poitrine parce que le journal est grand et le cache, mais je lui vois un bras. Je vois aussi les poils de son bras, et je suis certaine qu’avant que maman ne serve le dîner je vais aller, venir dans la salle de bain, silencieuse et que je vais pouvoir attraper un peigne en quelques mouvements et je vais m’approcher, silencieuse, pour qu’il ne me repousse pas d’un geste de la main avant que j’atteigne mon but, et je vais mettre de l’ordre dans tous ces poils qui, sûrement parce qu’il est fatigué de travailler toute la journée, se retrouvent en touffes par-ci par-là, comme des épis et d’autres dressés vers le haut comme ces mille-pattes qui sortent des plantes et que mon père arrose d’alcool et enflamme au milieu du patio.
Je vais lui peigner les poils du bras parce qu’il est très fatigué. Je vais lui passer le peigne sur le bras, qui est un mille-pattes géant. Le bras de mon papa est un mille-pattes géant, et son autre bras, et ses jambes aussi parce qu’elles sont aussi poilues ; alors en fin du compte mon papa est un ensemble de mille-pattes géants tous réunis par une extrémité. Voilà mon papa.
Et donc je ne sais pas si je vais lui peigner les poils du bras. Parce que l’autre jour, quand je le peignais, je le dérangeais et il protestait. Il devenait comme nerveux. Et ce doit être ça, car sa maman dit toujours à Suzanita, celle d’en face, qu’il ne faut pas tripoter les petites bêtes ni les embêter ni leur arracher les antennes et les pattes parce que les pauvres, ou parce qu’elles peuvent piquer ou parce qu’elles souffrent, ce qui est comme les pauvres.
Ce qu’il y a c’est que Suzana se lève tôt et sa mère lui donne son verre de Zucoa et Suzana sort sur le trottoir et ouvre la boîte à petites bêtes qu’elle a attrapées hier et comme elle n’aime pas le Zucoa elle jette toutes les petites bêtes dans le verre et remue avec une brindille jusqu’à ce que les vivantes meurent noyées, Suzana dit gavées, et ensuite elle rapporte le verre à sa mère et lui dit : maman, tu veux que je boive le verre de Zucoa parce que tu veux que je meure d’indigestion. Et ensuite Suzanita retourne sur le trottoir, et me dit toujours la même chose : elle me dit que lorsqu’elle lui rapporte le verre elle ne sait pas si sa maman rit ou pleure. Moi je crois qu’elle doit pleurer en pensant que sa fille est une petite bête dans le verre. Elle doit vouloir que sa fille soit dans une marmite, c’est plus confortable.
Mais moi je vais lui peigner le bras. Je dois aller vite chercher le peigne sinon, le repas va être prêt et mon papa va se lever et nous allons tous passer à table et alors je ne vais plus pouvoir le peigner. Une fois, j’ai voulu lui passer le peigne pendant qu’il mangeait, mais il bougeait beaucoup le bras pour couper la viande et piquer sa salade, et il vaut mieux que je ne le fasse plus parce que chaque fois qu’il bouge, je crois qu’il va me frapper. Alors mieux vaut pas. Donc mieux vaut me dépêcher. Mais maman sort déjà de la cuisine, le repas est servi dit-elle, c’est ce qu’elle dit. Donc, non. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, le bras de mon papa, non. Aujourd’hui pas le bras de mon papa.
Tout cela doit me traverser la tête au moment où ma mère fait irruption dans la salle de bain et s’arrête devant la culotte que j’ai enlevée et crie Petite morveuse, mets cette culotte et sors immédiatement. Tout cela tandis qu’elle m’arrache de la cuvette en tirant sur mes vêtements et me pousse vers le patio.
Je dois, alors, à ce moment-là, tandis que j’essaye de mettre ma culotte, tandis que je la remonte et que je me couvre, camoufle, protège quelque chose que je ne sais pas bien identifier, avec un morceau de tissu pourvu d’élastiques, je dois, certainement, voir Mariana ramper d’un bout à l’autre du patio, traînant le derrière sur les dalles grises ou rouges, un je veux rouge à pois accroché au bras.
Je dois penser, avant et maintenant, que sur ma cuisse gauche sont restées collées quelques gouttes de jus de tomate et une feuille de persil, qui me font désirer le déjeuner. Qui me font supposer une mesure pour la colère de ma mère, qui l’a fait me jeter hors de la salle de bain sans s’être lavé les mains, elle, ma mère, qui est tellement soignée.
Et je dois me laisser tenter par tout ce qui vient. Et me laisser attraper. Et conduire. À table. Le repas est prêt. La table. Ma mère soulevant ma sœur et l’asseyant sur sa chaise à dossier en plastique imitation cuir. On dit du simili cuir. Marron. Pour qu’elle n’ait pas mal à la colonne. Et toi, Alcira, assieds-toi. Je te dis de t’asseoir. Assieds-toi ! Attends que je coupe ta viande. Non. Très bien, non, coupe-la. J’ai assez avec celle-la. Allez, Marianita, avale, ouvre la bouche. Mange. Ne te tortille pas. Attends, attends, Alcira, apporte-moi ce torchon. Dépêche-toi. Mouille-le et essore-le. Pas celui-la ! Celui qui est accroché. Oui. Donne-lui. Donne-lui je te dis ! Allez, lève la tête. Ferme la bouche. Ferme. Alcira, toi assieds-toi. Mariana, toi, mâche, n’avale pas tout rond.
Et je dois écouter, avant et maintenant, les pas dans le couloir, ces pas dans le couloir, rapides, saccadés, rapides, la clé tournant sur la porte du patio, le métal de la porte qui se ferme, Bonjour Carlos , comment, tu es rentré manger ? Tu as dit qu’aujourd’hui non... Et lui : Qui a pris ce sac et l’a déplacé, lui qui range chaque chose à sa place, et je dois dire alors le peigne à sa place, les crayons à leur place, la bêtise à sa place, que personne n’y touche, chaque chose où il faut, bon sang qui a décroché ce sac neuf pour jouer et moi ouvrant la bouche et serrant la gorge, me cachant les yeux de la main gauche et renversant la tomate en attente dans la cuiller de la droite, ça moi, et Mariana tendant le bras et essayant de rapprocher l’assiette d’elle et disant aim comme si maman ne lui donnait pas à manger, comme si maman ne lui donnait pas à manger.
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Foid le caeau. Zol.
Alzida, Alzi, zac douje donne. Donne donne.
Aim. Banane apès. Douz
Alzi beux peigne papa-papaaa. Alzi peigne, bas papa.
Papa a mal bas. Cui papa. Mal
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Moi je la regardais la bouche ouverte, j’attendais qu’elle coure derrière toi, surtout quand il me prenait fantaisie de vouloir faire le chirurgien moi jouant le médecin, comme presque toujours, et toi la patiente. Elle aurait dû courir pour te rattraper quand tu fuyais mon intervention chirurgicale. Tout le mal que je m’étais donné pour entrer dans la cuisine, ouvrir le tiroir à couverts pendant que ma mère mélangeait un improbable cocktail de légumes dans la grande casserole émaillée bleue, extraire un couteau, le plus grand, le plus aiguisé, et sortir dans l’angoisse d’être découvert, pour t’opérer. Pour t’ouvrir une blessure. Et toi qui avais peur, et toi qui fuyais mon couteau, et elle qui me regardait, pâle. Qui ne pouvait quitter cette espèce de fauteuil. Mais elle ne te poursuivait pas, ce n’était pas mon alliée.
Tu es rentrée chez toi, t’enfonçant dans le long couloir aux murs jaunes mêlés au vert et au fuchsia des bougainvilliers qui tombaient du haut du mur. Tu es entrée en trébuchant toute seule, en te cognant et en tombant à genoux sur les dalles. Moi je prenais plaisir à ta transpiration et à ta gorge serrée. Tu perdais la possibilité de respirer et je gagnais en rapidité à force de volonté. Mais tu es arrivée avant. Ton pied a franchi la deuxième porte, qui te sauvait. Je suis resté là debout, couteau en main écoutant un « maman, aim, omon » ou quelque chose d’approchant, qui soudain contribua à me calmer et à me faire douter de ma propre existence. « Comment est-ce d’être vivant » me suis-je demandé, à huit ans, inventif, des yeux bleus et une petite voisine qui ne comprenait pas mon penchant pour la chirurgie et qui se trouvait en pleine possession d’une chose aussi répugnante et attirante et à la fois si difficile à regarder que cet être à la chevelure noire et lisse qui était ce qu’elle appelait sa sœur.
Ce que j’en viens à me demander à présent c’est pourquoi ta sœur ne m’intéressait pas comme objet d’expérience.
Mon panorama était imprévu, mais magnifique. Tout le monde n’avait pas une amie comme toi, qui courait avec un tel désespoir et possédait ce phénoménal produit de la nature, cette combinaison de traits humains et de divers animaux. Cette absurdité. Moi je m’embarquais sans retenue dans l’exercice de cet orgueil, et me laissais entraîner vers les zones les plus irrésistibles de l’euphorie : je soulevais ta jupe, remontais la main le plus haut possible et me réveillais à six heures du matin, préoccupé à la fois par le bruit de mes intestins et mes plans pour parvenir, enfin, à enfoncer dans ton corps le couteau que ma mère finit par cacher derrière cette lourde armoire qu’à cette époque on appelait un cabinet. Et pas pour te protéger toi de moi, mais pour me sauver moi de cette vocation prématurée. Parce que ma mère m’aimait et m’aime encore. Tu le sais. Et maintenant que j’ai grandi et que j’atteins la quarantaine et que j’ai si bien développé ce qui remplit mon pantalon, plus que jamais.
Il y eut – je m’en souviens en couleur – une course fantastique où tu finis par l’emporter d’un demi pâté de maisons. Je t’ai vue franchir la porte de métal peinte en gris, impassible et les lèvres remuant. Connaissant ton style je suis maintenant certain que tu répétais « une livre de sucre et une livre de riz, une livre de sucre et une livre de riz ». Je t’ai vue me voir sur le trottoir d’en face avec mes instruments de chirurgie accroupi derrière l’arbre-bloc-opératoire, et je me suis dit « elle m’échappe », et j’ai couru. Alors que je changeais de trottoir, en une longue diagonale, tu fonçais contre le vent en direction du magasin de don Saporiti. La peur te faisait voler. Je te voyais glisser, affolée, à plusieurs centimètres du sol. Comme cela et tout ton sac se traînait. Il s’usait au fond et la toile s’affinait à chaque course au magasin. Ça en plus des coups que ta sœur lui donnait contre les dalles du patio de ta maison.
Ce fut un scandale. Moi, couteau en main, je suis resté un demi pâté de maison en arrière tandis que l’angle de don Saporiti t’engloutissait jusqu’au lendemain. Du moins pour moi, parce que le vieux maigre et sale sortait pour t’accompagner et m’attrapait par l’épaule, me plantait ces ongles immondes, raide à la porte de son magasin, et il ne me lâchait pas avant de te voir hors de ma portée. Et c’était certainement ta dernière sortie de l’après-midi.
Maintenant j’en viens à me demander ce que pouvait bien te vouloir ce vieux, qui s’appliquait tant à ce que tu ne tombes pas entre mes mains. Il devait attendre qu’un jour tu tombes entre les siennes.
Maintenant j’en viens à me dire que le contact physique avec toi, que la vie s’obstinait à me refuser, pouvait être médiatisé, établi par ces ongles sales : si lui t’avait touchée en premier dans un coin sombre du magasin, entre un client qui sortait et un client qui entrait, et me touchait moi ensuite pour te défendre. Et en essayant d’en imaginer davantage, s’il avait passé le bout de ses doigts sur tes zones humides, je ne sais pas, tes aisselles, la plante de tes pieds – je ne sais pas quelles substances tu pouvais transpirer du haut de tes étranges quatre ans–, le cou, et puis me touchait moi de ces mêmes doigts, je pourrais presque l’en remercier. En pensant à cela je ne vois plus d’ongles sales. Je vois, crois-moi, de belles mains d’homme fortes et sages. Voilà ce que je vois. Te touchant. Puis me touchant. Mon lien avec toi : la main de Saporiti. Admettons que sans Saporiti il n’y aurait pas eu de contact avec ton corps. J’en viens à aimer Saporiti, donc, et j’en viens à le transformer en un être sensible et plein d’une douceur confuse qui, surtout, comprenait mon drame et avait décidé de m’aider en silence.
Saporiti. Quel pouvait être son prénom avec un nom pareil ? George Saporiti, Lucien Saporiti, Prospère Saporiti.
J’abandonne. Je ne vais pas me mettre à inventer une description de tous les Saporiti possibles. Avec ta sœur, c’est assez, je te le jure. Et avec le Saporiti que nous avons aussi.
Laisse-moi revenir à cette course qui me laissa sans souffle pour quelques heures. Et qui me laissa aussi voir l’avenir de ces petites fesses, pointant entre les plis d’une jupe blanche brodée ou peinte de petites fourmis voyageuses, celle de la couverture du livre de Constancio C. Vigil. Les mêmes. Cette chevauchée substantielle.
Je tentais de calmer mon couteau alors pointé vers le commerçant quand le vieux m’a lâché, tandis que tu tirais vers moi une langue floue à cause de la distance, mais identifiable : pour moi, à cette époque de ma vie, aucune autre langue plus identifiable que la tienne.
Et maintenant je dis, je n’aurais pas pu le dire auparavant, je le dis maintenant, je dis : ta langue, est-ce cette langue-là ? Elle ressemble à l’autre, à celle de tes quinze, seize ans ? Est-elle toujours rouge et lisse et charnue et humide de cette salive dont je ne saurais dire combien de fois tu m’as poissé l’œil gauche dans l’une de tes fréquentes formes alternatives de combat ou de défense personnelle ? Je te voyais bouger les joues dans cet exercice combiné et je savais que tu emmagasinais et emmagasinais de la salive pour le crachat qui se perfectionnait, et alors, c’était moi qui courais. Tes salives : deux : celle que j’aimais et n’avais pas, celle que je haïssais et qui m’était administrée à profusion avec violence.
Et celle de ta sœur. La salive de ta sœur qui coulait, lente, en un filet brillant, cordon transparent qui reliait la bouche entre ouverte à la poitrine, à une serviette, un bavoir jaunâtre, aux bords bleus je crois, rectangulaire, en éponge, qu’elle portait attaché au cou, ce cou si différent du tien, si tordu, si maigre.
Ta salive et la sienne, contenant toutes les salives du monde.
Ce ne doit pas être la fatigue de mes yeux. Je crois que le mica brille, je crois que c’est du mica qui brille dans cette fontaine, dans ce qui serait une fontaine si l’eau y circulait. Le mica brille en éclats dispersés sur tout ce corps cimenteux ; je ne m’apaise que lorsque je m’approche, arrache une lamelle argentée et l’introduis dans la bouche, et l’appuie entre la langue et le palais. Sans goût. Froide, brillante. Sans doute vénéneuse. Vénéneuse assure ma mère. Brillante. Sans goût, non : un goût de froid, de brillant, de nacre. De poison.
Je dois avoir entendu, j’entends : Allez sur la place. Emmène Alcira à la balançoire. Une nausée de joie me retourne l’estomac. Je regarde la fontaine asséchée, tout le mica, je vois Mariana assise par terre, je regarde ses genoux pointus, ses mains : cinq fils à coudre attachés entre eux par une extrémité.
Je regrette la joie dans mon estomac. La place. La place est idiote. Le toboggan, monter difficilement puis descendre comme de rien, descendre, arriver sur le sable acide. À quoi bon monter si le jeu se termine en descente. Le tourniquet, s’asseoir pour tourner, tourner fait mal au cœur, abêtit. Il perd aussi des forces à la fin, celui qui pousse se fatigue, le tourniquet perd de la vitesse, s’arrête doucement. À quoi bon monter si après il s’arrête et qu’il faut descendre. La balançoire. Pareil : tout dépend de celui qui la pousse ; mais avec la balançoire c’est différent. C’est mieux quand Tini nous emmène après avoir nettoyé toute la maison, parce que ses bras sont plus fatigués. Ses mains plus froides. Quand maman nous envoie avec elle le matin, avant qu’elle lave à grande eau le patio, elle pousse très fort. Trop fort. Et je vois bizarre, je ne vois presque plus à cette hauteur, à cette vitesse.
Je ne dois rien pouvoir voir de ce qui reste immobile autour de moi, ou je dois tout voir imprégné de formes rayées, légères mais lourdes dans la tête comme des tons pastel mal mélangés et tartinés sur un écran d’air.
J’entends Allez sur la place et ma joie stomacale siffle en avançant lentement, à travers les intestins maintenant, s’éteignant, torve, sur le dernier segment du rectum. Je ferme les yeux. J’entends balançoire, je dois l’entendre, et mes bras et mes jambes se détachent de mon corps. Je tourne tronc et tête vers ma mère et laisse échapper entre mes dents un balançoire non, maman, qui reste à mi-chemin, ou que ma mère reçoit dans la nuque, parce qu’elle a déjà tourné le dos en direction des chambres, des petites chemises de laine dont on va nous équiper contre le froid de la place déserte. Elle le reçoit dans la nuque ou les omoplates, et le message s’est lové quelque part dans ses os, en attente, prêt à être lapidé.
Je dois faire des efforts pour concentrer toutes mes pensées sur les rides des genoux de Tini, sur chaque recoin et ombre de cette peau épaisse du Chaco. Je dois y penser maintenant et réaliser avant et maintenant : en fin de compte, ces genoux sains, rugueux et sains, se construisent contre ceux de ma sœur : lisses, toujours blancs, argentés, de mica.
Les genoux de Tini : ma maman criait hier, elle a d’abord crié en voyant ce que Tini avait fait avec les ciseaux, ce qu’elle avait fait du tissu qu’elle lui a acheté pour qu’elle se couse une robe, et Tini n’avait jamais cousu de robe. Ma maman lui a dit bien, qu’elle était bien bâtie, qu’elle lui allait bien avec ses petites fleurs marron sur fond jaune. Mais qu’elle était très longue. Qu’elle l’essaye et se regarde dans le miroir et qu’elle marque l’ourlet qui lui plairait avec des épingles, qu’elle le fasse elle, parce que Tini se plaignait toujours que ma maman la pique avec les épingles quand elle lui fait essayer les vêtements qu’elle lui coud. Tini a donc passé la robe et s’est postée, avec les épingles et les ciseaux, devant le miroir. Elle s’est bien regardée, s’est baissée et a tenu le tissu d’une main et avec les ciseaux elle a coupé la partie de devant, comme cela elle s’évitait les épingles. Puis elle s’est redressée pour se voir et la robe lui arrivait cinquante centimètres au-dessus des genoux. Elle a réalisé et a pris peur et s’est enfuie en pleurant à la cuisine, et quand ma maman a vu la robe gâchée elle a d’abord crié, elle disait Voilà à quoi je dépense de l’argent, à acheter du tissu, pour que tu en fasses ça, on marque l’ourlet en se tenant bien droit et pas pliée en deux, et ensuite sa bouche se tordait, moi je ne savais plus si elle criait fâchée ou si elle continuait à crier en n’étant plus fâchée, elle disait, Les genoux à l’air, quel désastre, on les porte courtes mais tu n’es pas une danseuse, mais bon, peut-être en as-tu l’intention et au milieu des cris elle s’est mise à rire, Tini ne pleurait plus mais elle avait la bouche ouverte, elle était plantée là, regardant le visage de ma maman. Et moi j’étais assise par terre à côté des pieds de Tini, et des jambes et des genoux. Qui étaient marron, et sont encore marron aujourd’hui.
Et maman riait, riait, et elle s’était assise sur la chaise verte de la cuisine pour rire à son aise, les jambes étirées et blanches et maigres et les pieds dans des chaussures noires à hauts talons, collés sur les dalles rouges à motif de fleur de lys qui ont l’air grises.
Au bout d’un moment les genoux ont bougé parce que Tini s’est déplacée dans le patio, marchant comme les petits oiseaux gris, ceux dont maman dit qu’ils ont des poux, sautillant et s’immobilisant soudain, parce qu’elle semblait ne pas savoir si aller dans sa chambre ou retourner à la cuisine.
Ma mère revient en agitant une main, sa main droite secouant des doigts longs et blancs en direction de Tini, qui comprend et lui prend les deux petites chemises blanches. Ma sœur dit chemize tandis que Tini lui déboutonne et lui ôte son corsage bleu ciel.
Mariana est un porte manteau maintenant, elle a étendu ses bras osseux et elle attend qu’on lui enfile les manches de la petite chemise. Elle dit chemize et Tini en a fini maintenant avec ça, elle en est de nouveau au corsage bleu ciel et elle le boutonne. Moi j’enlève mon corsage rouge et je me fais porte manteau, pour que Tini me passe les manches de la petite chemise et ma mère crie les dents serrées, elle siffle Allez, toi qui peux, mets tes bras comme il faut, aide au lieu de gêner, et je me détends, alors, je plie les coudes, et je sens dans ma gorge des éclats de coquilles de noix, qui m’indiquent qu’à chaque seconde qui passe j’ai moins envie d’aller au parc, moins qu’à la seconde précédente. Et je dois le penser maintenant et le percevoir avant et maintenant, comme lorsque à quatre ans, je suivais, attentive, je suis, les mouvements des épaules de Mariana, si différentes des épaules de ma mère, à cette heure mêlée au froid et dans l’air blanchâtre des derniers instants du matin où, inexorablement, la place menaçait de ses balançoires vides et au garde à vous.
Prêtes. Nous sommes prêtes.
Je dois être traversée par une épée à la hauteur du sternum. Le métal tarde à se réchauffer grâce à mon corps. Deux températures se mélangeant, lentes. L’épée ne se réchauffe pas autant que je me refroidis. L’une des températures l’emporte. J’ignore laquelle.
Je dois comprendre ce que je vois, je le comprends, je dois voir le corps de Mariana s’élever dans les airs soutenu par des mains marron aux os saillants. Blancs les os. Je vois, je dois voir les jambes marron sauter avec une énergie de kangourou résigné pour secouer sa poitrine, sa bedaine et amuser ma sœur qui rit, qui rit. Ma sœur en route pour la balançoire, ma sœur qui me traîne à la balançoire. Qui rit.
Enfin dois-je éprouver, enfin la rue. Le bord du trottoir est lisse, semble lisse. Si je le touche il est rugueux et ma gorge s’assèche. La salive ne passe pas et reflue vers mes dents. Mieux vaut ne pas le toucher.
Que puis-je me toucher. Je me mets le doigt dans le nez. Dedans. Bien au fond. Mais il n’y a rien. Je ne trouve aucune crotte sèche ni dure. Dommage. J’aime bien avoir des crottes pour les enlever. C’est bon de respirer, après. On respire propre. Mais il n’y en a pas.
Qu’est-ce que je touche. Je tends le bras et tire un pied de Mariana ; ils pendent du bras de Tini, qui continue à danser. Mariana ne s’en aperçoit pas. Mais Tini si, et elle la lâche pour me donner une gifle.
Pourquoi Tini danse-t-elle tant et sans jamais tomber. Pourquoi ne trébuche-t-elle pas sur une dalle, pourquoi ne glisse-t-elle pas, pourquoi sait-elle danser sans tomber, Tini. Tombe et évanouis toi. Et moi je vais toute seule sur la place. Et Mariana ? Si Tini s’évanouit Mariana reste là. À la regarder, à la mouiller de son filet de bave ininterrompu.
Saute. Saute, Tini. La bascule. Je la vois. Encore deux pas et la balançoire. Un. Deux. Elles sont là. Des chaînes que je ne veux pas toucher.
Tini agite tout ce qu’elle dit maintenant. Elle dit Monte sur la balançoire et cela vient vers moi, cet air gonflé de mots entre dans mon oreille gauche. Je l’entends de ce côté-là. Il entre, il tarde à entrer. Il stagne dans le trou de mon oreille. Si bien que je ne sais pas ce qu’a dit Tini. Si je n’entends pas je ne peux pas comprendre. Je reste assise sur le sable. Tini dit Monte sur la balançoire et elle crie. Cet air arrive soudain, se colle à l’air précédent, ils s’emmêlent et encore une fois n’arrive pas à ma tête. Encore une fois je n’entends pas.
Je dois le percevoir, je dois être en train de le percevoir ; la bascule est un roi à la cape d’hermine, un demi-dieu solide et attirant, un oiseau emplumé dans la gamme des bleus, presque aussi séduisant que Pedrito Rico. je l’aime presque autant que Pedrito Rico, presque autant que Billy Caffaro. Je l’aime tant.
Monte sur la balançoire. Et elle me suspend dans l’air en m’empoignant sous les aisselles et en me heurtant les cuisses sur le bord du siège en bois. Je crie plusieurs non, je change de ton, de volume, Tini impassible. Ta maman a dit, dit-elle. Et moi je dis Putain de sa mère. Et elle ouvre les lèvres, jaillit Je vais le dire à ta maman. De l’air ondulant et sourd je vois Mariana enfoncer ses chaussures dans le sable, je sens Tini derrière moi poussant la balançoire, échauffée, les tendons qui sillonnent ses mains durs et secs, poussant davantage et encore. Du vomi remonte mon œsophage et s’arrête avant ma gorge, je ne veux pas l’évacuer, je veux inventer une musique, une chanson, elle vient, elle vient peu à peu, je veux commencer à la crier, je la crie,
Moi j’ai une sœurette
qui est grande mais toute fluette
Le vertige m’étouffe, d’innombrables cafards parcourent mon estomac, mon cœur, je découvre le vertige, je le vis pour la première fois.
Il doit aussi grandir au bout de mes pieds, pleins d’orties, je crie, je chante et vocifère, je dois l’éprouver avant et maintenant, la démangeaison, le sang qui affleure à peine de l’écorchure, avant et maintenant en sachant : c’est de la peur.
C’est une peur nouvelle, c’est la première fois que je ressens cette peur, ce vomi, et je chante Moi j’ai une sœurette/ qui est grande mais toute fluette, et je ne sais pas, je ne sais pas quelle musique lui associer, je ne sais pas ce qui serait le plus joli, si cette musique de Pedrito Rico ou cette chanson de Billy Caffaro qui dit poisson frit qui m’enchaîne, et alors je ne vois pas bien comment le chanter, que veut dire ce qui m’enchaîne, comment un poisson mort et qui plus est frit peut-il l’attacher avec une chaîne, je ne sais pas, mais cela me plaît, cette chanson me plaît et la mienne aussi, ma chanson me plaît et je l’ai inventée, le vomi avance, monte, il n’est plus contenu et force ma gorge et saute et tombe de ma hauteur sur la balançoire pour se mêler au sable et au froid.
*
Petite chemize mets-moi ma-maan
À la balanzoir veux. Ma-maan,
mets-moi petite chemize
*
Moi avec mes instruments, angoissé et obstiné, les semelles de mes chaussures sur les pavés de la rue se collant et se soulevant alternativement, le postérieur plus que froid de monter la garde contre le bord du trottoir, les coudes cloués à l’aine ou sur le bas-ventre. Moi, avec mes instruments, je t’ai vue arriver traînée par Tini, qui choisissait de s’accrocher à ton poignet gauche pour t’obliger à accélérer le pas, à t’abîmer les genoux sur les pavés du trottoir plus efficacement.
Il ne m’a pas été difficile de haïr tout autant que d’aimer Tini à ce moment où je vis comment elle était capable, enviable et capable de te dominer et, en fin de compte, de te planter mon couteau. Je suis certain de n’avoir pas ri, mais je sais aussi que quand tu m’as vu vous voir venir tu as mordu par surprise la main droite de ta bonne décidée. La main qui me représentait, la main qui me revendiquait.
Et ta Mariana était en hauteur, essayant d’enserrer de ses jambes rigides la taille de Tini, bien soutenue – c’est vrai : ta maman pouvait être tranquille, les bras de Tini étaient formidables – par un gracieux humérus en action.
La porte de ta maison s’est ouverte pour vous avaler toutes les trois et moi j’ai couru avec mon bistouri et les autres instruments de chirurgie sur le dos, j’ai traversé la rue et j’ai réussi à m’introduire derrière Tini, qui entrait la dernière, sans qu’elle remarque mon audace.
Ta jupe courait dans le couloir à un autre rythme que celui que marquaient tes hurlements. Tes socquettes blanches brodées de je ne sais quelles dentelles sur le haut sautaient comme une espèce de ressort, comme ces clowns cachés dans une boîte stupide dont les adultes se servaient pour nous faire une maudite surprise. Ce qu’on appelait âme en ce temps-là et qui je crois n’a plus de nom, ton âme ou je ne sais quoi, ne t’énerve pas, fais-moi plaisir, ton âme n’était pas là. Ta jupe et tes socquettes étaient visibles et mobiles. Ce que je ne peux affirmer c’est de n’avoir pas soupçonné, même sans pouvoir le voir, que ton postérieur rebondi était ce qui formait et défaisait les plis de couleurs.
Une jupe marron de Tini, rigide comme les genoux de ta sœur m’empêchait par moments de te voir et de t'entendre. Et soudain, la seconde porte t’a avalée. Puis aussitôt le paquet.
Tini-Mariana, puis moi, qui me suis à nouveau introduit, presque à la traîne, conscient du bruit du bout de mes chaussures sur le rose fané des dalles du patio.
À l’intérieur. Maintenant nous étions à l’intérieur.
Les lèvres tout juste maquillées de rouge de ta mère pointèrent entre deux persiennes métalliques verdâtres. Que s’est-il passé, pourquoi êtes-vous rentrées, dit-elle, encadrée de cheveux courts, noirs et bouffants Vous ne voyez donc pas que je n’ai pas une minute de tranquillité, vous ne me laissez même pas respirer une demi-heure ; cette maison est un asile de fous. Et elle conclut, en baissant la voix : Je vais partir et vous ne me reverrez plus. Après quoi elle referma chaque battant des persiennes d’une main, bien fermées. Et un instant plus tard on entendait encore Ne comptez pas sur moi. Je vais au centre-ville.
J’ai vu deux visages. J’ai vu ton visage, où toute grimace s’effaça comme si on t’avait soudain annoncé que le monde était une immense piscine d’eau tiède, et j’ai vu le visage de Tini, le visage d’une incommensurable déception. Et j’ai aussi vu le corps de ta sœur descendre jusqu’à retrouver sa place naturelle : le sol de ce patio fané.
Nous attendions tous un spectacle énorme qui ne s’est pas produit. Derrière les persiennes on entendait seulement une paire de talons Louis XV, sûrement noirs, s’en prenant au lustre du parquet.
De ce côté-ci toi et Tini, chacune pour ses propres raisons, nourrissant un silence perplexe. Moi j’écoutais en silence – assis dans le coin avant gauche du patio, usurpant presque l’espace de l’animal dont tu disais qu’il était ton ami, et que je n’étais jamais parvenu à découvrir nulle part –, j’écoutais, muet, la voix de Mariana qui disait de temps en temps « petite chemize » les yeux toujours doux, doux et fixés sur les persiennes métalliques verdâtres que ta mère venait de fermer, concentrant dans cet acte de clôture toute la conviction nécessaire pour au moins dix sept autres moments de grande fermeté, à distribuer sur quelques mois, au moins.
Je ne sais si ce fut ce jour-là dans ce patio, ou un autre jour dans ce patio, ou dans un autre, ou s’il y a de cela quelques années ou tout juste maintenant, maintenant que je repasse cela dans ma tête avec une certaine minutie, mais je me suis demandé, je me demande comment on peut être aussi énergique sans considérer le gâchis de cette précieuse énergie, produite sans aucun contrôle. Et cela me tracasse, parce que c’est affolant et que ça coupe le souffle. Je ne sais pas si c’est effrayant : c’est surprenant et ça laisse sans voix. C’est un véritable gâchis. Ce que je dis est exact. Un tel déploiement de tensions était inutile, c’était inutile.
Je dois y avoir pensé maintenant. Je ne crois pas qu’on perçoive ce genre de choses à huit ou neuf ans, dans notre quartier d’Arroyito d’une étonnante simplicité, dans ces rues pavées et ombragées par ces arbres à l’écorce blanche, si caractéristiques de Rosario.
Ou peut-être que si. Qui sait.
Le patio est resté comme ça, peuplé, dépeuplé. Le mica de la fontaine asséchée brillant sans soleil. Argentée. Du papier d’argent la fontaine asséchée de ton patio.
Qu’est-ce que cette chose violette tombée par terre, quelle forme a-t-elle, on dirait un papier froissé, mais un papier froissé de couleur violette c’est assez bizarre, les papiers tombés dans la rue ne sont pas violets, ils sont gris , papier journal, cahier mouillés et déchirés. Sans lignes presque.
Qu’est-ce que cette chose violette. Je ne veux pas m’approcher pour voir. Je veux le découvrir d’ici, de la porte.
Il y a aussi quelque chose de gris à côté, un tas, comme une masse de fils emmêlés. Un matelas. Un matelas s’est déchiré. Ou une poupée. Me rendre compte que je peux le savoir bientôt me fait rêver. Cela me fait peur et me fait rêver. Il vaut mieux que je ferme les yeux. Je ferme les yeux et je serre et je vois des points brillants, dorés, tout noirs, des rayures et des points comme des étoiles.
Comment puis-je les voir, si j’ai les yeux fermés. Où sont-ils. Ils sont dans mon front. À l’intérieur, mon front est noir, avec des lumières dorées. Qui les voit. Moi je ne les vois pas : j’ai les yeux fermés. Quelqu’un qui est en moi les voit, dans ma tête, et me le raconte de l’intérieur. Me le raconte et je l’entends, et alors je le comprends en couleur. J’y pense maintenant et je le perçois avant et maintenant. Je dois sentir la noirceur, la négreur étoilée de mon front intérieur.
Je le sens maintenant. Et je le sens avant, avec ma stature d’un mètre et l’humidité de mes aisselles en formation, qui acquièrent minute après minute leurs concavités définitives et souriantes.
Elle court dans les veines de mes yeux.